Du 5 mai au 6 juin 1985

Publié le par André Gintzburger

05.05.85 - Cette fois-ci, Pierre Antoine Villemaine n’a puisé l’inspiration qu’en lui-même. Il y a sûrement, dans son texte, quelques réminiscences culturelles, mais IDENTITÉS PROVISOIRES est intégralement un spectacle « conçu et réalisé » par sa compagnie. Et nous voilà ainsi plongés dans l’univers cher à Serge Noyelle et autres Dominique Leconte, (« Cérémonies, Un mélodrame »), cette « part de nuit » qui est supposée exister en nous, avec une série de scènes et d’images oniriques qui nous convient, « à notre propre imaginaire ». « Trois personnages, ombres énigmatiques », nous apprend la feuille qui à l’Atelier du Chaudron sert de programme, « se croisent dans un univers fantastique et diaphane où rôde la menace. Ils tissent devant nous une vaste toile d’araignée au gré d’une histoire d’amour, de folie, et de mort ».
Honnêtement, pendant trois quarts d’heure, ce propos donne à mes yeux une impression de n’importe quoi. Les rapports entre la femme d’une autre époque qui écrit de Pologne à un certain Zloty (si j’ai bien entendu) que « tout va très bien Madame la Marquise », avec ce type fatigué qui pose devant un cadre le temps de dire qu’il doit se rappeler les cinq centimes qu’il doit à sa boulangère, avant de s’affaler sur un lit, et avec cette ombre qui explore la nuit en nous envoyant parfois un faisceau de lampe électrique en pleine poire, m’ont paru gratuits, arbitraires et surtout sans intérêt.
Et puis pendant la dernière demi-heure, le ton change et on commence à se demander si ce que nous montre la petite équipe est sérieux. Ca ne va pas, loin s’en faut, jusqu’au « fou rire, rire fou » que nous promet le programme (toujours lui, jugez à quel point je m’y suis raccroché !), mais l’humour affleure et c’est comme si Villemaine nous disait : « Bon ! Vous avez bien vu, on se fout de vous »… Ou plutôt, pas de nous spectateurs, mais de ces introspecteurs du fourre-tout imaginaire, qui cherchent actuellement à créer une ligne de force dont l’abscondité susciterait un complot rajeuni, le précédent commençant à battre de l’aile. Si c’est ça, bravo, malgré les trois premiers quarts d’heure. Mais n’est-ce pas mon propre imaginaire qui m’inspire de prendre mes désirs pour des réalités ?

10.05.85 - Friedrich Dürenmatt s’est un jour amusé à réécrire LA DANSE DE MORT. Cela a donné PLAY STRINDBERG, variations en douze rounds autour du thème du couple déchiré. Selon le Théâtre 18, qui présente l’ouvrage, « d’une tragédie conjugale bourgeoise, Dürenmatt a tiré, jusqu’aux dernières conséquences, une comédie sur les tragédies conjugales bourgeoises. »
Soit. Je veux bien. Reste que cette réduction à l’ossature d’une chef-d’œuvre de la littérature n’a pas provoqué chez moi des torrents d’hilarité. Un Suisse qui veut faire rire reste suisse, c’est-à-dire lourd, et le metteur en scène, Jean Macqueron, n’a rien fait pour alléger l’entreprise. L’actrice Marie Marfaing joue constamment dans le paroxysme hystérique tandis que Philippe Cateire, Kurt, le vieux mari souffrant, gravement atteint peut-être mais sans doute aussi simulateur, m’a fait penser à un Jean Carmet pas drôle. Jérôme Franc incarne le troisième personnage, l’ami retrouvé, l’amant, à la manière de Jean-Pierre Aumont. Il va jusqu’à lui ressembler par la voix. Seul il échappe à la caricature outrancière.
On sort de cet exercice de style soulagé de découvrir que la durée des rounds va en diminuant à mesure que le spectacle se déroule. Ca dure en tout une heure cinquante, mais quand, au bout de cinquante-cinq minutes, on s’aperçoit que le troisième round s’achève à peine, on a peur. C’est comme à la vraie boxe, heureusement.
Ce PLAY STRINDBERG n’est pas monté ici pour la première fois. Je ne vois pas ce qu’ils y trouvent, ceux qui s’y intéressent. Ca n’ajoute ni n’ôte rien au contenu voulu par Strindberg. Ca ne démystifie pas en tous cas « la rhétorique fin de siècle » que prétendait en « dégraisser » l’écrivain helvète. Ca donne une soirée sans nécessité, mais, soyons juste, qui prouve la qualité professionnelle de l’équipe exécutante.

11.05.85 - Alain Bézu a monté la première œuvre de Pierre Corneille, MELITE, qui date de 1629. Le jeune avocat au parlement de Rouen avait alors vingt-trois ans. Dans la foulée, même dispositif, mêmes costumes, mêmes interprètes, il a rendu la vie à LA GALERIE DU PALAIS, écrite quatre ans plus tard, et à la PLACE ROYALE, postérieure d’un an encore. Au contact de ces pièces dans sa « lecture », on a envie de faire la connaissance des autres œuvres, réputées mineures, voire injouables, qui datent de cette période, CLITANDRE, LA VEUVE, LA SUIVANTE, tant la découverte en est surprenante ainsi éclairées pour quiconque, comme moi, au temps de la curiosité universitaire, avait en vain essayé d’y voir clair dans l’écheveau apparemment illisible des intrigues entremêlées.
Quelle simplicité, pourtant, quelle évidence, et quelle continuité dans l’évolution d’un génie en voie de s’affirmer, quand on assiste, ainsi que le THÉATRE DES DEUX RIVES le propose une fois par semaine, aux trois pièces jouées en marathon de seize heures à une heure du matin. C’est du vrai Marivaux, savez-vous, quant au ton et aux allées et venues mentales des personnages, à ceci près toutefois qu’il n’y a ici aucun message social prérévolutionnaire à lire. Les valets sont absents et la nourrice de MELITE, pas plus que la suivante d’HYPPOLITE dans LA GALERIE ou que les domestiques d’Alidor ou de Doraste dans LA PLACE, ne s’insinuent dans les âmes de leurs maîtres et maîtresses, tous honnêtes bourgeois du temps, au maximum chevaliers, ce qui leur donne la possibilité de chatouiller un brin l’épée. 
Alain Bézu a fait du petit peuple des futurs Scapin les témoins amusés, rigolards, des manœuvres sentimentales de leurs supérieurs hiérarchiques. Cet ajout est à prendre comme un signe. Dans cette jeunesse désoeuvrée, ce sont les filles qui mènent le jeu de l’amour. Elles le conduisent selon les règles de la carte du tendre et apparemment leur liberté est absolue. Elle va avec la chasteté, mot qui revient souvent dans la bouche des héros. Le père, autoritaire même s’il est très humain, tranchera dans le vif des conflits et nul ne contestera ses décisions. Le mariage, conclusion de ces joutes, signifiera pour les jeunes filles l’entrée sous une tutelle nouvelle. L’une d’elle, à la fin de la troisième pièce, sortira suffisamment meurtrie du jeu pour préférer le couvent à la soumission au mâle.
Mais quelles sont, résumées, les intrigues de ces comédies de jeunesse (dans tous les sens du mot, c’est un jeune qui écrit sur les jeunes de son milieu) ? Dans MELITE, Éraste présente à la femme qu’il aime son meilleur ami, et celui-ci, Tircis, en « tombe » amoureux. Entre les deux, le cœur de la belle balancera. Dans LA GALERIE, Célidée veut vérifier que Lysandre l’aime véritablement et lui fait croire qu’elle en aime un autre. Périlleux exercice dont elle maîtrisera mal la direction. Dans LA PLACE ROYALE, Alidor mettra l’amitié pour Cléandre au-dessus de son amour pour Angélique, qui appréciera mal cette abnégation qui n’est pas si franche du collier que cela. En vérité, certains personnages sont campés avec une plume bouillante d’imagination : Éraste qui devient fou lorsque l’intrigue lui fait croire que sa maîtresse est morte et qui part, tel Orphée, à sa recherche, jusqu’à ce qu’il imagine, dans son délire, être l’enfer antique, est du plus haut burlesque (MELITE). Alidor qui, quoi qu’il lui arrive, récupère à son profit les coups du sort (sa maîtresse le quitte, c’est ce qu’il souhaitait, elle lui revient, tant mieux il est content, elle l’abandonne encore, c’est préférable, il est satisfait !) fait montre d’un cynisme dont l’audace n’a aucunement vieilli. (LA PLACE ROYALE).
Mais le mérite du plaisir que prend le spectateur revient sûrement pour quatre-vingt dix pour cent à Alain Bézu, car en réalité ces intrigues sont singulièrement tordues et c’est lui qui, imposant aux acteurs un certain style de jeu sans déclamation, malgré le support d’alexandrins dont certains annoncent déjà les grands vers du CID, a su rendre claires des stances (déjà) qui se présentent à la lecture sous formes de tunnels interminables, et des dialogues qui, échangés avec moins de naturel, eussent été absconds.
Quelque part, ces représentations viennent à point nommé pour rappeler à ceux qui, s’encombrant de matériel lourd et coûteux, ne voient plus dans le théâtre que son emballage, tels ces Japonais qui, faisant des cadeaux, attachent peu d’importance au contenu des paquets mais tiennent à ce qu’ils soient admirablement ficelés avec du papier de grand luxe, que cet art, c’est d’abord, essentiellement, avant tout des artistes en chair et en os jouant un texte dialogué devant des spectateurs vivants. Si  je suis sûr, face à la concurrence des médias mécaniques qui retiendra de plus en plus de gens à la maison devant des appareils chaque année mieux adaptés à transmettre l’illusion de la réalité, que dans cent ans, dans deux cents ans, dans mille ans, le théâtre survivra, c’est parce qu’il est seul à communiquer la réalité de la vie, c’est-à-dire le DANGER. Ce « direct »-là n’a de concurrence que dans ses semblables, le match vécu au stade, la corrida dans l’arène, la tour de chant au music-hall. Remarquez bien que les deux premiers se réduisent à l’essentiel. Le cérémonial est immuable. Ce qui change, c’est le coup de pied dans la ballon ou la mise à mort du taureau. Vous verrez qu’on reviendra dans le troisième, à des Édith Piaf toutes seules, risquant à chaque note de mourir, sous le feu croisé des projecteurs.
Je ne dis pas que le théâtre doive revenir au simple tréteau de Copeau. Il serait stupide d’envoyer à l’A.N.P.E. les décorateurs. Mais ils sont les serviteurs d’un essentiel qui, à la limite, pourrait s’en passer. Ils ne sont que des auxiliaires du théâtre, PAS  le théâtre. Alain Bézu en a administré la preuve.
Créées dans la chapelle du lycée Corneille de Rouen, puis transplantées au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, ces trois comédies ont finalement été jouées dans le théâtre tout neuf qu’une « opération réalisée par le Ministère de la Culture, la Région, les départements de la Seine-Maritime et de l’Eure, avec la participation de la ville de Rouen « ont offert, treize ans après sa naissance, au Théâtre des Deux Rives promu « Centre Dramatique de Haute-Normandie ».

14.05.85 - MUCHE a incontestablement du talent et de la présence. C’est une « clown », si on veut. Elle se signale par un nez rouge, mais elle appartient plutôt à la famille des Jérôme Deschamps, en moins dérangeant, quoique quand elle bouffe devant nous du mou cru, on ne peut pas dire que ce soit ragoûtant. Elle a le mérité, avec sa PETITE MARCHANDE D’ALLUME… ETRE, d’avoir placé ses « gags » dans la continuité du conte célèbre, qu’elle raconte dans la dérision, s’en évadant pour s’y raccrocher selon une logique à elle qui passe, ma foi, fort bien. Elle n’est pas tout à fait seule en scène. Un compère lui apporte une réplique sporadique. Elle fait aussi jouer des spectateurs. Bref elle a de l’abattage, du chien, du contenu.

16.05.85 - Marc Normant dit au Théâtre Essaïon, dans une mise en scène de Karim Salah, un fort beau texte qui nous vient de chez les Kirghiz, ces Musulmans soviétiques qui semblent avoir préservé leurs traditions face au géant russe, DJAMILIA, de Tchinghiz Aïtmatov.
C’est une simple histoire d’amour entre une femme de soldat éloigné par la guerre et un éclopé resté au village, sur fond de travail rude et kolkhozien.
Marc Normant court un peu la poste au début, mais, quand il s’installe, sa flamme à raconter se fait persuasive, on l’écoute, on se laisse capter par son récit qui montre que, Communisme ou pas, les traditions qui vouent aux gémonies dans ces régions les femmes infidèles ne sont pas mortes. Karim Salah a expliqué que ce qui l’avait frappé dans ce texte, c’était l’étonnante parenté avec sa Kabylie natale. Dont acte !

17.05.85 - FAST ET FOOD THÉATRE, c’est Philippe et Alain, les MACLOMA sans Guy, qui présentera l’année prochaine sa REPASSEUSE tout seul. J’y retournerai car, comme tous les spectacles de ces clowns, le contact avec le public est indispensable pour que les effets s’installent. Le spectacle est fondé sur l’envers du décor. Les panneaux sont retournés. Le régisseur (Alain) prépare la scène, l’artiste (Philippe), se prépare lui-même. La poésie naturelle de ce garçon passe très joliment. Il a du charme. Ce qui manque, me semble-t-il, c’est une certaine démesure. Il y a comme une timidité. Chaque séquence semble courte, non pas au niveau de la durée, mais de son amplitude. Il faudra vérifier si cette impression demeure avec l’installation. Le sûr, c’est qu’on ne rit pas à gorgé déployée, mais il y a de très belles et bonnes choses

DEUX ESCAPADES HORS DE PARIS …
Et de cette grisaille que je viens de relater dans les compte-rendus    ci-dessus de spectacles parisiens dont nul ne se souviendra

18.05.85 - Il n’y a pas de doute, les spectacles de LA CUADRA me touchent, m’atteignent viscéralement. Je suis allé à Séville voir PIEL DE TORO, la nouvelle création de Salvador Tavora et, je n’y peux rien, trois minutes après que la musique a éclaté, appuyant le rituel de l’ouverture de la « course de taureaux », je me sens transporté : c’est que cette musique éclatante est la vraie musique de la corrida, mais le rituel, dans l’exactitude de sa représentation théâtralisée, devient subtilement dérisoire. Ce décalage est admirablement introduit par une rigueur des attitudes et une fixité imperturbablement sérieuse des visages.
Ces Alguazils, ces toreros qui entrent dans l’arène signifient qu’ils se prennent au sérieux et que leur « dignité » est celle de toute une nation. Ils introduisent une authentique distance brechtienne contre une tradition. Sans qu’un mot soit prononcé, le propos de l’entreprise est annoncé. Et quand le premier « taureau » entre dans l’arène, le « bossu » dit le programme, mais je n’ai vu qu’une petite forme accroupie au visage caché par des cheveux, dansant à quatre pattes, puis courbée, une danse de mort déchaînée devant ses bourreaux, j’ai été ému car cette humanisation de la bête rendait pathétique ce qu’on sait bien, à savoir que dans ce sport, c’est un condamné à mort qui affronte les hommes. Je n’oublierai jamais ce petit « taureau » bossu incarné par Manuela Rodriguez.
Mais fixons le décor : nous sommes sur des gradins, comme à la vraie corrida, et nous allons dans une arène, assister en temps (presque) réel (car il n’y aura pas ici d’entracte entre chaque course) à six mises à mort, ou plutôt à six évasions inspirées par ce thème au réalisateur. Certaines de ces extrapolations ne sont pas très lisibles : je n’ai pas bien compris à quoi fait allusion le pantin, que les « belles » de la deuxième course désarticulent en s’en gaussant. D’autres sont d’un symbolisme un peu primaire, qui fera rigoler nos comploteurs parisiens : le combat de l’ange et du démon, symbole « du manichéisme en blanc et noir des deux Espagne séparées tout au long de l’Histoire », puis son application pratique opposant le fascisme au peuple opprimé, ressemblent un peu à une volonté de maintenir vivant un type de contenu en voie, dans l’Espagne actuelle, de disparition…. Tout au moins d’extinction progressive 
Mais les images sont si belles, si fortes, le rythme est si soutenu, le professionnalisme de l’équipe est si parfait, qu’un souffle emporte l’adhésion. L’imagination visuelle de Salvador Tavora, (qui incarne lui-même le taureau blessé à mort, avec des attitudes et des sons arrachés à sa gorge andalouse qui vous remuent les tripes) est d’une richesse rare. Quand l’ange et le démon se combattent dangereusement par le feu, c’est cette lutte physiquement éprouvée qu’on ressent, et non ce qu’elle signifie. Quand le SS franquiste est  hissé par une machine élévatrice jusqu’au sommet de la salle d’où il écrase et domine le peuple, c’est l’image qui l’emporte et cette image est forte, nourrie et renourrie. On est fasciné.
Il paraît qu’un vrai taureau avait été acheté pour participer au spectacle, et qu’il avait fallu renoncer à l’idée parce qu’il puait et cassait tout. En vérité, je ne vois pas ce que la réalité de l’animal aurait ajouté à cette violente dénonciation du sport national espagnol. Au contraire, cette introduction réaliste aurait, je crois, faussé l’émotion. MOI, j’ai été touché par l’humanisation du fauve à travers le « bossu », et à travers Tavora, rappelant le but de la fête : « la mort, la mort cruelle, la mort pour le plaisir des autres, la mort sans échappatoire », la MORT, symbole de l’Espagne. L’identification de l’être humain au taureau me semble plus forte que s’il s’était agi d’un vrai taureau qui, de surcroît, à mon avis, n’aurait pu être qu’un témoin passif, comme les pauvres chevaux du MISANTHROPE d’Engel !
Il faut dire aussi que, portée par le thème de la dénonciation d’un mythe qu’elle connaît bien, la troupe, galvanisée sans doute par le message à communiquer aux fanatiques de la corrida, se surpasse. Elle est vraiment devenue la grande troupe internationale, accomplissant sans faiblesse ses gestes, actes, danses, chants, avec une exactitude parfaite.
Je suis sûr que Savary apprécierait beaucoup la maîtrise de la danseuse à la torche ou celle du conducteur de la machine. C’est du grand art, qui tient des jeux du cirque. Comme Savary, Tavora sait qu’on combat de tels jeux sur leurs terrains. Ces deux hommes sont complètement différents et leurs spectacles sont absolument à situer sur d’autres planètes. N’empêche qu’ils sont frères quelque part, et que ce n’est pas une affirmation gratuite. À part la corrida fasciste, à laquelle Savary aurait renoncé il y a déjà quelques années, la contestation des mythes nationaux (voyez Superdupont - Mélodies du Malheur) est de même nature. Ce n’est pas un hasard si Philippe Tiry me relatait, parlant des réactions à PEAU DE TAUREAU de quelques notables espagnols que leur avis était que ce spectacle était intéressant… pour l’exportation.

25.05.85 - Je suis allé à Nancy voir LES MÉMOIRES DE MADEMOISELLE CLAIRON, le nouveau spectacle du THÉATRE TROLL. Cette fois-ci, ce n’est point un one-woman-show, c’est un vrai montage avec six comédiennes et comédiens.
Mademoiselle Clairon, célèbre actrice du dix-huitième siècle, surgit du passé devant nous. Sur son passage, la poussière du temps se soulève, la faisant tousser, elle et ses comparses. Dans la salle, elle croit reconnaître des gens célèbres, qu’elle salue fort poliment, mélangeant d’ailleurs allègrement les époques puisqu’on entend prononcer les noms de Voltaire et de Richelieu… En vérité, l’assistance de son rêve est celle des œuvres auxquelles elle a prêté jadis son talent… Mais sa mémoire est défaillante. Du haut d’un piédestal, loge ou chaire, elle va tenter de se rappeler des scènes illustres du répertoire.
Sylvie Chenus s’est octroyée le rôle. Ses cinq partenaires vont figurer les soutiens de ses souvenirs et tout va se passer, alors, comme si la Clairon pontifiait au milieu d’un groupe d’apprentis comédiens. C’est le cours Simon. Elle dirige les jeux disserte, cause de la tragédie qu’elle préfère à la comédie… et puis, des jeunes gens lui jouent une scène de TARTUFFE, et elle confesse que ce n’est pas mal. Successivement, face à cette maîtresse sophistiquée, qui parle comme Sarah Bernhardt et s’exprime doctement, les membres du cours vont explorer PHÈDRE, RODOGUNE, évoquer ZULIME, œuvre de Voltaire qui n’est guère passée à la postérité, mais ces jeux ne seront pas assumés sans bavures et, par glissements, soit du fait des interprètes eux-mêmes, soit des assistants, la farce s’installe sur l’espace.
Par exemple, Phèdre a un nez trop long. Oreste a l’air d’un imbécile parfait. Un spectateur homosexuel fait des avances à un jeune apprenti pendant la scène ambiguë Phèdre / Oenone.
Il reste à Sylvie Chenus quelques souvenirs de son long passage à 4 L 12. Chaque acteur fait une parodie de training avant d’interpréter une scène et c’est très réjouissant pour les initiés. Et tout à la fin du spectacle, il s’installe une sorte de délire timide qui rappelle un peu la famille burlesque de la réalisatrice.
Mais dans l’ensemble, cette MADEMOISELLE CLAIRON manque gravement de folie. Un gag, une drôlerie, l’émaillent par-ci par-là, mais quelle sagesse, bon Dieu. Et que de longueurs… Ce retour au théâtre de texte est, pour qui a vu la démence du CONCERTO ou du CAUCHEMAR, une régression. Sylvie Chenus ne sait pas aller loin. Son imagination ne transporte pas, ne dépasse pas.
Cela dit, sa propre composition de Clairon pédante est de qualité. Et le double cheminement de la représentation, souvenirs rappelés, parfois laborieusement, et mêlés de fantasmes, à la mémoire, d’une part ; octroi par l’héroïne d’un enseignement magistral à une bande d’artistes en herbe, d’autre part ; crée une dialectique qui n’est pas sans saveur. Et il est amusant, un moment, de voir et d’entendre les membres de la troupe mal interpréter les grands rôles du répertoire. Toutefois, il m’est arrivé de me demander si les insuffisances étaient voulues ou pas. Je n’ai pas eu l’impression qu’Yves Breton joue mal, exprès, Tartuffe et Orgon. J’ai seulement trouvé qu’il était médiocre.
Restent de la soirée quelques réflexions sur le théâtre, paroles authentiques de la Clairon, qu’il n’est pas inutile de remettre dans la mémoire du vingtième siècle, à l’heure des Mesguich et des Vitez.

Et  revoici Paris

28.05.85 - ŒDIPE ROI a attiré la grande foule à l’Odéon, parce que c’est un spectacle de LA SALAMANDRE. Effectivement, le décor de Gildas Bourdet est superbe, sauvage au point qu’on le croirait conçu pour KING - KONG. Le mur au pied de la montagne austère devant lequel se joue la pièce, n’a pas grand-chose de grec et le brouillard du début, fumigènes oblige, n’évoque pas non plus trop la douceur du climat de ce pays. On s’attendrait à ce que le peuple soit vêtu de peaux de bêtes. Il est d’ailleurs assez barbare d’aspect, disant un texte modernisé par Jean et Mayotte Bollack, et évoluant selon une mise en scène à part cela conventionnelle de Alain Milianti.
L’œuvre, évidemment, se laisse voir et entendre, puisqu’elle est un de nos monuments culturels les plus vivaces depuis que Freud s’en est emparé. Elle est toujours la tragédie exemplaire où tout est accompli dès le lever de rideau. Il est juste que des jeunes s’y intéressent, mais moi, je crois qu’elle devrait être éternellement montée SANS RELECTURES, nue, brute, livrée à notre postérité telle qu’elle nous vient du fond des âges trimballant notre destin d’humains. J’aurais attendu plus d’imagination qu’un décor de carte postale de la part de LA SALAMANDRE

30.05.85 - Au théâtre comme ailleurs, la notion de concours, assassinée en 1968, reprend du poil de la bête, et le PRINTEMPS DU THÉATRE organisé par Stéphane Lissner ressuscite en plus racoleur le défunt concours des jeunes compagnies.
La première à se présenter s’appelle THÉATRE SPECTRE. Frédéric Klepper qui l’anime, a vingt-cinq ans. C’est un comédien de chez Mesguich, son assistant même, si l’on en croit LE MONDE qui consacre à ces jeunes gens deux pages dans son numéro du trente mai. Klepper a choisi LE TRIOMPHE DE L’AMOUR de Marivaux. Mesguisch nous révèle : « Le nom volé, le complot contre l’identité, le travestissement, le déplacement du désir, le flirt inlassable du visible et du caché, c’est un portrait du théâtre que Frédéric Klepper veut nous offrir. » À l’arrivée, ce « cadeau princier » qui gomme dans Marivaux tout comique, toute légèreté, qui traite le « Shakespeare français », comme un Kafka au sexe indécis, est fort ennuyeux et je n’ai pas dépassé le premier acte pour me faire une idée. Je ne suis pas du jury, heureusement.

01.06.85 - Voici le deuxième spectacle de ce PRINTEMPS DU THÉATRE, dont je me demande bien selon quels critères les admis à concourir ont été choisis. Hélène Surgère est tout ce qu’on veut sauf une jeune femme, puisqu’elle avoue cinquante-sept ans. Je soupçonne du « complot » quelque part, car l’auteur qu’elle joue avec Josiane Stoléru  au Studio des Mathurins (qu’on a construit dans les dessous du théâtre du même nom à une telle profondeur, qu’on y distingue fort bien la différence de son entre le vieux métro qui passe sous le Boulevard Haussmann tout proche, et le RER qui file comme une fusée dans son tunnel tuyau) est journaliste (Libé, Actuel, etc.) et pouliche d’Attoun. Mona Thomas, selon le programme, aurait lu des vieilles lettres trouvées dans un carton éventré.
La spectacle est la récitation, avec un peu d’intonations et un brin de mise en place, de ces lettres par Hélène Surgère elle-même, s’identifiant à l’HÉLÈNE 1927 qui a écrit, et par Josiane Stoléru qui incarne son double et qui s’appelle « la visite ». Très curieusement, l’univers décrit par la plumitive, qui écrit à son amant resté en France, est celui de Marguerite Duras, puisque c’est en Indochine que la jeune femme a choisi d’aller vivre une vie que la métropole ne lui offrait pas. À part quelques remarques sur le sort pas toujours joyeux des Annamites, on a envie de chanter : « Ah qu’elle était jolie l’Indochine de Papa ! » Il est certain qu’elle a marqué les gens de cette génération de l’entre-deux guerres qui l’ont connue.
Faut-il dire que les textes sont assez intéressants à écouter, mais que ce n’est pas du théâtre du tout ? « Ah ! Quel charme ont ces femmes », s’écriait Raymonde Chavagnac à la sortie ! Josiane Stoléru, qui joue exactement comme Arlette Reinerg de NAIVES HIRONDELLES, en a en effet.
Le décor abstrait de Georges Rousse n’ajoute ni n’ôte rien à l’entreprise qui eût gagné, peut-être, à être ramenée à une simple lecture authentique. À supposer bien sûr que les états d’âmes tonkinois de l’exilée exhibée le justifiât.


03.06.85 - Les homosexuels abordent l’œuvre de Jean Genêt avec religiosité. Comme si le malfrat talentueux exorcisait quelque chose en eux en racontant impudiquement ses aventures carcérales. Une histoire que j’aimerais bien un jour lire quelque part, c’est : qui a découvert l’écrivain dans le prisonnier ? Par quel processus s’est-il retrouvé édité, et promu, par un complot, au sommet d’une gloire scandaleuse savamment « markettingisée » ?
Pierre Constant n’a pas échappé à l’envoûtement, et pour avoir le sentiment de s’accomplir athlétiquement, il lui FALLAIT à un moment de sa vie, incarner LE FUNAMBULE, œuvre interdite de représentation pour des raisons sentimentales par l’auteur, un de ses amants s’étant tué en se cassant la gueule dans l’exercice de ce sport. Avec un respect inouï, Pierre Constant rend une vie théâtrale au héros décrit, et même la transgression à la chose défendue peut être regardée dans sa démarche comme un acte d’amour. C’est fait, il s’est accompli. Il a été le funambule à Sarrebrück, puis pour un soir, devant des amis, à La Courneuve.
Étonnés, les pédérastes ont découvert un texte pur, sans références cochonnes, bien torché littérairement, démontant minutieusement l’itinéraire d’un de ces artistes en disciplines périlleuses. À dire le vrai, je doute que les vrais acrobates passent par tant de phases psychologiques avant de risquer leurs vies devant le public. C’est du roman. Mais c’est beau, et tellement bien assumé par l’ascète qu’on se laisse avoir, même si l’on reste, comme moi, À DISTANCE du propos.
Tout au plus peut-on regretter qu’au niveau de la performance funambulesque, Pierre Constant reste à mi-chemin. Ce qu’il fait sur le fil n’est pas à la hauteur du discours qu’il profère. C’est la faiblesse de ce spectacle : la chose dite n’est pas transcendée, dépassée, transformée par la chose exécutée. On n’atteint pas au sublime. Il est vrai que la CHUTE devrait être, à la fin, réellement mortelle pour être crédible. Elle n’est pas spectaculaire survenant de deux mètres de haut, après que l’artiste ait laborieusement avancé de trois ou quatre mètres.
En vérité, si Genêt interdit qu’on joue ce FUNAMBULE, ne serait-ce pas parce qu’il sait que le dépassement qu’imagine son lecteur est irréalisable, concrétisé sur une scène ? Au fait, si c’est vraiment pour des raisons de cœur qu’il ne veut pas qu’on joue cet essai, POURQUOI L’A-T-IL FAIT IMPRIMER ?

04.06.85 - Décidément ce PRINTEMPS DU THÉATRE n’est pas marqué au coin de la jeunesse. Élisabeth Chailloux a choisi d’y présenter une œuvre de Tennessee Williams, LE PARADIS SUR TERRE, dont la forme date terriblement et dont le contenu n’exigeait, me semble-t-il, pas un re-surgissement urgent.
C’est l’histoire de trois paumés. La fille, putain à la petite semaine, s’est mariée à la sauvette avec un tuberculeux aux dernières extrémités, mais elle ne s’était pas rendue compte de l’avancement de son état. Le malade a un demi-frère, paria de la famille, parce qu’il a une goutte de sang noir. Farouche, sauvage, brutal, dangereux, rendu haineux par l’isolement raciste, la bougre guigne l’héritage, c’est-à-dire la maison et le terrain. L’arrivée de la jeune épousée dérange ses plans, mais tout s’arrangera pour lui car, après avoir subjugué la fille terrorisée, il se l’enverra, et ça leur plaira à tous les deux. Toute cette sordide histoire sur fond de crue du Mississipi et de menace d’engloutissement de ladite baraque. Comme dans toute œuvre américaine qui se respecte, Dieu est invoqué en cours de ces parcours. 
Le THÉATRE DE LA BALANCE a choisi de jouer la pièce en tranche de bifsteack saignant, c’est-à-dire au premier degré réaliste. C’est incontestablement fidèle à l’œuvre. Il n’y a pas eu de « lecture ». Manque tout de même le côté chaleur moite du climat. Je n’ai pas senti les personnages suer, leurs vêtements coller à la peau. La distribution paye comptant.

UN FESTIVAL À MUNICH

07.06.85 - Quel choc, mes enfants ! Me voici rendu au festival de Munich, un des plus illustres d’Europe, et le premier coup d’œil est que le cadre est carrément sordide : essayez de visionner, dans un coin du Parc Olympique, une espèce de Cartoucherie informe, un terrain vague de zone, sur lequel sont plantés quatre chapiteaux. L’administration est installée dans des roulottes, et comme il a plu abondamment, on patauge dans les flaques. L’eau suinte de partout sous les tentes. Deux restaurants de fortune débitent de la bière légère et des mets trop salés. Ici et là, il y a des attractions. Le confort des spectateurs n’est nulle part. Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Jamais je n’ai eu cette impression à Nancy ou à Avignon.
C’est sous le chapiteau numéro deux que le groupe brésilien MACUNAIMA joue sa version de ROMÉO ET JULIETTE. Les comploteurs allemands ont fait la fine bouche, mais moi, sincèrement, j’ai bien aimé cette joyeuse variation pleine de gags, de rythme et d’entrain autour de l’anecdote célèbre. Le couple lui-même est tout à fait juvénile et charmant, et la mise en scène est inventive. Ici, point de décors coûteux, mais des astuces : une échelle double sert de balcon à Juliette et, pour y accéder, Roméo grimpe à la corde à nœuds. Il y a un chœur de vierges vêtues de blanc qui accompagnent, la prolongeant en quelque sorte, Juliette dans tous ses déplacements, qui sont toujours vifs et légers. Les costumes vont dans le sens de la caricature des personnages. Ils sont en quelque sorte le décor, un décor mouvant, vivant et léger. Surtout, la musique a été empruntée à l’album célèbre des Beatles et son intervention crée des effets burlesques démystifiants qui m’ont amusé.
Évidemment, nous sommes loin du premier MACUNAÏMA et de sa dénonciation du sort des Indiens du Brésil. Si l’équipe a choisi de monter ce pastiche shakespearien, c’est qu’elle n’a rien à dire. Dommage qu’elle sombre ainsi dans le divertissement pur. Du moins le fait-elle avec talent et grâce… et selon une esthétique qui lui est propre.

06.06.85 - C’est un peu ROMÉO ET JULIETTE que raconte le groupe EL HAKAWATI dans son nouveau spectacle « FROM THE SOURCE TO THE SORROW », « HISTOIRE DE L’ŒIL ET DE LA DENT », sauf qu’ici les Capulet et les Montaigu sont les Juifs et les Arabes, et qu’ils sont issus d’une même origine. À travers l’anecdote où les « frères » ennemis sont traités en caricatures, c’est l’impossibilité du rapprochement des « enfants qui s’aiment » qui est montrée.
Curieux spectacle venant d’un groupe palestinien dont la vocation première avait été de dénoncer l’occupation et les sévices israéliens. Démarche désespérée d’une main qui semble tendue par ceux qui étaient restés sur cette terre, à ceux qui y sont revenus, pour les en chasser, et qui sont du même sang ! Intéressant appel à la raison et au cœur, qui mériterait d’être entendu par ceux qui persistent à marginaliser le groupe et à lui refuser à travers l’Europe le droit à la parole. Car il est bien clair que l’appel pourrait trouver du répondant de l’autre côté s’il ne prêchait pas dans le désert. À la limite, il aurait pu être poussé par une équipe juive désaliénée de l’obscurantisme… ou touchée par la grâce du christianisme du « Aimez-vous les uns les autres ». J’ai toujours pensé qu’il y avait du catho en François Abou Salem. Esthétiquement, d’ailleurs, ce qui m’a frappé dans ce spectacle, c’est à quel point il est « enjuivé ».
Je ne songe pas, en écrivant cela, à la première partie, « la source », qui chine de façon bon enfant, avec beaucoup de tendresse, un petit monde palestinien bonhomme et sympathique dans l’ancrage à ses traditions. Les acteurs masculins du groupe s’y démènent avec poésie. Francine Gaspard, qui a fait les décors, y a eu des inspirations très réussies, comme la fontaine du début, faite de papier argenté chiffonné, qui est à la fois astucieuse, amusante et belle. (On se demande pourtant pourquoi au niveau des éclairages, les personnages gentiment caricaturés de cette partie sont tellement rejetés dans l’ombre dès qu’ils vont vers les côtés de l’aire de jeu !) La cérémonie du mariage, avec la fille dont veulent les deux garçons et la fille dont aucun ne veut, clôt cette AVANT GUERRE sur un ton de critique indulgente et quasiment de nostalgie pour cette société qui n’était pas irréprochable, obéissant aveuglément à des règles que notre modernisme condamne, mais qui avaient du charme. Il est probable que, quelque part, François Abou Salem regrette ce temps-là, qui était, il est vrai, celui de la paix.
C’est dans la deuxième partie, après l’entracte, que mon impression d’enjuivement prend corps. Non que les personnages israéliens y soient montrés sous des jours favorables. La caricature critique les ridiculise ici sans sympathie. Mais le style de la représentation, accentué par des musiques d’Europe Centrale, à la fois brechtien et kantorien, a des relents criants de THÉATRE JUIF DE VARSOVIE. Les mannequins imaginés par Francine Gaspard, magnifique monument aux morts sorti tout droit de LA CLASSE MORTE, qui occupent le milieu de la scène tandis que les combattants des deux camps s’affrontent de part et d’autre, y sont, bien sûr, pour quelque chose, comme les accoutrements des personnages, qui ont perdu tout folklorisme mais semblent avoir été taillés par des artisans du ghetto. Certes, la femme palestinienne errante emporte comme objet une cuvette et l’Israélienne immigrante trimballe un cadre sous lequel il y a sans doute un tableau. Mais ces détails ne sautent pas aux yeux. Par contre, le chapeau que porte le jeune homme arabe m’a frappé par son air très « rue des Rosiers » ! À chacun ses symboles.
Cette seconde partie, qui porte le contenu philosophique du spectacle, est malheureusement trop longue, confuse et excessivement bavarde pour qui n’entend pas les langues orientales. Il est évidemment intéressant que les combattants des deux camps fondent progressivement pour n’être finalement que les deux vieux meneurs intraitables, l’un avec son œil perdu, l’autre avec sa dent cassée. Mais que de temps perdu entre le premier défilé haut en couleur burlesque, dans la tonalité « guerre de trente ans » de la MÈRE COURAGE, et le moment final où les deux farouches antagonistes irrémédiables viendront troubler la noce de la Juliette Sarah juive et du Roméo Tanza palestinien. Et que de digressions, comme ce personnage de Lili, l’Israélienne (ou peut-être la Libanaise riche, m’a-t-on soufflé), qui se demande pourquoi elle a quitté une vie tranquille en Europe pour venir dans ce pays où elle ne trouve que la guerre, et qui accable de sarcasmes, en brandissant des bouteilles d’alcool ceux qui espéreraient faire la paix. Sans doute faut-il replacer cette digression dans le contexte d’un spectacle qui ne m’est pas destiné, qui s’adresse à des gens de Jérusalem, à qui le message de la réconciliation des frères ennemis, à travers leurs enfants qui veulent vivre ensemble, ne doit pas être facile à inculquer, même s’il correspond à la réalité des gens qui s’arrangent pour vivre quand même le mieux possible à l’intérieur d’un contexte inextricable.
Fugitivement, et toutes proportions gardées, j’ai pu évoquer dans ma mémoire les Français de 1941 qui « Kollaboraient » avec les Allemands. J’ai aussi pensé à la fin de MÉTROPOLIS, quand le patronat et la classe ouvrière se réconcilient « parce qu’ils ont trouvé le chemin du cœur ».
En vérité, peut-être trouvé-je l’HISTOIRE DE L’ŒIL ET DE LA DENT enjuivée parce que j’aimerais que ce discours fut tenu par des Israéliens. Il serait alors inséparable de l’abandon de certains privilèges. Il supposerait une nuit du quatre août que seuls les maîtres peuvent s’infliger. Les esclaves ne peuvent que quémander.
Mais le théâtre n’est que le théâtre. Ses cris n’ont pas de conséquences immédiates. Ils insinuent des poisons et des élixirs qui cheminent lentement. Celui-ci, au moins, est poussé. Peut-être faudrait-il qu’il soit plus universel. Sûrement serait-il utile qu’il soit mieux maîtrisé. François Abou Salem sait, quand il le veut, avoir le sens du rythme. Pourquoi se perd-il dans la vase de méandres sur la fin de son parcours ?

Publié dans histoire-du-theatre

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