Du 22 mai au 22 juillet 1986
QUELQUES JOURS AU CANADA
22.05.86 - À relire ce carnet, vous allez avoir l’impression que je ne vais plus guère au spectacle que hors de Paris. Ce n’est effectivement pas si faux. Et voici que je me trouve… à Montréal, invité par le festival de mime du Québec, prié d’assister aux spectacles invités… et à d’autres, car il y a à côté du « in », un « off » et des spectacles de rue, dans la rue Saint-Denis, cœur du « Quartier latin » de la métropole canadienne. Par le temps à ne pas mettre le nez dehors qu’il fait, ces animations qui ressemblent à toutes les agitations à grand renfort d’instruments à vent de ce type, ont un côté tristounet, que renforce la quasi-absence du public frileusement enfermé dans ses intérieurs.
Après un cocktail d’ouverture à dix-sept heures trente, le premier spectacle montré dans la salle moderne et bien équipée, sise dans les locaux de l’U.Q.A.M., (Université du Québec à Montréal), et qui porte le nom savoureux de SALLE MARIE GÉRIN LAJOIE, est australien et n’a pas d’autre titre que celui de la troupe : Los trios Ringbarkus. Il paraît que cette réalisation de Nigel Triffitt, avec Stephen Kearney et Neill Gladwin, a obtenu le prix du festival off d’Edimbourg. De fait, il s’agit d’un voyage à travers des émergences de brouillards et selon un rythme qui semble hors du temps et de notre espace, ce que signifient les mouvements amortis, au ralenti, des deux personnages, et la voltige de leurs valises qui semblent flotter hors de toute pesanteur. En vérité, le thème pourrait se résumer en disant que, au cours de cette transhumance au cours de laquelle les hommes doivent s’encorder, une des valises passait son temps à voltiger, non sans être facétieuse, tandis que l’autre reste obstinément rivée au sol. À la fin, victoire, elle flottera à son tour. Le tout dans une atmosphère de catastrophe peut-être cosmique, que symbolise la destruction de la structure, vaisseau spatial peut-être qu’on voit au-dessus de ces êtres placides, étonnés de découvrir un univers, soit apocalyptique, soit au contraire renouvelé après l’Apocalypse.
L’ennui, c’est d’abord qu’avec des éclairages insuffisamment précis, on distingue beaucoup trop les silhouettes des comparses vêtus de noir qui manipulent les valises. La démystification, voulue sûrement dans le dernier quart du spectacle, vient trop tôt. Et puis surtout, les deux acteurs veulent à tout prix faire rire et ils le veulent tellement qu’ils font n’importe quoi, souvent avec vulgarité (se branler une fois, passe, on en a vu d’autres, mais quatre, je vous demande un peu !), et dans la plus complète gratuité.
À cette occasion, je dois saluer l’étonnante fraîcheur du public en or qui assistait au spectacle, faisant éclater une joie bruyante là où nos Parisiens auraient à peine laissé percer une rumeur vague. Ca n’a pas aidé ces Australiens à se retenir !
Les Australiens jouaient à dix-neuf trente et sur la fin de leur prestation, une légère somnolence due au décalage horaire pas encore absorbé m’avait investi. Pourtant, n’écoutant que mon courage, je suis entré à vingt-et-une heures trente dans la salle d’à côté qui s’appelle salle ALFRED LALIBERTÉ, qui est polyvalente avec les spectateurs de trois côtés d’une aire de jeu rectangulaire, et là, une fois de plus, le miracle a joué, c’est-à-dire qu’au bout de trois minutes de « LE TEMPS EST AU NOIR » par le groupe québécois OMNIBUS, nonobstant le fait qu’avant-hier encore pour moi à la même heure il était trois heures trente du matin, je n’avais plus du tout envie de dormir. C’était drôle, très drôle, insolite, original, impeccablement assumé, la QUALITÉ, quoi ! Et d’abord parce qu’il y a un texte bourré d’humour, dû à un certain Robert Claing, que je situerais pour le style du côté de Michaux, de Queneau, voire de Ionesco.
D’un côté de la scène, il y a une table de régie, et quand ça commence, y prennent place le régisseur des lumières, une actrice et un acteur. Ceux-ci ont devant eux un texte qu’ils lisent comme à une dramatique de Radio. Et aussitôt, sur l’aire de jeu, commence une étonnante de danse en contrepoint par deux garçons et deux filles, en une série de séquences courtes ponctuées de noirs brefs. Puis-je parler de danse, de mime, de gestuelle ? C’est une forme étonnamment aboutie de jusqu’auboutisme. Chacune, chacun, dépasse la timidité théâtrale en la prolongeant, comme font les clowns. Les personnages sont de théâtre, simplement ils surjouent, mais comme ils restent pratiquement muets, la vocifération, qui va généralement de pair avec ce type d’entreprise et la rend insupportable, n’est pas de mise. Au contraire, cette vocifération exclusivement gestuelle, et qui jamais ne paraphrase le verbe, s’oppose à la modération du discours, provoquant un mélange détonnant d’une extrême complexité comique.
L’anecdote, si l’on peut dire, suit un fil ténu. Il y a un homme numéro un qui a envie « de baiser », et il y a un homme numéro deux qui n’est intéressé que par la bouffe. Un de ces hommes rêve d’être une femme, ou plutôt, ne voyez pas d’ambiguïté là-dedans, se demande comment c’est quand on est une femme. C’est écrit en petit chapitres et de loin en loin passe une femme que son mari a quittée, emmenant les enfants. Elle l’avait oublié, elle a fait des courses, elle se retrouve seule. Discours sur la solitude. Le mari vit avec une jeune femme. Leur combat sexuel est un grand moment de violence du spectacle. La scène pourrait être scabreuse et, en vérité, elle doit l’être. D’où vient qu’elle passe sans problème ? Sans doute parce qu’elle est assumée sans aucune pudeur, à fond, par des interprètes de grande classe.
« Je ne savais pas si c’était du théâtre », écrit l’auteur. « Je trouvais que ce n’était pas écrit comme il fallait… » En effet, ce n’est pas écrit comme du théâtre habituel, et sans le contrepoint gestuel qu’a dirigé Jean Asselin, ce ne serait, à lire, qu’une amusante nouvelle pour revue littéraire. Mais la « distance » créée entre le dit et le joué ouvre une voie très performante. Cette « distance » n’empêche pas les interférences, et il arrive que les diseurs interviennent parmi les danseurs comme il arrive que ceux-ci parlent. Tous sont de haut niveau. Dommage que le programme soit muet sur leurs noms. OMNIBUS valait le détour. Dommage aussi que ça soit aussi un tout petit peu trop long sur la fin. L’auteur veut à tout prix boucler ses trajectoires. Ce n’est pas très utile vu l’onirisme dans lequel il nous plonge. J’ai un peu décroché après la phrase (je cite de mémoire) : « et il se demandait où finissait la médiocrité ». Dans ce dernier quart d’heure, on rit moins, on s’est habitué au jeu, et le sublime accent québécois avec lequel est racontée la chose est entré dans les oreilles.
Coupé de quelques minutes, ce spectacle digne d’une grande carrière internationale, n’offrirait aucun prétexte à des critiques malveillants. J’allais oublier de mentionner le fait que les danseurs mimes sont appelés ici des « bougeurs ». C’est québécois en diable, mais ce n’est pas si mal, décrire des gens qui bougent pour signifier gestuellement le si souvent non-dit des fantasmes humains.
23.05.86 - Soirée bien moins intéressante, avec à se mettre sous la dent un pauvre mime tout seul, un brave petit mime de faubourgs canadiens dont le principal atout est de se faire appeler Omer Veilleux ! C’est vrai qu’hier on aurait presque oublié que ce festival « qui fait du bruit » est un festival de mime ! L’après-midi, il y a eu un colloque où on s’est demandé ce que c’est que le mime. Eh bien, Omer Veilleux fait du mime, pas très impeccablement, il faut le préciser, et ce n’est pas terrible.
24.05.86 - Soirée marathon avec trois spectacles dans la continuité. À dix-neuf heures trente, c’est AXIS MIME TROUPE qui vient de la Colombie Britannique. Il a été dit au colloque d’avant-hier que le mime (ou son cousin), avait besoin d’un rapport à l’objet pour s’exprimer. Rapport complice, ennemi, farceur, l’objet est ici le son. Deux hommes et une femme essaient de jouer un spectacle amateur (dixit le programme) mais ils ont des problèmes avec la musique, qui les agresse sans cesse, les assourdit, les poursuit, leur échappe ; ils rendent responsable de leurs difficultés l’ingénieur du son qui joue, sous la scène, avec une série sophistiquée d’instruments électroniques japonais, puis le sollicitent de les aider.
Linda Carson, James Keylon, Kin Selody et Joseph Seserko ont de l’abattage, mais le propos n’est pas suffisamment renouvelé en cours en cours de route et on a l’impression qu’ils font toujours la même chose. On rit. On ne s’ennuie pas. Mais ce n’est pas le grand niveau.
Par contre, la COMPAGNIA TEATRALE DI GIORGIO CORSETTI, qui arrive d’Italie, est tout à fait remarquable. Sauf que ce qu’elle fait me paraît beaucoup plus proche de la danse que du mime. Mais quelle danse ! Rien de classique, rien d’académique, un dynamisme formidable dans un mouvement perpétuel où chacune, chacun suit SA trajectoire avec un perpétuel nourrissement de la gestuelle, d’une rigueur acrobatique étonnante.
En fait, le groupe se situe au niveau du rock expérimental, et ce n’est pas une sotte définition, encore que la musique de Daniel Bacalov ait un petit côté Cicognini qui lui confère un style tout à fait péninsulaire. L’anecdote, c’est une maison découpée en trois tranches sur trois étages, auxquels les protagonistes accèdent par des escaliers périlleux. Mais que leur importent ces dangers mineurs : ils défient littéralement la pesanteur, et même il y en a un qui, accroché aux cintres à huit mètres de haut, marche la tête en bas du jardin à la cour. Les locataires de cette maison vont d’une pièce à l’autre. Chacune, chacun a son fantasme et tout, bien sûr, comme à la danse, n’est pas lisible. Mais on s’en fout tant on est emporté par ce rythme fort, jamais relâche, dans cet univers surréaliste explosif. Une heure d’un formidable coup de poing.
Après ça, à vingt-trois heures, le spectacle OFF du Groupe « Pool » ne fait pas le poids. Malheureusement pour lui car, en vérité, il n’est pas mal, dans le style des jeux du Living Théâtre pour stages.
25.05.86 - C’est dimanche. J’assiste à dix-neuf heures trente à un spectacle de LA COMPAGNIE DE L’ÉCRAN HUMAIN qui est invité au Festival du Jeune Théâtre de Liège, et qui à mon avis ne vaut pas la traversée de l’Atlantique. Paul Saint-Jean est en vérité un plasticien qui peinturlure les corps. Il projette des images sur un, ou des écrans, et devant ces écrans, il s’agite, tout nu, m’a-t-il semblé, avec deux danseuses et quelques autres comparses. Leurs corps captent bien entendu les images, ce qui crée, selon le promoteur, un effet de troisième dimension. Cela tient à moitié du cabaret branché, et à moitié du Musée Grévin. Nous sommes loin du mime !
26.05.86 - Effectivement, les acrobates chinois ont leur place dans un festival de mime en vertu des mimiques et mignardises qui font valoir les numéros. J’ai assisté à la présentation publicitaire du spectacle à douze heures dans un grand centre commercial de Montréal, et ça ne m’a pas donné envie d’aller à la soirée. On m’a dit qu’elle avait été complètement ratée et que les numéros n’avaient pas fonctionné.
« The Adaptators Movement Theatre » présente dans un lieu nommé SPECTRUM, une sorte de Cabaret du Moulin Rouge, un spectacle appelé AUTOBAHN, qui est extrêmement bruyant au niveau de la musique rock. Pourtant, cela commence avec Albinoni, et je pensais sous ces notes harmonieuses qu’elles aidaient beaucoup à faire valoir la gestuelle répétitive de la troupe, qui prétendra ensuite nous faire « voyager à travers le passé, le présent et l’avenir »… « dans une zone barbelée où s’esquisse une caricature sociale d’une acuité venimeuse, à laquelle le rire vous empêche de penser tout de suite. » Le problème, c’est que je n’ai pas ri… et que personne ne riait dans la salle. J’ai pourtant déjà dit à quel point ce public est prompt à la réaction.
J’ai donc assisté à un super show gestuel assez peu lisible, mais brillant. « Comme sur l’autoroute », dit le programme que je continue de citer, « des images défilent devant le public estomaqué, à toute vitesse ». En effet, ça va vite. On comprend que ça va finir quand la machine à fumée (très utilisée ici) se met à cracher.
27 et 28.05.86 - Les spectacles à l’honneur étant respectivement SÉANCE FRICTION de la Mie de Pain et LE BOUFFON DE LA REINE, de Polivka, je n’en parlerai pas.
Toutefois à vingt-trois heures le 28, j’ai vu un petit spectacle à mi-chemin du mime, de la danse, du gestuel, et même d’une certaine forme de théâtre ésotérique, joué par deux compagnons de Decroux, Corinne Soum (qui a un faux air d’Anne Delbée en moins laid) et Steven Wasson, intitulé la « Croisade ». Pourquoi ce titre ? Mystère. Il y a un ange, qui se transforme en bureaucrate, qui se mue en homme d’action politique. Et il y a une femme, qui a douze ans, quatorze ans, dix-huit ans, vingt-huit ans et trente-huit ans, et qui fantasme. Les trajectoires des deux protagonistes sont toujours complémentaires et une sonorisation essaie de nous donner le repère des séquences qu’ils vivent. La fille est en tout cas évidemment la meneuse du jeu. C’est de SON sort qu’il s’agit, le rôle du garçon étant de répondre (ou de « NON » répondre) à ses impulsions de solitaire se heurtant aux murs de la vie. Ce n’est pas toujours très lisible, mais c’est assumé avec une très grande virtuosité par deux artistes d’un parfait professionnalisme gymnastique.
29.05.86 - C’est Dimitri, le clown suisse, qui joue, au Théâtre Saint-Denis. Lieu trop grand. Le quart des mille huit cent places est occupé. Ce que fait l’artiste souffre un peu du rythme helvétique, mais, soyons juste, c’est très fort. Notamment, Dimitri est un musicien très remarquable, qui joue de nombreux instruments à vent avec une subtilité de virtuose. Il est aussi un peu acrobate, juste ce qu’il faut, mais impeccable. On a un peu l’impression qu’il a ajouté la clownerie à ces qualités pour les communiquer autrement. On passe en sa compagnie un moment de haut niveau.
30.05.86 - J’ai voulu profiter de mon séjour à Montréal pour faire un saut à Québec. Ca valait le détour. En vérité, il y a deux villes. La ville basse, où s’arrêtent les autocars, est américaine en diable dans le genre sordide. Mais la ville haute est rupine, avec des maisons de résidence à faire rêver. Elle est d’une propreté rutilante, avec un faux air de Baden-Baden, de Vevey, ou de la place du Tertre. Surtout, formant promontoire au-dessus de la dernière boucle du Saint-Laurent avant l’estuaire, elle jouit d’un site unique avec une vue magnifique pour clientèle très touristique, ce qui explique que paradoxalement l’anglais y ait plus cours qu’à Montréal. Ceci pour dire que la Quinzaine Théâtrale que dirige Alexandre Hansvater s’adresse à un public beaucoup plus huppé que celui du festival de mime dont je suis l’hôte.
J’y vois un spectacle dans une ancienne synagogue. C’est une pièce de l’auteur canadien René Daniel Dubois qui est écrite en « joual », c’est-à-dire en français (très) local. Le titre en anglais est : BEING AT HOME WITH CLAUDE. C’est l’histoire d’un interrogatoire de police. Un jeune pédé a tranché la gorge à son ami et l’inspecteur veut comprendre la raison de son acte. Au terme d’un interminable monologue, le jeune homme, par ailleurs prostitué, racontera comment c’est dans l’exaltation de la passion la plus vive qu’il a commis le meurtre. Le spectacle a connu douze semaines d’un immense succès à Montréal et je n’ai dû qu’à des protections spéciales d’être admis dans la salle. C’est de la tranche de bifsteack saignant qui vaut surtout par la prestation éblouissante de Lothaire Bluteau, acteur de grand talent que n’a pas abîmé un « vitézien mesguichiste » ! Je n’ai malheureusement pas compris le discours dans ses détails. Je le regrette car voilà une pièce… qui est une vraie pièce.
31.05.86 - Retour à Montréal pour la soirée de clôture du festival, consacrée à « la Paix ». Cela nous vaut en première partie quelques poèmes, saynètes et mimes (« festival qui fait du bruit » oblige) bien sentimentaux, mais naturellement, aucune analyse politique » du phénomène guerre. En deuxième partie, sans doute le sujet n’était-il pas assez vaste, notre MIE DE PAIN a joué son SÉANCE-FRICTION pour la grande joie des spectateurs des premiers rangs, mais la salle était trop grande et pas mal de ceux qui étaient au fond sont partis.
Après le spectacle, tous les participants se sont retrouvés dans une petite boîte pour une petite fête… qui s’est achevée vers trois heures du matin en ce qui me concerne.
01.06.86 - C’est pourquoi la soirée de mon arrivée à Toronto, après cinq heures de train, a été rude quand j’ai découvert que LA TRILOGIE DU DRAGON, à quoi j’étais convié à vingt heures trente, durerait trois heures un quart avec deux entractes. Et pire, quand je me suis aperçu, étant un hôte d’honneur nullement fondu dans une masse, qu’il me faudrait stoïquement assister à toute la représentation, dont le rythme me rappelait par moments le terrorisme d’un Claude Régy.
Pas inintéressante, pourtant, cette pièce trop longue de Robert Lepage jouée en trois langues, français, anglais et chinois, et montrant la trajectoire de deux gamines qu’on prend à Québec dans la première moitié du siècle, qu’on retrouve à Toronto entre 1935 et 1960 et à Vancouver de nos jours. À travers les vies de Françoise et de Jeanne, c’est un peu l’histoire du Canada que veut raconter l’auteur metteur en scène, et il le fait en évoquant des milieux très simples, un magasin de chaussures, un Chinois blanchisseur, une artiste japonaise qui, pour gagner sa vie, vend des parfums dans un aéroport. Il y a des joyaux dans le courant de la représentation, mais aussi beaucoup trop de longueurs, même si certaines semblent utiles pour installer l’atmosphère. Quand même, sur cette aire de jeu en gravier fin, entourée par une circulation en bois qui permet (heureusement) quelques mouvements virils (les deux fins d’actes I et II sont belles et dynamiques), où les spectateurs sont disposés de trois côtés, il y a trop de passages à vide. Et, même si les personnages reflètent, sans doute, quelque part, une réalité canadienne, je n’ai pas senti passer par leurs voix le message d’une nation.
02.06.86 - « Le voleur d’âmes » est le titre du spectacle de Giorgio Barberio Corsetti que je revois ici avec toujours autant de d’admiration pour la performance, mais toujours autant de doutes sur le contenu du discours tenu. En vérité, ce sont des suites d’images apparemment surgies du rêve d’un homme loin de toute réflexion logique. Pourtant, un tel titre n’est pas innocent, surtout quand on découvre que CE spectacle est le deuxième volet d’une trilogie dont le premier s’appelle « Cœurs déchirés » (« au pluriel », insiste mon informateur) et le troisième « Journal falsifié » !
Ce garçon de trente-cinq ans a écumé l’Europe des Petz, Woedtli, Mickery, LIFT, Grenade. Mais n’a jamais joué en France. Des Français (qui ?) ont vu ses spectacles à Polverigi et ne les ont pas aimés. Il est à surveiller.
03.06.86 - Boleslav Polivka encore, mais cette fois-ci, en anglais.
04.06.86 - Je participe à une table ronde en anglais. Le thème est : Festivals, problèmes et plaisirs. Je ne me débrouille pas mal, mais le soir, je regarde la TV dans ma chambre, me convaincant une fois de plus que si un réalisateur de notre première chaîne avait l’idée toute bête d’enregistrer ces programmes pendant une semaine et de les passer tels quels, sans aucun montage, sur nos antennes, tous les discours de nos Léotards et Cie sur les bienfaits de la privatisation seraient démystifiés.
05.06.86 - Pour la veille de mon retour en France, je m’offre un spectacle qui vaut le détour : les chutes du Niagara !
PARIS DE NOUVEAU
Commentaire a posteriori :
En un temps où il était de bon ton de mépriser la « droite » Stéphane Lisner, que j’avais connu modeste administrateur d’une jeune compagnie, a choisi de s’egouffrer dans le réseau Chiraquien de la ville de Paris et c’esten se servant de ce trempline qu’il a entamé une irrésistible ascension vers les plus hautes fonctions culturelles Européennes.Ses débuts en 1986 ont été brillants avec l’innovation d’un étonnant « PRINTEMPS DU THÉÂTRE » ouvert à d’étonnantes audaces.
07.06.86 - Le Royal de Luxe joue derrière le Louvre sa DEMI-FINALE DU WATERCLASH de nuit avec un « mur de lumière » pétant et pétaradant dangereusement. Spectacle irréel, violent, étrange, étonnant. La foule se presse. C’est un triomphe. Le Printemps du Théâtre à Paris a bien inauguré son cycle.
09.06.86 - Dans le cadre du Printemps du Théâtre, Chantal Morel, Groupe ALERTE de Grenoble, propose HOME de David Storey, adaptation de Marguerite Duras. Régy s’y était, paraît-il, frotté, en un spectacle qui semble, si j’en crois les échos, avoir été terroriste ! Nous sommes dans un asile… de vieux ?... de dérangés cérébraux ?... d’handicapés en tous cas. Trois hommes, deux femmes. Ils parlent. C’est assez drôle dans le genre sinistre. Ca se laisse voir. La production n’a pas dû coûter cher. Il n’y a qu’un rideau noir, une table et quatre chaises. (Petit Rond-Point)
12.06.86 - Toujours dans le Printemps du Théâtre, au Théâtre de la Bastille, la première mise en scène d’un jeune homme de vingt-cinq ans qui vient des univers de la BD et de la peinture. Il s’appelle Étienne Mériaux et j’aime bien son irrévérence envers le théâtre extrême-oriental, dont il chine gentiment la gestuelle et les rites à travers un mélodrame chinois du dix-neuvième siècle. LA TERRASSE DES DÉSESPOIRS de Tsin Pann Yang conte l’histoire d’une jeune femme mariée à un homme de guerre qui tombe amoureuse d’un poète, et se transperce le cœur avec une épingle à cheveux (en Chine, elles sont très longues), lorsqu’elle croit que son époux rentre à la maison. C’est fait avec beaucoup d’humour et c’est très remarquablement maîtrisé.
12.06.86 - Toujours à la Bastille, voici le singulier BRITANNICUS du Groupe BINÔME, monté par un garçon irrévérencieux mais fidèle nommé François Rancillac. Irrévérencieux, parce que l’entreprise grouille d’anachronismes, souvent gratuits et cependant qui ne dérangent pas. Une lampe rouge clignotante signale l’arrivée imminente d’un personnage. Une minuterie éclaire certaines scènes à temps compté. Le trône de Néron est à roulettes et pivotant. Les costumes, au demeurant riches et beaux, sont de tous les temps. Les vers sont dits avec une sincérité qui tranche avec le style pompeux, et pourtant ils sont clairs.
Néron a quatorze ans. C’est un adolescent et cet âge est la clef de l’entreprise, car à ce stade de la juvénilité on est farceur, violent. Le rapport à la mère devient éclatant, le jeune homme ayant pris conscience de son pouvoir d’Empereur. Agrippine, cependant, n’a pas encore compris qu’elle a perdu son emprise. Le soir du meurtre de Britannicus, c’est une vraie fête qui s’annonce, avec des servantes qui passent chargées des mets à préparer. Cette civilisation reste rustique et rustre. Le sexe n’est pas oublié et le rapport de Junie à Néron n’est pas sans trouble physique. En fait, la jeunesse des héros explique que leurs conflits ne soient pas sérieux. On peut se demander si Néron n’a pas assassiné son rival et demi-frère comme dans un jeu, où l’on sait que la mort, la partie finie, se relèvera. Et l’un dans l’autre, d’un éclat de rire à un autre, on suit le fil de l’intrigue au rasoir, éclairé différemment mais sans trahison, et on s’intéresse à cette histoire ainsi revivifiée, sans un instant d’ennui. Tout y est limpide, exact, juste, en tout cas justifié. C’est du travail intelligent, qui frise un peu le canular parfois mais sans outrance.
Au niveau de la distribution, outre Philippe Demarle qui cerne très précisément le personnage de Néron dans la ligne impartie, il faut rendre un hommage spécial à Olivier Achard, qui incarne le difficile personnage de Narcisse en dilettante oriental subtil, et à Sophie Guille des Buttes (joli nom !) qui réussit à rendre consistant celui d’Albine. Très remarquable aussi, la prestation de Johann Corbeau (qui n’est pas un jeune homme), en Burrhus vieil officier colonial pétri au levain de l’honneur militaire. Pierre Laplace en Britannicus et Danielle Chinsky en Agrippine m’ont semblé moins rares. Mais de toute manière ils sont professionnels et rien dans ce spectacle ne m’a paru mal assumé. On peut s’étonner que la Colette Godard qui, il y a quinze ans, s’extasiait devant le ZARTAN du Magic Circus, ait pu aujourd’hui reprocher à cette équipe de faire « jeune compagnie », accompagnant cette épithète de mépris. Sa « critique » la désigne comme une vieille. Ne prend-on jamais sa retraite, au MONDE ?
FESTIVAL d’AVIGNON 1986
Du 18 au 21 Juillet. Festival d’Avignon crû 1986. La ville « respire », disent les affiches de la municipalité. Il n’y a plus de punks. La fête culturelle n’est pas troublée. On n’a pas besoin d’avoir la main sur son porte-monnaie. Beaucoup d’« enculturés » occupent la Place de l’Horloge, baptisée par certains « la Place aux fauves ».
Pourtant, à la Civette, il n’y a que des petits poissons. Les gros, privilégiés, se rencontrent au Jardin du Festival entre onze heure et treize heure à l’occasion des conférences de presse que très peu écoutent attentivement. Les avis divergent : y a-t-il plus, moins, ou autant de monde que l’année dernière ? En tous cas, les lieux de représentations sont bourrés. LA TEMPETE d’Arias a dû faire des représentations supplémentaires, l’ÉLECTRE de Farid Paya à Villeneuve également et, nouveauté, plusieurs spectacles du OFF refusent du monde, il faut réserver, entre autres, ce qui ne peut que me réjouir, LE PAVILLON DES ENFANTS FOUS et GRANDIR !
Comme les autres années, l’opération qui consiste à ME montrer est réussie à part entière en deux heures de ma présence dans l’arène, et le 18 à dix-sept heure trente, après une sieste justifiée par mon lever parisien à cinq heure trente (du matin), je fais ma B.A. en allant revoir LA BARQUE de Gérard Gelas au Chêne Noir. Sauf que ce n’est plus Alain Mottet qui joue le rôle de l’employé de l’agence chargé de conduire harmonieusement Nicole Aubiat au trépas, mais Jean-Marc Avocat qui est moins distingué, plus loubard, que son prédécesseur, c’est exactement la même chose que ce que j’avais vu à Lyon l’année dernière, pas très satisfaisant, pas très original, assez pathétique quand on sait l’histoire avortée de Nicole et de Gérard, dont le divorce me paraît de façon éclatante avoir coïncidé à la mort du Chêne Noir. Car, à l’évidence, ce que nous montre le maître embourgeoisé de ces lieux devenus confortables n’a plus rien de commun avec ce que nous proposait le jeune révolté de LA PAILLASSE AUX SEINS NUS révélé par le LIVING THÉATRE de 1968.
Le soir, à vingt-et-une heure trente, je vois cette fameuse ÉLECTRE dont j’avais, sans en parler, visionné un filage il y a deux semaines au LIERRE THÉATRE et, incontestablement, c’est une réussite, avec des moments très forts quand les protagonistes, magnifiquement vêtus de costumes aux dominantes iraniennes plus que grecques, chantent, dans les langues imaginaires chères à Farid Paya, la tragédie célèbre en des plages superbes et parfaitement lisibles.
Yves Plunian, qui a réécrit le texte, a été saisi par un besoin d’expliciter le contexte et, incontestablement, son « œuvre » en langue française est le point faible de l’entreprise : il a inventé qu’à l’occasion de l’anniversaire de l’assassinat d’Agamemnon, retour de Troie vainqueur avec Cassandre dans ses bagages, Clytemnestre, dans un souci d’auto-justification, organisait une cérémonie au cours de laquelle, chaque année, on racontait, et même rejouait ce meurtre. Ainsi est resitué le comportement d’Électre quand on joue son épisode, une Électre qui m’a beaucoup fait penser à celle de Sartre dans LES MOUCHES. Ce texte manque à mon avis de poésie. Les actrices et les acteurs du Lierre n’y sont pas à l’aise. Ils n’y atteignent pas à la dimension tragique.
Mais on a presque envie de dire : qu’importe, tout est beau, prenant, satisfaisant l’ensemble du spectacle, avec des grandes idées, comme le fait de faire jouer Oreste par le même beau garçon ténébreux qu’Agamemnon, Vincent Audat, flanqué du même serviteur dévoué au point d’en être drôle, Jean-Yves Panafiel. Une fois encore, Farid Paya prouve qu’il ne manque pas d’humour, et surtout qu’il sait communiquer cette synthèse si rare entre le quotidien et la grandeur, du moins quand il navigue sur son terrain lyrique. La langue parlée ordinaire n’est pas son grand fort. Mais, une réussite, n’est-ce pas, c’est d’abord une impression d’ensemble, et il faut citer comme parties prenantes positives la belle musique de Marc Lauras, la sobre et ocre splendeur du mur et des éléments de décors et accessoires de Jean-Pierre Larroche. Avec cette ÉLECTRE, malgré la faiblesse ici dénoncée, Farid Paya fait un saut de carrière incontestable, et se situe parmi ceux que la grosse tête risquerait d’égarer au cas où il deviendrait immodeste ! Mais je le crois LUCIDE. N’oublions pas de signaler l’excellente prestation d’un gentil petit coq dont on tremble un moment qu’Egyste (Aloal ) ne le « sacrifie ». Mais le metteur en scène ne tombe pas dans ce piège et c’est une magnifique outre de vin qui est transpercée à la place du cou de l’oiseau. Le vin qui se répand en symbole de sang soulage le spectateur. N’empêche que celui-ci vient de vivre le grand moment des prémices de la mort, ce qui, ceci se passant au début de la représentation et aucun mot n’ayant encore été prononcé, l’a, d’entrée de jeu, hissé sur les sommets où se maintiendra, tous comptes faits, le spectacle.
Le 19, je consacre deux spectacles aux Avignonnais, et d’abord, à la création d’André Benedetto, FIN DE JOURNÉE. Il faut dire que la presse semble avoir beaucoup aimé l’autre spectacle du Théâtre des Carmes, que je ne verrai pas parce qu’il est à vingt et une heure trente, et qui s’appelle LE BAL DES RESCAPÉS, dont le sujet est pourtant bien amusant : c’est le bal de tous ceux qui auraient dû mourir si un événement imprévu n’avait pas au dernier moments contrarié leurs trajectoires, par exemple celle du type qui loupe l’avion qui va se casser la gueule.
FIN DE JOURNÉE, c’est autre chose : deux vieux acteurs à la retraite, un couple, se dorent au soleil, sur deux chaises longues. Et soudain l’homme s’avise du fait qu’il n’a, qu’ils n’ont jamais joué LE CID. S’ensuit un dialogue culturel des plus comiques, où se faufile par moments un reste de l’esprit subversif qui, à l’origine, avait signalé au public professionnel l’existence de ce jeune homme du crû qui montrait (au figuré) son cul aux Parisiens. Sa contestation est devenue gentille, mais elle n’est pas morte. L’itinéraire n’est pas celui de Gelas. Jacqueline Benedetto, moins laide dans ce rôle de vieillarde qu’elle le fut jadis dans des jeunettes, et Bertrand Hurault, incarnent avec sincérité et honnêteté les deux contemplateurs de leur passé. Le thème de la jeunesse qu’éprouvent d’eux-mêmes tant de « vieux », a joué son rôle dans le plaisir que j’ai pris à cette FIN DE JOURNÉE.
À vingt et une heure trente, j’aurais pu aller voir LA TEMPETE dans la Cour d’Honneur. Jacques Jolivet m’avait proposé une marche. Mais j’avais promis d’aller voir les PAYSAGES INTÉRIEURS de la Compagnie Alain Timar et, n’est-ce pas, il faut tenir ses promesses, surtout que ce type-là est un vrai pot de colle et que je ne m’en serais sûrement pas tiré en fuyant.
BECKETT 2, comme est sous-titré le spectacle, indique qu’il y a eu un BECKETT 1 auquel j’ai, bienheureusement, échappé. Celui-ci est composé de cinq piécettes, CETTE FOIS », qu’on voit dans un vestibule assis par terre, et où, tandis qu’une nana débite un discours d’une voix indistincte, une autre gravit à la vitesse Friloux-Gedanken un plan incliné au haut duquel elle se recroqueville longuement, et puis on a le droit de s’asseoir en gradins sur des fauteuils aimables pour contempler « OHIO IMPROMPTU », « FRAGMENTS DE THÉATRE 2 », « ACTE SANS PAROLE 1 » (que j’avais déjà vu ailleurs : c’est l’histoire d’un type qui n’arrive pas à attraper des objets qui descendent du cintre avec facéties) et enfin « BERCEUSE ».
Le tout est interprété par deux filles, Marcelle Basso et Michèle Laforest, qui obéissent avec beaucoup de rigueur à leur metteur en scène qui a, ce n’est pas douteux, le sens esthétique plastique développé, mais qui me laisse rêveur quand il écrit dans son programme que ce spectacle rend, à ses yeux, je cite : « une teinte extrêmement sensuelle, près de la chair et de la vie ». Il faut croire que l’idée que je me fais de la sensualité diffère de la sienne car, j’ai eu beau me battre les flancs, je n’ai pas vu dans la fille se balançant mollement en transparence, au demeurant visuellement belle, de « BERCEUSE », je cite à nouveau, « un hymne à l’amour charnel, précieux, sensible, un hymne à la sexualité dans ce qu’elle a de plus fort et qui rejoint la mort. » Je ne suis pas voyeur, mais j’avoue que je serais curieux de voir comment Timar vit ses propres étreintes amoureuses, tant m’ont semblées mineures ces saynètes qui, quand même, soyons justes, fonctionnent quelque part puisque je n’ai point somnolé, mais qui ne me semblent rien ajouter à l’œuvre d’un auteur qui, plus encore que d’autres, me semble avoir TOUT dit de ce qu’il avait à dire avec ses grandes œuvres qui resteront sans doute immortelles comme signifiantes d’un moment culturel de l’humanité blanche « développée ». Éditerait-on, jouerait-on, ces écrits sans importance, s’il n’y avait un relent commercial dans cet acharnement ?
Acharnement, c’est bien ce qui me mouvait dans ce séjour avignonnais, moins pénible que d’autres parce qu’un mistral bienfaisant insufflait sur la ville une fraîcheur insolite, puisqu’à vingt-quatre heure, au lieu d’aller me coucher, je suis encore allé voir un spectacle dans la cour de l’École Pigier, « QUATRE HOMMES À VENDRE », par le SCARFACE ENSEMBLE, que j’avais cessé de suivre depuis quelques temps.
C’est sur un texte de l’inévitable Élisabeth Marie, une fausse improvisation menée par quatre stéréotypes humains masculins, un « poète », un « employé » et deux autres dont j’ai oublié la spécificité, ce qui veut dire qu’ils ne m’ont pas marqué. En vérité, le plus intéressant, c’est l’employé, le salarié des trois autres, qui a, avec beaucoup de justesse, le comportement du type projeté dans un contexte étranger et qui essaie de s’y adapter, non sans mal, car il n’est pas de cette classe sociale et surtout intellectuelle à laquelle appartiennent les trois autres. Que font ces bougres, pendant quatre-vingt-dix minutes ? Ils causent à bâtons rompus, apparemment avec le public mais on sent bien que ce n’est pas vrai.
Finalement, les gaillards passent le temps et nous aussi, mais sans que cela marque.
Et le 20, c’est à treize heures que je commence la Marathon, et je ne le regrette pas, car LA PATIENCE, au Chien qui Fume, par un groupe qui s’appelle BEAUX QUARTIERS, est une très agréable prestation de cinquante minutes, conçue par Thierry Roisin et Christophe Ménager, avec Cyrille Bosc, qui joue le « conducteur », c’est-à-dire le peintre Balthus dirigeant de son pinceau-baguette François Marillier, compositeur interprète sur une batterie « préparée » de sons qui rythment la gestuelle de deux « modèles », Thierry Roisin, lui-même, « homme solo », et Anne-Marie Venel, « femme solo ». Les deux « modèles », prennent avec une remarquable exactitude, des poses balthusiennes, et disent, en contrepoint, de croustillants versets du Kamasoutra, notamment sur l’art de baiser. Ces composantes sont très habilement mélangées et il se dégage de l’ensemble une impression d’énergie dans la rigueur, d’autant plus parfaite que les sons tirés par Marillier de ses tambours sont d’une délicatesse inouïe, d’une étrangeté très suggestive et d’une efficacité remarquable. Anne-Laure Poulain, ex du Lierre, a collaboré à cette entreprise PARFAITE.
Il y a des engouements avignonnais. Cette année, René Praile, qui a ressuscité comme maître du « Off », m’a sommé d’aller voir LE LAVOIR, qui, non seulement refuse du monde, mais encore il faut réserver huit jours à l’avance pour espérer entrer. Soyons justes, la Théâtre de la Basoche n’offre à ses spectateurs qu’une centaine de places (redoutables pour les prostates fragiles), mais enfin le phénomène existe, c’est un triomphe.
Nous sommes le 2 août 1914, dans le lavoir du Quartier Saint-Leu à Amiens. La troupe est picarde. Elle tient à l’exactitude des données historiques. Apparemment en ce temps-là dans ce pays-là, le lavoir était une entreprise tenue par une tenancière qui fournissait le savon, le bleu et autres accessoires, et qui assignait à chaque femme une place autour du bassin. Elle y faisait la police, interdisant certains sujets de conversation comme la politique et la religion. Pour les douze femmes qui viennent ce matin-là avec leur paniers remplis de linge à laver, c’est un jour comme un autre qui commence, et c’est seulement à la toute fin du spectacle que la guerre fera son irruption dans la volière, arrêtant net les conversations animées des lavandières qui jusque-là s’étaient racontées dans des conversations de paix. Trop, beaucoup trop racontées d’ailleurs, car il y a quelque invraisemblance à ce que des nanas qui se voyaient tous les huit jours depuis des années, se mettent à raconter leurs vies comme elles le feraient pour des inconnues ! De plus, elle sont gravement des stéréotypes, ces filles. Il y a la fille légère qui donne des leçons de santé sexuelle aux prudes mariées une fois pour toutes. Il y a la « rouge » qui ramène tout à la lutte des classes, dans des propos si attendus qu’on rit beaucoup quand une des filles s’exclame que quand elle ouvre la bouche on n’a jamais de surprise. Il y a la gamine engrossée qui cachait ses rondeurs. Il y a la vierge encore pleine d’illusions qui rêve de Paris, d’Amérique, et d’une vie magnifique. Passons sur les autres. Germaine Delbat, qui a plus de quatre-vingts ans, est la patronne du lieu auquel elle inculque la savante sagesse des vieux qui ont des recettes « de bonnes femmes ». Toutes sont pauvres. C’est un monde où la maladie est un malheur car la médecine coûte cher, et où on ne mange pas souvent de la viande. Bref, dans ce lieu où l’on cause, les bonnes femmes se déballonnent en tranche de bifsteack saignant, au premier degré, d’une façon quasi-boulevardière. C’est une réalisation de Dominique Durvin et Hélène Prévost. C’est honnête, franc, sympathique.
Le même soir à vingt et une heure trente, me voici dans le « In » pour la dernière du spectacle dans lequel Jeanne Champagne s’est investie : LE MALHEUR INDIFFÉRENT et HISTOIRE D’ENFANT sont des textes de Peter Handke qui n’ont pas été écrits pour le théâtre. Le premier retrace la vie de la mère de l’auteur et son suicide. La second raconte l’histoire d’un père et de son enfant. Les textes sont dits avec beaucoup de présence par des acteurs rigoureux qui s’appellent Denise Bonal, Jean-Marc Bory, Jacques Gamblin et Lucien Rosengart. Ce sont des trajectoires de gens de tous les jours. Elles sont attachantes, s’écoutent.
Reste que ce principe du récit dit et non joué sur une scène donne au « tunnel » des lettres peut-être abusives de noblesse. On s’enfonce dans ce non spectacle ou on le rejette. Cournot l’a détesté. Moi, le discours m’a atteint.
Et puis le 22, j’ai été à Nîmes visiter le campement très Romano des Zingaro. Franchement, ils ne seraient pas de mes amis, je ne m’y aventurerais pas la nuit tombée tout seul !
Et j’ai fini mon séjour au festival en assistant à une représentation de LA REPASSEUSE de Guy Maclôma. Le propos est nettement plus lisible qu’il y a un an. Mais le défaut majeur reste que, sauf dans la dernière demi-heure où la marraine de guerre joue le désespoir après avoir appris la mort de SON marin fiancé, puis l’enfant confronté aux objets de l’adulte, le fait qu’il s’agisse d’un one-man-show éclate dans le besoin qu’éprouve l’artiste de faire quelque chose à chaque seconde, malheureusement trop souvent en sacrifiant à la gratuité. L’ensemble est insatisfaisant et ça n’est sûrement pas quand il se laissera aller à en faire plus que Guy arrangera son affaire, où l’on rit peu.
Ceci se passait à La Chartreuse, havre de calme auprès d’Avignon. J’y mange avec Tiry avant de me faire reconduire en ville… par Guy, qui ne me demande même pas si je suis content, tant lui l’est de soi-même. Dans ma chambrette, je fais le tri. La poubelle est pleine de documentations des spectacles que je n’ai pas vus !
22.05.86 - À relire ce carnet, vous allez avoir l’impression que je ne vais plus guère au spectacle que hors de Paris. Ce n’est effectivement pas si faux. Et voici que je me trouve… à Montréal, invité par le festival de mime du Québec, prié d’assister aux spectacles invités… et à d’autres, car il y a à côté du « in », un « off » et des spectacles de rue, dans la rue Saint-Denis, cœur du « Quartier latin » de la métropole canadienne. Par le temps à ne pas mettre le nez dehors qu’il fait, ces animations qui ressemblent à toutes les agitations à grand renfort d’instruments à vent de ce type, ont un côté tristounet, que renforce la quasi-absence du public frileusement enfermé dans ses intérieurs.
Après un cocktail d’ouverture à dix-sept heures trente, le premier spectacle montré dans la salle moderne et bien équipée, sise dans les locaux de l’U.Q.A.M., (Université du Québec à Montréal), et qui porte le nom savoureux de SALLE MARIE GÉRIN LAJOIE, est australien et n’a pas d’autre titre que celui de la troupe : Los trios Ringbarkus. Il paraît que cette réalisation de Nigel Triffitt, avec Stephen Kearney et Neill Gladwin, a obtenu le prix du festival off d’Edimbourg. De fait, il s’agit d’un voyage à travers des émergences de brouillards et selon un rythme qui semble hors du temps et de notre espace, ce que signifient les mouvements amortis, au ralenti, des deux personnages, et la voltige de leurs valises qui semblent flotter hors de toute pesanteur. En vérité, le thème pourrait se résumer en disant que, au cours de cette transhumance au cours de laquelle les hommes doivent s’encorder, une des valises passait son temps à voltiger, non sans être facétieuse, tandis que l’autre reste obstinément rivée au sol. À la fin, victoire, elle flottera à son tour. Le tout dans une atmosphère de catastrophe peut-être cosmique, que symbolise la destruction de la structure, vaisseau spatial peut-être qu’on voit au-dessus de ces êtres placides, étonnés de découvrir un univers, soit apocalyptique, soit au contraire renouvelé après l’Apocalypse.
L’ennui, c’est d’abord qu’avec des éclairages insuffisamment précis, on distingue beaucoup trop les silhouettes des comparses vêtus de noir qui manipulent les valises. La démystification, voulue sûrement dans le dernier quart du spectacle, vient trop tôt. Et puis surtout, les deux acteurs veulent à tout prix faire rire et ils le veulent tellement qu’ils font n’importe quoi, souvent avec vulgarité (se branler une fois, passe, on en a vu d’autres, mais quatre, je vous demande un peu !), et dans la plus complète gratuité.
À cette occasion, je dois saluer l’étonnante fraîcheur du public en or qui assistait au spectacle, faisant éclater une joie bruyante là où nos Parisiens auraient à peine laissé percer une rumeur vague. Ca n’a pas aidé ces Australiens à se retenir !
Les Australiens jouaient à dix-neuf trente et sur la fin de leur prestation, une légère somnolence due au décalage horaire pas encore absorbé m’avait investi. Pourtant, n’écoutant que mon courage, je suis entré à vingt-et-une heures trente dans la salle d’à côté qui s’appelle salle ALFRED LALIBERTÉ, qui est polyvalente avec les spectateurs de trois côtés d’une aire de jeu rectangulaire, et là, une fois de plus, le miracle a joué, c’est-à-dire qu’au bout de trois minutes de « LE TEMPS EST AU NOIR » par le groupe québécois OMNIBUS, nonobstant le fait qu’avant-hier encore pour moi à la même heure il était trois heures trente du matin, je n’avais plus du tout envie de dormir. C’était drôle, très drôle, insolite, original, impeccablement assumé, la QUALITÉ, quoi ! Et d’abord parce qu’il y a un texte bourré d’humour, dû à un certain Robert Claing, que je situerais pour le style du côté de Michaux, de Queneau, voire de Ionesco.
D’un côté de la scène, il y a une table de régie, et quand ça commence, y prennent place le régisseur des lumières, une actrice et un acteur. Ceux-ci ont devant eux un texte qu’ils lisent comme à une dramatique de Radio. Et aussitôt, sur l’aire de jeu, commence une étonnante de danse en contrepoint par deux garçons et deux filles, en une série de séquences courtes ponctuées de noirs brefs. Puis-je parler de danse, de mime, de gestuelle ? C’est une forme étonnamment aboutie de jusqu’auboutisme. Chacune, chacun, dépasse la timidité théâtrale en la prolongeant, comme font les clowns. Les personnages sont de théâtre, simplement ils surjouent, mais comme ils restent pratiquement muets, la vocifération, qui va généralement de pair avec ce type d’entreprise et la rend insupportable, n’est pas de mise. Au contraire, cette vocifération exclusivement gestuelle, et qui jamais ne paraphrase le verbe, s’oppose à la modération du discours, provoquant un mélange détonnant d’une extrême complexité comique.
L’anecdote, si l’on peut dire, suit un fil ténu. Il y a un homme numéro un qui a envie « de baiser », et il y a un homme numéro deux qui n’est intéressé que par la bouffe. Un de ces hommes rêve d’être une femme, ou plutôt, ne voyez pas d’ambiguïté là-dedans, se demande comment c’est quand on est une femme. C’est écrit en petit chapitres et de loin en loin passe une femme que son mari a quittée, emmenant les enfants. Elle l’avait oublié, elle a fait des courses, elle se retrouve seule. Discours sur la solitude. Le mari vit avec une jeune femme. Leur combat sexuel est un grand moment de violence du spectacle. La scène pourrait être scabreuse et, en vérité, elle doit l’être. D’où vient qu’elle passe sans problème ? Sans doute parce qu’elle est assumée sans aucune pudeur, à fond, par des interprètes de grande classe.
« Je ne savais pas si c’était du théâtre », écrit l’auteur. « Je trouvais que ce n’était pas écrit comme il fallait… » En effet, ce n’est pas écrit comme du théâtre habituel, et sans le contrepoint gestuel qu’a dirigé Jean Asselin, ce ne serait, à lire, qu’une amusante nouvelle pour revue littéraire. Mais la « distance » créée entre le dit et le joué ouvre une voie très performante. Cette « distance » n’empêche pas les interférences, et il arrive que les diseurs interviennent parmi les danseurs comme il arrive que ceux-ci parlent. Tous sont de haut niveau. Dommage que le programme soit muet sur leurs noms. OMNIBUS valait le détour. Dommage aussi que ça soit aussi un tout petit peu trop long sur la fin. L’auteur veut à tout prix boucler ses trajectoires. Ce n’est pas très utile vu l’onirisme dans lequel il nous plonge. J’ai un peu décroché après la phrase (je cite de mémoire) : « et il se demandait où finissait la médiocrité ». Dans ce dernier quart d’heure, on rit moins, on s’est habitué au jeu, et le sublime accent québécois avec lequel est racontée la chose est entré dans les oreilles.
Coupé de quelques minutes, ce spectacle digne d’une grande carrière internationale, n’offrirait aucun prétexte à des critiques malveillants. J’allais oublier de mentionner le fait que les danseurs mimes sont appelés ici des « bougeurs ». C’est québécois en diable, mais ce n’est pas si mal, décrire des gens qui bougent pour signifier gestuellement le si souvent non-dit des fantasmes humains.
23.05.86 - Soirée bien moins intéressante, avec à se mettre sous la dent un pauvre mime tout seul, un brave petit mime de faubourgs canadiens dont le principal atout est de se faire appeler Omer Veilleux ! C’est vrai qu’hier on aurait presque oublié que ce festival « qui fait du bruit » est un festival de mime ! L’après-midi, il y a eu un colloque où on s’est demandé ce que c’est que le mime. Eh bien, Omer Veilleux fait du mime, pas très impeccablement, il faut le préciser, et ce n’est pas terrible.
24.05.86 - Soirée marathon avec trois spectacles dans la continuité. À dix-neuf heures trente, c’est AXIS MIME TROUPE qui vient de la Colombie Britannique. Il a été dit au colloque d’avant-hier que le mime (ou son cousin), avait besoin d’un rapport à l’objet pour s’exprimer. Rapport complice, ennemi, farceur, l’objet est ici le son. Deux hommes et une femme essaient de jouer un spectacle amateur (dixit le programme) mais ils ont des problèmes avec la musique, qui les agresse sans cesse, les assourdit, les poursuit, leur échappe ; ils rendent responsable de leurs difficultés l’ingénieur du son qui joue, sous la scène, avec une série sophistiquée d’instruments électroniques japonais, puis le sollicitent de les aider.
Linda Carson, James Keylon, Kin Selody et Joseph Seserko ont de l’abattage, mais le propos n’est pas suffisamment renouvelé en cours en cours de route et on a l’impression qu’ils font toujours la même chose. On rit. On ne s’ennuie pas. Mais ce n’est pas le grand niveau.
Par contre, la COMPAGNIA TEATRALE DI GIORGIO CORSETTI, qui arrive d’Italie, est tout à fait remarquable. Sauf que ce qu’elle fait me paraît beaucoup plus proche de la danse que du mime. Mais quelle danse ! Rien de classique, rien d’académique, un dynamisme formidable dans un mouvement perpétuel où chacune, chacun suit SA trajectoire avec un perpétuel nourrissement de la gestuelle, d’une rigueur acrobatique étonnante.
En fait, le groupe se situe au niveau du rock expérimental, et ce n’est pas une sotte définition, encore que la musique de Daniel Bacalov ait un petit côté Cicognini qui lui confère un style tout à fait péninsulaire. L’anecdote, c’est une maison découpée en trois tranches sur trois étages, auxquels les protagonistes accèdent par des escaliers périlleux. Mais que leur importent ces dangers mineurs : ils défient littéralement la pesanteur, et même il y en a un qui, accroché aux cintres à huit mètres de haut, marche la tête en bas du jardin à la cour. Les locataires de cette maison vont d’une pièce à l’autre. Chacune, chacun a son fantasme et tout, bien sûr, comme à la danse, n’est pas lisible. Mais on s’en fout tant on est emporté par ce rythme fort, jamais relâche, dans cet univers surréaliste explosif. Une heure d’un formidable coup de poing.
Après ça, à vingt-trois heures, le spectacle OFF du Groupe « Pool » ne fait pas le poids. Malheureusement pour lui car, en vérité, il n’est pas mal, dans le style des jeux du Living Théâtre pour stages.
25.05.86 - C’est dimanche. J’assiste à dix-neuf heures trente à un spectacle de LA COMPAGNIE DE L’ÉCRAN HUMAIN qui est invité au Festival du Jeune Théâtre de Liège, et qui à mon avis ne vaut pas la traversée de l’Atlantique. Paul Saint-Jean est en vérité un plasticien qui peinturlure les corps. Il projette des images sur un, ou des écrans, et devant ces écrans, il s’agite, tout nu, m’a-t-il semblé, avec deux danseuses et quelques autres comparses. Leurs corps captent bien entendu les images, ce qui crée, selon le promoteur, un effet de troisième dimension. Cela tient à moitié du cabaret branché, et à moitié du Musée Grévin. Nous sommes loin du mime !
26.05.86 - Effectivement, les acrobates chinois ont leur place dans un festival de mime en vertu des mimiques et mignardises qui font valoir les numéros. J’ai assisté à la présentation publicitaire du spectacle à douze heures dans un grand centre commercial de Montréal, et ça ne m’a pas donné envie d’aller à la soirée. On m’a dit qu’elle avait été complètement ratée et que les numéros n’avaient pas fonctionné.
« The Adaptators Movement Theatre » présente dans un lieu nommé SPECTRUM, une sorte de Cabaret du Moulin Rouge, un spectacle appelé AUTOBAHN, qui est extrêmement bruyant au niveau de la musique rock. Pourtant, cela commence avec Albinoni, et je pensais sous ces notes harmonieuses qu’elles aidaient beaucoup à faire valoir la gestuelle répétitive de la troupe, qui prétendra ensuite nous faire « voyager à travers le passé, le présent et l’avenir »… « dans une zone barbelée où s’esquisse une caricature sociale d’une acuité venimeuse, à laquelle le rire vous empêche de penser tout de suite. » Le problème, c’est que je n’ai pas ri… et que personne ne riait dans la salle. J’ai pourtant déjà dit à quel point ce public est prompt à la réaction.
J’ai donc assisté à un super show gestuel assez peu lisible, mais brillant. « Comme sur l’autoroute », dit le programme que je continue de citer, « des images défilent devant le public estomaqué, à toute vitesse ». En effet, ça va vite. On comprend que ça va finir quand la machine à fumée (très utilisée ici) se met à cracher.
27 et 28.05.86 - Les spectacles à l’honneur étant respectivement SÉANCE FRICTION de la Mie de Pain et LE BOUFFON DE LA REINE, de Polivka, je n’en parlerai pas.
Toutefois à vingt-trois heures le 28, j’ai vu un petit spectacle à mi-chemin du mime, de la danse, du gestuel, et même d’une certaine forme de théâtre ésotérique, joué par deux compagnons de Decroux, Corinne Soum (qui a un faux air d’Anne Delbée en moins laid) et Steven Wasson, intitulé la « Croisade ». Pourquoi ce titre ? Mystère. Il y a un ange, qui se transforme en bureaucrate, qui se mue en homme d’action politique. Et il y a une femme, qui a douze ans, quatorze ans, dix-huit ans, vingt-huit ans et trente-huit ans, et qui fantasme. Les trajectoires des deux protagonistes sont toujours complémentaires et une sonorisation essaie de nous donner le repère des séquences qu’ils vivent. La fille est en tout cas évidemment la meneuse du jeu. C’est de SON sort qu’il s’agit, le rôle du garçon étant de répondre (ou de « NON » répondre) à ses impulsions de solitaire se heurtant aux murs de la vie. Ce n’est pas toujours très lisible, mais c’est assumé avec une très grande virtuosité par deux artistes d’un parfait professionnalisme gymnastique.
29.05.86 - C’est Dimitri, le clown suisse, qui joue, au Théâtre Saint-Denis. Lieu trop grand. Le quart des mille huit cent places est occupé. Ce que fait l’artiste souffre un peu du rythme helvétique, mais, soyons juste, c’est très fort. Notamment, Dimitri est un musicien très remarquable, qui joue de nombreux instruments à vent avec une subtilité de virtuose. Il est aussi un peu acrobate, juste ce qu’il faut, mais impeccable. On a un peu l’impression qu’il a ajouté la clownerie à ces qualités pour les communiquer autrement. On passe en sa compagnie un moment de haut niveau.
30.05.86 - J’ai voulu profiter de mon séjour à Montréal pour faire un saut à Québec. Ca valait le détour. En vérité, il y a deux villes. La ville basse, où s’arrêtent les autocars, est américaine en diable dans le genre sordide. Mais la ville haute est rupine, avec des maisons de résidence à faire rêver. Elle est d’une propreté rutilante, avec un faux air de Baden-Baden, de Vevey, ou de la place du Tertre. Surtout, formant promontoire au-dessus de la dernière boucle du Saint-Laurent avant l’estuaire, elle jouit d’un site unique avec une vue magnifique pour clientèle très touristique, ce qui explique que paradoxalement l’anglais y ait plus cours qu’à Montréal. Ceci pour dire que la Quinzaine Théâtrale que dirige Alexandre Hansvater s’adresse à un public beaucoup plus huppé que celui du festival de mime dont je suis l’hôte.
J’y vois un spectacle dans une ancienne synagogue. C’est une pièce de l’auteur canadien René Daniel Dubois qui est écrite en « joual », c’est-à-dire en français (très) local. Le titre en anglais est : BEING AT HOME WITH CLAUDE. C’est l’histoire d’un interrogatoire de police. Un jeune pédé a tranché la gorge à son ami et l’inspecteur veut comprendre la raison de son acte. Au terme d’un interminable monologue, le jeune homme, par ailleurs prostitué, racontera comment c’est dans l’exaltation de la passion la plus vive qu’il a commis le meurtre. Le spectacle a connu douze semaines d’un immense succès à Montréal et je n’ai dû qu’à des protections spéciales d’être admis dans la salle. C’est de la tranche de bifsteack saignant qui vaut surtout par la prestation éblouissante de Lothaire Bluteau, acteur de grand talent que n’a pas abîmé un « vitézien mesguichiste » ! Je n’ai malheureusement pas compris le discours dans ses détails. Je le regrette car voilà une pièce… qui est une vraie pièce.
31.05.86 - Retour à Montréal pour la soirée de clôture du festival, consacrée à « la Paix ». Cela nous vaut en première partie quelques poèmes, saynètes et mimes (« festival qui fait du bruit » oblige) bien sentimentaux, mais naturellement, aucune analyse politique » du phénomène guerre. En deuxième partie, sans doute le sujet n’était-il pas assez vaste, notre MIE DE PAIN a joué son SÉANCE-FRICTION pour la grande joie des spectateurs des premiers rangs, mais la salle était trop grande et pas mal de ceux qui étaient au fond sont partis.
Après le spectacle, tous les participants se sont retrouvés dans une petite boîte pour une petite fête… qui s’est achevée vers trois heures du matin en ce qui me concerne.
01.06.86 - C’est pourquoi la soirée de mon arrivée à Toronto, après cinq heures de train, a été rude quand j’ai découvert que LA TRILOGIE DU DRAGON, à quoi j’étais convié à vingt heures trente, durerait trois heures un quart avec deux entractes. Et pire, quand je me suis aperçu, étant un hôte d’honneur nullement fondu dans une masse, qu’il me faudrait stoïquement assister à toute la représentation, dont le rythme me rappelait par moments le terrorisme d’un Claude Régy.
Pas inintéressante, pourtant, cette pièce trop longue de Robert Lepage jouée en trois langues, français, anglais et chinois, et montrant la trajectoire de deux gamines qu’on prend à Québec dans la première moitié du siècle, qu’on retrouve à Toronto entre 1935 et 1960 et à Vancouver de nos jours. À travers les vies de Françoise et de Jeanne, c’est un peu l’histoire du Canada que veut raconter l’auteur metteur en scène, et il le fait en évoquant des milieux très simples, un magasin de chaussures, un Chinois blanchisseur, une artiste japonaise qui, pour gagner sa vie, vend des parfums dans un aéroport. Il y a des joyaux dans le courant de la représentation, mais aussi beaucoup trop de longueurs, même si certaines semblent utiles pour installer l’atmosphère. Quand même, sur cette aire de jeu en gravier fin, entourée par une circulation en bois qui permet (heureusement) quelques mouvements virils (les deux fins d’actes I et II sont belles et dynamiques), où les spectateurs sont disposés de trois côtés, il y a trop de passages à vide. Et, même si les personnages reflètent, sans doute, quelque part, une réalité canadienne, je n’ai pas senti passer par leurs voix le message d’une nation.
02.06.86 - « Le voleur d’âmes » est le titre du spectacle de Giorgio Barberio Corsetti que je revois ici avec toujours autant de d’admiration pour la performance, mais toujours autant de doutes sur le contenu du discours tenu. En vérité, ce sont des suites d’images apparemment surgies du rêve d’un homme loin de toute réflexion logique. Pourtant, un tel titre n’est pas innocent, surtout quand on découvre que CE spectacle est le deuxième volet d’une trilogie dont le premier s’appelle « Cœurs déchirés » (« au pluriel », insiste mon informateur) et le troisième « Journal falsifié » !
Ce garçon de trente-cinq ans a écumé l’Europe des Petz, Woedtli, Mickery, LIFT, Grenade. Mais n’a jamais joué en France. Des Français (qui ?) ont vu ses spectacles à Polverigi et ne les ont pas aimés. Il est à surveiller.
03.06.86 - Boleslav Polivka encore, mais cette fois-ci, en anglais.
04.06.86 - Je participe à une table ronde en anglais. Le thème est : Festivals, problèmes et plaisirs. Je ne me débrouille pas mal, mais le soir, je regarde la TV dans ma chambre, me convaincant une fois de plus que si un réalisateur de notre première chaîne avait l’idée toute bête d’enregistrer ces programmes pendant une semaine et de les passer tels quels, sans aucun montage, sur nos antennes, tous les discours de nos Léotards et Cie sur les bienfaits de la privatisation seraient démystifiés.
05.06.86 - Pour la veille de mon retour en France, je m’offre un spectacle qui vaut le détour : les chutes du Niagara !
PARIS DE NOUVEAU
Commentaire a posteriori :
En un temps où il était de bon ton de mépriser la « droite » Stéphane Lisner, que j’avais connu modeste administrateur d’une jeune compagnie, a choisi de s’egouffrer dans le réseau Chiraquien de la ville de Paris et c’esten se servant de ce trempline qu’il a entamé une irrésistible ascension vers les plus hautes fonctions culturelles Européennes.Ses débuts en 1986 ont été brillants avec l’innovation d’un étonnant « PRINTEMPS DU THÉÂTRE » ouvert à d’étonnantes audaces.
07.06.86 - Le Royal de Luxe joue derrière le Louvre sa DEMI-FINALE DU WATERCLASH de nuit avec un « mur de lumière » pétant et pétaradant dangereusement. Spectacle irréel, violent, étrange, étonnant. La foule se presse. C’est un triomphe. Le Printemps du Théâtre à Paris a bien inauguré son cycle.
09.06.86 - Dans le cadre du Printemps du Théâtre, Chantal Morel, Groupe ALERTE de Grenoble, propose HOME de David Storey, adaptation de Marguerite Duras. Régy s’y était, paraît-il, frotté, en un spectacle qui semble, si j’en crois les échos, avoir été terroriste ! Nous sommes dans un asile… de vieux ?... de dérangés cérébraux ?... d’handicapés en tous cas. Trois hommes, deux femmes. Ils parlent. C’est assez drôle dans le genre sinistre. Ca se laisse voir. La production n’a pas dû coûter cher. Il n’y a qu’un rideau noir, une table et quatre chaises. (Petit Rond-Point)
12.06.86 - Toujours dans le Printemps du Théâtre, au Théâtre de la Bastille, la première mise en scène d’un jeune homme de vingt-cinq ans qui vient des univers de la BD et de la peinture. Il s’appelle Étienne Mériaux et j’aime bien son irrévérence envers le théâtre extrême-oriental, dont il chine gentiment la gestuelle et les rites à travers un mélodrame chinois du dix-neuvième siècle. LA TERRASSE DES DÉSESPOIRS de Tsin Pann Yang conte l’histoire d’une jeune femme mariée à un homme de guerre qui tombe amoureuse d’un poète, et se transperce le cœur avec une épingle à cheveux (en Chine, elles sont très longues), lorsqu’elle croit que son époux rentre à la maison. C’est fait avec beaucoup d’humour et c’est très remarquablement maîtrisé.
12.06.86 - Toujours à la Bastille, voici le singulier BRITANNICUS du Groupe BINÔME, monté par un garçon irrévérencieux mais fidèle nommé François Rancillac. Irrévérencieux, parce que l’entreprise grouille d’anachronismes, souvent gratuits et cependant qui ne dérangent pas. Une lampe rouge clignotante signale l’arrivée imminente d’un personnage. Une minuterie éclaire certaines scènes à temps compté. Le trône de Néron est à roulettes et pivotant. Les costumes, au demeurant riches et beaux, sont de tous les temps. Les vers sont dits avec une sincérité qui tranche avec le style pompeux, et pourtant ils sont clairs.
Néron a quatorze ans. C’est un adolescent et cet âge est la clef de l’entreprise, car à ce stade de la juvénilité on est farceur, violent. Le rapport à la mère devient éclatant, le jeune homme ayant pris conscience de son pouvoir d’Empereur. Agrippine, cependant, n’a pas encore compris qu’elle a perdu son emprise. Le soir du meurtre de Britannicus, c’est une vraie fête qui s’annonce, avec des servantes qui passent chargées des mets à préparer. Cette civilisation reste rustique et rustre. Le sexe n’est pas oublié et le rapport de Junie à Néron n’est pas sans trouble physique. En fait, la jeunesse des héros explique que leurs conflits ne soient pas sérieux. On peut se demander si Néron n’a pas assassiné son rival et demi-frère comme dans un jeu, où l’on sait que la mort, la partie finie, se relèvera. Et l’un dans l’autre, d’un éclat de rire à un autre, on suit le fil de l’intrigue au rasoir, éclairé différemment mais sans trahison, et on s’intéresse à cette histoire ainsi revivifiée, sans un instant d’ennui. Tout y est limpide, exact, juste, en tout cas justifié. C’est du travail intelligent, qui frise un peu le canular parfois mais sans outrance.
Au niveau de la distribution, outre Philippe Demarle qui cerne très précisément le personnage de Néron dans la ligne impartie, il faut rendre un hommage spécial à Olivier Achard, qui incarne le difficile personnage de Narcisse en dilettante oriental subtil, et à Sophie Guille des Buttes (joli nom !) qui réussit à rendre consistant celui d’Albine. Très remarquable aussi, la prestation de Johann Corbeau (qui n’est pas un jeune homme), en Burrhus vieil officier colonial pétri au levain de l’honneur militaire. Pierre Laplace en Britannicus et Danielle Chinsky en Agrippine m’ont semblé moins rares. Mais de toute manière ils sont professionnels et rien dans ce spectacle ne m’a paru mal assumé. On peut s’étonner que la Colette Godard qui, il y a quinze ans, s’extasiait devant le ZARTAN du Magic Circus, ait pu aujourd’hui reprocher à cette équipe de faire « jeune compagnie », accompagnant cette épithète de mépris. Sa « critique » la désigne comme une vieille. Ne prend-on jamais sa retraite, au MONDE ?
FESTIVAL d’AVIGNON 1986
Du 18 au 21 Juillet. Festival d’Avignon crû 1986. La ville « respire », disent les affiches de la municipalité. Il n’y a plus de punks. La fête culturelle n’est pas troublée. On n’a pas besoin d’avoir la main sur son porte-monnaie. Beaucoup d’« enculturés » occupent la Place de l’Horloge, baptisée par certains « la Place aux fauves ».
Pourtant, à la Civette, il n’y a que des petits poissons. Les gros, privilégiés, se rencontrent au Jardin du Festival entre onze heure et treize heure à l’occasion des conférences de presse que très peu écoutent attentivement. Les avis divergent : y a-t-il plus, moins, ou autant de monde que l’année dernière ? En tous cas, les lieux de représentations sont bourrés. LA TEMPETE d’Arias a dû faire des représentations supplémentaires, l’ÉLECTRE de Farid Paya à Villeneuve également et, nouveauté, plusieurs spectacles du OFF refusent du monde, il faut réserver, entre autres, ce qui ne peut que me réjouir, LE PAVILLON DES ENFANTS FOUS et GRANDIR !
Comme les autres années, l’opération qui consiste à ME montrer est réussie à part entière en deux heures de ma présence dans l’arène, et le 18 à dix-sept heure trente, après une sieste justifiée par mon lever parisien à cinq heure trente (du matin), je fais ma B.A. en allant revoir LA BARQUE de Gérard Gelas au Chêne Noir. Sauf que ce n’est plus Alain Mottet qui joue le rôle de l’employé de l’agence chargé de conduire harmonieusement Nicole Aubiat au trépas, mais Jean-Marc Avocat qui est moins distingué, plus loubard, que son prédécesseur, c’est exactement la même chose que ce que j’avais vu à Lyon l’année dernière, pas très satisfaisant, pas très original, assez pathétique quand on sait l’histoire avortée de Nicole et de Gérard, dont le divorce me paraît de façon éclatante avoir coïncidé à la mort du Chêne Noir. Car, à l’évidence, ce que nous montre le maître embourgeoisé de ces lieux devenus confortables n’a plus rien de commun avec ce que nous proposait le jeune révolté de LA PAILLASSE AUX SEINS NUS révélé par le LIVING THÉATRE de 1968.
Le soir, à vingt-et-une heure trente, je vois cette fameuse ÉLECTRE dont j’avais, sans en parler, visionné un filage il y a deux semaines au LIERRE THÉATRE et, incontestablement, c’est une réussite, avec des moments très forts quand les protagonistes, magnifiquement vêtus de costumes aux dominantes iraniennes plus que grecques, chantent, dans les langues imaginaires chères à Farid Paya, la tragédie célèbre en des plages superbes et parfaitement lisibles.
Yves Plunian, qui a réécrit le texte, a été saisi par un besoin d’expliciter le contexte et, incontestablement, son « œuvre » en langue française est le point faible de l’entreprise : il a inventé qu’à l’occasion de l’anniversaire de l’assassinat d’Agamemnon, retour de Troie vainqueur avec Cassandre dans ses bagages, Clytemnestre, dans un souci d’auto-justification, organisait une cérémonie au cours de laquelle, chaque année, on racontait, et même rejouait ce meurtre. Ainsi est resitué le comportement d’Électre quand on joue son épisode, une Électre qui m’a beaucoup fait penser à celle de Sartre dans LES MOUCHES. Ce texte manque à mon avis de poésie. Les actrices et les acteurs du Lierre n’y sont pas à l’aise. Ils n’y atteignent pas à la dimension tragique.
Mais on a presque envie de dire : qu’importe, tout est beau, prenant, satisfaisant l’ensemble du spectacle, avec des grandes idées, comme le fait de faire jouer Oreste par le même beau garçon ténébreux qu’Agamemnon, Vincent Audat, flanqué du même serviteur dévoué au point d’en être drôle, Jean-Yves Panafiel. Une fois encore, Farid Paya prouve qu’il ne manque pas d’humour, et surtout qu’il sait communiquer cette synthèse si rare entre le quotidien et la grandeur, du moins quand il navigue sur son terrain lyrique. La langue parlée ordinaire n’est pas son grand fort. Mais, une réussite, n’est-ce pas, c’est d’abord une impression d’ensemble, et il faut citer comme parties prenantes positives la belle musique de Marc Lauras, la sobre et ocre splendeur du mur et des éléments de décors et accessoires de Jean-Pierre Larroche. Avec cette ÉLECTRE, malgré la faiblesse ici dénoncée, Farid Paya fait un saut de carrière incontestable, et se situe parmi ceux que la grosse tête risquerait d’égarer au cas où il deviendrait immodeste ! Mais je le crois LUCIDE. N’oublions pas de signaler l’excellente prestation d’un gentil petit coq dont on tremble un moment qu’Egyste (Aloal ) ne le « sacrifie ». Mais le metteur en scène ne tombe pas dans ce piège et c’est une magnifique outre de vin qui est transpercée à la place du cou de l’oiseau. Le vin qui se répand en symbole de sang soulage le spectateur. N’empêche que celui-ci vient de vivre le grand moment des prémices de la mort, ce qui, ceci se passant au début de la représentation et aucun mot n’ayant encore été prononcé, l’a, d’entrée de jeu, hissé sur les sommets où se maintiendra, tous comptes faits, le spectacle.
Le 19, je consacre deux spectacles aux Avignonnais, et d’abord, à la création d’André Benedetto, FIN DE JOURNÉE. Il faut dire que la presse semble avoir beaucoup aimé l’autre spectacle du Théâtre des Carmes, que je ne verrai pas parce qu’il est à vingt et une heure trente, et qui s’appelle LE BAL DES RESCAPÉS, dont le sujet est pourtant bien amusant : c’est le bal de tous ceux qui auraient dû mourir si un événement imprévu n’avait pas au dernier moments contrarié leurs trajectoires, par exemple celle du type qui loupe l’avion qui va se casser la gueule.
FIN DE JOURNÉE, c’est autre chose : deux vieux acteurs à la retraite, un couple, se dorent au soleil, sur deux chaises longues. Et soudain l’homme s’avise du fait qu’il n’a, qu’ils n’ont jamais joué LE CID. S’ensuit un dialogue culturel des plus comiques, où se faufile par moments un reste de l’esprit subversif qui, à l’origine, avait signalé au public professionnel l’existence de ce jeune homme du crû qui montrait (au figuré) son cul aux Parisiens. Sa contestation est devenue gentille, mais elle n’est pas morte. L’itinéraire n’est pas celui de Gelas. Jacqueline Benedetto, moins laide dans ce rôle de vieillarde qu’elle le fut jadis dans des jeunettes, et Bertrand Hurault, incarnent avec sincérité et honnêteté les deux contemplateurs de leur passé. Le thème de la jeunesse qu’éprouvent d’eux-mêmes tant de « vieux », a joué son rôle dans le plaisir que j’ai pris à cette FIN DE JOURNÉE.
À vingt et une heure trente, j’aurais pu aller voir LA TEMPETE dans la Cour d’Honneur. Jacques Jolivet m’avait proposé une marche. Mais j’avais promis d’aller voir les PAYSAGES INTÉRIEURS de la Compagnie Alain Timar et, n’est-ce pas, il faut tenir ses promesses, surtout que ce type-là est un vrai pot de colle et que je ne m’en serais sûrement pas tiré en fuyant.
BECKETT 2, comme est sous-titré le spectacle, indique qu’il y a eu un BECKETT 1 auquel j’ai, bienheureusement, échappé. Celui-ci est composé de cinq piécettes, CETTE FOIS », qu’on voit dans un vestibule assis par terre, et où, tandis qu’une nana débite un discours d’une voix indistincte, une autre gravit à la vitesse Friloux-Gedanken un plan incliné au haut duquel elle se recroqueville longuement, et puis on a le droit de s’asseoir en gradins sur des fauteuils aimables pour contempler « OHIO IMPROMPTU », « FRAGMENTS DE THÉATRE 2 », « ACTE SANS PAROLE 1 » (que j’avais déjà vu ailleurs : c’est l’histoire d’un type qui n’arrive pas à attraper des objets qui descendent du cintre avec facéties) et enfin « BERCEUSE ».
Le tout est interprété par deux filles, Marcelle Basso et Michèle Laforest, qui obéissent avec beaucoup de rigueur à leur metteur en scène qui a, ce n’est pas douteux, le sens esthétique plastique développé, mais qui me laisse rêveur quand il écrit dans son programme que ce spectacle rend, à ses yeux, je cite : « une teinte extrêmement sensuelle, près de la chair et de la vie ». Il faut croire que l’idée que je me fais de la sensualité diffère de la sienne car, j’ai eu beau me battre les flancs, je n’ai pas vu dans la fille se balançant mollement en transparence, au demeurant visuellement belle, de « BERCEUSE », je cite à nouveau, « un hymne à l’amour charnel, précieux, sensible, un hymne à la sexualité dans ce qu’elle a de plus fort et qui rejoint la mort. » Je ne suis pas voyeur, mais j’avoue que je serais curieux de voir comment Timar vit ses propres étreintes amoureuses, tant m’ont semblées mineures ces saynètes qui, quand même, soyons justes, fonctionnent quelque part puisque je n’ai point somnolé, mais qui ne me semblent rien ajouter à l’œuvre d’un auteur qui, plus encore que d’autres, me semble avoir TOUT dit de ce qu’il avait à dire avec ses grandes œuvres qui resteront sans doute immortelles comme signifiantes d’un moment culturel de l’humanité blanche « développée ». Éditerait-on, jouerait-on, ces écrits sans importance, s’il n’y avait un relent commercial dans cet acharnement ?
Acharnement, c’est bien ce qui me mouvait dans ce séjour avignonnais, moins pénible que d’autres parce qu’un mistral bienfaisant insufflait sur la ville une fraîcheur insolite, puisqu’à vingt-quatre heure, au lieu d’aller me coucher, je suis encore allé voir un spectacle dans la cour de l’École Pigier, « QUATRE HOMMES À VENDRE », par le SCARFACE ENSEMBLE, que j’avais cessé de suivre depuis quelques temps.
C’est sur un texte de l’inévitable Élisabeth Marie, une fausse improvisation menée par quatre stéréotypes humains masculins, un « poète », un « employé » et deux autres dont j’ai oublié la spécificité, ce qui veut dire qu’ils ne m’ont pas marqué. En vérité, le plus intéressant, c’est l’employé, le salarié des trois autres, qui a, avec beaucoup de justesse, le comportement du type projeté dans un contexte étranger et qui essaie de s’y adapter, non sans mal, car il n’est pas de cette classe sociale et surtout intellectuelle à laquelle appartiennent les trois autres. Que font ces bougres, pendant quatre-vingt-dix minutes ? Ils causent à bâtons rompus, apparemment avec le public mais on sent bien que ce n’est pas vrai.
Finalement, les gaillards passent le temps et nous aussi, mais sans que cela marque.
Et le 20, c’est à treize heures que je commence la Marathon, et je ne le regrette pas, car LA PATIENCE, au Chien qui Fume, par un groupe qui s’appelle BEAUX QUARTIERS, est une très agréable prestation de cinquante minutes, conçue par Thierry Roisin et Christophe Ménager, avec Cyrille Bosc, qui joue le « conducteur », c’est-à-dire le peintre Balthus dirigeant de son pinceau-baguette François Marillier, compositeur interprète sur une batterie « préparée » de sons qui rythment la gestuelle de deux « modèles », Thierry Roisin, lui-même, « homme solo », et Anne-Marie Venel, « femme solo ». Les deux « modèles », prennent avec une remarquable exactitude, des poses balthusiennes, et disent, en contrepoint, de croustillants versets du Kamasoutra, notamment sur l’art de baiser. Ces composantes sont très habilement mélangées et il se dégage de l’ensemble une impression d’énergie dans la rigueur, d’autant plus parfaite que les sons tirés par Marillier de ses tambours sont d’une délicatesse inouïe, d’une étrangeté très suggestive et d’une efficacité remarquable. Anne-Laure Poulain, ex du Lierre, a collaboré à cette entreprise PARFAITE.
Il y a des engouements avignonnais. Cette année, René Praile, qui a ressuscité comme maître du « Off », m’a sommé d’aller voir LE LAVOIR, qui, non seulement refuse du monde, mais encore il faut réserver huit jours à l’avance pour espérer entrer. Soyons justes, la Théâtre de la Basoche n’offre à ses spectateurs qu’une centaine de places (redoutables pour les prostates fragiles), mais enfin le phénomène existe, c’est un triomphe.
Nous sommes le 2 août 1914, dans le lavoir du Quartier Saint-Leu à Amiens. La troupe est picarde. Elle tient à l’exactitude des données historiques. Apparemment en ce temps-là dans ce pays-là, le lavoir était une entreprise tenue par une tenancière qui fournissait le savon, le bleu et autres accessoires, et qui assignait à chaque femme une place autour du bassin. Elle y faisait la police, interdisant certains sujets de conversation comme la politique et la religion. Pour les douze femmes qui viennent ce matin-là avec leur paniers remplis de linge à laver, c’est un jour comme un autre qui commence, et c’est seulement à la toute fin du spectacle que la guerre fera son irruption dans la volière, arrêtant net les conversations animées des lavandières qui jusque-là s’étaient racontées dans des conversations de paix. Trop, beaucoup trop racontées d’ailleurs, car il y a quelque invraisemblance à ce que des nanas qui se voyaient tous les huit jours depuis des années, se mettent à raconter leurs vies comme elles le feraient pour des inconnues ! De plus, elle sont gravement des stéréotypes, ces filles. Il y a la fille légère qui donne des leçons de santé sexuelle aux prudes mariées une fois pour toutes. Il y a la « rouge » qui ramène tout à la lutte des classes, dans des propos si attendus qu’on rit beaucoup quand une des filles s’exclame que quand elle ouvre la bouche on n’a jamais de surprise. Il y a la gamine engrossée qui cachait ses rondeurs. Il y a la vierge encore pleine d’illusions qui rêve de Paris, d’Amérique, et d’une vie magnifique. Passons sur les autres. Germaine Delbat, qui a plus de quatre-vingts ans, est la patronne du lieu auquel elle inculque la savante sagesse des vieux qui ont des recettes « de bonnes femmes ». Toutes sont pauvres. C’est un monde où la maladie est un malheur car la médecine coûte cher, et où on ne mange pas souvent de la viande. Bref, dans ce lieu où l’on cause, les bonnes femmes se déballonnent en tranche de bifsteack saignant, au premier degré, d’une façon quasi-boulevardière. C’est une réalisation de Dominique Durvin et Hélène Prévost. C’est honnête, franc, sympathique.
Le même soir à vingt et une heure trente, me voici dans le « In » pour la dernière du spectacle dans lequel Jeanne Champagne s’est investie : LE MALHEUR INDIFFÉRENT et HISTOIRE D’ENFANT sont des textes de Peter Handke qui n’ont pas été écrits pour le théâtre. Le premier retrace la vie de la mère de l’auteur et son suicide. La second raconte l’histoire d’un père et de son enfant. Les textes sont dits avec beaucoup de présence par des acteurs rigoureux qui s’appellent Denise Bonal, Jean-Marc Bory, Jacques Gamblin et Lucien Rosengart. Ce sont des trajectoires de gens de tous les jours. Elles sont attachantes, s’écoutent.
Reste que ce principe du récit dit et non joué sur une scène donne au « tunnel » des lettres peut-être abusives de noblesse. On s’enfonce dans ce non spectacle ou on le rejette. Cournot l’a détesté. Moi, le discours m’a atteint.
Et puis le 22, j’ai été à Nîmes visiter le campement très Romano des Zingaro. Franchement, ils ne seraient pas de mes amis, je ne m’y aventurerais pas la nuit tombée tout seul !
Et j’ai fini mon séjour au festival en assistant à une représentation de LA REPASSEUSE de Guy Maclôma. Le propos est nettement plus lisible qu’il y a un an. Mais le défaut majeur reste que, sauf dans la dernière demi-heure où la marraine de guerre joue le désespoir après avoir appris la mort de SON marin fiancé, puis l’enfant confronté aux objets de l’adulte, le fait qu’il s’agisse d’un one-man-show éclate dans le besoin qu’éprouve l’artiste de faire quelque chose à chaque seconde, malheureusement trop souvent en sacrifiant à la gratuité. L’ensemble est insatisfaisant et ça n’est sûrement pas quand il se laissera aller à en faire plus que Guy arrangera son affaire, où l’on rit peu.
Ceci se passait à La Chartreuse, havre de calme auprès d’Avignon. J’y mange avec Tiry avant de me faire reconduire en ville… par Guy, qui ne me demande même pas si je suis content, tant lui l’est de soi-même. Dans ma chambrette, je fais le tri. La poubelle est pleine de documentations des spectacles que je n’ai pas vus !