17 novembre 1972 au 12 janvier 1973

Publié le par André Gintzburger

RETOUR À LA ROUTINE

Est ce la première fois dans ces carnets que j’emploie le mot « ROUTINE » ?

17-11 -    Le montage de LA VIE ET LA MORT DE JULES DUPONT m’a empêché d’aller au théâtre plusieurs semaines de suite. Mais voici que je reprends ma canne et mon chapeau. Ma première visite est pour le T.O.P. où la Comédie de Caen présente, en accueil, TITUS ANDRONICUS de Shakespeare, texte français de Henri Thomas, mise en scène de Michel Dubois. Vous allez dire que je radote, mais je serais curieux de savoir ce que diraient Attoun, Luc de Goustine, Simone Benmussa et autres maîtres à penser des générations actuelles, si un jeune auteur s’avisait de leur faire lire un texte aussi mauvais. Cette accumulation de violences, (pour des motivations qui nous sont parfaitement étrangères), cette indigence des personnages (tous tracés à gros traits sans nuances et caractérisés par leur incommensurable stupidité), cette démesure gratuite dans l’horreur d’une intrigue mal fagotée, tout cela avait peut-être une valeur au XVIème siècle et était peut-être sauvé par un langage dont rien ne subsiste dans notre idiome à nous, MAIS AUJOURD’HUI, rien ne me paraît plus inutile que de dépenser du pognon pour donner donner vie à ces oeuvres désuètes.
    Cela dit, le TITUS ANDRONICUS de Dubois est un très bon spectacle car la mise en scène a complètement démystifié l’ouvrage. La “tragédie” a été traitée dans la dérision et c’est surtout le grotesque des personnages, la connerie de leurs impulsions, le ridicule des situations qui a été dépeint avec toutefois un peu trop de gags de cabaret et un certain manque de “classe”. Mais naturellement ce parti fait avaler Shakespeare avec un relent d’irrespect qui ne pouvait que me satisfaire. Ca ne plaît pas à tout le monde. Mais moi, j’ai bien rigolé - Santini joue le rôle avec beaucoup d’intelligence, sachant allier la démystification décrite à la sincérité. Ce n’est pas une mince performance.
    Je ne pense pas que Dubois soit un génie. Mais ce n’est pas un con : il est exact, net, précis, heureusement esthétisant et habile, facétieux et contestataire. Après tout, dans une ville comme Caen, cela a peut-être un sens que de montrer aux notables conservateurs un Shakespeare si fortement ridiculisé.

18-11 -    Dans une très grande confidence publicitaire, Micheline Uzan vit intensément devant des salles extrêmement clairsemées les LETTRES DE LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. La mise en scène de José Valverde est d’un total dépouillement : la jeune femme demeure pendant une heure assise derrière une table et elle est censée écrire ce qu’elle dit. Tout réside donc dans la “présence” de l’actrice et dans l’intérêt du texte dit. Or, ces deux conditions sont remplies. Quoique sobre, Micheline Uzan sait être émouvante, à la fois pudique et douloureuse. À travers les mots qu’elle prononce, c’est toute la condition de  la femme qu’elle fait passer à l’aide de ce texte étonnamment en avance sur son époque. Un bon choix, une belle comédienne ne suffisent malheureusement pas à attirer au Théâtre Serano, ex Charles de Rochefort un public. Dommage.

Et pourtant, je me suis investi. Nous avons fait tourner cette religieuse qui ne s’inscrivait bien sûr nulle part dans mes préoccupations. ça s’est vendu!

21-11 -    “Et ils passeront des menottes aux fleurs” est un spectacle irritant par excès d’esthétisme, mais c’est un beau spectacle. Il rappelle opportunément la cruauté du franquisme, la dureté impitoyable du dictateur, la morgue hargneuse de ses fidèles, il stigmatise la “justice” expéditive, il dénonce les conditions de vie faites aux détenus dans les prisons surpeuplées. Comme Arrabal le dit lui-même, c’est un “cri” dont la sincérité est évidente quoi qu’évidemment complaisante. “N’oubliez jamais que j’y ai été aussi” nous souffle l’auteur sans songer que la question vicieuse qui vient dès lors à l’esprit est : “Comment se fait-il que vous en soyez sorti?”. Outre le témoignage, Arrabal veut montrer “avec une certaine intensité”, les “rêves insensés”, les “visions singulières”, les souvenirs des détenus. Il se défend de faire de l’art, mais il en fait, et ce sont surtout ses propres phantasmes, que nous connaissons bien depuis longtemps, qu’il projette en des scènes que j’eusse préférées pour ma part plus directes d’écritures et plus simples mise en scène. Je ne suis pas du tout d’accord avec certains contrepoints gestuels à la chose dite et je crois que l’efficacité aurait été plus grande avec moins de recherche maniérée. En son temps, son film VIVA LA MUERTE m’avait agacé pour les mêmes raisons. C’est qu’il y a confusion dans l’univers intime d’Arrabal (scatologie, haine de la mère, refoulement de tous ordres) et le monde décrit. En fait, tous les prisonniers montrés sont des petits Arrabal. Ils parlent tous le même langage qui n’est pas le leur propre, mais celui d’Arrabal. Et cela enlève bien sûr de la force au documentaire. Et cela permet bien sûr aux critiques de faire des moues sur la forme alors qu’il ne devrait être question dans leurs articles et dans leurs propos que du contenu de l’oeuvre dans ce qu’il y a de dénonciateur.
    Reste que ce contenu est vigoureux, terrifiant, vrai, utile.
    Reste que l’ensemble du spectacle dégage une austère beauté et que l’équipe qui le joue avec foi est de qualité.
    Jamais je n’avais autant éprouvé à quel point l’acoustique du PALACE est défectueuse. Les acteurs ont beau s’égosiller et articuler, on perd du texte et ils n’y sont pour rien, les malheureux.

23-11 -    Pour la première fois de sa vie, Billetdoux ne triche pas, et cela donne LES VEUVES, très beau spectacle dans lequel un vieux Monsieur trimballe un oeil désabusé et un corps fatigué à travers un univers désespérément mélancolique, aux frontières de rêves inatteignables. On a l’impression d’une sorte de cérémonie testamentaire, tant l’auteur ne la ramène plus, tant son angoisse sonne vrai, loin des déviations et trucs à la mode auxquels il nous avait habitués.
    Pourtant le langage de l’oeuvre est loin d’être simple, mais son style “poëtique” désuet ajoute encore à l’aspect de constat d’échec de l’homme penché sur son passé que projette la pièce.
    Il faut dire que l’apport des marionnettes shamanes de Jacques Voyet, et celui de la très belle, touchante et émouvante musique de Vanguelis Papathanassion sont très importants pour la création de ce climat à propos duquel d’autres ont évoqué LE REGARD DU SOURD, mais qui m’a fait songer aux DEUX ou TROIS DON JUAN.
    Billetdoux mélancolique, serein comme si sa mort était prochaine, voilà un signe des temps que nous vivons. La retombée de 68 est totale et l’homme éprouve le creux de la vague. Avec  de tous autres moyens que JULES DUPONT et sans parler du tout des mêmes choses, LES VEUVES disent  la même interrogation et la même angoisse des hommes de bonne volonté face à l’avenir que leur tissent les autres. La mise en scène est de Michel-Jean Robin (qui nous vient de Tours). C’est un nom à retenir.

comme quoi on peut se tromper

29-11 -    Victor Haïm a vraiment beaucoup de courage. M’ayant fait asseoir auprès de lui au Café-Théâtre de Neuilly, il a intégralement assister à la représentation de sa pièce L’OPÉRA DES ÉCORCHÉES,surveillant mes réactions. Aussi pris-je grand soin de rester éveillé et de glousser quand ça me paraissait comique.
    Je me suis assez laissé avoir par l’atmosphère du spectacle réglé par Régis Santon avec un grand renfort de poupées montant et descendant des cintres. En moins riche, c’est le même procédé que dans LES VEUVES. Et sans être exactement le même sujet, c’est très proche au niveau d’une certaine contestation transposée au monde. “Transposée”, là est le reproche que je fais. À force de craindre “l’interdiction”, l’autocensuré enfouit sa révolte sous un matelas infranchissable à la subversion. On sent bien qu’il dénonce la collusion de la justice et du pouvoir, la fausse intégrité du juge d’instruction acquis d’avance à une certaine notion de son “devoir”, la stupidité des guerres et du jeu des “honneurs”, la misogynie des lois. Mais justement : Quelles lois? Et de quel pays?... le Maroc? On y songe souvent puisqu’il y a un “Roi”, un général mort dont les veuves s’arrachent la dépouille, une parodie d’instruction de procès. Mais ce n’est pas cela et d’ailleurs les costumes sont occidentaux, quoique vaguement historicisés pour brouiller encore davantage les cartes! Victor Haïm a du talent, quelque chose à dire, une indignation d’écorché sensible à extérioriser. Mais il est trop sous l’influence d’Attoun qui le rend timide, craintif, tel un petit Juif pour qui la Gestapo serait toujours menaçante. C’est dommage.
    Noté au passage la merveilleuse histoire du Sergent que le roi promeut général de bataille. Mais le porteur du message se fait tuer. Puis, une balle abat le bénéficiaire, qui meurt donc général en se croyant sergent. Ultérieurement, s’appuyant sur ces faits, le pouvoir fera au héros des obsèques de général et versera à sa veuve une pension de sergent!
    La réalisation de Régis Santon est exacte et habile, mais m’a reconfirmé l’excellence du “théâtre misérable” par rapport au “théâtre pauvre”.

1-12 -    Où BOIVENT LES VACHES est après celui de Billetdoux, le deuxième autotestament auquel j’assiste cette année, et ça fait quelque chose. Au surplus, je me demande si JULES DUPONT ne représente pas un troisième autotestament, le mien, quoiqu’exprimé en termes moins évidents.

PARENTHÈSE  A POSTERIORI

Je ne suis pas encore mort en 2007. Et d’ailleurs si LA VIE ET LA MORT DE JULES DUPONT aurait du être un testament, il aurait été en son temps que je monde entier devienne l’Albanie d’Enver Hodja. Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui j’aurais envie de léguer le monde à l’univers que j’avais connu 2 ans auparavent à l’occasion d’un voyage dans ce Pays. La vérité est que cette pièce est une transposition de mon propre parcours dans la vie au moment où je l’ai écrite, en 1960, juste après que j’aie fait faillite comme directeur de théâtre. Pour les initiés, le personnage odieux qui s’y exprime est facile à décrypter, à démystifier, à reconnaître.

    Où BOIVENT LES VACHES est une pièce à un personnage et à comparses. Deux de ces comparses ont une existence : la mère, que “joue” Madeleine Renaud, et la femme qu’incarne Maria Machado. La première s’exécute au niveau des bonnes oeuvres (“mon nom aidera sûrement à la promotion de ce bon Roland”) et à celui de l’économie (“Pourquoi engager une autre vieille peau, puisque je suis là?). La seconde est mauvaise, comme d’habitude, mais pathétique d’amour et de bons sentiments. Elle porte à bout de bras son éthylique... et cela se voit avec une évidence qui force la sympathie.
    Les autres personnages ne sont que des répondants. Ils n’ont aucune consistance, aucune existence, aucune continuité. Ils servent la soupe à FÉLIX, (Roland Dubillard), auteur, peintre, architecte, sculpteur honoré, qui récuse les honneurs mais les accepte quand même, parce qu’il est lâche et veule, et se dégoûte de lui-même, mais s’accepte en tant que génie reconnu, tout en s’annonçant suicidaire à longueur de tirades désopilantes d’esprit.
    Où BOIVENT LES VACHES, c’est la démission, c’est la mort annoncée, espérée, proche, appelée, en des termes d’humour, avec un langage qui arrache le rire, un rire qui a un arrière goût de cadavre prochain. C’est avec des longueurs, - mais qu’importent à ce niveau ces détails? - une bouleversante confession, lucide au possible et dépolitisée, mais avec tant d’humanité que le politique ressurgit au sens le plus profond du mot : Dubillard est mal à l’aise dans ce monde et il se tue par l’alcool, à dessein parce qu’il y est mal à l’aise. Position complètement pessimiste et totalement négative. MAIS ce pessimisme et cette négation sont-ils absurdes? Et n’est-il pas plus absurde, ce Ministre qui demande à Félix d’exécuter la Fontaine Médicis -  qui existe déjà, mais justement, ça lui sera plus facile - et qui lui offre en prix une lyre inutilisable baptisée étrangement HACHE? À grand renfort de “culture”, Dubillard détruit plus sûrement la culture que ceux qui l’attaquent de front. Son offensive est souterraine, inexprimée, mais FONDAMENTALE.
Où BOIVENT LES VACHES est du niveau de la MAISON D’OS avec une nuance de désespérance encore plus criante. J’ai RI beaucoup... J’ai pleuré. Je n’ai pas dormi. J’ai été CONCERNÉ.
    Où BOIVENT LES VACHES est une grande oeuvre actuelle. QUI est responsable de la désespérance de cet ACTUEL-LÀ? -”Ô Occident!” -

7-12 -    LÉGENDES À VENIR est un spectacle réalisé par Memet au nom du “Théâtre de la Liberté”, d’origine turque, mais avec des comédiens français. C’est une suite de tableaux où sont traités les “problèmes” actuels politiques et sociaux de la Turquie, faisant ressortir la misère du peuple, son impuissance à s’élever culturellement, la mainmise U.S. sur le pays, le fascisme du régime, sa cruauté, sa dureté. En somme, ce sont les menottes aux fleurs turques. Si vraiment comme le dit le programme, la troupe turque a joué dans les rues de son pays, si réellement elle a touché 200.000 personnes avant qu’un régime d’exception répressif la prive de son activité, c’est une démarche très courageuse. Ici, la dénonciation est utile au niveau de l’information, encore qu’elle apporte une fois de plus une pierre à l’édifice fallacieux de la France “Pays de la liberté” où l’on peut tout dire.
    C’est surtout esthétiquement que le spectacle vaut, avec une belle utilisation de marionnettes géantes et une jolie technique du théâtre d’ombre. La troupe est un peu insuffisante, ce qui fait que le ton est parfois déplorablement larmoyant ou de façon militante agaçant à la manière du style agressif P.C.F.. On se demande ce qu’Hiroshima et le Viêt-Nam ont à voir avec la Turquie!
    Mais la musique authentiquement turque fait passer bien des choses de ce collage au rythme un peu lent, mais sincère, authentique, souvent très émouvant.

Ce commentaire un peu réservé a été par moi revu à la hausse par la suite, car nous avons travaillé avec Mehmet Ulusoy, et ceci pendant très longtemps et ces LEGENDES À VENIR ont été jouées presque partout en France.

13-12 -    Je crois que vraiment RIEN ne justifie qu’un spectacle dure 3 heures et demie, surtout quand il s’agit d’un divertissement pur.

    Visiblement étriqué sur la scène d’Aubervilliers, le FRACASSE de Serge Ganzl monté par Maréchal, m’a paru assommant, mou, traînant, pendant toute la première partie. Par contre, j’ai beaucoup goûté la seconde, étayée il faut le dire par une très forte partie musicale putain qui soutient l’émotion comme au cinémascope. Mais justement, la comparaison avec le cinéma fait éclater la supériorité de ce dernier au niveau du genre aventures de cape et d'épée. Maréchal n’a visiblement pas voulu mettre de contenu dans ce digest bien joué. Il se borne, en sa qualité de directeur de la troupe (où il est très bien, rappelant un peu Cripure), à insister lourdement sur ses besoins de fric en tant que vrai patron du Huitième. Malheureusement son spectacle étale tant de luxe que cette quête insistante agace plutôt, quoi qu’elle fasse glousser les complaisants.

14-12 -    LE CID de Denis Lhorca, est un spectacle fantastique que je conseillerai à tout le monde de voir.
    D’abord, parce que l’utilisation que le scénographe a faite du plateau à petits ascenseurs du théâtre de la ville, est tout à fait remarquable. Au gré de l’action, les lieux se créent et se défont à vue dans un mouvement intégré au spectacle. Vu les dimension, c’est comme si on nous mettait successivement sous les yeux vingt lieux sublimes de festivals. Ceci implique la grandeur, la dimension selon l’esprit de l’oeuvre, vaste fresque héroïque située aux frontières mouvantes du monde chrétien en butte à la conquête arabe. La “majesté” classique vient ici de l’espace et des espaces plus que de la “diction”. Ainsi signifiée autrement, elle libère le jeu de ses contraintes.
    Ensuite, et cela découle de cette libération, parce que les motivations des personnages sont re-nourries à la base, éprouvées en profondeur, tout l’acquis des habitudes étant oublié, enfoui, enterré par la plus grande joie d’un public soudain passionné par une histoire qu’il connaît par coeur. Moi, je vous le dit, arriver à faire plusieurs fois monter les larmes aux yeux de Monsieur Gintzburger dans les scènes de Chimène / Rodrigue, il faut le faire! Arriver à ce qu’il s’intéresse au fameux “Nous partîmes cinq cent”, chapeau vraiment! Arriver à ce que la tranche d’histoire narrée soit claire, limpide, évidente, moi, je dis Bravo.
    L’Alexandrin est pourtant respiré scrupuleusement comme il doit l’être. Mais d’une part, Lhorca s’est souvenu qu’il s’agissait d’une tragi-COMÉDIE! Il n’a donc pas hésité à faire rire. Quand à la fin, le roi veut faire avouer à Chimène devant toute la cour qu’elle aime Rodrigue, c’est à un stratagème de farce qu’il a recours.
    D’autre part, Lhorca a joué (et gagné) la carte “héroïque”. La source Guillon de Castro, généralement enfouie dans les préfaces des petits Larousse, est mise en évidence sur la scène par une lecture épisodique de fragments en espagnol. Le contrepoint signe justifie le parti spectaculaire, et qu’on voit les combats. Le verbe VOIR est capital à exprimer dans ce compte-rendu. Ici le CID ne s’adresse pas seulement à l’oreille mais à la vue. Pourquoi pas? N’est-ce pas une des premières oeuvres classiques? Les règles ne sont pas encore tout à fait ce qu’elles seront sous Racine, asséchantes, contraignantes. La LIBERTÉ que prend Lhorca, c’est en même temps la LIBÉRATION de l’oeuvre du poëte, rendu à son inspiration originale. C’est, illustrée limpidement, la démonstration du passage d’une conception de l’art à l’autre. C’est donc remarquablement valable et intelligent.
    Il paraît que la presse parisienne a assassiné l’entreprise. Nos gardiens de la tradition auraient donné dans leurs papiers toute la mesure de leur inculture. Le mot “châtelet” a été prononcé. En quoi serait-il ici péjoratif? D’accord, le mauvais goût est érigé à la hauteur d’un principe. Il illustre la puérilité des hommes de ce temps, la stupidité de leurs impulsions, le grotesque de leurs valeurs. On mesure à quel point en trois siècles l’humanité a évolué. Comment prendre au sérieux AUJOURD’HUI, les motivations de ces hommes balbutiants, de cette noblesse ridicule? Lhorca les a “éloignés”. Il s’en moque et nous l’indique. Le faste fait partie de cette démystification. Et lorsqu’à la fin, après un spectacle entier où la “musique” n’est que batterie, éclate soudain une apothéose en musique brillante à l’occasion des saluts superbement insolents, on est subjugué!
    Faut-il dire qu’il y a quelques faiblesses? Que des combats sont un peu lourds et lents. Ils sont inférieurs à ceux, vus la veille, de Fracasse. (Il y a un air de parenté entre les deux spectacles, mais ô combien je préfère LE CID). L’Infante représente des moments qui ne sont pas à la hauteur du reste.
    Et alors? D’accord, il y a ces points. Mais J.M. Flotats est remarquable en Rodrigue. Anne Alvaro est une Chimène renouvelée très convaincante, pas très jolie mais spontanée, touchante et butée. Jean-Claude Jay a eu raison de jouer le Roi. Il y est neuf et remarquable. Etc... ETC...
    Vous allez me dire que c’est la première fois que je dis du bien d’un spectacle de Lhorca et que je semble oublier mes critères coutumiers : utile ou pas utile? Concernant ou pas concernant? Eh bien, c’est un spectacle qui est à la fois de divertissement pur et de “culture” étalée. Je n’ai jamais prétendu qu’il n’en fallait pas! Celui-ci ne triche pas. Il ne cherche pas à faire dire quelque chose d’actuel à Corneille. Il montre la VÉRITÉ d’UNE société dans UNE époque. Et si cette société-là m’est étrangère, eh bien en l’espèce, tant mieux. Mais est-elle si “étrangère” aux colonels de l’armée française? Lhorca n’est pas “engagé”. C’est dommage. Ca viendra peut-être. En tout cas, il a mûri. Et ce montage si étonnant pourrait bien avoir le sens chez lui de quelqu’obscure prise de conscience.

30-12 -    Après les Espagnols et les Turcs, voici les Tchèques qui prennent leur paquet avec le spectacle en deux pièces d’Ivan Klima que présente l’émigré Jaromir Knittl au Jardin de la Cité Universitaire, PÂTISSERIE MYRIAM et CLAIRE ET LES DEUX MESSIEURS. C’est du théâtre d’atmosphère bien fait, avec dans l’un comme l’autre cas un suspense et une certaine forme d’humour. Bonnes constructions, mises en scène exactes et qui ne cherche pas un esthétisme “moderne”. On est en pleine tradition de boulevard qualitatif avec spectateurs embarqué dans un “climat” fait de sourires et de férocité. L’auteur est paraît-il, un des artisans du Printemps de Prague. Ca ne m’étonne pas que les troupes du Pacte de Varsovie aient été obligées d’intervenir en 1968 pour rétablir la ligne communiste en Tchécoslovaquie. Car la “critique” contenue notamment dans la PÂTISSERIE MYRIAM est proprement dégueulasse.
    D’un point de vue intérieur tchèque, je la crois déjà fallacieuse, mais d’un point de vue français, voyeur des turpitudes d’un autre peuple, je l’estime complètement malhonnête. Car je suis bien d’accord sur le fait que les dirigeants staliniens ont souvent été criminels et généralement maladroits. Je suis bien d’accord sur le fait que le système policier oppressif des pays de l’Est est tout à fait abominable et étouffeur de la notion de liberté telle que nous la concevons en Occident. Mais je crois que ces “guides” étaient profondément sincères. Or, Klima nous montre une société qui ressemble à s’y méprendre à celle de la Vème République, avec député véreux, policiers faisant partie d’un gang, procureur achetable etc.. Il y a là une imposture évidente, accentuée bien sûr par Knittl qui joue sur le tableau de “vous voyez, c’est partout la même chose”, ce que nos contestataires ambigus prennent bien sûr en compte avec enchantement.
    Heureusement, il y a l’autre pièce, CLAIRE ET LES DEUX MESSIEURS, qui est moins lourde, plus mystérieuse, acceptable dans la mesure où ce qu’elle montre est surtout l’impossibilité d’être une fille qui feint d’afficher un genre de vie “facile” et insouciant. C’est la résignation dans l’étouffement, l’accusation fataliste dans l’oppressif. C’est un EN ATTENDANT GODOT du désespoir à tel point assumé qu’il ne s’exprime même plus. “Pensez pas à ça!” est la phrase qui revient en leitmotiv dans la bouche de ce personnage attachant. Mais ça ne dépasse quand même pas le niveau d’un aimable tableau de moeurs. Le cas particulier ne débouche pas sur le général.

Qu’ai-je fait entre le 14.12 et le 30.12, et ensuite le 13.01? Je remarque que je ne suis sorti ni le 24 ni le 31. J’ai dû fêter les fêtes !!!


REPRISE DU BOULOT. CELA A L’AIR DE COMMENCER PAR UN VOYAGE A VILLEURBANNE MAIS CE N’EST PAS VRAI : LISEZ LA SUITE

13-01 -    Le TOLLER de Tankred Dorst, mis en scène par Patrice Chéreau au TNP de Villeurbanne, vaut incontestablement le voyage. C’est une longue série de scènes (cela dure 4h30 avec seulement quelques plages d’ennui) qui retrace la naissance, la vie et la mort de la République des Conseils de Bavière, “proclamée dans le sillage du soulèvement spartakiste de Berlin, et écrasée par les troupes des socialistes gouvernementaux le 1er Mai 1919 à Münich”. “Elle montre comment un groupe d’intellectuels anarchistes et socialistes se retrouvent à l’avant-garde d’un mouvement de masse avec à leur tête un poëte de 25 ans, TOLLER”. Elle montre aussi comment les partis bourgeois s’intègrent à la Révolution pour en fait la contrôler et l’empêcher de réussir.Elle montre, comment le Parti Communiste inspiré par Lenine, se tint à l’écart du mouvement tant qu’il n’en eut pas la direction. Elle condamne les “aventures politiques” et si on peut lui trouver un relent de contestation de l’actuelle “Union de la gauche”, c’est uniquement au niveau d’un rappel historique : un P.C., disait Lenine, ne doit participer à aucun gouvernement de coalition dont il n’aie pas la tête.
    Ce qui frappe dans la version de Villeurbanne, différente paraît-il de l’italienne antérieure, c’est l’extraordinaire justesse, la remarquable rigueur, la totale évidence de la démonstration politique, oeuvre d’un Chéreau mûri, conscient, lucide, clair, et qui a retrouvé - après l’inquiétant MASSACRE À PARIS - la ligne d’un théâtre signifiant. Ce qui n’empêche pas l’ex adolescent devenu homme de mettre au service du contenu, un talent esthétique qui une fois encore fait autorité. Les deux décors de Richard Peduzzi sont non seulement très beaux, mais parfaitement justes et utiles. Les éclairages ne sont jamais gratuits et s’il ne s’agit pas d’éclairer les acteurs pour éclairer les acteurs, du moins cette fois-ci ne sont-ils jamais dans le schwartz gratuitement. L’art du mouvement, celui des groupes qui se font et défont, reste la spécialité de Chéreau, qui dirige une distribution remarquable avec notamment Samy Frey, Michel Auclair, Michèle Marquais, Henri Guisol, Isabelle Sadoyan, Roland Bertin. Mais pourquoi citer les uns plus que les autres?... Cela dit, c’est du “théâtre éloigné”, du “théâtre octroyé” et certains autour de moi semblaient en faire reproche au réalisateur.C’est aussi incontestablement, du faux “théâtre populaire”, et il est patent que ce sublime exercice de style appliqué à un parfait exposé de haute politique, à une superbe leçon des enseignements de l’histoire, ne convaincra que des convaincus. Et alors

CE N’ÉTAIT QU’UN SAUT DE PUCE?

12-01 -    L’avant-veille, j’avais vu à Nanterre la MÈRE COURAGE de Vitez, j’ai plaisir à dire que cette fois-ci, le travail de Vitez m’a convaincu. Sa MÈRE COURAGE est touchante, authentique, émouvante et... accessible (dans ses motivations apparentes au moins) au commun des mortels. L’idée de faire jouer le rôle par la belle Evelyne Istria, qui est évidemment trop jeune, est une bonne idée que permet de souligner certains aspects du personnage laissés d’ordinaire dans l’ombre par les vieilles peaux sèches pressenties, à commencer par notre chère Weigel, à savoir que cette cantinière est  une sacrée baiseuse, à la vitalité chevillée au corps et à la santé indestructibles. Le petit corps d’Evelyne, son visage beau est comme fripé (ce qui ne signifie pas qu’elle ait des rides, entendez-moi bien!), Evelyne COURAGE MAINTIENT sa ligne à travers tous les pièges de la guerre, elle réémerge des horreurs, elle ressurgit des malheurs qui l’accablent. Ce n’est pas fatalisme mais entêtement, c’est générosité. C’est un personnage profondément humain, dont je ne crois pas avoir jusqu’à présent ressenti la si nette “Bonne volonté”.
    La rupture du “cadre à l’italienne”, la cassure de la musique rendue plus guillerette par Chamoux, l’étalage des immondices, la prodigieuse présence de la jeune Gastaldi dans la muette (c’est décidément une très grande actrice) sont , avec d’autres que j’oublie, les éléments positifs que ce tte représentation “rapprochée”, qui “oublie” la distanciation, et qui traite Brecht en grand classique, démontrant qu’il est efficace aussi et peut-être davantage hors de l’application des règles du petit organon.
    Reste que je conteste le remplacement de la charrette célèbre par des voitures d’enfants minables. On ne comprend pas l’attachement de Courage à ces biens inexistants. Courage sacrifie tout et même ses enfants, à ce qu’elle possède. C’est donc une erreur de nous la montrer totalement démunie.
    Je conteste aussi la Tour de Babel de la distribution. Je veux bien que les armées de la Guerre de Trente ans aient été faites de bric et de broc. Mais enfin, que le blond cuisinier d’Utrecht soit devenu Bachir Touré, me semble relever d’un disciple de Serreau! Et si j’ai beaucoup ri à titre personnel en assistant aux lamentations arabes de Salah Teskouk, ce n’était quand même pas sans un arrière goût de gravité.
    Enfin, si la voix chaude, juste et “professionnelle” d’Evelyne Istria sert bien les songs célèbres, il n’en va pas de même des autres membres de la troupe et j’ai parfois eu l’impression d’entendre le choeur et les solistes de l’amicale des quartiers d’Ivry.
    Ces réserves sont cependant mineures face à la réussite globale de cette “lecture”. Cela dure 3h30 qui se supportent bien parce que l’anecdote est clairement montrée, parce que le sourire et le rire sont sollicités, parce que l’émotion n’est pas traquée comme honteuse. Cette MÈRE COURAGE vue avec des yeux neufs pourrait bien avoir quelque vertu de “précurseur” pour une rénovation de la façon de jouer  Brecht.

COMMENTAIRE A POSTERIORI

Il y a des spectacles que l’on aime et que l’on oublie. Et il y a ceux que l’on n’a pas forcément aimé mais qui ont laissé des traces. Celui là, il est toujours, 50 ans après, inscrit dans ma mémoire. Mais je crois qu’Aujourd’hui, je stigmatiserais impitoyablement la voiture de bébé à la place de la charrette, les psalmodies arabes méprisemment racistes de Salah Teskouk (que j’aimais beaucoup) et  la distribution du nègre Bachir Touré dans le rôle du cuisinier Honnandais.

Voilà la fin du 4ème carnet de ce blog. Commentaires et dialogues benvenus

Publié dans histoire-du-theatre

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