Du 31 août au 14 novembre 1986

Publié le par André Gintzburger

UN MOIS DE VACANCES À BELLE-ISLE
Et  puis  RETOUR À PARIS

31.08.86 - Pour mon premier spectacle de la saison parisienne, je vais au DEJAZET (dont on a changé les fauteuils). C’est bourré pour LA PETITE BOUTIQUE DES HORREURS, adaptation par Alain Marcel d’un show musical américain de Howard Ashman. L’auteur est certainement juif puisqu’il a situé son intrigue dans un ghetto où un pauvre fleuriste croit trouver la fortune dans une plante fabuleuse qui, en effet, attire un monde fou dans sa boutique. Mais la plante est carnivore, ne cesse de grandir et de réclamer de la chair humaine vivante. À la fin du spectacle, le végétal a bouffé tout le monde et envahi la scène. La dernière image le montre menaçant les spectateurs, qui s’en vont sur cette impression apocalyptique, après avoir beaucoup ri, ce dont vous ne douterez pas si je vous dis que le fleuriste est joué par Jean-Paul Muel, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il en fait des kilos !

04.09.86 - Rentrée au Fontaine de Jean-Paul Farré, entouré à titre d’accessoires par un piano Yamaha et par deux faire-valoir, qui sont successivement flics, infirmiers d’hôpital  psychiatrique, régisseurs d’un virtuose avant le concert etc… Farré est semblable à lui-même de toujours, c’est-à-dire qu’il est drôle, tendre, et parfois un peu trop enclin à montrer tout ce qu’il sait faire : loi du one-man-show oblige. Ca s’appelle VINGT ANS DE PIANOS FORCÉS. Ca se laisse voir gentiment.

13.09.86 - AUX ARMES CITOYENS est une pièce « poil au nez », de Louis Calaferte » poil aux fesses », écrite par son auteur « poil au cœur », dans le style débile qu’essaie d’illustrer la première phrase de ce compte-rendu.
Ils sont neuf sur la scène du Théâtre Essaïon, dont Valverde en personne, Jean-Jacques Lagarde, Sylvie Favre, « une vraie folie », dit le Directeur du théâtre, d’autant plus que le Ministère, sur lecture du manuscrit, a refusé l’aide à la création au spectacle. C’est Victor Viala qui a fait la mise en scène dans un décor banal de Patrick Tabart, qui figure une épicerie à travers une tranche d’histoire de la France, la période des rodomontades des années 39/40, de l’occupation et de son marché noir, des profits décuplés de l’après-guerre. Les personnages sont des caricatures qui jouent et chantent (mal) des couplets mis en musique vieillotte par Edgar Bishoff, dans le style des comédies musicales de Labiche, telles que les concevaient les metteurs en scène des années cinquante. Une fausse joie figée, une impression de farfelu trop voulu, la peine à rire, sauf à quelques jeux de mots (et on s’en veut aussitôt), le sentiment qu’on aurait aimé réussir ici ce que Jacques Demy a fait avec LES PARAPLUIES DE CHERBOURG mais qu’on l’a raté, parce que le langage de tous les jours est le plus difficile à faire passer, bref, on sort affligé de l’affaire, en se demandant qui est le plus coupable, de Calaferte ou de Viala. Et on enrage un peu parce que, après tout, il y avait un contenu. Ca aurait pu avoir un relent de Vitrac ou de Vian. Mais on en est loin.

17.09.86 - Il est remarquable de constater à quel point Monsieur Daniel Mesguich, acteur, dirige son jeu personnel d’une toute autre manière que quand il inculque ses préceptes à des comédiens sous sa houlette. À la fois sobre et en faisant des kilos, il éprouve de l’intérieur le rôle de Pascal, le jeune janséniste, face à un Virlogeux Descartes disert, volubile, à l’aise. Il faut dire que L’ENTRETIEN DE M. DESCARTES ET DE M. PASCAL LE JEUNE, de Jean-Claude Brisville, est un exercice intellectuel fidèle à l’histoire (sans doute à la réalité de cette conversation près). Les deux courants du Christianisme s’y affrontent, le libéral et l’intégriste. La querelle du « Salut par la Grâce », s’y exprime en une joute aimablement verbale qui ne doit pas faire oublier que quand certains courants religieux ont pris le Pouvoir, ils ont voulu s’imposer à tous par la force la plus brutale.
Mis en scène avec austérité par Jean-Pierre Miquel, cet essai de vulgarisation survole quelques points qui ont justifié, ma mémoire étant défaillante, que je me réfère au ROBERT. Eh bien, tout semble exact, de la condamnation du « Grand » Arnauld à la lâcheté de Descartes qui se hâta de planquer son « traité du Monde » quand il apprit la condamnation de Galilée. Et sans doute, Pascal, le futur parieur, était-il un fiévreux intolérant quand il préparait, avec la certitude de ceux qui ne doutent pas, ce qui serait son œuvre.
J’ai vu ce spectacle au Théâtre Moderne à sa reprise. Il avait été créé au PETIT ODÉON. On espère donc un succès commercial. Pourquoi pas ? Jésuites et Jansénistes ont parfois, dans les temps modernes, changé de visage, les seconds surtout. Mais, comme disait Brecht, « le ventre est encore fécond qui… »

19.09.86 - Monsieur Robert Wilson est lui aussi saisi par le besoin de « questionner » les Anciens. Après l’ÉLECTRE de Farid Paya, avant le PROMETHEUS  de Mehmet Ulusoy et LES BACCHANTES de Salvador Tavora, voici ALCESTIS d’Euripide, par le génial Américain chéri des festivals européens.
Nous sommes à Bobigny, c’est une affaire « Festival d’Automne ». Cela donne une grande machine ma foi fort belle à regarder, mais qui m’a paru longuette et patiner quand l’anecdote prend le dessus sur l’imagerie. À ma connaissance, Wilson ne s’était jamais jusqu’ici confronté à un texte. Comme celui-ci est dit en anglais et que je ne comprends pas tout, ça m’a donné le loisir de contempler les acteurs et, ce qui m’a frappé, c’est qu’ils exécutent fort bien les gestes qu’on leur a inculqués, mais qu’ils n’éprouvent aucun sentiment. À la toute fin, quand Héraclès vainqueur d’Artémis ramène sa femme ressuscitée à Admetos, ce dernier a l’air de s’en foutre complètement. Cela va évidemment dans le sens du spectacle glacé voulu par un metteur en scène qui ignore les obliques. Tous ses personnages se meuvent comme dans l’armée américaine, en angle exclusivement droits, avec une prédilection pour le profil. Tous, sauf le chœur, qui est signifié par un malheureux coincé toute la soirée dans cinq mètres de haut dans une statue d’Apollon, qu’il ne peut même pas évacuer pour venir saluer à la fin d’une représentation dont l’immodestie est remarquable.
Est-ce à dessein -marque d’humour ?- que le personnage de la mort, montré ailé, grimaçant, ricanant, criant, ressemble de façon frappante à Colette Godard ? Je ne sais pas. Avec ce détail, resteront dans ma mémoire un superbe décor de montagnes ravinées, dû à Bob Wilson lui-même et à Tom Kamm, et des éclairages à faire blêmir Poisson. Une espèce de pâte musicale et sonore de film d’épouvante est d’un certain Hans Peter Kühn.

21.09.86 - Il a gravement manqué un Woody Allen au YDDISH CABARET de Ben Zimet mis en scène par Rachel Salik, avec Talila, Henri Gruvman, Ben Zimet lui-même et quelques autres. Je passe sur le fond, sur la jérémiade larmoyante des éternels porteurs de valises dont vous savez à quel point ils m’agacent. Il m’est arrivé au Centre Pompidou face à ce spectacle juif la seule chose à quoi je ne m’attendisse pas : je me suis fais chier. D’abord parce que le rythme suisse est alerte auprès de celui que la metteur en scène a inculqué à sa réalisation. Ensuite parce que les protagonistes ont voulu imprimer un aspect didactique à leur entreprise, comme s’il était plus important à leurs yeux d’expliciter historiquement leur monde yddish que de chanter et danser cet univers, au demeurant fort teinté de consonances slaves et tsiganes. On aurait dit un spectacle pour jeunesses musicales. Le grand Ben Zimet efflanqué et barbu, son chapeau sur la tête, trimballant sa nostalgie au milieu de cet ennui et de ces interminables « histoires juives » racontées par ses camarades : ainsi ai-je appris qu’il y en a qui ne sont pas drôles !

23.09.86 - Curieux, vraiment curieux, que le grand Festival d’Automne couvre ce one-man-show intitulé LE DISCOURS AUX ANIMAUX, on devrait plutôt dire HYMNE à la gent animale, proféré avec talent et présence par André Marcon. Il est vrai que Valère Novarina est promu cette année auteur à la mode. Pourquoi ? Pourquoi pas ?

24.09.86 - La Compagnie Créange est de celles qui naviguent entre deux eaux, à mi-chemin du théâtre gestuel et de la danse. Celle-ci tend très nettement vers ce second genre, ce qui implique des pas et attitudes élaborés, voire parfois conventionnels. Mais elle a un souci de l’anecdote qui rend inutile l’habituel report aux intentions exprimées dans le programme pour comprendre ce qui se passe. Il est vrai que le thème, EURYDICE DISPARUE, est connu. La lisibilité est accentuée par l’appel à des musiques référenciées, notamment quand elles sont empruntées à Glück. Mais surtout Charles Créange et son équipe ont un abattage à la Pina Bausch qui justifiera qu’on suive ses progrès, et surtout de l’humour, ce qui est précieux. (Kiron)

25.09.86 - Dominique Houdart a demandé à son auteur favori, Gérard Lépinois, de lui pondre, après « LA NUIT ET SES ÉPINGLES », « LA DEUXIÈME NUIT », dans laquelle aucun mot n’est prononcé, ce qui n’empêche pas le programme d’annoncer « texte de Gérard Lépinois ».
Ce texte, ce sont des borborygmes proférés par Jeanne Houdart, qui se livre à un étonnant exercice de gorge qui n’est pas sans rappeler le japonais classique, si vous voyez ce que je veux dire ! Ces craquements, glouglous, raclements et grincements ponctuent les apparitions de « formes » magnifiques, dues à Alain Roussel comme d’habitude, autour du personnage qui, dans la première nuit était la grosse tête, qu’on retrouve ici en deux formats, très retravaillé, superbe. Mais la lisibilité anecdotique n’est malheureusement pas évidente ; et les aspects scatologiques qui apparaissent de-ci de-là, quand par exemple le personnage s’arrache un œil, ne s’explicitent pas clairement. Mon insupportable besoin de logique me joue des tours car, après tout, je devrais me laisser porter par des « émotions » et ne pas chercher à comprendre. C’est sûrement ce qu’attend de moi Dominique Houdart, dont la barbe ressemble de plus en plus à Dieu le Père.

25.09.86 - « J’aime le texte, la mise en scène dépouillée, simple. De grands pans de toile blanche sont manipulés par des architectes de l’espace qui font penser aux Parques ». C’est Catherine Dasté qui s’exprime dans le programme de LILA et j’aurais dû me méfier, connaissant le goût de la descendante de Copeau pour les choses ennuyeuses, abstruses et abscondes. Car l’œuvre d’Alain Enjary, qui a reçu l’aide à l’écriture et l’aide à la création du Ministère de la Culture, outre qu’elle a été pondue par un auteur qui semble constamment tirer à la ligne, aurait sûrement eu intérêt à être montée par quelqu’un d’autre que sa compagne dans la vie. Une autre qu’Arlette Bonnard aurait sûrement coupé au moins trois quarts d’heure de ce spectacle interminable, et je ne suis pas sûr qu’il aurait gardé les fameux pans blancs qui, pour signifier les changements de lieux, doivent être manipulés laborieusement, rompant le rythme de la saga. Sans doute aurait-il suggéré aux artistes de s’exprimer avec sentiments, et non dans une « endormissante »demi-teinte monocorde permanente comme ils le font.
Bref, on se fait chier deux heures durant et c’est dommage, car au début, j’avais cru que pourrait être intéressante cette course-poursuite entre un maître et sa servante, toute entière faite de non-dits. L’atmosphère en était curieuse, très islandaise ou scandinave. Je me suis deux fois reporté au programme pour vérifier que le texte était bien original, n’était pas une adaptation. Il y a certainement eu une influence.
C’est joué, comme je l’ai dit, par Alain Enjary et Arlette Bonnard eux-mêmes, avec le concours, pour une scène, d’un très mauvais vieillard nommé Armand Enjary. Celui-là m’a eu. J’ai dormi pendant sa prestation.

28.09.86 - HÉLOÏSE ET ABÉLARD, sous-titré JOURS TRANQUILLES EN CHAMPAGNE, aurait dû m’irriter tant y étaient réunis les ingrédients qui m’irritent depuis quelques années au Théâtre de l’Aquarium, un générique numériquement important pour aboutir à la présence sur la scène d’un acteur seul, un contenu intellectuellement intéressant mais loin des préoccupations contemporaines qui naguère faisaient de l’équipe une troupe militante, une volonté de déphaser le discours dans le temps, par le costume (Pierre Abélard revêt successivement la soutane catholique et l’habit luthérien gris austère) et par les objets : que fait ici une bicyclette alors que l’aventure célèbre des amants se situe à l’époque des conciles obscurantistes et des romans courtois ? Est-il justifié que le héros allume et éteigne ostensiblement l’électricité au gré de ses allées et venues dans un lieu informel mais construit, qui, en tournée, nécessiterait sûrement un important camion ?
Et puis, il faut bien dire que l’adaptation de Didier Bezace baigne dans un humour que la rigueur de sa mise en scène ne cherche pas à annihiler. Surtout, l’interprétation de Jean-Pol Dubois est remarquable de présence, de justesse, de force percutante. Si bien que j’ai été eu. Je me suis laissé aller à m’intéresser à l’anecdote. Il faut dire que le moment où Abélard, les couilles tranchées, s’aperçoit que ce châtiment est un merveilleux tremplin pour la promotion de sa carrière philosophique, ne manque pas de sel. Comme est amusant le spectacle de sa vanité dans ce domaine où il ne doute jamais de soi, y compris quand l’Église le condamne.
Faut-il approuver le fait qu’Héloïse ne réponde à son ami que par une sonorisation chuchotée mal audible ? Je ne sais pas. Il entre peut-être dans l’idée de Didier Bezace de pondre un JOURS TRANQUILLES EN CHAMPAGNE bis, où l’on verrait la religieuse dévorée par le désir charnel répondant physiquement à la voix désincarné du châtré bienheureux. Ca gagnerait du temps pour ne pas avoir à traiter dans d’autres spectacles d’un sujet d’aujourd’hui. Mais je suis méchant. L’AQUARIUM nous annonce un Procès de « Jeanne d’Arc veuve de Mao Tsé Toung », dont le titre laisse espérer qu’elle ne sera pas hors du temps.

08.10.86 - Le théâtre américain contemporain semble être, à travers ce que nous en transmettent ses transporteurs, sensiblement moins abscond que le nôtre. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit très intéressant : il montre des minables, des asociaux, des violents, des êtres inquiétants souvent entre deux drogues ou entre deux cuites, qui vivent d’expédients, de larcins, mais ont finalement un bon fond et le sens de la solidarité. AMERICAN BUFFALO de David Mamet, adapté par Pierre Laville et mis en scène par Marcel Maréchal n’échappe pas à ces paramètres. L’œuvre est surtout l’occasion pour trois acteurs de montrer ce qu’ils savent faire et, à ce niveau de jeu en tranches de bifsteack saignant, il faut dire qu’à côté d’Alexis Nitzer, sobre, et de Stéphane Bierry, petite frappe nerveuse et sans doute dangereuse, Philippe Léotard tire très remarquablement son épingle d’un jeu où l’on peut se demander s’il entre en scène à moitié saoul, ou seulement le feignant. Comme il tient tout le parcours (deux bonnes heures) dans cet état, je laisserai la question en suspens.

10.10.86 - Une demi-heure après le début de la représentation des AVENTURES DE PINOCCHIO à l’Espace 600 de Grenoble, Galerie de l’Arlequin, où j’avais été invité à grands frais (pour elle) par la Compagnie Jean-Vincent Brisa, la phrase qui m’avait si fort frappé à Montréal dans LES TEMPS EST AU NOIR me trottait dans la tête : « et il se demandait jusqu’où ils pourraient aller dans la médiocrité ».
L’adaptation de Christian Mazet, d’après le texte original de C. Collodi, qui, avait-on insisté auprès de moi, n’avait été trahie que par Walt Disney, brillait par sa faiblesse en vocabulaire. Les acteurs avaient tous l’air d’amateurs livrés à eux-mêmes. Jean Obé, qui faisait partie de cette distribution, en émergeait par sa rigueur, c’est vous dire ! Jocelyne Augier, qui incarnait le bout de bois animé, ne manquait ni d’abattage ni de présence. Mais elle n’arrêtait jamais de sauter, de courir, de galoper d’un bout à l’autre de l’aire de jeu et je me questionnais pour deviner pourquoi. Il m’avait été dit pour m’attirer que ce conte philosophique nourrissait un contenu très contemporain, que le film et les représentations pour enfants antérieures avaient gommé. Malgré ma bonne volonté, je n’ai rien détecté qui me concernât.
La seule chose positive était l’aire de jeu vaste dans ce lieu hexagonal, et recouverte de sable avec ici et là de belles structures en bois travaillé. Il faut citer le nom de ce décorateur intéressant, Gilles Arondeau, malheureusement trahi de loin en loin par une régie dont le professionnalisme n’était pas évident.

12.10.86 - Évidemment, c’est un one-woman-show et, de ce fait, Catherine Morlot se sent obligée de nous montrer tout ce qu’elle sait faire, ce qui, par moments, confère à son ET JULIETTE un côté exhibition de comédienne brillante, spécialement douée dans la prise d’accents de terroirs, suisse allemand, roumain, dans les imitations, telle celle d’Alain Decaux, et, si on rit franchement à ces moments qui frisent le café-théâtre, on les regrette un brin car ils rabaissent à un niveau un peu facile un propos qui, au contraire, s’élève par d’autres instants à une très haute qualité.
D’une part, parce que le texte écrit par Catherine Morlot a une incontestable tenue littéraire. Il est intelligent, joliment écrit, bien construit et il ménage une chute inattendue : au dernier moment, cette femme, que nous avons crue dépendante de son homme à la manière de celle de LA VOIX HUMAINE, se rebiffe et décide de se tirer au moment même où elle reçoit la lettre tant espérée de celui qui est allée se reposer seul à Étretat, dans laquelle il la convie à venir la retrouver. C’est cette lettre toute emplie d’amour moche qui crée en elle le déclic de la libération ! Ca m’a bien plu !
D’autre part parce que Catherine Morlot, actrice, eh bien ce n’est pas rien. Avec une admirable rigueur, elle vous manie la rupture de tons d’une façon tout à fait remarquable. C’est une grande comédienne, d’une parfaite présence, d’un abattage maîtrisé, sans jamais la moindre vulgarité, qui vous tient son public à bout de bras sans jamais le laisser. L’heure que dure son spectacle passe comme un charme. Un vrai plaisir.

14.10.86 - Que Farid Chopel ait de l’abattage, je ne le contesterai pas. C’est un professionnel qui maîtrise parfaitement son jeu. Il a de l’humour. Il a un don des langues, et du comportement propre à chaque langue, qui sont hauts en couleurs. Il passe du gentleman anglais au macho italien avec virtuosité.
Reste que son one-man-show n’échappe pas au piège du genre. À être obligé d’occuper le gros plan quatre-vingt-dix minutes sans débander, il est amené à montrer constamment TOUT ce qu’il sait faire, ce qui parfois est TROP, et à forcer le jeu, sans pour autant qu’éclate le contenu de son discours. Je n’ai pas eu l’impression, au fil de cette succession de gags souvent drôles, qu’il avait quelque chose à me dire. C’était une succession d’exhibitions, non pas nourries des profondeurs mais élaborées de l’extérieur. Avec talent. Avec art. Avec des moyens aussi, car la Maison de la Culture du Havre, co-productrice de l’affaire, a permis à l’artiste d’évoluer devant des décors chromos amusants. J’ai passé une soirée plaisante. En garderai-je le souvenir ?

17.10.86 - Le vieux Jean-Louis Barrault fête les quarante ans de la Compagnie Renaud-Barrault avec un THÉATRE DE FOIRE ringard que le tout-Paris a gentiment applaudi parce que tout de même, « on » se souvient que ce serviteur pas valet a rendu dans le passé de fiers services au théâtre. Le Ministre était là et Madeleine minaudait autour de lui comme si elle avait toujours fait partie de la bande à Léotard. À part cela, que dire de ces arlequinades conventionnelles qui ne font plus rire personne. N’en disons rien, ma foi !

21.10.86 - Michel Launay a transformé, pour le PROMETHEUS de Mehmet Ulusoy, la salle Christian Bérard du Théâtre de l’Athénée : les spectateurs sont assis de quatre côtés d’une aire de jeu centrale recouverte d’une matière translucide, mais ce carré n’est pas plat. Épousant la pente de la salle, il offre une perspective qu’accentuent des sortes de miroirs, répartis savamment en hauteur, qui prolongent, dédoublent en ombres dynamiques les actes perpétrés par les acteurs. En fait, il y a trois plans, l’escalier de sortie qui doit mener aux flammes infernales, le lieu montagneux qui occupe le plan de la salle, et au-dessus, un dispositif acrobatique par lequel arrivent du ciel en vociférant et en se tortillant les Dieux et leurs émissaires. C’est magnifique.
Est-il utile, cela dit, de jouer PROMÉTHÉE aujourd’hui ? Le théâtre antique est à la mode. Philippe Ivernel essaie de justifier politiquement l’entreprise dans le programme, en rappelant que ce PROMÉTHÉE ENCHAINÉ formait le premier volet d’une trilogie qui, selon lui, s’achevait sur le triomphe de la démocratie. Possible, mais comme les deux œuvres suivantes ont été perdues, ce n’est qu’une hypothèse et ce PROMÉTHÉE-là ne peut annoncer la fin de l’oppression des Dieux sur leurs sujets que par l’indignation qu’une telle mainmise susciterait chez ces derniers. Car, en vérité, le POUVOIR de Zeus y apparaît ABSOLU et l’entêtement du Titan qui a donné le feu aux hommes à lui résister est évidemment sans espoir. Cela est éclatant dans le châtiment infligé par Héra jalouse à la malheureuse Io séduite par son divin époux, dont on se demande de quoi elle peut bien être coupable, car avait-elle le pouvoir de résister aux charmes du Roi de l’Olympe, quand bien même elle en aurait eu la volonté. Je mets ici Io en gros plan car, dans la version que nous présente Mehmet, je trouve que ce PROMÉTHÉE aurait dû s’appeler IO. Cela tient sans doute à l’admirable performance d’Anne de Broca dans le rôle. C’est une actrice prodigieuse et on peut dire qu’avec son entrée, le spectacle décolle. Après sa sortie, il ne retombera pas, et pourtant Guy Jacquet qui joue Prométhée n’est pas décidément très grand acteur. Il est acteur mais il n’a pas le charisme des grands. Il n’en a pas la présence, et on pourrait s’inquiéter sur la fin de la représentation s’il n’avait pour partenaire en Hermès le jeune Pierre Puy, qui est amusant dans ce rôle de médiateur qui connaît d’avance les réponses.
« Et le début ? », me direz-vous, car Io est loin d’arriver en scène tout de suite. Eh bien, il m’est un peu passé par-dessus la tête, car les acteurs y vocifèrent sans nuances, gesticulant à la manière « grotowskienne », n’offrant au spectateur aucun repos. Cette violence est barbare et cette barbarie doit être conservée, mais, à mon avis, barbarie et agitation, violence et hurlements ne sont pas synonymes. Les Océanides, Océan, Héphaïstos, Pouvoir, Violence, tous ont constamment l’air d’être dans tous leurs états et d’éprouver des sentiments qui les agitent beaucoup, mais dont l’émotion ne m’est pas parvenue.
Face à ce spectacle, élaboré en langue française très belle, très pure, très claire, très nette, par Djamilia Salat, et superbement décoré, je l’ai dit, par le dispositif de Launay  mais aussi par les costumes, d’un troublant érotisme chez les femmes, faits de matières rudes avec lesquels les artistes doivent se battre -ils le font avec art-, j’ai l’impression d’un Mehmet qui m’apporte de son talent une facette nouvelle, mais qui n’a pas totalement maîtrisé l’aspect grec de sa barbarie turque. De toute manière, c’est un grand et beau spectacle. C’est pourquoi il faut être exigeant.

25.10.86 - Voici L’AVARE de Molière, version Planchon, à Mogador. C’est Michel Serrault qui joue le rôle célèbre et il réussit à rivaliser avec des souvenirs pourtant prestigieux. Son Harpagon est souriant, heureux de vivre, heureux d’être ce qu’il est. Il est vrai qu’il n’est pas un simple thésaurisateur. C’est un capitaine de négoce. Chez lui, tout un monde de colporteurs s’affaire, un peu trop même : on se demande s’il est moliéresque qu’il ait tant de serviteurs à payer (forcément). Il officie dans une espèce d’entrepôt où il a son bureau, surélevé : de là, sans doute, il peut surveiller son univers. Le voilà pour nous replacé dans ce que Planchon pense être son contexte ! L’acteur y est admirable de fraîcheur, d’invention.
Malheureusement, autour de lui, malgré des noms connus que je ne citerai pas, on court la poste conventionnelle sans nuances, comme si le metteur en scène ne s’était pas occupé de diriger ses comédiens. Ils sont tous vraiment très mauvais.

 COURTE ESCAPADE À BARCELONE

01.11.86 - Me voici à Barcelone pour voir le DON JUAN TANGO commandé à Savary par le Centre Dramatique Catalan. Notre Jérôme a traité le personnage comme s’il était d’aujourd’hui. Pratiquement nu, le héros évolue dans un univers à la BYE BYE SHOW BIZ avec culs empanachés et seins affriolants, fait de nanas toutes plus nymphos les unes que les autres, pervers à la façon moderne, c’est-à-dire où les notions de bien et de mal telles que l’Église les promouvait dans les œuvres originales, ne sont plus évidentes.
Pour parler « au fond », il me faudrait une traduction, car le spectacle est joué dans l’imperméable langue catalane. Je n’en ai donc reçu que l’environnement, au demeurant très spectaculaire, très divertissant, très joli à la manière de l’ancien Châtelet. On n’a quand même pas l’impression que notre Jérôme se soit outre mesure cassé la tête. Tous ses trucs « somptueux », il les ressert à la sauce locale, ajoutant effet sur effet, décor sur décor, avec parfois, soyons juste, une trouvaille, comme quand Don Juan, ayant touché la main du Commandeur, se retrouve, non pas dans la tombe, mais en salle de réanimation d’un hôpital contemporain. Il ne m’a quand même pas semblé qu’une recherche de contenu ait été poussée. Je garderai de ce DON JUAN TANGO le souvenir de quelques scènes osées : au vingtième siècle, on a des gestes sexuels que Tirso de Molina ne décrivait pas. Mais, banalisés par le cinéma et la littérature, ils ne font pas scandale. Je me souviendrai aussi de ce bateau qui envahit à un moment le fond du décor. C’est de la belle imagerie.

02.11.86 - Connaissez-vous EL MOLINO ? C’est un café-concert de Barcelone qui est célèbre pour ses numéros d’un ringard absolu, dans la ligne des Folies Bergères, mais des Folies Bergères sans luxe quoique avec panache, où les filles restent engagées au rythme de deux ou trois séances quotidiennes de trois heures chacune, jusqu’à ce que, complètement croulantes, elles ne puissent plus lever la jambe. Vêtues de robes parfois incroyables, elles dansent et font des mines avec un air profondément absent, sur une scène trop petite, tandis que dans la salle le public boit, fume, participe et commente. Les branchés montent au premier, d’où ils peuvent, installés dans des loges, contempler le double spectacle de la scène et du parterre.
Il y a malheureusement pour le non hispanophone un peu trop de sketchs, encore que la revue soit menée par une dynamique petite boulotte dont l’abattage est remarquable. Dans l’univers kitsch, c’est un lieu sublime, à ne pas manquer.

08.11.86 - Avec LES PETITS PAS, Jérôme Deschamps qui, cette fois-ci, ne paraît pas sur la scène, a fait dans la tendresse.
Un jour que je lui demandais, à propos de certains de ses spectacles antérieurs, « est-ce que vous êtes méchant ? », il m’a répondu : « C’est la vie qui est méchante ». On en a en effet la sensation en contemplant ces vieux et ces vieilles qu’il est allé dénicher dans l’univers du show-biz d’avant-guerre, et qui chantent sans ostentation, sans aucun ridicule, souvent avec art et talent, les chansons qui berçaient ma propre enfance. Elles, ils sont émouvants, il y a sûrement quelque chose de cruel dans le discours que le réalisateur leur fait tenir, en décalage temporel, mais le spectateur est plutôt sous le charme de la désuétude un brin nostalgique que frappé par l’horreur d’une leçon coup de poing. Même si derrière les vieux, les clowns font des conneries dans le registre cher à l’inventeur des BLOUSES, avec des bouteilles qu’on casse, des armoires dans lesquelles les objets font un tintamarre incroyable, un chien qui, en coulisse, hurle périodiquement, des choses qui tombent impromptues et surtout, incarnée par la grosse Christine Pignet, une admirable femme de ménage indifférente au spectacle, mue seulement par son boulot, se foutant totalement de déranger les autres, avec une présence étonnante de la continuité de sa préoccupation, même si la scène où tous assis dans une lumière crépusculaire, les protagonistes écoutent l’orchestre jouer « Plaisir d’amour… » peut apparaître à certains comme terrible, c’est la PUDEUR qui me semble avoir été le moteur du metteur en scène. Il a mis la pédale moderato. Il a choisi la demi-teinte. Il a refusé qu’on puisse dire qu’il avait tiré son épingle du jeu aux dépens de ses victimes. Victimes ? Que non : ils chantent bien, ils sont consciencieux, simplement ils sont vieux. Je crois qu’ils sont heureux de participer à cette aventure.
On regrette presque, à contempler leur tenue de haute honnêteté professionnelle, que certains gags ringards viennent par moments rabaisser le niveau. Eh, Jérôme Deschamps, est-ce que celui des chaises pliantes où on se pince le doigt est digne de vous ? Attention aux facilités ! Et celui de l’angelet blond qui minaude « pédérastiquement » en entendant les paroles d’une chanson qu’il prend pour lui ? Ce mauvais goût-là n’est pas de ceux qui provoquent, mais de ceux qui flattent la vulgarité d’un public de boulevard. Ils fleurent une complaisance indigne du propos. À moins que Deschamps n’ait voulu recréer l’atmosphère d’un caf'conc' de l’époque. Il y manque dans ce cas ce qui fait EL MOLINO ! Au fait, quel beau MOLINO on pourrait faire aux Bouffes du Nord !

12.11.86 - Si la première qualité d’un spectacle burlesque doit être de faire rire, il est clair que le nouveau spectacle de COSMICOMICS et Hector Malamud a encore besoin de se chercher, car à son premier contact avec le public, LA VÉRITABLE HISTOIRE D’ISAAC J. GAGMAN au Théâtre de Vanves n’a pas déchaîné des tempêtes d’hilarité. Il est possible (probable) que dans quelques jours, et quelques coupures aidant, le spectacle actuellement trop long bénéficiera d’un rythme plus percutant et deviendra plus efficace dans le registre recherché.
Restera qu’au niveau du contenu, l’entreprise restera mince car le propos ne m’a pas semblé s’étayer sur une profondeur de l’inspiration, ce qui vient peut-être de ce qu’ils s’y sont mis à quatre, Aldo Vivoda, Judith Rogoff et Michel Grossman, pour concocter cette anecdote. Je crains que, dans le travail, chacun ait plus pensé l’affaire de l’extérieur qu’en livrant aux autres les secrets de ses intimes pensées ou émotions.
Nous sommes dans une grande métropole moderne. Les bureaux d’un producteur de films grouillent d’une remue-ménage conventionnel. Très, trop conventionnel peut-être. On a vu cent fois cette agitation, mais elle va avec les références au cinéma de papa que les réalisateurs ont accumulées pour montrer leur culture. Comme son nom l’indique, Isaac Gagman est inventeur de gags. Ce personnage typiquement américain est, évidemment juif. Il se présente avec la timidité d’un Woody Allen avec un manuscrit sous le bras et on le fait attendre. Et pendant qu’il attend, nous apprend le programme, mais ce n’est pas très lisible à la représentation, il va se réfugier dans « un parcours chaotique » qui va se partager « entre rêves et cauchemars », fait, et cela est clair pour le spectateur, des « images du cinéma, des stars et des visions poétiques de son  existence ».
Elle baigne dans le Judaïsme, cette existence qui pioche beaucoup, répétons le nom, dans l’univers d’un Woody Allen, et ceux qui connaissent les mères juives apprécieront la prestation de Judith Rogoff dans ce personnage. Faut-il chercher une signification dans le fait qu’un des rêves du petit Malamud est de séduire une des secrétaires de la firme, espèce de grand cheval germanique qui le dépasse d’une tête ? Ursula Deuker n’a qu’à paraître pour occuper sur la scène une place consistante. On nous explique que ce recours à l’onirisme est destiné à combattre l’humiliation que ressent le héros. Voire ! A-t-on été assez loin pour montrer cette humiliation ? Je n’ai vu qu’une scène banale. Quiconque a, une fois, fait antichambre chez quelqu’un qu’il vient solliciter, sait d’entrée de jeu qu’un rapport de forces à son désavantage existe au point de départ. Et il est admirable que le producteur, apparemment indifférent à son visiteur, LISE en vérité le manuscrit. Il le fait glander. On l’empêche de fumer. Mais en réalité, à l’Américaine, on lui fait des grandes tapes dans le dos. Pourquoi part-il à ce moment-là d’un air outragé ? Est-ce parce qu’il sait que le financier attendu par les autres ne viendra pas ? Son aspect outragé ne serait alors qu’une feinte pour se dégager d’une mauvaise affaire ? Éclairez, Messieurs Dames. Je crois que toute votre entreprise est trop vue de l’extérieur, superficiellement, et que le personnage du Gagman aurait mérité un traitement moins anecdotique. C’est comme si, après avoir inventé l’histoire de cette visite dans ce bureau, vous n’aviez vous-mêmes cherché qu’à ajouter des gags à la trame. On sent par instants, que Malamud acteur cherche à nourrir son personnage en profondeur. Cette exploration-là mènera peut-être quelque part. Actuellement, je ne peux espérer d’un affinement de ce que j’ai vu, que d’y rire davantage. Mais pas au niveau de quelque chose d’important.

14.11.86 - 4 LITRES 12 = 12 divisés par 4 = trois, si l’on considère seulement ceux du groupe qu’on a connus dans le CONCERTO, et qui restent visibles sur la scène, = 12 divisés par 3 = 4, si on prend en compte Michel Massé, qui reste caché derrière ses magnétophones mais qui, à la fin du spectacle, semble avoir plus qu’Odile, Éric et Philippe l’impérieux besoin de décompresser.
4 LITRES BLUES est un hommage à Odile Massé. C’est elle qui conduit la représentation dont les trois volets sont ponctués par ses changements de costumes. D’abord elle est une strip-teaseuse qui a des problèmes avec les pièces de vêtements qu’elle doit retirer. Elle n’ira jamais jusqu’à la culotte. Les gants tiendront une grande place dans cet épisode. Ensuite, elle apparaîtra vêtue d’une somptueuse robe blanche de mariée et se transmuera en une sorte de Natacha des romans dostoïevskiens. Enfin elle sera créature, d’un Frankenstein de musée des horreurs tenant des discours sur l’importance du rôle de l’eau dans le corps humain et déplorant que l’évacuation ne s’en fasse pas par le gros orteil, ce qui lui semblerait plus logique. À titre de démonstration, il montre son pénis et le pubis d’Odile. Mais à ce moment-là, un masque hideux recouvrira le visage de l’héroïne comme bientôt ceux de ses partenaires.
Que sont ceux-ci ? Ils sont là pour la servir, disons pour simplifier, l’un en qualité de régisseur, l’autre de metteur en scène allant de temps en temps jusqu’à lui donner la réplique. Il ne faut pas donner une impression fausse : ces deux-là assument, dépassent, transcendent génialement leurs personnages. Ce sont des acteurs qui savent aller au bout des choses, tout comme la diva. Eux ne confondent pas agitation et fébrilité. Ils impriment à l’entreprise un rythme d’enfer. Le spectateur est entraîné hors de toute logique, mais, tout en riant beaucoup sans jamais le regretter car rien n’est vulgaire à aucun moment, même dans les scènes scabreuses ou impudiques, il sent qu’il est confronté à quelque chose de profond, qu’on ne s’est pas attaché en montant ce spectacle à injecter du spectaculaire imaginé de l’extérieur. On a plongé dans les inconscients pour faire jaillir des gestes, des cris, des paroles, des actes et des situations authentiques : Michel et Odile ont probablement pratiqué cette psychanalyse ensemble, y compris sur l’oreiller, Éric et Philippe chacun de son côté. Je crois que eux se sont davantage investis dans des personnages inventés. Le fait que ces personnages soient des servants de la femme du patron doit avoir un sens social. La thérapeutique, en tous cas, s’il y en a une, est celle d’Odile, ou, plus probablement du couple Odile - Michel et des fantasmes que ce couple trimballe. La hiérarchie, qui est éclatante dans le spectacle, reflète un niveau différent des fantasmes et en tous cas une mise à nu plus complète de la femme que de ses deux compères.
Jusqu’où 4 LITRES 12 pourra-t-il poursuivre sa quête des univers insondables de spectacle nouveau en spectacle nouveau ? Celui-ci est plus pur, plus sobre que les précédents. Il ne requiert plus de dispositif contraignant. Les objets y sont au service des actes humains, accessoires, et non plus personnages en soi comme dans LA GUERRE DE CENT ANS. Il est certainement le plus honnête que le groupe nous ait livré depuis LE CONCERTO, honnête en ce sens qu’il a la valeur d’une introspection sans complaisance. Il ne faudrait pas qu’il devînt la révélation définitive de ce que 4 LITRES 12 = en vérité seulement Odile et Michel Massé. On n’en est pas encore au ONE WOMAN SHOW avec 4 LITRES BLUES, mais on n’en est pas loin. Au fait si, on y est déjà, à la manière du Savary de BYE BYE SHOW BIZ qui avait entouré son couple de quarante-cinq personnes mais croyait sincèrement, au départ, écrire une œuvre dont lui et sa femme seraient les seuls acteurs, entourés seulement, disait-il, de quelques comparses.
Relisant ces notes, je dois préciser que, quand je dis qu’Éric et Philippe se sont davantage investis dans leurs personnages qu’Odile, cela n’est pas tout à fait exact : Odile EST effectivement les personnages qu’elle JOUE successivement, MAIS il y transparaît plus d’elle-même. Elle s’y livre davantage. Elle offre davantage de ses secrets, même s’ils restent indécryptables. Même si je ne sais pas en quoi, car c’est moi-même qu’il faudrait psychanalyser, j’en sais, je crois, au sortir du spectacle, plus sur Odile que sur Éric qui ne m’offre en fait qu’un contrepoint de lui-même, et que sur Philippe qui est sûrement celui qui compose le plus.
D’autre part, il serait injuste de donner l’impression qu’il n’y a pas d’invention spectaculaire dans ce spectacle et qu’il ne serait qu’une exploration des cônes de Bergson. Avec Massé, l’esthétisme reste présent, l’art est au premier plan des préoccupations du metteur en scène et il tient à être efficace. Les réactions de son public au premier degré lui importent, et il faut clamer qu’il réussit sans failles à le tenir en haleine pendant quatre-vingt-dix minutes au gré d’un fil sûrement fragile, mais dont il tient très solidement les amarres. 4 LITRES BLUES est un spectacle satisfaisant, même pour qui ne va pas chercher midi à quatorze heure. Il paraît d’ailleurs que de soir en soir il est reçu, au niveau immédiat, différemment. C’est donc qu’il recèle une richesse.
Je terminerai en reposant la question : jusqu’où  4 LITRES 12 pourrait-il continuer dans une voie où il semble enfermé dans l’impasse de devoir, un peu comme Jérôme Deschamps (mais LUI, il me l’a dit, peut toujours demain revenir à l’idée de monter LE MALADE IMAGINAIRE), creuser toujours dans le même sillon, c’est-à-dire faire toujours la même chose de façon de plus en plus profonde ? Dans 4 LITRES BLUES, la nouveauté réelle c’est que, cette fois-ci, l’hommage à Odile Massé n’est plus masqué, il n’est pas avoué, il est revendiqué, affiché. Était-il lisible dans les spectacles précédents ? Sans doute en filigrane. Quel filigrane dans 4 LITRES BLUES annonce la prochaine replongée du couple dans l’encore inavoué de sa réalité ?

Publié dans histoire-du-theatre

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