Réflexions

Publié le par André Gintzburger

QUELQUES RÉFLEXIONS

Au début étaient les auteurs. Ils mettaient leurs pièces en scène eux-mêmes. Le plus souvent cela consistait à seriner le texte aux acteurs dans un environnement dont ils décidaient le style, au demeurant sans beaucoup d’imagination, leurs choix oscillant entre le naturalisme, le réalisme, et puis, à partir d’un certain moment, le surréalisme et l’hyperréalisme. Un grand nombre faisait imprimer, avec les dialogues, comment ils rêvaient les mouvements de leurs personnages, et ils décrivaient, avec un grand luxe de détails, les décors, les meubles, les accessoires. Ne remontons pas au-delà du groupe Copeau : pour les Dullin, les Jouvet, et puis pour leurs compagnons d’ailleurs, les Pitoëff ou les Baty, ceux qui ont fait le « cartel », bien servir avec respect des grands textes était l’ambition essentielle. Ils savaient marquer les œuvres du sceau de leurs personnalités. À l’Athénée, le style de ce qu’on voyait n’était pas le même qu’à l’Atelier. Georges Pitoëff avait son approche et, au Montparnasse, on savait Baty fasciné par les machineries. Reste qu’ils ne tiraient jamais leurs épingles du jeu au détriment des textes. Pour les trois premiers, c’est d’ailleurs surtout une certaine façon de jouer qui m’est restée en mémoire. Cette école s’étant perpétuée jusque dans les années soixante. Certes, les metteurs en scène y prenaient de l’importance, mais c’était surtout d’abord parce qu’ils étaient des découvreurs d’auteurs nouveaux, écrivant des choses nouvelles dans un langage nouveau. Sylvain Dhomme avait lancé le mouvement avec Ionesco, bientôt repris en compte par Jacques Mauclair, Nicolas Bataille, Marcel Cuvelier, Robert Postec, Jean-Marie Serreau, Jose Quaglio. Des familles se créaient, des couples spirituels, Jean Vauthier et Reybaz, puis Barrault (encore jeune alors), Audiberti et Vitaly, Beckett et Blin. J’ai cité Jean-Marie Serreau. Il joua avec son théâtre de Babylone un rôle inestimable d’animateur, d’incitateur. Il était la dynamique même. Sa vitalité était fabuleuse. Mais quand il montait un spectacle, c’était, lui aussi, dans l’esprit de bien servir un poète. C’est ainsi qu’il introduisit Brecht en France avec ce petit joyau qu’était L’EXCEPTION ET LA RÈGLE. Intelligent jusqu’au bout des ongles, il vit autour de lui commencer la danse des docteurs scolastiques ès distanciation. Il s’en moquait gentiment. Je me souviens qu’un jour il me dit avoir inventé « le théâtre en boule avec effet de rapprochement ». Il n’entendait pas que le public sortît de ses spectacles avec mal à la tête, à force d’avoir été incité à réfléchir au non dit » entre chaque réplique. Il appartenait à une race qui plaçait l’efficacité avant tout.
La première fois que je fus confronté au terrorisme vis-à-vis des spectateurs, ce fut en ma qualité de directeur du Théâtre d’Aujourd’hui en 1957, quand j’avais invité le jeune Lyonnais en pleine ascension Roger Planchon, à jouer PAOLO PAOLI d’Adamov à Paris. Entre chaque tableau, il y avait un noir interminable avec toujours la même petite musiquette. Et les scènes me paraissaient être jouées avec une lourdeur  lente qui ne correspondait pas à mes habitudes. J’osai m’en ouvrir au réalisateur, pensant rendre service à l’auteur, et je me retrouvai ravalé par les deux au rang du « producteur » inculte, dont on accepte l’argent parce qu’on ne peut pas s’en passer, mais qui est prié de rester pudiquement à sa place. Ce que je fis, avec curiosité, et force est de constater qu’il existait un public, pas très nombreux mais réel, qui se complaisait dans cette règle de jeu qui se résumait finalement à ceci : qu’il soit ou ne soit pas apte à capter le message communiqué par les artistes, ça n’était pas le problème de ces derniers. On ne l’aiderait pas.
Du moins cette voie était-elle explorée par un couple auteur / réalisateur complice. N’ayant pas été admis dans l’intimité des créateurs, je n’en jurerai pas, mais je crois bien qu’en l’occurrence Planchon était l’honnête interprète de la volonté d’Adamov. Sa carrière ultérieure a du reste montré qu’il n’entrait pas bien dans le cadre en train de se dessiner, qui aboutissait, quelques années plus tard, à la naissance d’un type de metteurs en scène dont l’objectif était de réaliser, à propos d’une œuvre écrite, éventuellement à son détriment, voire en la trahissant, leur propre œuvre, éphémère mais dont les médiateurs prolongeraient le souvenir à longueur d’articles. Pour les critiques avides de se démarquer du commun des « voyeurs » passifs, cette démarche était, bien sûr, plus attrayante que celle des braves modestes qui croyaient de leur devoir de donner vie fidèlement à ce qu’un écrivain avait mis sur le papier. 
Attention : cette évolution n’a jamais touché ce qu’on appelle le « théâtre de boulevard », y compris celui qui, sérieux, a su s’emparer à temps de gens comme Albee et Pinter. Mais elle a touché tout un secteur classique, et d’une façon générale, sauf la Comédie-Française, toute la zone dite « culturelle » du théâtre français, c’est-à-dire, en somme, celle qui bénéficierait de subventions, entraînant dans la foulée ceux qui se sont mis à espérer. Au début, la préoccupation des dispensateurs de vérités, sur lesquelles il importait que le public méditât, en faisant effort, dans le cours même de la représentation, était politique et de gauche. Des mots nouveaux ont surgi dans la foulée de la « distanciation », et par exemple la « signifiance », « le contexte ». Des personnages ont surgi autour du metteur en scène mandarin. Dullin ou Jouvet n’avaient pas besoin d’un dramaturge pour comprendre le contenu de Jules César ou de l’École des Femmes, et ils savaient faire leurs éclairages eux-mêmes. Maintenant, dans leurs grandes maisons, il y a des émargeurs de budget dont ce sont les fonctions. L’un décortique la pensée présumée des auteurs en fonction de leurs amis, parents, flirts, voyages, autres écrits, lectures. Il les replace dans leurs époques vues du point de vue du peuple. Il ne craint pas l’extrapolation. L’autre manie les faisceaux lumineux et lui aussi doit montrer qu’il est un artiste, sans quoi son utilité serait contestée. Il aura donc tendance à compliquer les éclairages, à les sophistiquer à l’extrême. Complice parfois de metteurs en scène épris de visions fragmentaires, il multipliera les pénombres, plongeant les spectateurs dans une atmosphère propice à un doux endormissement. Il est vrai que, pour une grande part, l’effort que demandent aux spectateurs ces metteurs en scène-là, consiste d’abord à avoir une grande faculté de lutte contre le sommeil. Car souvent même des insomniaques n’y auraient pas résisté. Je me demande si des médecins ont jamais songé à cette thérapie-là.
Du moins le message politique asséné à longueur de communisme encore croyant à un public forcément bourgeois, grand ou petit, avait-il un sens tant qu’il ne se prolongeait pas outre mesure. Ce fut malheureusement le cas et il arriva que plus personne ne voulût plus entendre ce discours-là. Ceux qui le dispensaient avaient pour la plupart perdu leur foi. Hélas, le flambeau fut repris par une horde culturelle dépolitisée qui asséna au public un nouveau produit de type « Art pour l’Art » qui, malheureusement, n’était pas toujours digne de déplacer des spectateurs. C’est alors que je me mis à divertir mes amis en leur parlant de ce que j’appelais « le complot », c’est-à-dire « une collusion objective entre certains créateurs, certains médiateurs et certains diffuseurs pour distribuer de l’opium aux intellectuels ».
En vérité, le processus se démonte aisément : pour que l’œuvre propre au metteur en scène soit mieux visible, il importe qu’elle se distingue facilement de celle de l’auteur. Avec les classiques, pas de problème et, de surcroît, les plus grands n’ont rien à perdre. Torturez LA TEMPETE de Shakespeare et il restera, au-delà de tous les traitements, une pièce de Shakespeare intacte. Mais les auteurs nouveaux, ou simplement vivants, eux, ne comprennent pas toujours l’intérêt qu’il y a pour eux à se voir montés en contresens, ou pire, en faux sens. Une lutte s’engageait donc entre les plus volontaires d’entre eux et ces réalisateurs nouvelle race qui, peu à peu, aidés par certains éditeurs également nouvelle cuisine, se sont mis à préférer des textes minima, avec peu de mots et surtout peu de phrases claires. Ainsi pouvaient-ils faire leurs lectures de l’illisible, offrant aux critiques le bonheur de produire des articles originaux, chacun déchiffrant dans les galimatias proposés une autre lecture. Ah, qu’il devait être bon d’annoncer à des lecteurs qu’on avait compris ce qui, en vérité, ne méritait aucune attention.
Et de fil en aiguille, les auteurs dignes de ce nom se décourageant, et les élèves des metteurs en scène ci-dessus décrits évoluant vers la conception qu’après tout un texte écrit n’était pas nécessaire, en tous cas pas un texte conçu pour le théâtre, on commença à disserter, non sans complaisance, sur une prétendue crise des auteurs. Parbleu, on ne les éditait plus, ou guère, sous le prétexte que les lecteurs n’achetaient pas le théâtre imprimé. Surtout sans promotion, c’est d’ailleurs vrai ! Et on ne les voyait plus. Les « créateurs » s’arrogeaient le pouvoir d’asséner au public des produits conçus pour eux depuis A jusqu’à Z. Et comme pour la plupart ils n’étaient ni Molière ni Shakespeare, une grande médiocrité s’installa sur nos scènes et les médias purent alors parler de la « crise du théâtre ».
Ici, il faut bien préciser qu’une fois de plus Paris et ce qu’on appelle le « parisianisme » jouèrent dans l’aventure un rôle de pointe. C’est là que le complot prit naissance et s’épanouit. C’est là aussi qu’il fut accueilli par certains directeurs. Le fait qu’ils soient subventionnés les mettaient à l’abri des contingences commerciales. Ainsi pouvaient-ils se soucier davantage de plaire aux médiateurs qu’aux spectateurs et ils lancèrent de la sorte une mode qui, pour la première fois, ne correspondait pas à une ligne de force venue de quelque profondeur culturelle. Tout au plus son élitisme de club, son ésotérisme de classe la situait-elle résolument dans ce qu’il est convenu en France d’appeler la droite. C’est sans doute pour cela qu’elle s’est amplifiée démesurément depuis 1981, nos intellectuels ayant toujours goûté avec délectation les vertus de la contradiction. Les perspectives électorales françaises ouvrent de ce point de vue des perspectives réjouissantes : la mode virerait prochainement à gauche que ça ne m’étonnerait pas. Signe avant-coureur, on voit réapparaître des œuvres sur nos scènes et les grands succès populaires du dernier trimestre de 1985 ont été des grands textes, certes servis par des mises en scène brillantes marquées au sceau de leurs concepteurs, mais dont l’objet était de bien présenter la chose écrite sans la détourner de son sens.
Le mot « diffuseurs » appartient au vocabulaire récemment apparu. « Celui qui diffuse », selon le dictionnaire, est celui qui met un instrument, une structure, au service d’un produit. Il y a eu, je l’ai dit, des éditeurs et des directeurs de salles. Ces derniers, malgré leurs subsides, se trouvaient contraints de chercher des concours économiques extérieurs, et cela s’explique : puisque le texte n’était plus le support essentiel du théâtre, il fallait bien que l’environnement naguère accessoire, devenu essentiel, s’enrichisse. Ce besoin de recherche de moyens amena les parisianistes à se tourner vers la province et l’étranger. Il se créa ainsi un réseau du complot à l’échelle européenne, dont les principaux promoteurs furent certains festivals qui, acculés à la nécessité d’apparaître originaux pour survivre, s’engouffrèrent dans le créneau proposé, d’autant plus volontiers qu’étant à vocation internationale dans la Tour de Babel linguistique qu’est notre continent, il leur était délectable de promouvoir un théâtre qui parlât peu, ou en tous cas dont les vertus fussent principalement visuelles.

Commentaire a posteriori :

En relisant ces réflexions plus de 20 ans après, je m’interroge : Pourquoi n’ai je cité Beckett que fugitivement ? Le contenu de EN ATTENDANT GODOT était pourtant tellement subversif que l’œuvre fut longtemps interdite dans les pays de l’est. Et j’y fus pour quelque chose puisque en ma qualité de « tourneur », j’ai trimballé cette pièce à travers toute l’Europe.Le certain est qu’il était devenu tellement commercial qu’il pouvait se permettre de ne pas se laisser « adapter ». Alors les parisiens trouvèrent un truc : après sa mort, ils se mirent à fouiller dans les écrits qui n’avaient pas été joués de son vivant. Brecht eut plus de chance : La vigilance des éditions de l’Arche interdisait  toute initiative de détournement, parfois jusqu’à l’absurde. Le résultat fut qu’on joua Brecht de moins en moins, sauf les trois oeuvrettes de sa jeunessedont ses héritiers opposèrent longtemps un droit d’interdction. D’autres, comme Vauthier qui fut massacré par Claude Régy et Audureau qui le fut d’entrée de jeu par Bourseiller n’eurent pas un tel soutien. Le premier eût pourtant un serviteur fidèle en Marcel Maréchal,il faut le dire. Mais n’est il pas aujourd’hui « oublié » ?

Publié dans histoire-du-theatre

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