Du 6 avril au 4 mai 1985

Publié le par André Gintzburger

06.04.85 - SHAME ! (La Honte), « du Cours d’Art Dramatique  aux Césars », est une amusante incursion dans le monde des débutants du show-business. Je ne sais pas quel plaisir y trouvera le « grand » public, si toutefois le « SNARK » l’atteint, mais moi qui suis un professionnel du spectacle, je me suis bien amusé. Sylvie Coulon (qui fut secrétaire de la revue ACTEURS) a très bien mis en scène Nanou Garcia, Florence Pelly, Jean-Pierre Fragnaud, Rémy Laurent et Christophe Le Masne, mais ils ont tous les cinq beaucoup de talent, d’abattage et de dynamisme. Les deux filles notamment auraient tout à fait leur place au Magic Circus.

09.04.85 - À part une demi-heure horripilante, quand le bal chez les Capulet est transformé en cours d’Art Dramatique, chaque acteur et actrice montrant ce qu’il sait faire de Racine à Tchékhov, au lieu de danser et de boire comme le leur intime Shakespeare. À part cette complaisance parisianiste qui, de la part de Mesguich cesse de surprendre tant son goût de mélanger les textes est maintenant banal ; et quoique le décor, une grande et poussiéreuse bibliothèque au symbolisme un peu court, oblige, quand ils finissent par jouer ROMÉO ET JULIETTE, les actrices et acteurs sus nommés à se livrer à des acrobaties dangereuses -mais le metteur en scène doit penser que cela fait juvénile ; je dois avouer que le spectacle que propose le « Théâtre du Miroir » à l’Athénée m’a eu.
Je crois que c’est surtout parce que, cette fois-ci, Mesguich a laissé jouer sans leur infliger une règle humiliante, des acteurs et des actrices bien choisis et sincères. Certes, on peut regretter que Véronique Widock fasse physiquement dix ans de plus que les quatorze ans de Juliette, mais elle est sensible, émouvante, charmante, et Christian Cloarec est tout à fait plausible en Roméo robuste. Mais on devrait les nommer tous, ce serait plus juste, car je n’ai remarqué que d’excellents interprètes, vigoureusement menés avec un dynamisme sain.
Une partition sonore soutient avec un bonheur de type cinématographique l’entreprise à laquelle on prend un vif plaisir, une fois oubliés les tics d’un réalisateur qui devrait s’offrir maintenant le luxe de les mettre au placard, même s’ils enchantent Michel Cournot ! L’intelligence évidente de Mesguich peut se passer de clinquant. Ses produits peuvent briller autrement.

10.04.85 - Ce n’est pas un « one-woman-show » et pourtant elle est seule en scène. Seule, mais des voix très fréquentes interviennent, auxquelles elle répond avec une présence très vivante : elle incarne Colette, celle qui, en 1906, après son divorce d’avec Willy, tâtait du music-hall dans des tenues très parisiennes, prenant des poses et des attitudes que de nombreuses photographies ont transmises jusqu’à nous. Les postures familières d’une « comploteuse » du temps, Dominique Paquet  nous les reconstitue aux Déchargeurs avec un mimétisme troublant. Elle arrive à ressembler à son modèle dans les numéros qu’elle nous livre. Entre-temps, elle soliloque dans sa loge d’artiste, sur le théâtre et sur sa solitude. Elle dit fort bien ces pages de l’écrivain, écrites dans un trou de parisianisme. Les voix qui l’environnent sont celles de ses camarades, du régisseur, le petit monde de la Gaîté Montparnasse, des bruits de la coulisse. Elle se maquille, s’habille, se dévêt, avec l’érotisme convenable pour cette évocation.
COLETTE, « DAME SEULE » a été monté par Patrick Simon pour la C.D.A. que dirige Raymond Paquet. Y a-t-il un lien entre ce Paquet et elle ? Sûrement.

12.04.85 - Le CHAPEAU ROUGE a eu raison de reprendre, six ans plus tard, PLACE DE BRETEUIL d’Alain Gautré. « Reprendre » est un verbe impropre car il s’agit en vérité d’une nouvelle création, plus réfléchie sans doute que la première. Tout en restant hautement comique, le résultat est plus grave, les petites tragédies intimes sont exprimées plus profondément, sans tellement le souci de faire rire, dans l’absurde dérisoire d’une situation qui devient progressivement surréaliste, logiquement démente.
On se rappelle le sujet : dans un Ministère supprimé dont presque tout le personnel a été déplacé, quatre personnages, trois hommes, une femme, soigneusement hiérarchisés, exécutent scrupuleusement les gestes de leurs fonctions devenues inutiles. On peut « lire » politiquement » ce qu’on veut à travers les lignes de ce formalisme à l’état pur. Gautré n’insinue rien. Ce bureau, île au milieu d’un édifice vide où des fonctionnaires gagnent leurs paies en sachant que ce qu’ils font ne sert à rien, mais où chacun exécute sa tâche avec conscience, vous pouvez le situer où vous voulez.
La pièce évolue quand, derrière les tâcherons professionnels, affleurent les fantasmes de chaque être véritable. C’est l’irruption dans le monde du travail abstrait, de ces concrets psychologiques, qui crée l’incroyable saga finale, ce western où les vapeurs de l’alcool engendrent le viol, la rapine et le saccage des lieux.
On pense au « Waterclash » du « Royal de Luxe », à ceci près toutefois qu’ici, les quatre excités ne cassent rien volontairement et que s’ils font voler les papiers, c’est par jeu, non par volonté de détruire. La destruction est conséquence du jeu, elle n’est pas ostensiblement voulue. Elle n’en est pas moins profonde, car cette destruction n’est pas que celle de l’environnement social. C’est celle du quant à soi de chacun. La « fête » finie, quatre individus se retrouvent démunis et l’appel à « Dieu » de la femme ressemble à celui, désespéré, que lancent sans doute certains membres de certaines sectes, avec la volonté de se raccrocher à la vie. Mais ici, c’est la mort qui clôturera la séance. J’avais le souvenir d’une parodie de western qui s’achevait sur quatre cadavres. Ici il reste des signes du western, mais le contenu est dépassé, et le suicide du dernier survivant n’est pas innocent, n’est pas destiné qu’à faire rire. Chacun ayant perdu sa dignité, son apparence, comment survivrait-il ?
La mise en scène de Pierre Pradinas est d’une rigueur, d’une exactitude remarquables ; il a été servi par des comédiens remarquables : Thierry Gimenez, en petit tâcheron, dont le violon d’Ingres est une passion studieuse pour les films pornos, est remarquable. Catherine Frot, en secrétaire quelconque, seule femme du bureau, objet, bien sûr, des assiduités de ces messieurs, est très crédible ; et son changement quand, après avoir été violée, elle se met à aimer l’auteur de l’acte et à tenter une prise de pouvoir sur lui, est amusant. Jean-Pierre Darroussin, en chef de bureau entiché de westerns, le premier des quatre à devenir vraiment fou, est un peu plus pâle. Daniel Jegou, à qui incombe la tâche de faire oublier Yann Collette, en fait peut-être un peu trop dans les attitudes caricaturées, mais il est très plausible. Chacun mène sa trajectoire du banal quotidien à la folie et à la mort. Au début, le jeu réaliste frise le boulevard mais l’insolite vient très vite, avec l’accélération progressive du rythme, modifier cette impression de facilité.
PLAGE DE BRETEUIL ne tire pas de vraie leçon, car même la désespérance finale, même la mort de tous, ne sont pas aggravées à dessein de conclusions. C’est un regard sur le monde d’aujourd’hui, dont le parfum d’authenticité est singulièrement tonique.

16.04.85 - LA MIE DE PAIN a retravaillé SEUL.. LES REQUINS, dans le sens de la clarification de l’anecdote. Surgit ainsi devant notre imagination beaucoup plus clairement, et, pourrait-on dire, avec logique, l’aventure de cette troupe de théâtre ensevelie depuis des siècles sous le sol de Paris, répétant sempiternellement la même œuvre pour un public inexistant, se nourrissant de rats, et symbolisant un microcosme de société burlesque, caricaturée à l’extrême dans une outrance des maquillages et de la gestuelle quasi-clownesque.
Chaque acteur de la troupe a choisi et retravaillé son personnage en profondeur. Chacune de ces compositions est un petit chef-d’œuvre, mais la plus remarquablement juste est celle de Gilbert Epron, qui campe un régisseur sachant tout bricoler avec un brio et une exactitude extraordinaires. Mais remarquables aussi sont les prestations de Léa de Coulanges, en vedette autoritaire qui terrorise tout le monde, de Gérard Chabanier en serviteur homosexuel de cette vedette, exécuteur de ses basses œuvres, de Philippe Barrier en administrateur de la troupe, de Laurent Carouana en metteur en scène dépassé par sa tâche et poursuivi par sa mère abusive et nymphomane, Élisabeth Cauchetiez qui a dû trouver là une thérapeutique pour contrer sa timidité, sans oublier Jean-Marc Molines en vieux savant enfermé comme Diogène dans quelque chose qui n’est pas un tonneau, mais c’est tout comme.
L’irruption dans cet univers absurde, mais structuré, d’une civilisation postérieure sera fatale à ces fossiles qui joueront jusqu’à la mort le cinquième acte de leur tragédie, pour la première fois devant un immense public, celui des médias nouvelles.
Réflexion sur la condition humaine à travers celle du théâtre, SEUL… LES REQUINS classe LA MIE DE PAIN à un très haut niveau culturel, même si certains peuvent adhérer moins que d’autres à l’anecdote et parler de « science-fiction » minimisante, alors que le propos va bien au-delà.

17.04.85 - Le roi de l’esbroufe à la parisienne a transformé la Maison de la Culture de Bobigny en haras pour y monter LE MISANTHROPE. La grande salle a été complètement transformée. D’un théâtre, on a fait un lieu théâtral. L’habillage entoure complètement les spectateurs, qui sont assis sur des gradins face à un « manège » ou trois chevaux sont au repos. Au jardin, une « galerie » doit conduire aux appartements de Célimène. Au lointain et à la cour, des arbres, des frondaisons indiquent qu’on est à la campagne, ce que confirment des bruits champêtres qui atteignent nos oreilles. Au plafond, des poutres de bois achèvent le réalisme de l’espace qui, comme au cinéma, ne laisse aucune place à la fiction théâtrale (notion de « coulisses », de « découvertes » etc).
Pourquoi pas cet environnement à la pièce de Molière ? Il est onéreux, mais il est amusant. L’écurie de Célimène comme lieu de ses contacts avec le monde au lieu de son antichambre ? Soit !... Encore faudrait-il que le parti soit tenu et que les amours contrariées d’Alceste et de Célimène affectent un cavalier et une cavalière. Or, les trois pauvres chevaux qui assistent à la représentation, ne servent pratiquement pas. On les selle, certes, on les bouchonne, mais aucune scène n’est traitée sur eux montés. Alors au bout d’un moment, comme tous les personnages sont habillés dix-septième, on se demande s’il était bien utile que les robes à traîne ramassent le sable du sol et que les chausses s’y salissent.
L’épate de la première vision fait vite long feu, puisque somme toute, ce que nous montre Engel dans ce décor racoleur, c’est une représentation classique de la pièce, rampante sur des actrices et acteurs les deux pieds sur terre.
Au demeurant, c’est une très bonne représentation dans l’ensemble. Gérard Desarthe est un Alceste très convenable. Il m’a fait penser à Jean Vauthier. Laurence Mesliah est une très jeune Célimène trop classique pour l’entreprise et pas très nuancée, mais charmante, et si Anne Alvaro en Célimène est exécrable et inaudible avec une voix horriblement cassée, Éric Frey en Oronte, et Jean-Claude Dreyfus et Wladimir Yordanoff en marquis sont remarquables, les deux derniers surtout qui campent ces personnages non pas en minets comme d’habitude, mais en hommes de poids et d’âge. Terminons ce survol de la distribution : Bertrand Bonvoisin et Marie-Armelle Deguy sont un Philinte et une Éliante dans la plus pure tradition, c’est-à-dire qu’ils sont fades.
Les éclairages sont beaux. Il y a des trouvailles dans la mise en scène. Dès qu’il y a beaucoup de monde à la fois, André Engel  brille. Autrement, sa direction d’acteurs est inégale. Les scènes célèbres on été soignées. On tend trop souvent l’oreille pour entendre les acteurs et, si je ne savais pas le texte par cœur, je ne sais si  j’aurais bien suivi.
L’entreprise valait-elle son coût ? À mon avis, l’essentiel de l’ « idée », jouer LE MISANTHROPE à cheval, a été négligé…, ou peut-être bien abandonné quand on s’est aperçu qu’entre jouer et guider un cheval, il fallait choisir. Il aurait été honnête alors d’avouer son échec et, pourquoi pas à ce niveau de fric jeté par la fenêtre, de renoncer.

19.04.85 - LA CHARRETTE DES PAYSANS, qui est moins un spectacle Ruzzante qu’un spectacle sur le personnage Ruzzante, m’a ramené dans l’adaptation et la mise en scène de Roger Cornillac des années en arrière. Les acteurs ont l’air d’avoir été dirigés par Tamiz à l’époque où il montait Goldoni, mais Cornillac a moins le sens du comique. Le décor, les costumes sont tout ce qu’il y a de plus conventionnels. Et les bonnes intentions au niveau du contenu politico-social ne suffisent pas à effacer l’ennui qui s’insinue, à force de regarder longuement ces personnage s’agiter avec une truculence paysanne annonciatrice de la commedia dell’arte.
Il y a pourtant des choses intéressantes : ces trois miséreux qui regardent en spectateurs les turpitudes des moins pauvres qu’eux, cette fille violée, déshonorée, qu’épouse Ruzzante qu’elle trompera lorsque, parti à la guerre pour y faire fortune, il revient pauvre avec une réputation de lâche ; cette odeur de mort qui rôde d’un bout à l’autre, avec cette corde de pendaison qui passe de main en main ; ce ton quasi-brechtien par moments ; cette hantise de l’argent ; cette famine… La fresque pourrait être grandiose. Elle fait ringarde. Elle fait pauvre. Les privilégiés du système nous auraient-ils insidieusement inspiré de ne plus nous satisfaire de ce que les moyens modestes permettent de réaliser ? Les Mesguich et compagnie nous auraient-ils inculqué de ne plus accepter le jeu des artistes au premier degré sans artifices ? Je ne veux pas le croire.

20.04.85 - Retrouver Tchékhov à l’état pur, quel bonheur ; redécouvrir que les quatre actes d’ONCLE VANIA ne sont jamais ennuyeux, qu’il n’y a pas un mot à perdre dans ce que se disent les personnages, et que la densité des silences conserve l’émotion sans jamais faire longueur, c’est cette joie que procure la « NON » lecture de l’œuvre par André Cellier.
Non lecture ? Si, il y en a une, sans doute celle héritée des Pitoëff, qui voulaient qu’on éprouve le pathétique des personnages, que leurs faiblesses, leurs désespoirs, leurs ratages, leurs impuissances nous atteignent, recoupent nos propres sensations d’échecs, nous touchent dramatiquement. Tchékhov, paraît-il, voulait qu’on rie à ses pièces, qu’on se moque de ces héros négatifs, comme diraient les Soviétiques, qui d’ailleurs, paraît-il, jouent les œuvres de l’auteur médecin selon ces préceptes. Soit : cette « NON » lecture en est donc une, mais alors c’est celle de l’honnêteté, de la sincérité. Monter ONCLE VANIA, c’est d’abord bien distribuer les rôles, et ensuite laisser les acteurs les vivre. On ne distancie pas ces personnages-là, on ne les joue pas, on les incarne. À cet égard, André Cellier en Vania lui-même est bouleversant, et toute la troupe du Centre Théâtral du Maine paye comptant. Malheureusement, Hélène Roussel n’a plus l’âge d’Elena et son visage vieilli fausse un peu les choses. On comprend mal l’amour que lui portent Vania et Astrov et on a envie de regarder ailleurs quand le texte chante la beauté de cette jeune femme alanguie, mariée à une vieux savant imposteur. C’est dommage, car ses qualités de présence et de communication émotives sont intactes. Il ne faudrait pas l’éclairer plein feu, ni la laisser jouer de profil avec un projecteur faisant saillir les plis de son menton et de son cou. Dans cette réalisation, la fille qui joue Sophia, Yolande Hascouet, déroute un peu au début parce qu’elle met l’accent sur l’énergie à tout prix du personnage. Ce n’est pas, comme jadis avec Carmen Pitoëff  puis Paule Annen, une énergie d’entrée de jeu désespérée, inutile, tournant à vide. C’est une solide volonté de tenir, de maintenir malgré tout. Pourquoi pas ?
C’est une « lecture » qui ôte quelques larmes aux yeux des spectateurs, mais qui est plausible. Ici Sophia n’est pas perdante d’avance. Il faut citer dans les positifs Vania Vilers, très convaincant en Astrov. Lui, il est peut être un peu jeune, et ses moustaches fringantes ne font pas vraiment vieillies. Il est réellement séduisant. Dans les rôles moins importants, Yves Bellvardo et Ulla Baugué sont tout à fait justes en Téléguine et Marina (la nounou). Et Marc Bonseigneur (qui a par ailleurs fait les décors très réalistes de la représentation) n’a qu’à paraître en Alexandre.
« Représentation ringarde », diront les défenseurs de la mode, « avec des imperfections », grincheront les « Mesguichiens » et le s »Régysoeurs » ; en effet. Mais je n’ai pas décroché une minute et tout le contenu de l’œuvre m’a atteint comme jadis. Ce chant du ratage de la vie, des occasions perdues, de l’impossibilité de recommencer, reste d’une totale actualité. Hélas ! Et les motivations qui animent les personnages n’ont pas une ride. Je me rappelle un mot prononcé jadis par je ne sais plus quel médiateur : « Placez ces pièces du côté de Romorantin et vous verrez ce qui en reste ». L’aspect  russe d’ONCLE VANIA ne m’a pas paru réellement exotique. Remplacer le samovar et le sens du signe de croix par la cafetière au coin du fourneau et la lecture du « Chasseur français » ne changeront rien à l’essentiel, au choc des victimes et des sans scrupules, à la description des luttes à l’intérieur des familles pour la possession des biens immobiliers, à la solitude des âmes…etc. Tchékhov n’est pas grand parce qu’il a bien décrit une certaine société campagnarde folklorique, mais bien parce que « ces paysans » sont universels. C’est cette universalité-là que permet de retrouver la « non lecture » d’André Cellier. Merci : il n’a pas été « lucide » ou « intelligent », mais SENSIBLE.

26.04.85 - Je dois écrire avec prudence : on ne touche pas à Jean Genêt. L’admiration que lui portent ses fans touche à la vénération mystique. De fait, l’auteur se revendiquant « sacrilège », il faut bien qu’il y ait du religieux en lui. Sans quoi cet homosexuel presque pédophile, ce petit voleur, pensionnaire attitré de nos prisons, jusqu’au moment où la gloire littéraire fabriquée par la bourgeoisie lui a offert suffisamment de fric pour qu’il ne lui soit plus nécessaire de se tenir hors de la loi, ne bénéficierait pas de cette fascination. Je ne la conteste pas, il a un beau brin de plume et une grande richesse de vocabulaire. Je ne conteste pas non plus que la peine de mort ait été quelque chose d’abominable. Heureusement, ce droit que s’arrogeait la Société de tuer des hommes légalement et cérémonieusement a été aboli.
N’empêche que LE CONDAMNÉ À MORT met un peu trop exclusivement l’accent sur la beauté adolescente du jeune amant qui va mourir, et pas assez sur son aspect voyou. Ou plutôt, celui-ci est évoqué avec une complaisance qui touche à l’imposture lorsque, le mot « Espagne » étant prononcé, le spectateur peut croire qu’il s’agit d’une victime du franquisme. Peut-être dois-je mettre au compte du fait que je ne sois point pédé ma réserve face à cet écrivain qui, de NÈGRES en PARAVENTS, ne m’a jamais paru  franc de collier. Les descriptions sans fards des moments sexuels doivent sans doute exorciser quelque part ces voluptueux  honteux, qui s’exaltent volontiers avec féminité ! Mais le « révolté » me paraît s’être un peu trop bien accommodé de la célébrité, et les sauces « politiques » de ses œuvres n’ont jamais, pour moi, dépassé le piment de scandale que pouvait autoriser l’intelligentsia bourgeoise, celle qui a détourné à son profit les vraies paroles révolutionnaires, quand elle ne les a pas étouffées.
Genêt, après cette audition du CONDAMNÉ À MORT, reste pour moi -mais le spectacle d’Hélène Martin me l’a sans doute rendu plus clair- un symbole de ces impostures par lesquelles la classe sociale dominante noie les poissons authentiquement subversifs. Les esprits éclairés qui mènent ce jeu bénéficient des hurlements indignés des non éclairés de leurs bords, grâce à quoi ils peuvent faire croire aux esprits qui ne demandent qu’à être éclairés par eux qu’ils participent à une action révolutionnaire. « Rien n’est vrai, rien n’est juste », disait Montherlant. Hélas, les dés sont partout pipés. Genêt, à mes yeux, l’illustre.
Cela dit, la mise en espace et en musique du poème « dédié à la mémoire de mon ami Maurice Pilorge, dont le corps et le visage radieux  hantent mes nuits sans sommeil », a été menée par Hélène Martin avec le respect, la rigueur, la pudeur qu’on se doit entre homosexuels des deux bords. Le décor d’André Acquart ressemble à celui, célèbre, de THE CAGE, du Living Theatre. Richard Amstrong et Daniel Prieto chantent avec conviction les vers harmonieux du dialogue entre le poète et le condamné. La voix chaude de Laurent Terzieff a par instants beaucoup de présence, et c’est un vrai plaisir quand, de temps en temps, Hélène Martin elle-même, qu’on aperçoit au fond de la scène dirigeant son orchestre avec tout son corps et éprouvant visiblement profondément le cheminement de l’oratorio, daigne elle-même se mettre à chanter. Vraiment elle a une voix envoûtante.

27.04.85 - Qu’est-ce que Josepha Laroche a bien voulu me raconter ? Les trois actrices font ce qu’elles peuvent pour avoir l’air d’y croire, mais je connais bien Sophie Jeney et je parierais sans me tromper qu’elle n’est pas convaincue par son personnage : une vieille poupée abandonnée dans un garde chiffons par un mouflet nommé Sydney qui aurait grandi ? C’est ce que j’ai cru comprendre. Rita Vivide (Sophie Jeney) monologue « poétiquement » et ses deux « marloupiots » (je cite) en font autant (Sylvie Artel et Bénédicte Ardiley). Point de dialogues. L’œuvre est intégralement écrite en tunnels. Et quels tunnels abscons, abstrus !
J. - J. Aslanian a mis SYDNEY en place dans un décor tout en valises et en boîtes de bibliothèque rose de Madame Pashan. Je suppose que pour filer son théâtre, Aslanian a dû exiger de signer la mise en scène, car à part lui, c’est entièrement une affaire de bonnes femmes. Peut-être un public féminin pourrait-il s’intéresser à ces chiffonnades !

03.05.85 - Il faut rendre hommage à la maîtrise de soi d’un acteur qui, pourtant, n’a pas grand-chose à faire, puisque dans les VINGT-HUIT MOMENTS DE LA VIE D’UNE FEMME AVEC « LE MORT », il incarne précisément ce dernier, ce qui veut dire qu’il reste immobile pendant une heure, d’abord debout, puis allongé par terre. Eh quoi ?, me direz-vous, où est la performance ? C’est qu’il est tout nu, le corps certes barbouillé de glaise et d’immondices, mais enfin son sexe n’est enfermé dans rien. Or, durant toute la représentation, Anne de Broca, nue sous sa robe très suggestive, ou nue carrément, se livre auprès de lui et sur lui à des exercices qui exciteraient un eunuque. Or son sexe -je l’ai bien observé- ne frémit même pas. Il n’a pas un début d’érection. Chapeau pour cette maîtrise mais, tout compte fait, celle-ci marque bien les limites d’une entreprise de pornographie quand elle doit rester enfermée dans les règles de la tolérance bourgeoise.
Au cabaret des Deux Boules, ou Grosze Freiheit à Hambourg, Marie (c’est le nom de la femme dans l’œuvre de Georges Bataille) eût essayé d’expérimenter si  le sexe des morts peut bander. Pourquoi pas puisque leurs ongles poussent ? C’eût été drôle ! Mais trêve de plaisanteries, ces vingt-huit moments érotiques mis en scène par Maurice Attias, dont la carrière, au nom d’une mystique dont il est seul à éprouver la religiosité, oscille décidément entre Claudel et Bourgeade, se laissent incontestablement voir et entendre grâce à la rigueur d’une mise en scène à la fois sensible et impeccable.
Sur la scène du petit Théâtre Marie Stuart, Alain Batifoulier a édifié une cage, qui n’est pas sans rappeler celle d’Ella. Aux poules vivantes près, l’univers est semblable. Le « mort » ne sortira jamais de ce grillage percé dangereusement ici et là, comme le sont certaines haies. Autour du cadavre, la femme se livre à un chant d’amour aux  images crues et obscènes, qui sans doute, est ressenti comme poétique par les défenseurs du surréalisme. Mais Anne de Broca a de l’impudeur avec talent, et elle semble éprouver avec sensualité la danse autour du mort de cette fille de bordel (que serait-elle d’autre puisqu’elle parle sans cesse de « la patronne » ?), qu’accompagne une sorte de gnome, lilliputien vieilli, Roland Lacoste, jusqu’au bout d’une aventure médiocre que l’auteur, le réalisateur, les promoteurs et la troupe ont rêvé d’avoir transcendée.
À quelles profondeurs du spectateur s’adressent cette exhibition d’un corps de chair vivante et désirable, d’un corps mort en voie de putréfaction et d’un corps contrefait, qui s’annonce comme peut-être diabolique ? À des zones troubles, certainement. Mais on nage dans des eaux terriblement intellectuelles et, de ce fait, assez malsaines. Il peut y avoir de la santé dans l’érotisme, voire dans le porno s’il est gai. Les jeux de Crébillon étaient joyeux, ceux du Marquis de Sade pétaient le feu d’esprit vif. Ceux de Bourgeade sont tristes. Du moins les ai-je ressentis comme tels.

04.05.85 - Il y a à peine un peu plus d’un siècle, une femme qui venait accoucher dans une maternité était en danger, car rien n’y était stérilisé et les étudiants passaient directement des salles de dissection, où ils exploraient des cadavres morts de maladies, aux salles de travail, sans le moindre du monde se laver les mains. En France, nous savons le combat mené par Pasteur dans ce domaine de l’hygiène. José Valverde a voulu rendre hommage à un autre serviteur de la vie humaine, le Hongrois Semmelweis, qui passa sa vie dans la clinique de l’Université de Vienne à combattre le fléau des mains sales colporteuses de virus mortels, au point d’en devenir obsédé et, lui-même s’étant fait un bobo infectieux, fou à enfermer. Jean Fondone (qui n’est autre, c’est un secret, que José Valverde en personne) a écrit sur ce personnage une sorte d’oratorio.
Lui-même incarne le docteur devenu fou, ligoté à a camisole dans une chambre noire capitonnée et revivant les moments de sa vie et de sa lutte, à la fois pour comprendre ce qui tuait les femmes, et pour convaincre ses collègues et chefs, qui, obscurantistes et Autrichiens, méprisaient en lui le Hongrois. Autour de lui, surgissant de murs invisibles, les personnages de son environnement passé et présent, lui apportent une réplique qui appartient plus à l’univers des rêves et des fantasmes qu’à celui du monde réel. Phrasant artificiellement, se mouvant en harmonie avec des images abstraites projetées par un ordinateur, apparaissant et disparaissant dans des rais de lumière mouvantes, ils correspondent à la recherche par Valverde d’un type de théâtre total liant la présence de l’acteur, ici UN acteur, lui-même, jouant vrai, réaliste, à un monde fabriqué par la technique moderne, auquel se soumettent même les artistes en chair et en os, robotisés.  L’efficacité du procédé est incontestable et NE LAISSEZ PAS VOS FEMMES ACCOUCHER DANS LES MATERNITÉS, ON LES ASSASSINE !! se laisse voir sans ennui.
Mais je ne suis pas sûr que l’intérêt que j’ai pris au spectacle soit surtout dû au metteur en scène. Le texte de « Jean Fondone », malgré quelques redites -sans doute nécessaires pour exprimer l’obsession du médecin devenu malade- a des qualités littéraires certaines. Sa vertu essentielle est qu’il raconte des histoires à faire froid dans le dos, et qui est une histoire vraie, avec un sens aigu de la théâtralisation. Le spectacle pose question sur la fragilité de la médecine, même aujourd’hui, et il nous rappelle opportunément que nous sommes peu de choses. Mais finalement, au-delà des images et de la gestuelle physique et vocale des comparses, n’est-ce pas l’acteur José Valverde, portant à bout de conviction son message à lui inculqué par son double, auteur, qui assure la réussite de ce « one-man-show » agrémenté de faire-valoir divers ? (Essaïon)

Publié dans histoire-du-theatre

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