12 mars au 24 avril 1974

Publié le par André Gintzburger

UN  DETOUR PAR LA SUISSE

12-03 -     Voici bien longtemps que je suis fidèle au Suisse François Rochaix bien longtemps que de JUNGLE DES VILLES en BAAL en passant par LE FANTOCHE LUSITANIEN, le CABARET BRECHT et autres, je le vois s’approcher toujours d’une haute qualité, voire d’une grande classe, sans pourtant jamais arriver à me satisfaire totalement. Le Français dont il se rapprocherait le plus serait Jean-Pierre Vincent et c’est un peu sous l’angle des “évolutions comparées” que j’ai abordé à Genève LE BOURGEOIS SCHIPPEL d’un certain Sternheim, auteur allemand des débuts du siècle, bourgeois lui-même et féroce critique de sa classe. L’argument de la pièce est drôle : un quatuor vocal, composé d’hommes respectables d’une petite ville d’Allemagne du Sud, chante traditionnellement chaque année devant le Prince. C’est un honneur et une obligation. Or, voici que le ténor passe l’arme à gauche. Il faut le remplacer. Or, la seule VOIX possible dans la cité est celle d’un prolétaire mal embouché, un nommé Schippel, honte et terreur de la “société” bien installée, d’autant plus qu’il est bâtard. La “lutte des classes éclate donc à deux niveaux : entre le prolo et les bourgeois. Entre les bourgeois et le Prince qui se situe au dessus des lois et des convenances au nom du droit divin. Mais tandis que le premier est au départ haine vivante face aux seconds, ces derniers sont toute soumission devant le troisième, même après qu’il ait défloré une fille de la classe des seconds. Les “mérites” vocaux de Schippel, sa hauteur d’âme et ses “vertus” au duel le feront en fin de compte accepter par la bourgeoisie. En somme la moralité, qui devrait plaire à la CGT, est qu’il est promotif de devenir bourgeois.
    La pièce est violemment anti bourgeoise, autant que LES CORBEAUX de Becque et le traitement dramaturgique que lui a infligé Rochaix est très brechtien d’esprit. Les personnages sont grossis à souhait, l’odieux ressortant chez les bourgeois, le grotesque chez le prince et la violence arriviste chez l’homme du peuple. En contrepoint de l’action, et d’une manière très réussie, il montre l’Empereur Guillaume II prêchant l’Union du peuple allemand à travers sa musique qu’il encourage vivement, et le tribun Karl Liebknecht qui prêche contre l’arbitraire et l’oppression.
    Tout cela est très bien, très signifiant, divertissant et instructif. On ne s’ennuie pas quoique ça dure 3 heures, et pour une fois, Rochaix a eu le sens du rythme. Mais, malheureusement, CELA RESTE HISTORIQUE et je reproche au réalisateur de n’avoir pas su actualiser son propos.
    Toute la presse suisse lui est d’ailleurs favorable et cela a un sens qui est que cet  événement ne dérange pas. Rochaix a fait un travail important MAIS qui nous reste éloigné. C’est dommage.
    Reste que ce BOURGEOIS SCHIPPEL est excellent, bourré de trouvailles et qu’il ferait sans doute un tabac à Paris. Mais justement, est-ce que c’est bien que j’en sois si convaincu?

EXCÈS DE DÉRIVES ANNONCÉES

18-03 - Décidément Daniel Mesguich ne m’est pas très sympathique. Je n’aime pas beaucoup sa démarche. Mais je crois qu’il arrivera. Il fait en tout cas ce qu’il peut pour se faire remarquer. Et son PRINCE TRAVESTI au Bio Théâtre est tout à fait ce qu’il faut pour que se braquent sur lui les projecteurs des fabriquants de parisianisme. Il est vrai qu’il a eu au Conservatoire un bon Maître en la personne d’Antoine Vitez. Oserai-je dire que ça se voit? Nous avons trois princesses (!), un roi de Castille qui dort toute la soirée sur un côté de la scène, une vision du “gynécée” qu’on peut tour à tour qualifier d’espiègle et d’hystérique, à grand renfort de cris et de sanglots virginaux, mais que j’aurais surtout tendance à trouver misogyne, des moments “distanciés” où l’acteur reprends sa réplique jusqu’à avoir trouvé le ton juste, des “références” dont l’une à Chéreau, est drôle, une volonté de tragédier Marivaux jusqu’au paroxysme, des gestes gratuits et un phrasé décartésianisé, enfin un gommage de l’anecdote, des coupures, des raccourcis, des répétitions, qui rendent l’oeuvre inintelligible. Mais pourquoi serait-elle intelligible? On ne s’adresse qu’à des enculturés! Alors? J’espère que le bon Maître invitera son élève dans ses quartiers d’Ivry : il est exemplaire de la nouvelle école, complètement empêtré dans les degrés et noyé sous les motivations indétectables. Il paraît que Cournot, enchanté, serait venu trois fois!


 20-03 -    Les classiques étant faits pour qu’on s’amuse avec, je ne reprocherai certes pas à Michel Hermon d’avoir choisi PHÈDRE comme champ d’exercice libre, et même je le féliciterai sur un point : l’interprétation de Michèle Oppenot  fait de Phèdre d’un bout à l’autre une victime aux abois, une paniquée manipulée, une pauvre fille sur qui la calamité de l’amour s’est abattue. Était-il pour autant nécessaire qu’elle se rase le crâne à la manière des putains tondues de 1944. Ce détail cruel pour l’actrice est d’autant plus surprenant qu’Hermon a fort négligé d’apporter des soins aux autres chevelures et notamment à la sienne qui est tout à fait gauchiste.
    Qu’il n’y ait pas d’Ismène, Aricie disant les répliques de sa confidente comme si les questions de celle-ci lui remontaient aux lèvres, est aussi une bonne idée. Et qu’Oenone soit dédoublée, un homme et une femme, enveloppant Phèdre dans leurs conseils, identifiés aux Parques (elles tricotent constamment), sortes de corbeaux toujours présents, et remplaçant aussi Panope, pourquoi pas?
    Et que les personnages signifient qu’ils jouent leurs rôles paroxystiquement, mûs par des vagues violentes qui secouent leurs corps et remontent de leurs entrailles, assez peu logiquement mais comme des ressurgissements d’inconscient, c’est un parti. Je me suis pourtant demandé si tout était motivé, car je le confesse, cette gymnastique rampante et acrobatique, esthétiquement belle (et qui n’est pas sans rappeler celle du jeune Bourseiller de naguère), m’a paru souvent gratuite.
    J’ai été agacé par les jeux violents et troubles d’Hippolyte et Théramène, qui ne disent pas une réplique sans s’enlacer ou s’étreindre en contrepoint d’un texte qui a priori ne les y inviterait pas.
    Mais enfin, j’ai bien aimé des choses : qu’Aricie se fasse aux 3/4 violer au moment où Racine la fait parler de sa “pudeur alarmée”, le récit de Théramène, la mort de Phèdre, l’interprétation de Thésée par Hermon lui-même. Et puis, je le répète, cette Phèdre paumée, ces Oenone Parques. Et puis les corps des hommes presque nus, sont beaux et grecs, un peu complaisants. On voit bien qu’Hermon aime les garçons? Il les “soigne”. Et seule Sylvie Février, vigoureuse Aricie, échappe un peu à sa misogynie.
    Reste que cette PHÈDRE n’est pas plus que ce que j’écrivais au début, un exercice libre, je dirai un exercice de style dont je ne voit pas bien comment il passerait devant un public moins érudit et moins averti que celui du Petit Odéon. Quelques ricanements de “pisseuses” (comme dit Hermon pour désigner des jeunes filles scolarisées) donnaient hier une timide préfiguration de ce que pourraient être certaines séances en province!

UN SOUVENIR GÂCHÉ

24-03 -    On devrait vivre sur ses souvenirs et ne jamais chercher à les raviver. J’avais gardé d’ONDINE de Giraudoux, que j’avais vu à sa création par Jouvet en 1938 avec Madeleine Ozeray qui y faisait ses débuts, une image très présente. Je me rappelais avoir été très atteint par ce conte de fée inventé du Germanique et y avoir beaucoup pleuré. La scène finale, où Ondine oublie le chevalier mort, le considère, et dit : “C’est dommage. Comme je l’aurais aimé” m’avait semblé être le comble du pathétique et d’une grande richesse de pensée philosophique. Il faut dire que Jouvet dans le rôle de Hans, écrit pour lui au niveau du phrasé, c’était quelque chose, et je suis sûr de ne pas me tromper en me rappelant que sa “bêtise” pétillait de malice.
    Reste qu’aujourd’hui à la Comédie Française, dans une mise en scène spécialement peu inventive de Raymond Rouleau, ce qui éclate c’est la mièvrerie, et l’indigence du texte. On a envie de dire que ça a vieilli, mais aussitôt après on se demande POURQUOI, puisque cette histoire n’est pas située dans un temps véritablement historique, ne traite que de l’Amour avec un grand A, et le fait en des termes qui semblent éternels (au moins pour une société qui garde comme valeur essentielle la “fidélité” dans ce domaine). Eh bien je crois que c’est parce que maintenant, on ne se contente plus d’à peu près. Et j’ai envie de dire que Giraudoux n’aurait pas pu de nos jours écrire ONDINE sans faire au préalable une étude précise sur ces légendes allemandes, leurs motivations, leurs incidences dans la vie quotidienne, sans replacer ce peuple crédule dans le contexte d’un Moyen-Âge obscuranté, aliéné par une Église Inquisitrice. Il n’aurait donc pas pu nous montrer une “Ondine” à la fois si humaine et soi disant poisson sans âme. L’opposition entre un monde non chrétien (disons le mot) doté de pouvoirs surnaturels et une humanité obligée de s’en défendre, ne pourrait plus être traitée qu’au niveau de la projection par cette humanité de ses propres fantasmes. On a besoin AUJOURD’HUI de COMPRENDRE. Or Giraudoux s’est contenté de faire du poëtique, au demeurant assez bon marché, avec du surnaturel qu’il nous impose comme tel, parce qu’il fait “curieux”, parce qu’il donne à rêver. Mais justement, on ne rêve plus. Peut-être que si Vincent montait ONDINE, après lui avoir fait subir un traitement dramaturgique, ce pourrait-être intéressant au titre d’un essai d’approche de l’âme allemande au plus fort de l’époque nazie. LA mythologie imposée pourrait prendre alors un sens, encore qu’elle n’irait guère avec le style pour midinettes qui édulcolore complètement le côté inquiétant de cet univers de forces occultes sur lequel Hitler appuyait son Pouvoir.
    De toute manière, Rouleau n’a en rien fait un tel travail. Les comédiens français jouent au premier degré, “dans le sentiment”, et en tout cas, j’en suis sûr, n’ont pas retrouvé le climat qu’avait su créer Jouvet, dont on aurait tort d’oublier qu’il était le roi de la distanciation (sans doute sans le savoir)

DES DIVERSES SORTES DE “ONE MAN SHOW”.

25-03 -    Depuis qu’André Frère a lancé le genre il y a une trentaine d’années, le ONE MAN SHOW (curieux qu’il n’y ait pas d’expression française courante pour dire “un spectacle fait par un seul homme”), a de loin en loin permis à des artistes d’affirmer sans contingences leurs personnalités.
    Le mot “performance” est généralement venu sous la plume des chroniqueurs, qu’il se soit agi de Raymond Devos, de Fernand Raynaud, de Rufus ou de Bernard Haller tant ce qui paraissait le plus admirable aux yeux des spectateurs était l’aspect sportif d’un marathon ne laissant à un acteur aucun répit durant 1 heure ou 2.
    Réservé tout un temps à ces athlètes, le one man show est devenu cette saison monnaie courante, et nombre de jeunes artistes s’y essayent, espérant y montrer ce qu’ils savent faire et rebondir vedettes d’un tremplin où ils se seront montés essayistes. Il y a évidemment des raisons économiques à cette prolifération. Mais pas seulement beaucoup de comédiens rechignent à se laisser cantonner dans les emplois que croient devoir leur réserver les metteurs en scène. Certaines individualités entendent s’exprimer librement et dire ce qu’elles pensent devoir dire, sans contrainte. Rares en effet sont ces artistes qui jouent les textes des autres. La recherche spectaculaire passe à l’invention totale et ce à quoi nous sommes conviés d’assister, c’est une mise à nu d’un homme par lui-même. À part ça, les uns ont des moyens originaux d’artistes, et les autres moins.
Moro, qui n’est qu’un comédien, fait au Café d’Edgar une série de courts sketches pas très désopilants. Il cherche à faire rire, mais un peu seulement. Il est mû avant tout par des préoccupations politiques et ce qu’il exprime principalement, c’est ce qu’on a coutume d’appeler “la contestation”. Son art est honnête mais pour lui, le contenu prime la forme.
Daniel Laloux est aussi d’abord un comédien, et également un contestataire. Mais il a plus de souffle et son VER SOLITAIRE est quasi une vraie pièce qui raconte avec un humour froid assez piquant et à grand renfort d’imagination les tribulations d’un provincial débarqué à Paris et à qui il arrive toutes sortes d’aventures dont certaines sont signifiantes. Le prétexte est qu’il écrit “naïvement” à sa “chère Maman”, procédé qui nuit un peu au rythme du début, mais se révèle efficace ensuite par sa répétition. Ce pauvre jeune homme a des aventures multiples où les objets bricolés tiennent une grande place. (un balai = cheval, un moulin à café = gouvernail).
Benito Gutmacher est à un tout autre niveau. Acteur, acrobate, mime, étonnamment mobile, maître à l’extrême de soi au point qu’il puisse passer sans transition de la plus extrême émotion à l’humour le plus fin, ce jeune Argentin à l’impeccable technique, exprime lui aussi la contestation, mais avec très peu de mots. Son procédé consiste à en prendre un, ou une courte phrase comme “pas de violence”, ou “maman”, ou “peuple” (quand il feint d’être un dictateur s’adressant à son peuple), et à le répéter inlassablement, en faisant passer dans ce “verbe” tout ce qu’il lui inspire. La contestation de Gutmacher atteint d’ailleurs le général plus que l’immédiat. C’est la violence en tant que telle qu’il stigmatise, le manque de poësie dans le monde, l’obsession du travail, l’oppression, la protestation envers la mère et les références à l’actualité se résument à quelques accessoires signifiants (un casque de CRS notamment). Autrement, c’est un spectacle poëtiquement transposé qui parle à l’épine dorsale plus qu’au cartésianisme. Et dont l’efficacité est très grande ... parce qu’entre autres on admire la performance.

28-03 -    Un nommé Dimitri Kollatos a ouvert sur un flanc du Théâtre du Châtelet un théâtre nommé THÉÂTRE D’ART où une certaine Arlette Baumann est vedette dans des oeuvres qui sont de lui. Je n’ai pas vu LA FEMME DE SOCRATE, mais PHILIPPE PÉTAIN qui est un montage mi figue mi raisin sur “le Maréchal”, sorte de dossier parlé où s’affrontent comme au procès les thèses à sa gloire et celles à sa honte. Toutefois, si sont survolées les exécutions sommaires “pour l’exemple” de 1917, et par la bouche d’une jeune communiste, les lâchetés du chef de l’État pendant l’occupation, si une jeune Juive maigre et toute nue est exhibée en témoignage de la faiblesse montrée par ce Pouvoir envers l’antisémitisme criminel, il semble que la sympathie du réalisateur aille au grand héros historique et que son objectivité ne soit qu’apparente. Le “pour” l’emporte en effet nettement en poids sur le “contre” et c’est en fait à un plaidoyer que nous assistons. L’entreprise est donc de droite. Ca fait drôle!

29-03 -Une heure et demie de spectacle extraordinaire, une heure pas mal où on s’ennuie un peu et une 1/2 heure assez chiante, c’est TAMBOURS DANS LA NUIT du jeune Brecht, mise en scène de Girones. Ce dessin semble être celui de l’oeuvre elle-même, à moins que ce ne soit le réalisateur qui ait moins bien dominé son affaire vers la fin. En vérité, je crois que les deux démarches vont de concert et que Girones a fort bien maîtrisé un texte lui-même solide, et a perdu pied quand l’oeuvre elle-même s’effiloche et se bâcle. Pour bien suivre cette évolution, il faut résumer la pièce.
    Nous partons dans le réalisme -et c’est joué en expressionnisme allemand- avec une famille bourgeoise guindée dont la fille a oublié de rester fidèle à un fiancé parti à la guerre (celle de 14/18). Il n’a pas donné de nouvelles depuis 4 ans. Sa photo trône dans le salon, mais la jeune fille a couché avec un jeune planqué qui a beaucoup d’avenir économique devant lui, ce qui plaît aux parents. La voilà enceinte. On va la marier à ce jeune homme qui est un excellent parti. Après avoir fait quelques manières, la jeune engrossée accepte et tout le monde décide d’aller fêter l’événement dans un bar à la mode, le Picadilly, quoique dehors, le calme ne règne pas : c’est la “nuit des journaux” de la Révolution spartakiste. Juste au moment de partir, André (c’est le fiancé disparu) surgit, retour du Maroc où il était détenu. Il vient chercher asile et sa promise. Un jeu de va et vient fait que la jeune fille ne le voit pas à cette apparition. Le père, furieux de voir ses projets dérangés, éconduit l’importun mais la bonne lui révèle que la famille est au Picadilly, Il va donc y aller aussi. Là, nous basculons, décor aidant, dans un presque surréalisme. En même temps que le drame familial se joue, la révolution dehors, se fait plus insistante et la direction du restaurant veille à ce que ses clients s’en aperçoivent le moins possible. Mais le personnel devient inquiétant. Tout se joue donc entre deux classes sociales, l’une figée dans sa cruauté, absolument indifférente aux événements, préoccupée seulement de ses misérables petits problèmes, l’autre espérante, très présente hors de la scène par le son, et signifiée devant nous par des indices. André, éconduit, se sentira proche du peuple, et quand la direction du Picadilly décidera de renvoyer ses clients, lui, partira avec les employés dans un bar à putains qui sert de refuge aux conjurés. Ce bar est décrit un peu à la Gorky, très naturaliste, cru. On devrait sentir un climat opposé à celui du restaurant, chic, mais Brecht a préféré faire une peinture de moeurs et là où le spectateur devrait éprouver le souffle de l’histoire qui passe, il reste contemplant un petit monde désespéré, qui ne semble pas avoir vraiment la Foi en ce qui arrive dehors. La faiblesse est évidemment chez Brecht, qui à l’époque  n’avait pas encore trouvé sa voix et qui à l’évidence toutefois pensait qu’une révolution doit réussir ou ne pas être. Une émeute qui ne gagne pas n’est pas estimable.
  Girones n’a pas corrigé. Là encore j’accuse le son qui est insuffisant pour faire éclater que ce qui se passe dehors en pleine guerre (nous sommes en 18) et un vrai soulèvement populaire, une authentique vague de fond. Nous éprouvons plutôt être chez des attentistes et quand quelques personnages, putains en tête, décident quand même d’aller dans la rue, entraînant André, c’est si lentement, si désespérément, qu’on ne ressent en rien un souffle qui aurait quelque chose de révolutionnaire. Et quand on y est enfin, dans cette rue, on n’éprouve en rien que c’est dangereux, qu’on s’y bat, et ce nonobstant quelques bruits de mitrailleuses épars. L’écrasement du mouvement par des cavaliers de l’empereur nous reste lointain, pas terrifiant, car Brecht a laissé l’accent sur son problème particulier. André et la jeune fille se rencontrent. Elle lui avoue qu’elle est enceinte, il la récupère et quitte ses compagnons d’un moment pour se réengager sur le chemin bourgeois.
    Leçons à tirer : quand on est bourgeois, c’est pour la vie, et ce n’est pas une épreuve momentanée qui peut vous en détourner vraiment. 
    Évidemment, on peut tirer un enseignement actuel de ces deux conclusions. Reste que la pièce est mal fagotée et qu’elle oscille entre des formes diverses, et que Girones ne l’a pas prolongée par une réflexion qui l’eût rendue exemplaire pour nous. De plus, son parti de lenteur valable au début, devient ensuite pesant et nuit précisément à ce qu’on éprouve la violence des événements. L’épopée spartakiste est gommée par tant de silences mal meublés et nous regardons ces personnages d’un autre âge, trop situés au niveau de la réalisation, pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des gens du passé, sans le recul avec lequel Vincent nous avait montré le régiment de LA TRAGÉDIE OPTIMISTE. En fait, nous pouvIons nous sentir concernés au Palace. Au Théâtre Mécanique, c’est plus difficile car nous ne sommes en vrai conviés qu’à un honnête travail classique, qui montre une pièce de 1920 comme une pièce de 1920, c’est-à-dire VIEILLIE. Girones a-t-il été trop respectueux? Toujours est-il que là où il faudrait que nous décollions, nous retombons dans l’accablement. C’est dommage, mais Girones repensera peut-être sa fin.

Au fil de ces compte-rendus, vous avez déjà lu des réflexions sur ces TAMBOURS DANS LA NUIT, qui, ne l’oublions pas, avaient en 1960 précipité ma faillite. Périodiquement, il y a eu des gens qui voulaient se confronter à ces trois oeuvres de la jeunesse de Brecht, celle-ci, BAAL et DANS LA JUNGLE DES VILLES.Mais ce crois que c’est seulement dans celui-ci que je raconte en détail l’anecdote et que j’essaye d’en tirer la leçon.

A PART CELA ...

18-04 -    Nous avions eu deux Hitler. Voici deux Pourceaugnac. L’un est interrogé à la manière moderne dans un commissariat. L’autre revit réellement les mésaventures contées par Molière, transposées dans un univers trouble moralement et sexuellement pervers, actualisé au gré de références, “gratuit par rapport au texte qui, s’il est à peu près fidèlement dit tel qu’il est écrit, n’en subit pas moins un traitement au niveau des intentions de détail qui s’il permet des effets heureux, n’en infléchit pas moins jusqu’au contenu de l’oeuvre, qui vire à la condamnation d’une société citadine pourrie, d’une police brutale, d’une jeunesse feliniennement partouzarde, face à un honnête provincial, pur et sympathique, victime de certaines moeurs plus que d’une machination. Les classiques étant fait pour qu’on s’amuse avec, pourquoi pas, n’est-ce pas? Le genre est à la mode et en haut des marches des coulisses, ce n’est sans doute pas hasard si la première personne à féliciter le réalisateur Daniel Benoin était Daniel Mesguish. Du PRINCE TRAVESTI à ce POURCEAUGNAC, la route qui passe par la PHÈDRE d’Hermon chemine à travers une même campagne où se dressent les édifices d’écoles nouvelles distillant une anti culture culturelle (si j’ose dire), une singulière décadence, un étrange goût du triturage, école où je discerne au filigrane l’apport du maître Antoine Vitez!
    Benoin se distingue pourtant de Mesguish en ce que son traitement est moins élitaire, plus lisible par conséquent, semé de trouvailles réellement ingénieuses et parfois carrément drôles. Il est aussi moins dégagé du politique et son spectacle ne manque pas d’être le reflet d’une certaine vision de notre monde présent, qui, pour n’être pas positive, est cependant signifiante d’une nouvelle tendance car les serviteurs y sont montrés tout aussi méprisables que les maîtres, et le conflit n’est pas au niveau des classes sociales mais à celui de l’opposition entre le naïf, pur, sympathique et un autre dé-moralisé par l’usage mal employé de la culture. En somme, c’est la tendance Royer!
    La langue de Molière se prête assez mal à ces jeux. Elle sonne anachronique. Et aller jusqu’au bout de la démarche consisterait à réécrire le texte ou à le rendre inintelligible (on y viendra). Que dire de ce POURCEAUGNAC du point de vue “jugement”. Il est intelligent, intéressant, il confirme que Benoin est un décortiqueur de textes et un directeur rigoureux d’acteurs. Il convient de noter les réels progrès de sa troupe. Mais enfin après LES CORBEAUX et DEUTSCHES REQUIEM, il tourne ici un peu à vide et semble s’être un peu forcé à accoucher à tout prix d’un troisième spectacle pour son année vincennoise. Je n’ai pas eu l’impression qu’il ait été mû par des motivations profondes impérieuses.

19-04 -    Tandis que, si j’en crois les chroniques, Lang et Vitez poursuivent spectacle après spectacle que je ne vois pas leur entreprise de distribution d’opium au peuple, les animateurs sans feu ni lieu continuent à essayer de survivre et il apparaît une fois de plus ce soir que le jeu d’intelligence autour d’un texte classique aura été une des dominantes de l’ère fin pompidolienne. Après Hermon et sa PHÈDRE, Mesguich et son PRINCE TRAVESTI, Benoin et son POURCEAUGNAC, voici Bisson avec un “jeu” autour de MADEMOISELLE JULIE de Strinberg intitulé CE QUE LES FEMMES PRÉFÈRENT. Ce raccrochage aux oeuvres reconnues du passé aura été significatif du déclin d’un règne où la libre expression directe était devenue difficile. Rassurés par leurs tuteurs, les réalisateurs pouvaient laisser sans risque d’exprimer leurs natures, apolitique, misogyne, esthétisante et se voulant originale coûte que coûte chez Hermon, arriviste et courant après la mode chez Mesguich, frais émoulu du Conservatoire, soutenu par les amis de ses maîtres et tenant à montrer qu’il a de la culture ; moins innocente chez Benoin qui n’a pas hésité à transposer Molière à notre époque dans un monde où la police est brutale et où la jeunesse est pervertie. Bisson, à la différence des trois autres, a été jusqu’au bout de la démarche en ce sens qu’il a réécrit complètement la pièce de Strinberg. Cette DEMOISELLE JULIE-là est de Bisson de la première à la dernière ligne, et cependant elle ne trahit pas son original. Au contraire, car Bisson est tellement un enfant de CE siècle, qu’il a rendu toute sa puissance au propos devenu désuet dans la langue de l’auteur scandinave. L’ambiguïté des rapports de classe constamment entretenue par les “Patronnes” (Mlle Julie est scindée en une Julie agissante et une Lili passive) fait éclater l’incompatibilité totale de conciliation possible entre des maître et des serviteurs.
    C’est la “nouvelle société” de Chaban qui est en cause, elle qui veut maintenir des rapports hiérarchiques entre les hommes tout en essayant de las faire s’aimer mutuellement. Bisson trouve donc intuitivement le moyen d’être complètement politiquement actuel dans un climat de licence sexuelle qui est absolument contemporain, tout en n’ayant pas déraciné apparemment l’oeuvre dans le temps. Il est à la fois Bisson ET Strindberg. Il nous rend ce dernier concernant. C’est un remarquable résultat auquel n’est pas étranger le souffle romantique qui passe d’un bout à l’autre du spectacle, au surplus admirablement joué et réglé à grand renfort de musique. Bisson est un Musset du XXème siècle et l’auteur nous montre la maladie du temps qu’il vit, sa mélancolie, son désespoir. Mais le metteur en scène prouve qu’il est rigoureux, précis, (on pense à Chéreau par moment) et qu’il sait manier la référence avec humour (la première chanson “brechtienne” de Christine Fersen est à hurler de rire). Il se classe avec ce spectacle à un très haut et beau niveau.

ENTR’ACTE

Je n’ai pas beaucoup parlé de mon “métier” de “tourneur” au fil de ces pages de souvenirs. Une espèce de pudeur m’incitait à récuser cette appellation par crainte d’être assimilé à ceux qui ne conçoivent ce travail qu’à des buts lucratifs. Je m’étais paré du titre immodeste de “conseiller en organisation de spectacles vivants pour le compte de compagnie désirant effectuer des tournées sous leurs propres enseigne et responsabilité”. En vérité je me donnais à moi-même des alibis, car bien évidemment il me fallait gagner ma vie, mais je ne voulais pas qu’on croit que, comme certains de mes “confrères”, je m’enrichissais aux dépends des artistes. Ce n’était vraîment pas le cas, ce qui n’empêchait pas certains de le penser. Surtout, j’avais gardé du temps où j’officiais au CENTRE DRAMATIQUE DE L’EST cette conception du non rapport entre le temps de la prospection, puis des contacts, des négociations, des contrats, et celui où j’engrangeais une rentrée d’argent. A l’époque, j’étais fonctionnaire, c’était à la fin de chaque mois. A présent c’était  parfois un ou deux ans plus tard. Etrange ce métier qui consiste à “vendre du vent”. Il y a quelque chose de miraculeux dans le fait que les défections soient rarissime. 

L’entr’acte va être un peu long. Généralement je m’efforce de n’intervenir qu’en faveur de spectacles que j’avais aimés. Remontez quelques pages plus haut : J’ai cité ce BAJAZET monté par Jean Gillibert avec Maria Casares que je n’avais pas du tout apprécié. Voici la relation que j’ai écrite de mon voyage de prospection d’abord, puis de la tournée elle-même. Chaque jour je m’imposais de noter mes réflexions. Les voici. Je n’en change pas une virgule

“22.04    Le bel oiseau d’AIR FRANCE louvoie majestueusement entre les montagnes qui enserrent Rio et qu’éclaire le soleil du petit matin. Ici il est 7 heures. Ma montre marque encore 11h00. Une nuit dans ce Boeing 707 tout à fait inconfortable ne m’a pas spécialement reposé. Je me suis quand même rasé dans les toilettes, à tout hasard, au jour levant. Dès fois qu’on ne me conduise pas à l’hôtel tout de suite en arrivant.
Au moment où on se pose, l’hôtesse, d’une voix suave, annonce aux passagers qui vont plus loin que l’avion s’arrêtera ici. C’est la grève en France. Le personnel est solidaire. Moi, je m’en fous, mais il y en a des qui ne sont pas contents. Ca gueule tous azimuths, et quand, après avoir passé les formalités, je demande au bureau d’AIR FRANCE si quelqu’un a laissé un message pour moi, les malheureux employés brésiliens, qui, eux, ne font pas grève, et qui ne semblent pas avoir été recrutés grâce à leur excellente connaissance de la langue Française, ont autre chose à faire que de s’en souvenir!
Heureusement, je repère dans la foule de cet aéroport bondé un Monsieur qui me parait pouvoir être un attaché culturel ou quelque chose comme ça : bien vêtu, alors que dans l’ensemble, ici, tous font plutôt pauvrets, (un pantalon et une chemise à manches courtes, voilà la tenue nationale) une barbiche et des moustachettes rousses, il mêle l’élégance du diplomate français à la désinvolture  du “culturel”. Lui même parait chercher quelqu’un. J’ose l’interroger. C’est bien lui, Bernard Schnerb. Il s’est dérangé. C’est gentil et c’est bon signe. Cela dit, il n’entend clairement pas s’être levé de bon matin pour mon confort et il m’emmène direct à son  bureau, valise au poing. Je ferai la sieste après le déjeuner auquel il a convié pour 13h15 (pour moi encore 17h45), un important critique brésilien. Je me réjouis donc de m’être rasé ... et au boulot
Puisque je suis là pour règler les détails de cette tournée j’utilise gaillardement son téléphone et sa secrétaire. Il est nettement surpris de mon dynamisme car 4 heures plus tard, j’ai fortement avancé. Je suggère même quelques changements. On appelle son agence de voyages, Brasilia, Montevidéo (où le téléphone semble fonctionner comme à Ouarzazate: on est coupé trois fois, et Schneb qui a la fierté du Brésil, ne manque pas à chaque fois de préciser que c’est l’Uruguay qui coupe). On bosse à l’américaine, en bras de chemise, col ouvert ... et on se cravate tous les deux vers 11h00 pour aller rendre une visite protocolaire au Consul Général, un vieux de la carrière, qui échange avec moi quelques mots profonds sur Racine ... mais BAJAZET précisément, n’est pas très présent à sa mémoire et il intîme à Schnerb l’ordre de faire beaucoup de propagande. Tout ceci sous l’oeil hautain du Général de Gaulle qui nous toise  du haut d’un portrait de belle facture!
J’apprends que la culture française est en baisse de fréquentation au Brésil parce qu’on a montré dans ce Pays qui se pique d’invention trop de spectacles conventionnels. Certes il y a eu Planchon, mais ce n’a pas suffit à remonter la pente. Et puis il a fait des embarras : il a refusé de jouer à Brasilia parce que la salle ne lui convenait pas. En plus il a fait des déclarations politiques. (à travers cet exposé péjoratif je devine qu’il a obtenu la libération d’un détenu Brésilien. “Pas si mal que cà, Planchon” me suis-je dit en a-parte.)
Quel métier : j’affirme qu’il n’y a rien de semblable à redouter de la part de la troupe qui va venir et que BAJAZET ne recèle aucune subversion ... mais à mon grand étonnement, je constate que mes interlocuteurs, à qui je remets en mémoire le contenu de l’oeuvre, ne paraissent pas du tout certains que le climat de cour nourri d’intrigues secrètes et chuchottées, pétri d’assassinats et de complots, décrit par notre poête du XVIIème Siècle soit perçu par les autorités comme sans rapport aucun avec la situation intérieure du Brésil.
“Ben merde alors” me dis-je, “voila que je fais la promotion d’un théâtre de combat sans le savoir!”. Schnerb choisit cet instant de mes réflexions pour me montrer la lettre qu’il m’a envoyée à Paris et qui a dû arriver après mon départ: dans cette missive, il annonce que la censure serait en droit d’exiger pour elle toute seule une représentation ... et ceci éventuellement dans chaque ville visitée. Il me demande ingénument si cela créerait des difficultés avec la troupe. Je lui dis de n’en pas douter. Et j’espère que Gillibert, une fois le contrat signé avec l’A.F.A.A., aura l’idée d’envoyer cette lettre à Burgaud avec un commentaire lui rappelant une de nos vieilles règles, à savoir que l’interdiction d’un spectacle par la censure n’est pas à nos yeux un cas de force majeure.
Dans la foulée, Schnerb m’emmène visiter le théâtre qui est au rez-de chaussée de ce building qu’on appelle “la maison de France”. Le lieu est géré comme la salle de l’Alliance Française l’est à Paris depuis mon éviction. Il y a une compagnie brésilienne qui joue là en régulier. Elle devra démonter son décor la veille de l’arrivée de la “troupe officielle”. C’est dans son contrat. Voilà une équipe qui va bénir BAJAZET car à vue d’oeil ce déséquippement ne sera pas facile. A part ça la salle est laide mais dans les normes exigées. 500 places, 300 en bas et 200 en haut. Techniquement c’est très faible, mais Schnerb qui a monté là lui même des spectacles d’amateurs connait les problèmes. On aura ce qu’on demande ... moyennant finance.
Comme prévu, nous déjeunons avec le journaliste au restaurant de la Maison de France qui, bien entendu, est français: entrecotes frites, camembert etc ... et très cher. Après quoi Schnerb me met dans un taxi qui pour l’équivalent de 8 Francs va me conduire en une bonne demie heure à mon hotel qui s’appelle Carlton, mais qui est en réalité un établissement modeste de deux étages coincé entre deux gratte ciels, sur la plage de Leblon (au delà de Copacabana que j’aperçois au passage). Je saurai plus tard que le même trajet en bus m’aurait couté 0,30 Frs et que j’aurais fait le parcours en moitié moins de temps, parce que les chauffeurs de ces engins se prennent tous pour des Fangio!
A Leblon, se ballader en short torse nu dans la rue, c’est banal. Les métis sont légion et les filles paraissent ne pas savoir du tout ce que c’est que la pudeur. Elles se moulent les fesses dans des machins trop étroits de deux pointures environ et cachent vaguement leurs seins sous des foulards noués lâches. On se bécotte, on se tripotte un peu partout. Il parait que les redoutables colonels qui dirigent le Pays ont autorisé la pillule.
En fin d’après midi, je fais un tour en ville. C’est animé. Beaucoup de flics, colts sortant ostensiblement de la poche arrière du pantalon qui se trimballent négligemment au milieu de la liesse populaire. Beaucoup de putes, beaucoup de bruit, beaucoup de lumières. Les magasins restent très tard ouverts ... plus tard que moi, car il est ici 21h00 (01h00 encore pour moi
J’entre dans un restaurant et je commande un plat au hasard. Il m’arrive un poisson infect; 1e suis au lit à 21h45. A 21h46, je dors. Il n’y a personne auprès de moi pour me dire si je ronfle.

23.04    On m’apporte à 7h00 dans la chambre un petit déjeuner qui me réconcilie avec la nourriture brésilienne : café exquis, toutes sortes de petits pains, du beurre, un melon, une orange douce absolument délicieuse. Moyennant un pourboire conséquent, le portier me négocie pour 45 Cruzeiros (30 Frs) un taxi et me voici en route pour l’aéroport. Je manque louper l’avion pour Brasilia car je ne pensais pas qu’il fallût plus d’une heure à travers un labyrinthe incroyable de tunnels, bouts d’autoroutes, déviations cahotantes, feux rouges interminables, embouteillages surmontés par l’audace, pour faire le trajet. Heureusement ici c’est l’Amérique et quand on arrive une minite avant le départ de l’avion, on monte dedans en traversant le terrain au pas de course, valise en main, en espérant ne pas se tromper en montant dans l’appareil qu’on vous a vaguement désigné dans une langue inconnue. mais bref, je m’en tire. on me place entre un anglais placide et un brésilien qui ne supportait pas le soleil, si bien que, comme il avait baissé les rideaux de son hublot, je n’ai rien vu pendant le voyage. Je me suis vengé sur un plateau repas très arrosé à la bière et au whisky! (il est 9h00 heure locale!!!)

A Brasilia, je suis attendu par un chauffeur qui me conduit jusqu’aux locaux culturels de l’Ambassade de France : un trois pièces cuisine au 2ème étage d’un HLM dans le bloc G d’un ensemble d’immeubles signalés par des chiffres et des lettres. notre attaché culturel (Demarigny “en un seul mot”, m’a précisé Schnerb) est un diplomate qui a connu le Chili d’avant Allende, le Pérou, et qui me demande d’entrée de jeu si j’ai de l’influence sur les gens de l’AFAA parce que (je cite) “les brésiliens en ont marre de notre théâtre classique conventionnel”. Et il m’indique que la troupe qui a marqué à Brasilia, c’était l’AQUARIUM. Il se demande pourquoi on n’envoie pas plus souvent des compagnies comme ça.Il espère beaucoup de ce BAJAZET qu’on lui a décrit comme “signifiant de tendances audacieuses”.Hum! Je lui explique qui je suis. Je lui promets de lui envoyer mon programme et comme il vient en Juillet en France, je l’incite à se rendre en Avignon. Je crois qu’il ira mais ce qui me semble sûr, c’est qu’il m’appellera en arrivant pour que je lui fasse un choix de spectacles à voir.

BRASILIA, née de l’imagination de l’architecte Niemeyer, est une ville qui “vaut le détour”. Ca a quelque chose de Berlin-est, mais à une échelle de gigantisme délirant.C’est supposé être une “cité idéale” au sens marxiste du terme, elle est d’ailleurs à la fois inhumaine et plaisante, complètement socialiste en apparence, aucun bloc ne semblant plus riche qu’un autre ,           ( mais nos diplomates ont des villas dans la banlieue lointaine). Chaque quartier a sa destination: Il y a ceux où on loge, celui des ministères, très sagement rangés les uns à côté des autres le long d’une avenue monumentale. Il y a le bloc des banques, toutes concurrentes et unies dans un même périmètre. Il y a le shopping-center, plus folklorique, un quartier des hôtels, tous égaux en catégorie apparente, sauf un qui est dans la campagne près d’un lac, mais Maria Casares n’ira pas parce que la chambre y est à 50$ la nuit. Il y a à 10 kilomètres à l’écart une université dont on se demande pourquoi les étudiants en sortiraient puisqu’ils ont tout absolument sur place. Il y a la Cathédrale, stupéfiante, enfouie dans la terre rouge Bref c’est une ville “heureuse” POUR LES RICHES, car les pauvres en ont été bannis.Leurs cités à eux sont à 3/4 d’heure de pistes ... et on n’avait pas le temps de m’y emmener! Pour cette visite au pas de course, je suis cornaqué par un brésilien barbu du nom de Juan Antonio que j’invite à déjeuner entre deux moments fonctionnels. Là, entre quatre z’yeux, il me parle librement de son Brésil où il est lui-même un privilégié relatif puisqu’il gagne 3.000 Frs par mois (dont 600 partent pour le loyer d’un logement à 1.800 Frs qu’il partage avec deux amis.Je pose des questions: oui, la sécurité sociale existe, mais elle est plus avantageuse dans les grandes villes (sic). La scolarité est obligatoire mais seulement dans les grandes villes et le nombre des illétrés reste très grand. Les journaux de Rio tirent à 70.000 “parce que ça suffit”!
Les “informations” sont imprimées après “auto-censure” du rédacteur et”censure du censeur” qui siège dans la salle de rédaction même.Selon Juan, être censeur est un métier de tout repos.
La culture est l’objet d’une active surveillance, et comme on a le droit d’interdire un spectacle après qu’il ait été monté, on voit comment on peut plus aisément encore que chez nous amener les déraisonnables à la faillite!
Lavelli vient de monter LA MOUETTE à Sao Paulo, et le grand événement “érotique” de l’année a été à Rio LA TRAVIATA dans une mise en scène de Béjart. Mais, me dit-il, après le départ du metteur en scène, “on” a rhabillé les artistes. Il me parle en termes émus de Victor Garcia, et de sa YERMA. Et aussi du BALCON “mais pourrait il encore le faire aujourd’hui?”
Le théâtre où on jouera BAJAZET a, vu de l’extérieur, l’aspect d’un temple Aztèque. Une scène centrale sépare deux salles, une grande et une petite ... comme à l’AKADEMIE der KÜNSTE de Berlin (ouest), mais seule la petite est opérationnelle ... et encore: le jeu d’orgue (qui n’a pas dix ans) est un modèle de vétusté et d’incommodité. Molliens, le régisseur de la tournée, devra prouver son génie!  Il y a 500 places en gradins. Le rapport scène-salle est bon; malgré un éloignement dû à une fosse d’orchestre recouverte. De toute manière, on n’espère pas une audience de plus de 300 francophones éclairés. C’est pour des raisons purement diplomatique qu’on va venir jouer dans la CAPITALE.
Je repars à 19h00 dans un Boeing de la VARIG, que j’ai failli louper (encore) parce que Demarigny m’avait dit que je trouverais très facilement un taxi. Ouiche! J’ai dû en catastrophe en supplier un de vouloir bien m’amener à l’aéroport. Excellent voyage agrémenté d’un repas chaud avec pavé de boeuf, bière et whisky à gogo. c’est bien mieux qu’AIR FRANCE!
Bref à 20h30 je me retrouve dans la moiteur de Rio. Je suis fatigué. Demain re-Schnerb, déjeuner avec un autre attaché culturel, puis j’irai à Sao Paulo après m’être occupé du logement de nos chers comédiens. Ils seront à l’hôtel Gloria où je négocie que les chambres soient ramenées de 26 à 18$ petit déjeuner compris  Ils seraient malvenus de se plaindre. L’établissement est sur les bords de la baie de Rio. Il a une piscine et est de grande catégorie. Pour moi
Je  me tape de nouveau le trajet jusqu’à à Leblon, au petit hotel Carlton. Je me couche.

24.04    re-Schnerb.
Je n’ai pas encore précisé que ce voyage de prospection n’est pas seulement destiné à baliser les aspects logements, repas, transports, diffusion de la tournée, mais aussi à trouver sur places des éléments techniques que la troupe n’amènera pas de Paris. Là je commence vraîment à sympathiser avec Schnerb, car il rêve d’accompagner ce spectacle en qualité de technicien. et son aide m’est évidemment formidablement précieuse car il sait où on trouve tout. C’est ainsi que je lui raconte les insuffisances du théâtre de Brasila. Qu’à cela ne tienne, il ira sur place le 16 Mai avec un petit jeu d’orgue de campagne qui aidera Molliens à être moins génial. Et puis il faut un tapis de scène! On achète du feutre car la moquette la moins chère coute 100Frs le mètre.
Je raconte tout: L’attaché culturel du Consulat (ne pas confondre avec Schnerb qui est celui de l’Ambassade) nous invite à déjeuner chez lui et sa bonne métissée nous régale d’un exquis repas folklorique arrosé d’un vin du Pays.
Je constate que ma personne, et surtout mon activité, intéresse beaucoup ces messieurs. J’en profite pour parler du GRAND MAGIC CIRCUS, des élections (avec prudence sur mes propres options) et finalement de Dominique Houdart, qui intéresse fortement Schnerb.Je note qu’il espère recevoir dès que possible une documentation solide sur cette compagnie. Il a envoyé un message à Burgaud demandant des informations, mais il n’a pas été honoré d’une réponse.

Me voilà maintenant dans un DC4 à moteurs de la VARIG en train d’aller à Sao Paulo. J’ai un coin fenêtre, mais le jour tombe déjà. Il est 17h10. A l’arrivée on tourne pendant 20 minutes à 500 mètres de haut avant de se poser en pleine ville sur un aéroport entouré de buildings. J’ai eu le temps de mesurer combien est vaste cette cité de 9.000.000 d’habitants.
Queue aux taxis. Me voici conduit à mon hôtel par un chauffeur indien qui ne connaît visiblement pas le chemin..Au milieu d’embouteillages incroyables et d’ une heure un quart de trajet, je repère l’hotel Sao Raphael devant lequel on est passé trois fois.
Thiériot avec qui j’ai rendez-vous dans le hall, est là depuis une heure.

Type sympathique, ce Thiériot, grand, moustachu, la quarantaine, marié à une très belle et très jeune Brésilienne qui fait des études de théâtre et doit, en guise de thèse de sortie présenter un spectacle monté par elle. Ce soir elle est dans tous ses états: la censure de l’université a joué contre elle, et elle ne pourra présenter son travail qu’à 21 professeurs, l’entrée de la salle étant interdite aux étudiants! Décidément cette censure brésilienne arbitraire et apparemment stupide, cruelle et sans appel, est au centre de toutes les préoccupations.

Nous survolons rapidement mes problèmes techniques raciniens qui me semblent pouvoir être résolus facilement dans cette métropole avec un tel interlocuteur. Et nous allons elle, lui et moi manger un spaghetti à l’huile et à l’ail (recette U.S.) dans un restaurant fréquenté par des artistes. Je m’y sens dans une atmosphère très “Coupole”. Agréable soirée : Thiériot a été Théophilien. ça nous crée des affinités. Il lui semble comme à moi qu’on se connait, mais la recherche ne donne rien. On parle des élections (je n’éprouve pas le besoin d’être aussi réservé qu’avec mes précédents  interlocuteurs), du MAGIC CIRCUS : C’est à Sao Paulo que Savary a fait naguère ses premières armes, financé par Ruth Escobar, que j’aimerais bien rencontrer. Un coup de fil : elle est en Europe. Bien ma chance! Je me sens en confiance avec ces deux là et je rentre à 2 heures du matin de bonne humeur.

Publié dans histoire-du-theatre

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