Du 26 février au 15 mai 1986

Publié le par André Gintzburger

26.02.86 - La politique-fiction est un genre périlleux que guette le danger d’infantilisme, quand le monde décrit est visiblement sorti de l’imagination d’un auteur ayant accumulé des lieux communs dans son inconscient. Dans PROCÈS D’INTENTIONS, Richard Dorland multiplie les données à priori : nous sommes deux jours avant les fêtes qui célébreront l’an deux mille, dans un monde unifié où les hommes sont abêtis par la distribution du bonheur par pilules et l’omniprésence d’une télévision flic, et où un astucieux système dit de « carte de vie » comporte vingt volets qui sont arrachés chaque fois que l’impétrant tombe malade avant soixante ans ; au-delà, chaque volet restant donnera droit à une année de survie, pas une de plus. Ainsi sont résolus les problèmes de la multiplication des gens qui se font soigner pour un oui ou pour un non, et du même coup ceux que posent le trop grand nombre de retraités. Or justement, une ancienne Première Ministre déchue est poursuivie pour avoir laissé vivre une jeune fille qui lui était chère en la dispensant de carte de vie, ce qui est l’exclusif privilège de la Nomenclatura. Et voilà que les procès ne se font plus avec un tribunal constitué, mais par une conversation entre l’accusée et un juge unique qui statuera en son âme et conscience. Et en l’occurrence ce connard (Robert Marcy) croit qu’il est libre d’appliquer la sentence que lui dictera son appréciation. Or, paramètres supplémentaires, il a apparemment bien connu, jadis, l’inculpée, et même probablement nourri un sentiment pour elle, et d’autre part une révolte au Tibet bloque pendant vingt-quatre heures tous les habitants de la planète là où ils sont pendant vingt-quatre heures, si bien que le tête-à-tête entre les deux personnages sera sans rémission et que la politicienne en profitera pour infléchir le jugement vers l’acquittement. Mais, bien sûr, des yeux et des oreilles cachés surveillent le bon comportement du magistrat qui découvre ainsi avec stupéfaction qu’il n’est pas libre. Le naïf est obligé de condamner à mort sa patiente, ce qui la fait hurler de rire, car elle a ourdi, du fond de sa prison, un complot qui va liquider tous les dirigeants de la terre réunis pour une petite fête dans une île. Boum ! Et elle reprendra le pouvoir. Justement, c’est ce que le numéro un voulait lui faire avouer. Le petit juge est « félicité » pour avoir su obtenir cet aveu. Il est effondré ! A ce moment, crac, changement d’ambiance : la « ministresse » devient médecin d’un hôpital psychiatrique et le juge est tout bonnement un malade sur lequel on vient d’essayer de ce traitement de choc. La psychiatre est enchantée du résultat.
Faut-il, après ce résumé, commenter la pièce ? Les intentions en sont louables et les situations pourraient peut-être, prises une à une, se justifier. Sûrement même. Mais c’est l’édifice inventé par l’auteur qui souffre de gratuité. Denise Bosc, solide matrone, et Robert Marcy, tout fluet, jouent avec conviction dans un décor design de Mario Franceschi et une mise en scène de Yannis Iordanidis. Ca dure soixante minutes.

27.02.86 - Pas mal, LA MAISON DE BERNARDA ALBA du Théâtre des Chimères, pas mal du tout, et en tout cas, honnête, fidèle à l’œuvre de Lorca, ne cherchant pas à la relire entre les lignes, se souciant seulement de lui en restituer l’atmosphère, la force, le message. La troupe, qui nous vient de Bayonne, avec ce respect si rare, joue la pièce avec conviction, les neuf actrices se laissant guider par les sentiments décrits par l’auteur. On se laisse aliéner par l’anecdote, même si, culturellement, elle semble dépassée dans nos pays occidentaux. C’est dans le Monde Arabe, maintenant, qu’elle serait utile. Ici, on ne peut qu’espérer : « Plus jamais ça ! » Jean-Marie Broucaret, le metteur en scène, a fait appel à André Acquart pour le décor et les costumes. Ce vieux routier a lui aussi choisi la carte de la fidélité.

12.03.86 - LES PASSIONS SELON SAINT FLOUR d’Arlette Namiand sont devenues PASSIONS tout court entre le moment où j’ai reçu l’invitation du Théâtre de la Tempête et celui où je me suis rendu à la Cartoucherie. Du même coup, le texte clair de la brochure qui racontait l’anecdote authentique de cette femme, tondue à la libération, qui s’était enfermée avec ses deux frères dans sa maison jusqu’à ce que les gendarmes interviennent en 1983, est devenu un discours abscond qui, à mon avis, reflète plus les préoccupations du metteur en scène Jean-Paul Wenzel que celles de l’auteur Arlette Namiand. Il s’agit en effet, sur la scène, d’une variation poético-théâtrale qui ne s’abaisse pas à raconter l’histoire. De même qu’on ne nous dit pas quel rapport il y a entre la jeune novice qui, pendant un quart d’heure au début, nous balance des stances propres à nous faire penser que l’Église ferait mieux de ne pas en vouloir en son sein, et la pute à boches qui va expier pendant quarante ans en recluse ce que ses contemporains ont estimé être ses crimes. Ou plutôt, en écrivant ça comme ça, je me rends compte qu’il y a quelque part une parenté, entre les deux destinées. Mais, Bon Dieu, ça ne m’a pas sauté aux yeux pendant le spectacle.
Qu’en dire, de ce spectacle, qui vise à théâtraliser la situation originelle au point de faire apparaître comme une répétition la scène chère à Augusta, l’héroïne, de ses rapports avec Hans et de ce qui s’en est suivi ? « On reprend », dit-elle constamment pour signifier un éternel rabâchage, qui serait diablement intellectuel si Hélène Vincent n’était une bête de théâtre capable de rendre concret n’importe quoi. Si cette fille-là récitait le bottin, je l’écouterais. Je l’ai donc écouté ainsi que ses partenaires Jean-Louis Hourdin et Olivier Perrier. Claude Bouchery et Marie-Paule Sirvent, qui représentent le monde extérieur, n’interviennent qu’à vingt-deux heures quinze, ce qui m’a fait trembler sur la durée de l’entreprise, mais à tort, car leurs prestations sont brèves et efficaces. La novice, Nicole Dogué, est une mulâtresse, on se demande bien pourquoi, mais baste ! Pourquoi pas ?
Le décor de Vincent Lombard, avec un truc qui transforme un praticable en mur grâce à un moteur secret, ne manque pas d’astuce. La musique de Hugh Levick racle les violons dans l’aigu, non sans risque pour les tympans fragiles.
À part ça, que dire de ce jeu à l’état pur autour d’une situation qui aurait peut-être mérité une réflexion moins gratuite ? Franchement je ne sais pas. Ce genre d’entreprise m’est décidément étranger

VA ET VIENT ICI ET LÀ

14.03.86 - Martine Paschaud dirige, dans la vieille ville, le Nouveau Théâtre de Poche de Genève. Elle y a monté LA RONDE d’Arthur Schnitzler dans un décor de Roland Deville, qui est à la fois rue, chambre, lieu public et privé alternativement, avec en fond un tourniquet signifiant qui se met à tourner entre deux « aventures », ponctuant, rythmant ainsi « la ronde » des couples provisoires aux étreintes fugitives jamais satisfaisantes. Le principe de l’œuvre est simple : une « rencontre » entre un homme et une femme, le dialogue AVANT l assouvissement sexuel, l’acte étant ici symbolisé par un noir sur musique tonitruante de valse de Ravel, puis le dialogue bien différent d’APRÈS, puis un seul des partenaires s’en va et l’autre entreprend une nouvelle affaire. Après le second assouvissement, c’est l’autre qui attendra un autre partenaire et ainsi de suite.
Le spectacle aurait pu être scabreux. En vérité, il est, dirai-je, d’un érotisme pudique qui ne manque pas de charme, à travers les prestations de Hélène Firla, Heidi Kipfer et Yvette Théraulaz, trois femmes pas très jeunes qui ne manquent l’une ni de branche, l’autre ni de coquetterie mutine, la troisième ni de sournoiserie. En l’espèce, ce sont les femmes qui mènent le jeu, les homme se contentant, du moins dans cette version, d’être… des hommes, mâles, vaniteux, sûrs d’eux, égoïstes, pervers aussi, mais sur ce point le sexe opposé les rejoint parfois.
Il paraît qu’en France Alfredo Arias a acquis les droits du texte. Il faut, avec lui, s’attendre à une brillance extérieure qui n’est pas dans cette réalisation-ci, mais peut-être à moins de profondeur. Martine Paschaud a beaucoup insisté sur les rapports entre Freud et Schnitzler, deux « génies » qui ne se sont jamais rencontrés parce que Freud craignait de ne rencontrer en Schnitzler son « double ». Heureusement, elle n’a pas sacrifié à l’intellectualisme. À noter aussi que son spectacle est sans doute le premier produit suisse que j’ai vu qui ne soit ni lent, ni pesant. À marquer d’une pierre blanche.

22.03.86 - Cette fois, c’est à Lyon que j’assiste à un spectacle d’Yvon Chaix qui, à l’Espace Gérard Philippe de Villeurbanne, joue tout seul, ou à peu près, en quatre-vingt sept minutes exactement, le CROMWELL de Victor Hugo, dont il savoure visiblement les vers. Je dis « à peu près », car il a au début pour partenaire une superbe gigantesque chienne, puis à un moment, une jeune actrice, Laurence Hélaine, qui vient incarner la fille du héros ; et puis, la conspiration contre lui est signifiée par un petit film en noir et blanc malheureusement médiocre : il sent trop la pauvreté.
Yvon Chaix, qui n’est pas, c’est regrettable, un grand acteur, s’est amusé avec l’œuvre. Il s’est entouré d’un étrange dispositif compliqué de roues très design, dont le gigantisme s’accommode bizarrement des tout petits masques, d’ailleurs beaux, qu’ils actionnent. C’est un sculpteur, Denis Pondruel, qui a conçu cette machinerie qu’on imaginerait assez bien destinée à terroriser les enfants dans un cabinet de dentistes. Ici, elle signifie les personnages de l’œuvre qui, quelque part, influent sur la destinée du roturier providentiel. Yvon Chaix réagit assez bien à leur violence. N’empêche que cette structure est un peu une montagne accouchant d’une souris.
L’idée de jouer ainsi avec un chef-d’œuvre réputé injouable en s’en jouant, quelque part, est efficace puisqu’on se surprend à suivre le fil de l’intrigue, en vérité simplifiée par le digest qui en est extrait. L’acteur est à l’aise, débitant sa logorrhée verbale et versifiée avec une pointe d’humour et quelques éclats sincères qu’une musique vigoureuse soutient par instants. Hélas, il aurait fallu un monstre sacré pour que le parcours soit pleinement convaincant

11.04.86 - Ma première sortie après trois semaines d’éloignement et de repos est, au Théâtre de la Bastille, pour TRAHISONS : WOMEN, de Marc Tompkins. On m’avait affirmé que cette danse-là était presque du théâtre et qu’il ne serait pas juste qu’elle échappât à ma vigilance culturelle. En fait, c’est surtout de la gymnastique et on ne peut qu’admirer l’endurance des six jeunes femmes qui se meuvent pendant soixante-dix minutes sur cette scène, où le chorégraphe américain a multiplié les dangers physiques, avec lesquelles doivent ruser les piétonnes pour ne pas les recevoir en pleine poire, ce qui, sans nul doute, fracasserait leurs crânes. Le spectateur est ainsi fasciné par la rigueur de la mise en espace, et angoissé par la pensée du risque réel que signifierait le moindre faux-pas. Ainsi reste-t-il en haleine selon une dimension proprement « théâtrale ».  Quant au contenu , du diable si je sais ce que Mark Tompkins a voulu dire. Le certain est que le chorégraphe m’a bâillé, comme d’habitude avec la danse, un machin indécryptable. Après tout, c’est peut-être volontaire.

12.04.86 - EZÉCHIEL est une oeuvrette d’Albert Cohen qui a été créée avant la guerre à la Comédie-Française et dont s’est amouraché Michel Touraille, Directeur du Théâtre Quotidien de Montpellier. Il a tenu à me payer l’avion pour que j’assiste à une représentation. Le rôle d’Ezéchiel est tenu par Robert Florent, et celui de Jérémie par Charles Caunant. Curieusement, il n’y a pas un seul Juif dans l’entreprise.
Ezéchiel est un riche marchand. Le coffre-fort est la pièce principale de son ameublement. Il est fort pieux, je dirai même, en vocabulaire d’aujourd’hui, INTÉGRISTE. Il attend son fils, retour de voyage. C’est pour ce rejeton qu’il a accumulé, dit-il, tant de biens. Il allume le chandelier à sept branches, non sans maugréer que tant de cierges coûtent cher et que trois eussent suffi. Il prépare la fête. Mais il est arrivé malheur au garçon et c’est un Juif pauvre, Jérémie, qui, arrivant du port, s’est chargé de transmettre la nouvelle. Pendant une heure, il tournera autour du pot, tellement habilement qu’une fois surmonté son désespoir, le père lui demandera sa sœur en mariage, pour qu’elle lui fasse un nouveau fils qui, celui-là, il en est sûr, sera le Messie !
Voici donc une œuvre, qui date de la même époque que la série des films « Moïse et Salomon », qui montraient des Juifs tellement drôles, tellement sympathiques, tellement charmants… et tellement pas comme tout le monde. On sait quel rôle ont joué ces « histoires juives » dans la montée et la survie de l’antisémitisme, histoires qui ne collent qu’à la peau du Juif « victime éternelle ». Entendez-vous raconter des « histoires israéliennes » ? EZÉCHIEL apporte sa pierre à l’édifice de « ce droit à la différence » qui, insidieusement, rejette la communauté dans une spécificité qu’elle-même, malheureusement, revendique à travers certains de ses ténors, comme étrangère.
Je n’ai rien à dire sur le spectacle. Il est bien joué, bien éclairé, mis en scène avec discrétion, Touraille n’est pas du genre metteur en scène abusif ; lui dire que sa démarche est antisémite le ferait bondir, avec raison : il n’a pas monté EZÉCHIEL pour montrer du doigt ceux qui, dans la Maison, ne sont pas pareils, et d’ailleurs il peut se retrancher derrière l’auteur : ce n’est pas lui qui a écrit la pièce, mais un Juif. Justement, sa « lecture » correspond-elle à l’œuvre si  on la replace dans son contexte, qui est celui d’un temps où une bourgeoisie israélite libre penseuse, intelligente et libérale, visait à se fondre dans l’identité des peuples d’accueil ? On peut se demander si la description des deux comportements par Cohen ne recélait pas une critique, ne signifiait pas un rejet, précisément, de ladite différence. C’est avec une plume baignée dans l’humour, avec un distance évidente, qu’il a tracé du Juif riche et du Juif pauvre deux portraits folkloriques, avec en connotation, on est en 1933, « Personnages en voie de disparition ». Le Goï Touraille n’a pas vu ça. Il a monté la pièce à un moment où de toutes parts ressurgissent ces « personnages en voie de disparition », où des autorités téléguident leur réapparitions, renvoyant les Juifs à LEUR patrie, ailleurs…
Est-ce un hasard si les racistes les plus violents du « Monde libre » sont antisémites chez eux et amis des Israéliens, pourvu qu’ils s’identifient comme appartenant à cette AUTRE nationalité ? Le monde a changé depuis que Cohen a écrit son  texte, et Touraille l’a monté comme si le vent de l’Histoire n’avait pas soufflé. Il a donc fait, À SON  INSU, acte antisémite. Je ne puis accepter sa démarche, moi qui  REFUSE précisément cette « différence » qui, appliquée à d’autres peuples, renvoie l’humanité au terme d’une évolution absurde, à la tribu primitive. Il est vrai que nous sommes en Pays Occitan, dans une région qui se revendique une spécificité qui est préfigurative de luttes pour l’indépendance dans les discours de ses plus violents chantres ! Est-ce une circonstance atténuante ?

14.04.86 - C’est une déception : Christian Capezzone, réduit à n’être que lui-même hors de toute composition, ne fait pas le poids en Dario Fo. Sous le titre DIEU Y ES TU ?, il « raconte » sur sa scène nue du Théâtre de la Platte, à Lyon, quelques miracles du Christ réécrits par le conteur italien, et malheureusement cela ne passe pas complètement, car il n’est ni Gassmann, ni Bedos, ni Devos, il lui manque la PRÉSENCE, celle qu’il avait si forte quand, femme de ménage lyonnaise dans BENOIST MARY STORY, il pouvait se raccrocher à un travesti et à des accessoires. En complet veston ou en bras de chemise, sans maquillage, avec sa voix de tous les jours, son homosexualité transparaît. Celle de Gilles Lambert, son metteur en scène et faire-valoir sur scène, est encore plus voyante. Ce garçon s’est réservé le dernier « miracle », qui ne passe pas du tout. Dommage !

24.04.85 - De « UNE PETITE DOULEUR » de Harold Pinter au Théâtre 13, je garderai le souvenir d’Armand Delcampe vêtu en dompteur à la Beckett, restant immobile pendant une heure et demi, momie muette sourde aux sollicitations multiples d’un couple qu’il dérange. Qui est ce marchand d’allumettes qui, par sa seule présence, accule Edouard et Flora à se livrer, psychanalyste et père, amant perdu et retrouvé, intrus dans la maison qu’on y introduit et qui s’y incrustera ? En vérité, je m’en fous. Fanny Delbrice et Patrick Kerbrat (le deuxième a fait la mise en scène) n’ont le jeu ni vitézien ni mesguichien.

26.04.86 - OU EST PASSÉ MON CHANDAIL ISLANDAIS est une nouvelle de Stig Dagerman, qui raconte la vie d’un minable. Stéphane Verrue a eu l’idée de la théâtraliser et il l’a fait avec une économie de moyens exceptionnelle. Son acteur, un Belge, Roland de Pauw, est seul en scène pendant quatre-vingt dix minutes et il incarne le personnage sans aucun secours, ni décor, ni musique, ni presque d’accessoires : la production, qui est une co-production entre le Centre Dramatique Hennuyer et le Centre de développement culturel de Boulogne, aura coûté le prix d’un costume trois pièces et d’une caisse vaguement truquée. On ne peut qu’admirer la performance de l’artiste, d’autant qu’elle ne sacrifie pas aux règles du one-man-show, l’artiste se laissant, en tranches de bifsteack saignant, porter par l’anecdote : le bonhomme, déchu par l’alcool, dont nous apprendrons au fil du récit qu’il s’est fait larguer par sa femme et qu’il est éboueur à Stockholm, revient au pays à l’occasion de la mort de son père, et se saoule pour oublier qu’il est méprisé de tous. Un moment pathétique, c’est quand il croit aller sur la tombe de sa mère… et se trompe ! C’est une histoire rétro, montée rétro, qui mériterait d’être présentée à Paris ou en Avignon dans quelque TOURTOUR ou LUCERNAIRE, pour l’exhibition de l’acteur. (Vu a Lille dans une salle de curés)

27.04.86 - Enzo Cormann est un auteur qui vit de sa plume depuis cinq ou six ans. Il est un produit attounien. Et alors là, je n’en reviens pas, car je ne croyais pas qu’on écrivait encore des pièces comme ce CABALE en 1986, du moins quand on se revendiquait partie prenante du circuit culturel. Car ce que j’ai vu au CAC de Villeneuve d’Ascq, monté par Jean-Christian Grinevald et joué par Fred Personne et Frédérique Pierson, c’est ce qu’en d’autres temps on appelait du boulevard intelligent. Cela aurait sa place à l’Atelier, à l’Oeuvre, ou aux Mathurins. Ceux qui ont connu cette dernière scène sous la gestion de Marcel Herrand l’y trouveraient exactement à sa place. Elle rend un son quelque peu camusien, et, bien sûr, parce qu’elle parle des terroristes, du romantisme terroriste et des scrupules des terroristes, ce qui n’est pas sans rappeler LES JUSTES.
Écrite avec facilité, la pièce donne en plein dans le psychologique, ce qui accentue son côté rétro. Lui est un vieux routier de l’I.R.A. qui se planque chez une fille et y prépare un attentat. Elle est une nana à la dérive, à la tentation suicidaire, qui se raccroche à la fois à l’idée de « faire quelque chose », et au besoin de former un couple. Lui, baise pour l’hygiène. Elle, se donne furieusement, et on ne peut qu’apprécier la belle impudeur de l’actrice qui est à poil pendant la moitié du spectacle et porte sa nudité comme si elle était chez elle, rendant presque gênant le fait que son partenaire ne se départisse jamais d’un caleçon, à l’intérieur duquel, de toute évidence, son sexe ne s’émeut pas !
Pendant une heure trente, ces deux êtres s’affrontent, non sans quelque longueur, puis, après un noir pendant lequel une voix off nous invite à réfléchir sur une autre dérive, celle des continents, on voit les deux complices revenir d’un coup réussi contre deux diplomates anglais. Lui, a fait son boulot et il révèle à la jeune femme qu’elle n’a été qu’un rouage dans l’entreprise. Elle, est bouleversée, parce que des innocents ont été tués par bavure… et, devinez ce qu’elle va faire ? Elle va tuer le bonhomme. Ca vous rappelle quelque chose, hein ?
Faut-il dire que tout ça est joué violemment par des acteurs vivant intensément leur rôles. C’est, à tous points de vue, du théâtre de papa. (Vu à Villeneuve d’Ascq à l’issue d’un colloque où j’étais « intervenant » dans une table ronde sur les rapports culturels franco-allemands)

28.04.86 - En fait, ce que j’ai vu à Anvers, à la fameuse NOUVELLE SCÈNE INTERNATIONALE, celle qui nous avait donné il y a quelques années un remarquable MISTERO BUFFO, c’est la quatrième version de TELEDEUM. La première a été réalisée par les Catalans ELS JONGLARS.
Opérant à la manière de Savary, Albert Baadella a filé le décor aux Flamands et il est venu les diriger en qualité de metteur en scène. Après quoi les gens d’Anvers se sont mis à tourner également en allemand. Ce soir, c’est pour la première fois en français qu’ils montrent la répétition générale dans un studio de télévision d’une messe, qui sera demain concélébrée en direct par des officiants venus de tous les horizons du christianisme. Sont réunis un archevêque catholique italien et un haut dignitaire anglican, un Témoin de Jéhovah, un Mormon, un Luthérien, un Calviniste, une « dissidente » catholique américaine, une sœur catholique hollandaise… Apparaît un instant en touriste un patriarche orthodoxe qui prononce un discours vigoureux. Faut-il dire qu’arrivés avec la meilleure volonté œcuménique, les bougres ne vont pas tarder à s’entredéchirer, question de préséance, vanité des vanités l’emportant sur la douceur évangélique, et le public rigole franchement au travers de la règle élémentaire qui veut que soit comique ce qui est en décalage entre une dignité sociale affichée et la mesquinerie des petites actions perpétrées. On nage en pleine farce, sans doute un peu au détriment du scandale recherché, car même une Monique Bertin ne se sentirait pas offensée par les faits et gestes de ces pantins superficiels. Du moins, en l’état du christianisme, religion tolérante pour peuples développés. Il est probable que le même spectacle montrant des « concélébrants » de différentes sectes musulmanes serait sanctionné par un bain de sang, à commencer par la pendaison de ses promoteurs ! Quelque part, le fait que ces personnages choisis pour ce qu’ils signifient symboliquement, ne soient que des hommes et des femmes mesquins et vulnérables, est récupérable. Reste à savoir si dans cent ans, avec la montée des intégrismes, on regardera avec la même indulgence cette insolence saine qui ne s’en prend pas à la religion ès qualité, mais au fait que les églises ne sont pas mûres pour se réunir.
Spectacle extrêmement drôle -il y a longtemps que les gags ne m’avaient pas fait rire de si bon cœur- TELEDEUM n’est cependant pas complètement satisfaisant, d’abord parce qu’il est gratuit de faire jouer aux autres officiants un petit ballet mimé pour appuyer les propos du prêcheur de l’instant ; il aurait fallu, si on tenait à soutenir les paroles avec de la gestuelle, engager une équipe pour ce faire et montrer les autres religieux attentifs, et critiques, au discours divergent. Et puis je n’aime pas, à la fin, la série de confessions qui montre ces Messieurs Dames sensibles au péché de chair dans des termes qui volent au-dessous de la ceinture. Je ne suis pas certain non plus que le choix des religions retenu pour la compétition ait été très judicieux. Je ne pense pas que le Mormon ou le Témoin de Jéhovah y eussent été admis dans la réalité. On s’étonne par contre de l’absence d’un disciple de Monseigneur Lefebvre.
Mais baste, ne soyons pas chiens : qu’est-ce que j’ai bien rigolé ! Et si le propos était sérieux à la base, qu’est-ce que ça peut bien me faire, je vous le demande un peu ? Et faut-il souhaiter la réunion des églises ? Oh, que non car la religion redevenue unique risquerait bien de le redevenir d’État ! Que Dieu nous épargne une Jamaïra chrétienne d’Europe !

08.05.86 - C’est curieux, cette propension d’Emmanuel Genvrin à toujours situer ses anecdotes dans un contexte passé. Comme si les histoires qu’il raconte n’étaient plus d’actualité. C’est faux, naturellement, il en convient, mais il éprouve le besoin d’éloigner, disons de donner une distance aux problèmes réunionnais qu’il évoque, et il ne voit quel autre truc trouver que de faire comme si ça se passait vingt ou trente ans plus tôt. Naturellement, moi qui vis en métropole, je n’ai pas le même point de vue, et son île me paraît suffisamment lointaine pour que joue même un exotisme. Bien plus, la dénonciation qu’il exprime dans son COLANDIE me toucherait bien plus fort si elle n’était pas noyée sous un fatras de notations historiques et si ne s’y mélangeaient pas des arômes indochinois et algériens. Car le thème de ces jeunes filles que des religieuses marieuses envoient en France, avec des billets aller simple pour épouser des militaires handicapés, est en soi formidablement dynamitant. Sauf que si c’est arrivé il y a longtemps, je m’en fous. Or justement, ce serait encore contemporain. Alors ? Genvrin dit que c’est le seul moyen d’échapper à la censure locale, celle qui s’exprime par l’étouffement. Dommage qu’elle agisse comme ça, car pour son THÉATRE VOLLARD, l’avenir me semble ne pouvoir passer  que par un quelconque scandale politique. Sinon, esthétiquement, ce que fait le groupe n’est pas terrible, à part une certaine pêche d’inspiration folklorique portée notamment par un petit mulâtre bourré d’abattage ! Ses actrices et ses acteurs jouent dans la spontanéité. Elles et ils sont aussi musiciens et chanteurs. J’ai l’impression que, mieux dirigés, ils pourraient être formidables. Genvrin doit être mou avec eux. Je n’ai en tout cas pas retrouvé avec COLANDIE cette impression de Magic Circus des débuts qui m’avait frappé dans NINA SEGAMOUR.

13.05.86 - Que de chemin parcouru depuis ZARTAN ! CABARET, que vient de monter Jérôme Savary à Lyon pour l’inauguration de sa gestion, est une superbe machine bien huilée, impeccable, réglée au quart de tour. C’est une comédie américaine luxueuse et le mot qui vient sous la plume pour la saluer est PROFESSIONNALISME ! Quelque part, c’est d’autant plus remarquable que les girls, les danseuses, qui semblent sortir tout droit d’un quelconque Lido tant elles sont impeccables, sont en vérité des élèves des cours de Lyon que Savary et son équipe on fait travailler pendant… six semaines ! Le résultat est franchement étonnant. Jean Moussy, le chorégraphe, n’a pas démérité, et c’est justice qu’il figure au générique juste sous les noms des auteurs américains Joe Masteroff pour le livret, John Kander pour la musique et Fred Ebb pour les lyrics.
Comédie musicale « à contenu », CABARET est surtout illustre par un film célèbre. Ute Lemper, qui a repris sur cette scène le rôle de Liza Minelli, ne la fait pas oublier, mais c’est une bête de théâtre, une meneuse de revue avec le music-hall dans le sang. De Lulu en Alpha, son personnage rejoint un des grands thèmes de l’Europe Centrale fin dix-neuvième, début vingtième, celui de la femme indépendante, imposant au monde SA liberté à travers un refus des conventions bourgeoises. Ca s’appelait, non par hasard, être « bohême » et, bien entendu, ça se traduisait par une voltige sexuelle d’homme en homme. Ici, Sally tombe dans le piège de l’amour, qu’elle veut absolu, qu’elle voue malheureusement à un écrivaillon anglo-saxon sans grandeur. Le personnage est intéressant parce que c’est celui du voyeur. Il est venu observer l’Allemagne des années trente, et il assiste, en touriste, à la montée du nazisme qui finit par imposer son ordre moral, social et politique à un peuple qui ne s’y attendait pas.
Je ne dirai pas que monter CABARET à l’heure où le Front National monte en France ait valeur d’avertissement. Tout de même, tous ces gens qui font confiance, ce vieux Juif épicier au grand cœur (admirablement interprété par Gérard Guillaumat), qui ne comprend rien à cet antisémitisme qui le rejette de son Allemagne et lui interdit le bonheur tranquille qu’il se proposait avec sa logeuse (Magali Noël, excellente), ressemble quelque part à ceux qui ne croient pas possible que la France se détourne des bienfaits de la démocratie. Au moment où Pasqua, pour la première fois depuis le nazisme, remet en honneur la délation, ces croix gammées qui surgissent sur la scène lyonnaise, ces chants douçâtres et cette violence exhibée n’ont pas qu’une valeur historique. En présentant cette œuvre « à fesses », mais qui désigne « la bête immonde », on peut se poser des questions sur notre aujourd’hui.
Savary, depuis Zartan, a perdu une certaine façon d’être subversif. Il a oublié qu’en ce temps-là, l’amateurisme de ses talentueux compagnons d’aventure les faisaient briller par leur faculté à improviser. CABARET, à la première, était PARFAIT, avec une régie extrêmement compliquée assumée sans une faute. Aujourd’hui, je crois que Broadway pourrait accepter Savary. Il passe son examen avec mention Très Bien.
Et pourtant, il ne sait toujours pas ne rien dire. Après dix-sept ans, il persiste à ne pas faire de l’Art pour l’Art, et c’est pourquoi tant d’imitateurs échouent qui ne font que du Magic Circus vide !
Fidèle à ses compagnons de route, Savary a fait appel pour les décors à Michel Lebois, pour les lumières, à Alain Poisson, et pour les costumes à Michel Dussarat. Surtout, il a donné à ce dernier le rôle du meneur de jeu du Kit Kat Club. Faut-il dire qu’il y est extraordinaire, livrant avec aisance les facettes qui font ce personnage ambigu, veule et brillant, minable au fond. Mais il ne JOUE pas à être minable. Il en est l’incarnation. Génial !

15.05.86 - Six cylindres en V est une troupe rémoise qui est composée de musiciens d’instruments à vent que l’exhibition en fanfare ne satisfait pas. Ils entendent faire du théâtre. Ainsi ont-ils naguère appelé Alain Mollot  à  les mettre en scène : ce fut DÉCHARGES en 1984. Aujourd’hui, c’est Zbigniew Horoks qui a monté une curieuse chose dont il est l’auteur avec André Colin (Goblune), qui a été baptisé « Le Kamichi Cornu » et qui montre quatre spécimens rarissimes d’oiseaux, mi-hommes mi-volatiles, exposés le jour à la curiosité du public, objets la nuit des expériences d’un savant qui finira par devenir oiseau lui-même.
Ce thème en soi n’est pas terriblement intéressant, mais il règne autour de cette cage une atmosphère étrange, aidée par une bande sonore (due à Jacques Cassard) faites de bruits d’ailes et de chants d’oiseaux bizarres. Pendant un quart d’heure, au début, avant que ça ne commence vraiment, on éprouve cette bizarrerie un peu malsaine.
Malheureusement, quand les « oiseaux-hommes » se mettent à souffler dans leurs cuivres une musique malsonnante et prétentieuse, dont je ne conteste pas l’élaboration, mais elle me hérisse, ils abandonnent pratiquement leurs personnages pour redevenir seulement des musiciens que les panoplies revêtues encombrent et dérangent. L’osmose entre les deux formes d’art, le dramatique et le musical, ne fonctionne pas bien. Quelques trouvailles ne rachètent pas l’entreprise, qui reste une tentative mal aboutie. Dommage peut-être. (vu à Reims à la Maison de la Culture)

Publié dans histoire-du-theatre

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