Du 6 au 16 novembre 1983
06.11.83 - Dimanche. Je suis invité à déjeuner par Yolande Baignères, cette femme qui aimerait bien soigner son désoeuvrement en s’occupant de théâtre et qui aime bien le type de choses que je propose. Elle suit son mari qui est banquier à PARIBAS et qui, après trois ans aux Etats-Unis, est retourné au Japon où il avait déjà été il y a huit ans. On mange du coq au vin dans un climat décontracté. Je laisse chez elle un sac plein de cadeaux pour Paris, que je ne me soucie guère de trimballer à travers tout le Japon.
Elle aimerait faire venir le CARMEN de Brook pour l’ouverture du théâtre que les magasins Soibu inaugureront en 1985. Six cents places. Espace multimédia. Elle a écrit à Micheline Rozan, mais sans réponse. L’acheteur serait le richissime Monsieur Tsutsumi, qui possède, outre les magasins bien connus, des chemins de fer, des hôtels etc… Elle pense aussi que SORTILÈGE du TSE intéresserait les Japonais. J’essayerai d’y envoyer Key à son prochain passage à Paris.
Le soir, Kay a retenu deux places à la Tente Rouge, où Kala Juro présente « La Femme de ménage ». Kay pense toutefois que « La fille au pair » serait une meilleure traduction. Un longue queue s’étire sous la pluie devant le chapiteau, mais j’ai le privilège d’entrer dans le lieu en priorité. C’est une mince faveur, car il faut se déchausser, mettre ses godasses dans un sac en plastique qu’on garde avec soi,… et s’asseoir par terre ! Vitez aurait été content. C’est encore plus terroriste qu’à Ivry. Et pour moi, c’est dur car mon genou va mieux, mais quand même, l’idée de l’ankyloser pendant deux heures en position repliée ne me sourit guère. D’autant que les aboyeurs engueulent les spectateurs qui s’étalent. Ils hurlent en japonais, mais ça doit donner à peu près quelque chose comme : « Bande de cons, pouvez pas vous tasser. Allez, serrez-vous, y’a encore trois cents personnes à faire rentrer. Nom de Dieu, faut-il que j’vous tape dessus ? ». Dociles, les Japonais qui composent le public, jeune dans l’ensemble, s’emboîtent les uns dans les autres. Moi je me suis adossé à un mât et je me suis assis sur mon imperméable, au risque de le salir et le froisser. Je ne suis pas très à l’aise et je préfèrerais profiter de l’entracte pour voir la deuxième partie debout du fond de la salle. Je verrai d’ailleurs beaucoup mieux dans cette position qu’à travers les têtes des assis et des agenouillés.
Bon, alors ce spectacle « moderne », me direz-vous, vous en parlez, ou non ? Hum ! Je suis perplexe. Key insiste beaucoup -il me l’a répété dix fois- sur le fait que Kala ait refusé une invitation de Lang. À mon avis, le Nippon a eu raison car son art est très bavard et, si j’ai bien compris les embarras de Key à traduire, d’une part il travaille dans le jeu de mots et les effets de style « cabaret », « café-théâtre » -quelques exemples m’ont fait soupçonner que ça ne devait pas voler très haut-, d’autre part, il fait dans le poétique ésotérique. Le spectacle, remarquez bien, est spectaculaire. On est dans la boutique d’un barbier. Univers réaliste. Mais dès que « la fille au pair » apparaît, une autre dimension s’introduit. Le vent souffle en rafales, des feuilles d’arbre envahissent la scène, les gens passent à travers les vitres et il rêvent, et leurs rêves se rencontrent dans leurs rêves, mais il suffit de peu pour que le réel se réimpose. On oscille donc sans cesse entre la réalité et l’illusion. Je ne peux pas en dire plus. Il me semble que si Key ne m’éclairait pas davantage, c’est parce qu’il n’y avait rien à éclairer. Ou il ne savait pas. Le public, enthousiaste au début, l’était en tous cas moins quand nous sommes partis, une demi-heure avant la fin sans doute.
Nous avons mangé un bon steack, que le cuisinier nous a coupé pour que nous puissions plus commodément le manger avec des baguettes.
07.11.83 - Alain, qui a des gros boutons qui enflent, est allé à la visite à l’hôpital de la Croix-Rouge. Avec Éric, je vais à AIR FRANCE faire confirmer par Monsieur le Bes les histoires de fret et régler le retour différé de Guy et Éric. Le Bes est un charmant baroudeur. Ca ira pour tout. Je fais ma valise et je la laisse à Éric, car ce soir, je suis de corvée de conférence sur les Macloma avec Key à Osaka. Je rejoindrai le groupe à Tokyo demain pour me rendre à Sapporo.
À quinze heures, Monsieur Nakatsubo vient me chercher pour me conduire à l’aéroport des lignes intérieures, où Key nous rejoindra. Il m’agace tellement, il est obséquieusement aux petits soins avec moi. Il me traite comme si j’étais son grand-père, me portant mon attaché-case et gardant par devers lui mon ticket de métro de peur que je ne l’égare ! Pour aller à l’aéroport, nous prenons le train Monorail. C’est amusant. C’est du Luna Park. On a l’impression de voler au-dessus du port de Tokyo. Je suis admiratif devant des audaces dans un pays réputé pour ses tremblements de terre. Je ne sais pas ce que Nakatsubo raconte à la Compagnie ANA, mais je me retrouve assis dans l’avion au premier étage d’un 747 dans un fauteuil de première classe, tandis que Ky est relégué au fond de la classe économique. Vérification faite, je n’ai pas un ticket plus cher, mais notre impresario a dû baratiner que j’étais vieux et impotent. Il me file aussi quinze mille Yens pour la prestation que je vais fournir.
Il me retrouve à Osaka sur une estrade avec à ma droite Kay, à ma gauche le vieux Kanzé, que Koko m’avait recommandé de rencontrer, et plus loin à ma gauche encore, une vedette féminine, appartenant à un groupe existant depuis soixante-dix ans et qui longtemps n’a accepté que des vierges. C’est le TAKALAZUKA. Il paraît qu’aujourd’hui on ne vérifie plus la virginité de ces amazones qui, d’ailleurs, ne jouent pas des ouvrages de combats féministes, mais des genres de contes où les garçons sont incarnés en travestis. La spécialité de la personne qui est là (je ne sais si vous remarquez à quel point le mot « spécialité » revient souvent sous ma plume ?), c’est les jeunes garçons. On me glisse qu’elle les joue aussi dans la vie ! De fait, la réunion, devant deux cents personnes environ qui ont toutes payé mille six cents Yens, a pour objet de parler des Macloma et, ce qui a intéressé la belle androgyne, c’est l’aspect travesti du spectacle. Si effectivement Guy et sa prise de courant femelle l’ont amusée, Philippe en femme enceinte ne lui a pas tellement plu. Kanzé, pour lui, trouve que la gestuelle des clowns est trop signifiante et ne laisse pas assez de place à l’imagination.
Je dois faire un cours magistral sur l’art du clown, ses origines, ses caractéristiques, l’infléchissement apporté par les Macloma à la tradition. Heureusement, j’avais assisté au séminaire atelier qu’ils avaient fait à Séoul, et j’avais été intéressé. Je me rappelais l’essentiel, les trois points de maquillage, les yeux, la bouche, le nez. J’ai pu être disert sans trop de mal, mais j’ai dû biaiser quand un questionneur du public m’a demandé si les Macloma se référaient à un mouvement philosophique comme l’existentialisme, par exemple. Je m’en suis tiré en disant qu’en tout cas, ils n’étaient pas cartésiens. Tout ça, moi causant français, et Kay étant mon seul intermédiaire avec une foule ne causant que le japonais. Ca s’est très bien passé. Pour me remercier, j’ai eu droit à un cadeau, un magnétophone à cassettes miniaturisées. J’ai eu droit aussi à un Shabou excellent et à une chambre d’hôtel de grand luxe.
08.11.83 - Je vais rejoindre les clowns à l’aéroport de Tokyo. J’ai quitté Osaka à dix heures. Tokyo onze heures. Re-départ pour Sapporo à onze heures. Les avions d’ANA NIPPON que nous prenons sont des 747. Une télévision montre aux passagers le décollage et l’atterrissage. C’est assez spectaculaire. Les hôtesses n’ont rien à donner ou à vendre, mais elles donnent l’impression d’être aux petits soins.
À l’arrivée, je constate que le matériel est bien venu dans le même avion que nous. Une demi-heure après l’atterrissage, la camionnette est chargée. Chapeau. Kay ici n’est pas avec nous et notre traducteur de voyage, Mori, manque d’exercice. Cela rend le contact avec nos accueillants peu aisé. Le mieux est de les suivre sur le terrain qu’ils ont préparé. Ils nous emmènent en excursion voir un barrage où on pique les saumons remontant une rivière. Il y a un marché où on les vend salés et fumés « à la Russe ». Je préviens Guy -qui est tenté- que s’il en achète et en ramène à Paris, toutes ses affaires pueront le poisson pendant plusieurs semaines. On nous fait visiter aussi les site des Jeux Olympiques d’hiver qui ont lieu ici Puis nous sommes bien logés dans un grand hôtel. À 19 h, il y a une réception avec discours sur l’amitié franco-nipponne. Tout est minuté, y compris mon intervention et la remise à un représentant de la ville par Alain d’une bouteille de Bordeaux rouge achetée à Tokyo. Hokkaïdo est en effet productrice de pinard.
Une courte halte au théâtre nous a permis de voir qu’on y répète pour ce soir LA FLUTE ENCHANTÉE de Mozart. Je suis en effet très frappé par l’invasion de la musique occidentale au Japon. Rares sont les instants où l’on entend des notes asiatiques, où qu’on soit. À la réception, il y a des « canapés » à manger. Ils sont copieux. Les autres vont en ville manger une nouille. Moi je me couche à vingt-et-une heures.
09.11.83 - Montage à dix heures. Le théâtre est superbe. Je m’y rends avec Éric et Jacquot mais, apparemment, il n’y aura pas de problème. Je quitte donc le lieu de travail dès onze heures. J’y reviendrai ce soir et je rentre à pied à l’hôtel. Deux kilomètres environ à travers des rues sans intérêt, tirées au carré, à l’Américaine. Je mange seul un spaghetti vongole excellent au vingt-sixième étage du building, puis je fais une sieste en méditant sur cette société qui nous semble si différente de la nôtre.
En vérité, il y a, certes, un aspect spécifique. La « culture » n’est pas la même. Mais il y a des traits qui expliquent ce pays. D’abord, sa « déclaration de Paix au monde » après la défaite de 1945, lui a évité de participer à la course aux armements. Ainsi a-t-il pu orienter son industrie vers d’autres biens. Ensuite, il n’est pas tombé dans la contradiction qui consiste, en Occident, à licencier des hommes chaque fois qu’une machine peut faire le travail, et à pleurer ensuite qu’il y a des chômeurs. Au Japon, les poinçonneurs de métro sont toujours là et aucun magasin, aucune entreprise ne fait des économies de personnel. Les cinq techniciens qui font la tournée avec nous ont chacun leur tâche spécifique et ils sont consciencieux. Comme tous les Japonais. Improviser n’entre pas dans leur doctrine, ça les paume, mais ils font bien ce qu’ils ont à faire et ils comprennent vite ce qu’il y aura à faire. Et aucun ne rechigne aux tâches subalternes. À part quelques Coréens dans les usines, il n’y a pas, ici, de travailleurs immigrés. Les Japonais font tout, à commencer par le ramassage des ordures. Leur pays est propre. Et ils donnent toujours l’impression d’avoir une bonne volonté sans limite. La notion de « loisirs » ne semble pas les avoir beaucoup atteints. Le sketch de la plage dans DARLING DARLING est celui qui « passe » le moins bien. Le farniente de Philippe, l’aspect macho de Guy, la compétition des deux mâles sont loin d’eux. Il faut dire que ce peuple paraît n’avoir aucun humour. Tout ce qu’il fait est sérieux. Il ne se détend pas. Les rapports sociaux passent par des courbettes raides très militaires et par des échanges de cartes de visite qui n’ont rien d’un jeu. Ce qui est convenable doit se faire, et le code des politesses est dénué de toute espèce de sens critique. Quelque part, ces coutumes sont commodes car les saluts ont une hiérarchie. Tout se passe comme si le patronat japonais avait réussi à perpétuer le système capitaliste du dix-neuvième siècle, avec la bénédiction de la classe ouvrière au nom d’un certain fatalisme figé, tout en atteignant dans ses techniques l’univers du vingt-et-unième siècle. Tout un peuple travailleur est en train de prendre la direction du monde, car, ne nous y trompons pas, ces fourmis sont démesurément ambitieuses, non pas en tant qu’individus, mais en qualité de membres d’un tout. Le sentiment de l’appartenance à une communauté est évident. Le mythe des progrès de cette communauté fait l’orgueil de tous, même ceux qui en profitent vraiment y réussissent grâce à un maintien d’un type de société pour nous dépassé. Les enfants en uniformes noirs qu’on croise dans les rues, garçons et filles très stricts, très droits, rompus à s’accroupir colonne vertébrale verticale, reçoivent, paraît-il, une éducation très rude. Ce peuple, tout démocratique qu’il soit devenu et malgré son américanisation superficielle, trop visible, aurait, encore aujourd’hui, plu à Hitler.
Je me suis acheté un petit poste de radio à Tokyo pour avoir des nouvelles de France, car ici la presse française est totalement absente. Bravo notre Ambassade. Je découvre tous les jours à seize heures le bulletin de Radio France Internationale. Chez moi, il est huit heures. C’est mercredi ! Personne n’est levé ! Au Japon, le dimanche, tout est ouvert. On a l’impression que ces gens ne savent pas s’arrêter de travailler jamais. Dès qu’ils ont un instant, ils dorment, n’importe où, dans n’importe quelle position, et ils se réveillent toujours à la station de métro où ils doivent descendre. C’est fascinant. Actifs, endormis, ou se saoulant, je ne les vois pas autrement. Dans les temps morts, ils boivent, c’est encore une façon de rester actifs. Le seul temps qu’il perde, c’est en code de politesse. Il est vrai que là, -dans les discours aussi- ils sont interminables !!! Par exemple, une chose qu’ils ne peuvent pas comprendre, c’est que les clowns traînent après le spectacle. Si j’ai bien compris, Nakatsubo s’est engagé à libérer les théâtres à vingt-et-une heures quand on a joué à dix-huit heures trente. Ca veut dire trois quarts d’heure entre les l’instant où les artistes rentrent dans leur loge et celui où on fermera la baraque. Sur la scène, dès les feux éteints des projecteurs, les Japonais engagent une course contre la montre. Mais Éric et Jacques ne sont pas si pressés, et Guy, Philippe et Alain ont absolument besoin, après l’effort fourni, de décompresser. Ils se démaquillent tranquillement, prennent une douche, commentent le spectacle et le public. Bref ils glandent. Or, on ne peut pas fermer les caisses sans eux car, vue la minutie des petits accessoires dont chacun se sert, chez les Macloma c’est chacun qui range ses affaires. Vous voyez la chanson. À part ce conflit mineur accentué par le fait que Guy, ayant été prié de se dépêcher par Mory, a été encore plus lentement que de coutume « pour ne pas leur donner de mauvaises habitudes », la représentation de Sapporo a été un grand succès. J’y ai assisté des coulisses. Le travail assumé par Éric est fascinant.
Nous avons soupé d’œufs de saumon crus et frais -c’est délicieux- et de saumon grillé, île du Nord oblige !
10.11.83 - Sapporo Osaka en avion. Une fois encore, l’efficacité et la rapidité sont illustrés par le fait que notre matériel va en en fret par le même appareil, en container qui vient se placer au cul du camion !
L’hôtel d’Osaka est malheureusement médiocre, avec des chambres minuscules. C’est curieux comme ces chambres sont partout petites, avec une absence regrettable de placards et rien pour poser les valises. Avec le Magic, il faut s’attendre à des problèmes, même si j’ai prévenu d’avance. Ici les Macloma joueront dans une salle de concert. C’était paraît-il prévu. Bon. Meeting avec la TV qui prendra trois minutes en direct après-demain et une interview équivalente.
Fin d’après-midi de bavardage avec Alain et Philippe. Puis je pars en expédition à travers les rues chaudes d’Osaka avec Jacques, Éric et Philippe. Filles, salles de jeux à sous, Love Center, où les Japonais vont baiser avec leurs femmes parce que dans leurs maisons trop peuplées il faut le faire excessivement discrètement, enseignes multicolores, foule innombrable dans des rues piétonnes, et, bien sûr, restaurants et boîtes en pagaille, tout en japonais, aucun cadeau linguistique à l’étranger. Nous rencontrons un pépé qui parle français et allemand. Il est si content qu’il nous invite à boire un coup. Un instant, j’ai cru qu’il y avait une arnaque derrière, mais non. En Italie, en Pologne, c’eût été sûr. Au Japon, ça lui faisait seulement plaisir. Nous dînons d’un SHABOU SHABOU excellent.
11.11.83 - Ici le 11 novembre est un jour ordinaire. Nous allons inaugurer le SYMPHONIE HALL dans sa version théâtre. C’est une salle magnifique toute en bois clair. Un orgue monumental lui donne une allure de temple, mais je verrai avec admiration transformer en une matinée en théâtre une scène qui, à première vue, était impossible à modifier. Encore une fois chapeau. Ces gens ont le génie de l’organisation. Hier soir, sous ces salles de jeux, je les regardais se défouler, immobiles, les yeux fixés sur les petites boules de machines à sous. On aurait dit que, sous le masque de leurs sourires, ils communiquaient secrètement avec une lointaine planète. D’autres appareils étaient faits pour qu’ils tapent à tour de bras.
Avec Éric et Jacques, nous mangeons à l’hôtel qui est juste en face de l’entrée des artistes du hall, et qui se révèle être un palace, le Plazza. Si les clowns savaient ça ! On mange divinement du filet de bœuf grillé à la Japonaise sur des plaques. C’est ce qu’il y a de meilleur dans la cuisine de ce pays. Puis, comme visiblement tout va bien au théâtre, je saute dans un taxi pour aller voir le château d’Osaka, que recommande le guide bleu si on n’a qu’une journée à consacrer à cette ville. Ca vaut le détour. Imaginez le Château de Versailles et Luna Park réunis, avec des foules déambulantes et beaucoup de bruit. Ici, on découvre « quatre cents ans d’Histoire du Japon », là on fait la queue pour jouer avec des gadgets électroniques. Des fabuleux instruments de musique très vieux, manipulés avec savoir par des professionnels, distillent des musiques aux notes étranges, sans sembler être dérangés par le disco dont les effluves viennent troubler l’harmonie, ou par les annonces que profèrent en hurlant les haut-parleurs. Je profite du reste de l’après-midi pour remettre de l’ordre dans ma valise et dans ma mallette.
Le soir, je suis surpris du peu de spectateurs qu’il y a après ce qu’on m’avait annoncé. J’interroge. Je suis chargé de cette mission-là, car Anseaume fait des statistiques. Si je résume, à Tokyo on a eu successivement au pif en cinq séances trois cents, deux cents cinquante, six cents (le jour de fête en matinée), trois cent cinquante et cinq cents. À Sapporo, Tahora m’a annoncé huit cents spectateurs, mais désormais je vérifierai car ici, il me dit qu’il y en a six cents, et moi, j’en compte trois cent deux dans la salle. Je me suis donné cette peine car ce qu’il me disait m’étonnait. Bizarre. À Sapporo, les places étaient à deux mille et deux mille cinq cents Yens. À Osaka, à trois mille et quatre mille Yens. Quatre mille Yens, en gros, cela fait cent quarante Francs. Le programme est vendu mille Yens, soit trente-quatre Francs ! Notre traducteur, si j’ose dire, Mori, gagne vingt mille Yens par jour (six cent quatre vingt Francs) dans cette tournée, mais c’est très exceptionnel. Étudiant, il donne d’habitude pour vivre des leçons de mathématiques et se fait soixante dix mille Yens (trois mille Francs) par mois !
Ce soir, Guy est un peu nerveux. Il appréhende, à juste titre, le marathon d’après-demain. Lever à cinq heures trente, avion à sept heures vingt, arrivée à Fukuoka à huit heures trente, représentation à quatorze heures. Mais à chaque jour suffit son aventure. Pendant que les clowns jouent, je fais un tour dans les boutiques du Plazza et j’ai un coup de cœur pour un petit sac. Je décide de l’offrir à Thérèse.
12.11.83 - Un qui n’est pas toujours commode, chez les Macloma, c’est Jacques Clerc. C’est un méridional nerveux, très gentil dans l’ensemble et très efficace au boulot, mais par instants, il a ses vapeurs, il part en soupe au lait, il a l’air aussi parfois à côté de ses pompes. Les réveils matinaux ne lui valent rien et dans les aéroports il erre, l’œil vague, à la recherche d’un café justement à l’heure de l’embarquement. L’ordre japonais l’irrite intimement et, si je n’y veillais, il pourrait bien susciter des problèmes. Ah, ces Français ! Le don d’adaptation n’est pas leur fort et, quand ils ont affaire à des étrangers, ils ont vraiment de la peine à comprendre qu’ils puissent être différents. Heureusement, ces crises sont rares, mais quand il se renfrogne, il n’est pas à prendre avec des pincettes.
Ce matin, les clowns sont encore de corvée télé, mais cette fois, ils n’ont même pas de cadeau pour leur prestation. Je soupçonne Nakaka (comme l’appelle Guy avec finesse) d’avoir empoché un cachet. Les Macloma le pensent aussi, mais cette fois ils ont choisi d’écraser. Toujours est-il que cette émission en direct est très réussie et ramène un large public le soir. Je compte dans les huit cents personnes. À vingt près. Dans le Symphonic Hall, c’est réjouissant.
Demain la journée commencera à cinq heures trente. J’ai acheté des croissants pour faire avant de partir un petit-déjeuner aux artistes. Je me fais penser à Alain Herzog.
13.11.83 - Cette démagogie se révèle payante. Les artistes sont enchantés de leur réveil, et l’amie de Guy me dit que si elle pense à changer de père, elle me prendra. Voilà qui me situe à mon juste âge. Est-ce que ça n’aurait pas été plus galant de dire : « Si je songe à changer d’amant… » De toutes façons, elle n’est pas mon type. C’est juste le contraire de Thérèse, toujours à s’exhiber en femelle et à crier sa vie et ses envies sur les toits. Et elle s’attife comme l’as de pique, en chouette nana de son Jojo (c’est le surnom de Guy).
Voyage sans histoires jusqu’à Fukuoka, où je m’attendais à trouver la chaleur. Or il fait frais et la ville, toute moderne, ne présente guère d’attraits sautant aux yeux. Le théâtre est superbe. On attend à quatorze heures mille quatre cents spectateurs. Le montage ne pose apparemment pas de problème.
Pénétrer le Japon profond n’est pas aisé. L’aventure ne peut passer que par la connaissance de la langue, car, décidément, ce peuple est muré dans son idiome. La communication pour moi passe par le très médiocre interprète Mori, et parfois par un baragouin en anglais des plus laborieux. Alors, allez savoir ce qui se cache derrière ces masques qui bouffent très vite sans parler, et qui eux-mêmes ne cherchent pas visiblement à se lier ! Ils sont timides, paraît-il. L’alcool les fait souvent sortir de leur réserve, mais alors, c’est à un point où ils deviennent vite emmerdants.
Osaka, Sapporo, Fukuoka ne m’ont point fasciné. Les temples, les palais sont magnifiques, mais quelque part, quand on en a vu un, on les a vus tous !
Face à ce peuple hermétique et qui ne voit pas l’étranger -ce qui est parfois agréable : on n’est jamais importuné- je me demande bien à quoi correspond l’enthousiasme de certains de nos contemporains, dont je sais qu’ils n’entendent point le nippon, pour cette civilisation qui ne se montre que superficiellement. C’est de deux choses l’une : ou il n’y a pas de face cachée de l’iceberg, et on a dans ce cas vite fait le tour de cette « culture », ou il y en a une, et elle est impénétrable hors de la connaissance des six mille idéogrammes courants et des deux alphabets par lesquels on compose les mots modernes. Je suppose donc qu’il y ait beaucoup de snobisme dans cette admiration affichée. À moins que ce ne soit la nostalgie d’un ordre social depuis longtemps tombé en désuétude chez nous. Savez-vous qu’ici, le patron marie ses employés ? Savez-vous qu’ici, une fille qui travaille doit, si elle veut convoler, donner un préavis de deux ans à son directeur ? À la télé, très médiocre avec des spots publicitaires interminables tous les quarts d’heure, on voit des feuilletons « traditionnels » qui montrent des jeunes filles contraintes à épouser qui elles n’aiment pas. Comme dans Molière. Tout à l’heure, au théâtre, dans le hall, il y avait une toute petite fille haute comme deux pommes, mignonne comme tout, et je lui ai souri et elle m’a regardé avec des grands yeux d’enfants et sa mère s’en est aperçu, et savez-vous ce qu’elle a fait, sa mère ? Elle lui a appris, exemple à l’appui, comment une femme doit s’incliner devant un homme ! Et comme la mouflette ne s’exécutait pas, elle lui a donné une tape derrière la tête. Certes, il y a des mouvements féministes et les médias leur sont ouvertes. Contradiction ?
Tout le Japon est en décalage temporel. Il absorbe tout ce qui est occidental, et c’est ce qui fait son originalité et qui le met en dehors du tiers-monde, car non seulement il absorbe bien mais, en technique, il améliore, il transforme génialement. Ses villes sont laides mais tout y marche parfaitement. C’est l’Amérique en plus propre ! Ca c’est une chose. L’autre chose, c’est le code des rapports humains, la façon intime d’appréhender le monde. Je n’ai pas l’impression que ce roc soit tellement « effritable » ! Et j’ai le sentiment que les télévisions s’en donnent à cœur joie pour perpétuer l’attachement à ces valeurs.La démarche est politique, bien sûr. Est-elle consciente ou semble-t-elle simplement naturelle aux programmateurs ?
Après la matinée de Fukuoka -mille quatre cents spectateurs « invités » par le syndicat des commerçants de la ville, ce qui explique cette affluence, mais aussi la faible motivation du public à apprécier l’art des clowns-, nous sommes invités à assister à un match de Sumo. Vous savez, ce sont ces gros lutteurs qu’on engraisse et « emmuscule » dès la jeunesse pour qu’ils se battent devant des foules excitées. Le jeu consiste pour un des deux lutteurs à foutre l’autre hors du cercle. S’il le jette à terre, en plus, c’est mieux. Chaque combat, rapide, brutal, dure entre cinq et vingt-cinq secondes. Ce sont les cérémonies qui prennent le plus de temps, saluts, envoi de sol, exercices gymniques qu’exécutent les athlètes face à face, tandis que l’arbitre fait des mines et prend des poses. Il faut que tous les deux se déclarent prêts à combattre en même temps, que leurs respirations soient en harmonie. C’est interminable et constamment pareil ! Il paraît qu’il y a des places qui se vendent quarante mille Yens (soit mille quatre cents francs à peu près !!!). L’accueil des organisateurs de Fukuoka a, en tous cas, été aimable et les clowns ont reçu en cadeau chacun une encombrante statuette en céramique locale (réputée) avec son socle et sa vitrine. J’aime mieux cet encombrement pour eux que pour moi. Je me couche à vingt-et-une heures. Mon genou m’emmerde à nouveau.
14.11.83 - Journée de voyage en train vers Kogoshima, à travers une belle région où la montagne et la mer s’entremêlent. Ici la nature n’a pas tout à fait perdu ses droits.
À l’arrivée, nous faisons de l’hôtel au port une longue marche, pour voir avant la nuit le volcan qui, d’une île très proche, domine la ville avec son panache de fumée.
Guy s’est mis en tête de trouver (je cite) « un petit bistrot sympa et pas cher où on boufferait du poisson et des fruits de mer ». L’hôtel n’est pas désagréable. Les chambres sont un peu plus vastes que d’habitude et les fenêtres s’ouvrent, ce qui en général n’est pas le cas. Entre parenthèses, c’est un problème, cette histoire de fenêtres. Heureusement, les Macloma supportent de vivre dans l’air conditionné, mais je connais des Jacques Seiler qui en feraient une obsession !
Finalement, le petit restau se transforme, car dans l’ascenseur nous lisons un menu tout en italien au neuvième étage de l’hôtel. Guy cède à ceux qui ont envie de manger des spaghettis. Tahara invite parce que c’est le milieu de la tournée. Les clowns descendent trois fiasques de chianti. Ce dîner assez sympathique nous permet de faire parler un peu Tahara, qui était venu à Paris avec Nakatsubo, et qui est le responsable pratique de la tournée. Il préférait VARIETA.
15.11.83 - Matinée touristique. Avec Éric et Philippe, nous prenons le ferry pour aller voir de plus près le volcan Sakurajima. Il fait beau, frais à l’ombre mais chaud au soleil. La mer est superbe. Nous faisons une agréable promenade dans la campagne, où il y a des maisons et des jardins entre des coulées de lave. Ici on se sent comme en vacances. C’est la première fois. Le montage commence à treize heures dans un théâtre tout neuf et superbe, avec des fauteuils verts. Avec les clowns, nous déjeunons dans un restaurant, sous la mer. On a l’impression d’être étudiés par les poissons. C’est amusant mais le repas est médiocre. Ce soir, après le démontage, nous irons dormir à l’hôtel de l’aéroport, car demain nous prendrons, avec le matériel, l’avion de bonne heure pour Yokohama. Un marathon en perspective.
Je fais ma sieste dans une loge. Il y a neuf cent cinquante huit places dans la salle. La municipalité est l’invitante. On nous annonce quatre cents spectateurs payants et deux cents invités. Les places sont à trois mille et deux mille cinq cents Yens. Je compte presque sept cents assistants réels, dont pas mal d’enfants en bas âge. Le mot « clown » n’existe pas en japonais, mais il semble qu’il y ait des mamans qui sachent ce que c’est.
À l’entrée, le directeur du théâtre se plie littéralement en deux quand il fait ses courbettes aux personnalités. Le spectacle « fonctionne » d’entrée de jeu et fait un vrai triomphe à la fin.
On fait quarante-cinq kilomètres dans la nuit pour aller se coucher au restaurant de l’aéroport.
16.11.83 - Encore un marathon. Je dois réveiller les artistes à sept heures trente. Ils sont toujours très exacts au rendez-vous. Après, il leur arrive de traîner les pieds, d’avoir des choses urgentes à faire autres que la chose pour laquelle ils ont dû se lever de bonne heure. Mais nos Japonais sont patients et ont compris qu’il ne fallait surtout JAMAIS leur dire de se dépêcher. De ce point de vue, c’est bien agréable pour moi de pouvoir me reposer sur Tahara, responsable de la tournée pour Nakatsubo, et qui est un vrai professionnel. Il fait tout fonctionner en douceur. Même les clowns commencent à le trouver pas mal du tout. Sauf que pour un Guy, râler est un jeu. Il s’amuse à faire tourner en bourrique notre pauvre traducteur Mori, en posant des questions bidons que l’autre prend pour du bon pain ! Je crois que Tahara, qui n’entend pas le français, a saisi le personnage. Il lui répond toujours très sérieusement, mais son oeil rigole.
Yokohama est une ville affreuse et le théâtre est un peu vétuste. Kay nous rejoint. Ouf ! Ce soir, je dois toucher un paquet de fric qu’il va falloir trimballer jusqu’à Tokyo. C’est le métier ! La tournée est si serrée que nos valises, transportées avec le matériel dans le camion, ne vont même plus dans les hôtels. On se change dans les loges. Le linge sale s’accumule ! Tous les hôtels sont sur le même moule avec deux cintres, une baignoire formant sabot mais très profonde, une TV et un réchaud à thé dans chaque minuscule chambre. Pourtant, les doubles ne sont souvent que des single où l’on a ajouté un lit, au risque qu’il soit devenu impossible d’y marcher par terre. Ces gens sont petits, que voulez-vous, et quand ils quittent leurs chez eux, ça n’est pas souvent pour un mois.
À Yokohama, le théâtre a mille deux places. Les prix sont quatre mille et trois mille Yens. Trois cents personnes ont loué. Il entre environ trois cents cinquante spectateurs. Le démarrage est dur, mais le succès est réel, à la fin. C’est Madame Nakatsubo qui m’apporte les sous convenus. Je découvre à cette occasion que le Franc a encore baissé.
Elle aimerait faire venir le CARMEN de Brook pour l’ouverture du théâtre que les magasins Soibu inaugureront en 1985. Six cents places. Espace multimédia. Elle a écrit à Micheline Rozan, mais sans réponse. L’acheteur serait le richissime Monsieur Tsutsumi, qui possède, outre les magasins bien connus, des chemins de fer, des hôtels etc… Elle pense aussi que SORTILÈGE du TSE intéresserait les Japonais. J’essayerai d’y envoyer Key à son prochain passage à Paris.
Le soir, Kay a retenu deux places à la Tente Rouge, où Kala Juro présente « La Femme de ménage ». Kay pense toutefois que « La fille au pair » serait une meilleure traduction. Un longue queue s’étire sous la pluie devant le chapiteau, mais j’ai le privilège d’entrer dans le lieu en priorité. C’est une mince faveur, car il faut se déchausser, mettre ses godasses dans un sac en plastique qu’on garde avec soi,… et s’asseoir par terre ! Vitez aurait été content. C’est encore plus terroriste qu’à Ivry. Et pour moi, c’est dur car mon genou va mieux, mais quand même, l’idée de l’ankyloser pendant deux heures en position repliée ne me sourit guère. D’autant que les aboyeurs engueulent les spectateurs qui s’étalent. Ils hurlent en japonais, mais ça doit donner à peu près quelque chose comme : « Bande de cons, pouvez pas vous tasser. Allez, serrez-vous, y’a encore trois cents personnes à faire rentrer. Nom de Dieu, faut-il que j’vous tape dessus ? ». Dociles, les Japonais qui composent le public, jeune dans l’ensemble, s’emboîtent les uns dans les autres. Moi je me suis adossé à un mât et je me suis assis sur mon imperméable, au risque de le salir et le froisser. Je ne suis pas très à l’aise et je préfèrerais profiter de l’entracte pour voir la deuxième partie debout du fond de la salle. Je verrai d’ailleurs beaucoup mieux dans cette position qu’à travers les têtes des assis et des agenouillés.
Bon, alors ce spectacle « moderne », me direz-vous, vous en parlez, ou non ? Hum ! Je suis perplexe. Key insiste beaucoup -il me l’a répété dix fois- sur le fait que Kala ait refusé une invitation de Lang. À mon avis, le Nippon a eu raison car son art est très bavard et, si j’ai bien compris les embarras de Key à traduire, d’une part il travaille dans le jeu de mots et les effets de style « cabaret », « café-théâtre » -quelques exemples m’ont fait soupçonner que ça ne devait pas voler très haut-, d’autre part, il fait dans le poétique ésotérique. Le spectacle, remarquez bien, est spectaculaire. On est dans la boutique d’un barbier. Univers réaliste. Mais dès que « la fille au pair » apparaît, une autre dimension s’introduit. Le vent souffle en rafales, des feuilles d’arbre envahissent la scène, les gens passent à travers les vitres et il rêvent, et leurs rêves se rencontrent dans leurs rêves, mais il suffit de peu pour que le réel se réimpose. On oscille donc sans cesse entre la réalité et l’illusion. Je ne peux pas en dire plus. Il me semble que si Key ne m’éclairait pas davantage, c’est parce qu’il n’y avait rien à éclairer. Ou il ne savait pas. Le public, enthousiaste au début, l’était en tous cas moins quand nous sommes partis, une demi-heure avant la fin sans doute.
Nous avons mangé un bon steack, que le cuisinier nous a coupé pour que nous puissions plus commodément le manger avec des baguettes.
07.11.83 - Alain, qui a des gros boutons qui enflent, est allé à la visite à l’hôpital de la Croix-Rouge. Avec Éric, je vais à AIR FRANCE faire confirmer par Monsieur le Bes les histoires de fret et régler le retour différé de Guy et Éric. Le Bes est un charmant baroudeur. Ca ira pour tout. Je fais ma valise et je la laisse à Éric, car ce soir, je suis de corvée de conférence sur les Macloma avec Key à Osaka. Je rejoindrai le groupe à Tokyo demain pour me rendre à Sapporo.
À quinze heures, Monsieur Nakatsubo vient me chercher pour me conduire à l’aéroport des lignes intérieures, où Key nous rejoindra. Il m’agace tellement, il est obséquieusement aux petits soins avec moi. Il me traite comme si j’étais son grand-père, me portant mon attaché-case et gardant par devers lui mon ticket de métro de peur que je ne l’égare ! Pour aller à l’aéroport, nous prenons le train Monorail. C’est amusant. C’est du Luna Park. On a l’impression de voler au-dessus du port de Tokyo. Je suis admiratif devant des audaces dans un pays réputé pour ses tremblements de terre. Je ne sais pas ce que Nakatsubo raconte à la Compagnie ANA, mais je me retrouve assis dans l’avion au premier étage d’un 747 dans un fauteuil de première classe, tandis que Ky est relégué au fond de la classe économique. Vérification faite, je n’ai pas un ticket plus cher, mais notre impresario a dû baratiner que j’étais vieux et impotent. Il me file aussi quinze mille Yens pour la prestation que je vais fournir.
Il me retrouve à Osaka sur une estrade avec à ma droite Kay, à ma gauche le vieux Kanzé, que Koko m’avait recommandé de rencontrer, et plus loin à ma gauche encore, une vedette féminine, appartenant à un groupe existant depuis soixante-dix ans et qui longtemps n’a accepté que des vierges. C’est le TAKALAZUKA. Il paraît qu’aujourd’hui on ne vérifie plus la virginité de ces amazones qui, d’ailleurs, ne jouent pas des ouvrages de combats féministes, mais des genres de contes où les garçons sont incarnés en travestis. La spécialité de la personne qui est là (je ne sais si vous remarquez à quel point le mot « spécialité » revient souvent sous ma plume ?), c’est les jeunes garçons. On me glisse qu’elle les joue aussi dans la vie ! De fait, la réunion, devant deux cents personnes environ qui ont toutes payé mille six cents Yens, a pour objet de parler des Macloma et, ce qui a intéressé la belle androgyne, c’est l’aspect travesti du spectacle. Si effectivement Guy et sa prise de courant femelle l’ont amusée, Philippe en femme enceinte ne lui a pas tellement plu. Kanzé, pour lui, trouve que la gestuelle des clowns est trop signifiante et ne laisse pas assez de place à l’imagination.
Je dois faire un cours magistral sur l’art du clown, ses origines, ses caractéristiques, l’infléchissement apporté par les Macloma à la tradition. Heureusement, j’avais assisté au séminaire atelier qu’ils avaient fait à Séoul, et j’avais été intéressé. Je me rappelais l’essentiel, les trois points de maquillage, les yeux, la bouche, le nez. J’ai pu être disert sans trop de mal, mais j’ai dû biaiser quand un questionneur du public m’a demandé si les Macloma se référaient à un mouvement philosophique comme l’existentialisme, par exemple. Je m’en suis tiré en disant qu’en tout cas, ils n’étaient pas cartésiens. Tout ça, moi causant français, et Kay étant mon seul intermédiaire avec une foule ne causant que le japonais. Ca s’est très bien passé. Pour me remercier, j’ai eu droit à un cadeau, un magnétophone à cassettes miniaturisées. J’ai eu droit aussi à un Shabou excellent et à une chambre d’hôtel de grand luxe.
08.11.83 - Je vais rejoindre les clowns à l’aéroport de Tokyo. J’ai quitté Osaka à dix heures. Tokyo onze heures. Re-départ pour Sapporo à onze heures. Les avions d’ANA NIPPON que nous prenons sont des 747. Une télévision montre aux passagers le décollage et l’atterrissage. C’est assez spectaculaire. Les hôtesses n’ont rien à donner ou à vendre, mais elles donnent l’impression d’être aux petits soins.
À l’arrivée, je constate que le matériel est bien venu dans le même avion que nous. Une demi-heure après l’atterrissage, la camionnette est chargée. Chapeau. Kay ici n’est pas avec nous et notre traducteur de voyage, Mori, manque d’exercice. Cela rend le contact avec nos accueillants peu aisé. Le mieux est de les suivre sur le terrain qu’ils ont préparé. Ils nous emmènent en excursion voir un barrage où on pique les saumons remontant une rivière. Il y a un marché où on les vend salés et fumés « à la Russe ». Je préviens Guy -qui est tenté- que s’il en achète et en ramène à Paris, toutes ses affaires pueront le poisson pendant plusieurs semaines. On nous fait visiter aussi les site des Jeux Olympiques d’hiver qui ont lieu ici Puis nous sommes bien logés dans un grand hôtel. À 19 h, il y a une réception avec discours sur l’amitié franco-nipponne. Tout est minuté, y compris mon intervention et la remise à un représentant de la ville par Alain d’une bouteille de Bordeaux rouge achetée à Tokyo. Hokkaïdo est en effet productrice de pinard.
Une courte halte au théâtre nous a permis de voir qu’on y répète pour ce soir LA FLUTE ENCHANTÉE de Mozart. Je suis en effet très frappé par l’invasion de la musique occidentale au Japon. Rares sont les instants où l’on entend des notes asiatiques, où qu’on soit. À la réception, il y a des « canapés » à manger. Ils sont copieux. Les autres vont en ville manger une nouille. Moi je me couche à vingt-et-une heures.
09.11.83 - Montage à dix heures. Le théâtre est superbe. Je m’y rends avec Éric et Jacquot mais, apparemment, il n’y aura pas de problème. Je quitte donc le lieu de travail dès onze heures. J’y reviendrai ce soir et je rentre à pied à l’hôtel. Deux kilomètres environ à travers des rues sans intérêt, tirées au carré, à l’Américaine. Je mange seul un spaghetti vongole excellent au vingt-sixième étage du building, puis je fais une sieste en méditant sur cette société qui nous semble si différente de la nôtre.
En vérité, il y a, certes, un aspect spécifique. La « culture » n’est pas la même. Mais il y a des traits qui expliquent ce pays. D’abord, sa « déclaration de Paix au monde » après la défaite de 1945, lui a évité de participer à la course aux armements. Ainsi a-t-il pu orienter son industrie vers d’autres biens. Ensuite, il n’est pas tombé dans la contradiction qui consiste, en Occident, à licencier des hommes chaque fois qu’une machine peut faire le travail, et à pleurer ensuite qu’il y a des chômeurs. Au Japon, les poinçonneurs de métro sont toujours là et aucun magasin, aucune entreprise ne fait des économies de personnel. Les cinq techniciens qui font la tournée avec nous ont chacun leur tâche spécifique et ils sont consciencieux. Comme tous les Japonais. Improviser n’entre pas dans leur doctrine, ça les paume, mais ils font bien ce qu’ils ont à faire et ils comprennent vite ce qu’il y aura à faire. Et aucun ne rechigne aux tâches subalternes. À part quelques Coréens dans les usines, il n’y a pas, ici, de travailleurs immigrés. Les Japonais font tout, à commencer par le ramassage des ordures. Leur pays est propre. Et ils donnent toujours l’impression d’avoir une bonne volonté sans limite. La notion de « loisirs » ne semble pas les avoir beaucoup atteints. Le sketch de la plage dans DARLING DARLING est celui qui « passe » le moins bien. Le farniente de Philippe, l’aspect macho de Guy, la compétition des deux mâles sont loin d’eux. Il faut dire que ce peuple paraît n’avoir aucun humour. Tout ce qu’il fait est sérieux. Il ne se détend pas. Les rapports sociaux passent par des courbettes raides très militaires et par des échanges de cartes de visite qui n’ont rien d’un jeu. Ce qui est convenable doit se faire, et le code des politesses est dénué de toute espèce de sens critique. Quelque part, ces coutumes sont commodes car les saluts ont une hiérarchie. Tout se passe comme si le patronat japonais avait réussi à perpétuer le système capitaliste du dix-neuvième siècle, avec la bénédiction de la classe ouvrière au nom d’un certain fatalisme figé, tout en atteignant dans ses techniques l’univers du vingt-et-unième siècle. Tout un peuple travailleur est en train de prendre la direction du monde, car, ne nous y trompons pas, ces fourmis sont démesurément ambitieuses, non pas en tant qu’individus, mais en qualité de membres d’un tout. Le sentiment de l’appartenance à une communauté est évident. Le mythe des progrès de cette communauté fait l’orgueil de tous, même ceux qui en profitent vraiment y réussissent grâce à un maintien d’un type de société pour nous dépassé. Les enfants en uniformes noirs qu’on croise dans les rues, garçons et filles très stricts, très droits, rompus à s’accroupir colonne vertébrale verticale, reçoivent, paraît-il, une éducation très rude. Ce peuple, tout démocratique qu’il soit devenu et malgré son américanisation superficielle, trop visible, aurait, encore aujourd’hui, plu à Hitler.
Je me suis acheté un petit poste de radio à Tokyo pour avoir des nouvelles de France, car ici la presse française est totalement absente. Bravo notre Ambassade. Je découvre tous les jours à seize heures le bulletin de Radio France Internationale. Chez moi, il est huit heures. C’est mercredi ! Personne n’est levé ! Au Japon, le dimanche, tout est ouvert. On a l’impression que ces gens ne savent pas s’arrêter de travailler jamais. Dès qu’ils ont un instant, ils dorment, n’importe où, dans n’importe quelle position, et ils se réveillent toujours à la station de métro où ils doivent descendre. C’est fascinant. Actifs, endormis, ou se saoulant, je ne les vois pas autrement. Dans les temps morts, ils boivent, c’est encore une façon de rester actifs. Le seul temps qu’il perde, c’est en code de politesse. Il est vrai que là, -dans les discours aussi- ils sont interminables !!! Par exemple, une chose qu’ils ne peuvent pas comprendre, c’est que les clowns traînent après le spectacle. Si j’ai bien compris, Nakatsubo s’est engagé à libérer les théâtres à vingt-et-une heures quand on a joué à dix-huit heures trente. Ca veut dire trois quarts d’heure entre les l’instant où les artistes rentrent dans leur loge et celui où on fermera la baraque. Sur la scène, dès les feux éteints des projecteurs, les Japonais engagent une course contre la montre. Mais Éric et Jacques ne sont pas si pressés, et Guy, Philippe et Alain ont absolument besoin, après l’effort fourni, de décompresser. Ils se démaquillent tranquillement, prennent une douche, commentent le spectacle et le public. Bref ils glandent. Or, on ne peut pas fermer les caisses sans eux car, vue la minutie des petits accessoires dont chacun se sert, chez les Macloma c’est chacun qui range ses affaires. Vous voyez la chanson. À part ce conflit mineur accentué par le fait que Guy, ayant été prié de se dépêcher par Mory, a été encore plus lentement que de coutume « pour ne pas leur donner de mauvaises habitudes », la représentation de Sapporo a été un grand succès. J’y ai assisté des coulisses. Le travail assumé par Éric est fascinant.
Nous avons soupé d’œufs de saumon crus et frais -c’est délicieux- et de saumon grillé, île du Nord oblige !
10.11.83 - Sapporo Osaka en avion. Une fois encore, l’efficacité et la rapidité sont illustrés par le fait que notre matériel va en en fret par le même appareil, en container qui vient se placer au cul du camion !
L’hôtel d’Osaka est malheureusement médiocre, avec des chambres minuscules. C’est curieux comme ces chambres sont partout petites, avec une absence regrettable de placards et rien pour poser les valises. Avec le Magic, il faut s’attendre à des problèmes, même si j’ai prévenu d’avance. Ici les Macloma joueront dans une salle de concert. C’était paraît-il prévu. Bon. Meeting avec la TV qui prendra trois minutes en direct après-demain et une interview équivalente.
Fin d’après-midi de bavardage avec Alain et Philippe. Puis je pars en expédition à travers les rues chaudes d’Osaka avec Jacques, Éric et Philippe. Filles, salles de jeux à sous, Love Center, où les Japonais vont baiser avec leurs femmes parce que dans leurs maisons trop peuplées il faut le faire excessivement discrètement, enseignes multicolores, foule innombrable dans des rues piétonnes, et, bien sûr, restaurants et boîtes en pagaille, tout en japonais, aucun cadeau linguistique à l’étranger. Nous rencontrons un pépé qui parle français et allemand. Il est si content qu’il nous invite à boire un coup. Un instant, j’ai cru qu’il y avait une arnaque derrière, mais non. En Italie, en Pologne, c’eût été sûr. Au Japon, ça lui faisait seulement plaisir. Nous dînons d’un SHABOU SHABOU excellent.
11.11.83 - Ici le 11 novembre est un jour ordinaire. Nous allons inaugurer le SYMPHONIE HALL dans sa version théâtre. C’est une salle magnifique toute en bois clair. Un orgue monumental lui donne une allure de temple, mais je verrai avec admiration transformer en une matinée en théâtre une scène qui, à première vue, était impossible à modifier. Encore une fois chapeau. Ces gens ont le génie de l’organisation. Hier soir, sous ces salles de jeux, je les regardais se défouler, immobiles, les yeux fixés sur les petites boules de machines à sous. On aurait dit que, sous le masque de leurs sourires, ils communiquaient secrètement avec une lointaine planète. D’autres appareils étaient faits pour qu’ils tapent à tour de bras.
Avec Éric et Jacques, nous mangeons à l’hôtel qui est juste en face de l’entrée des artistes du hall, et qui se révèle être un palace, le Plazza. Si les clowns savaient ça ! On mange divinement du filet de bœuf grillé à la Japonaise sur des plaques. C’est ce qu’il y a de meilleur dans la cuisine de ce pays. Puis, comme visiblement tout va bien au théâtre, je saute dans un taxi pour aller voir le château d’Osaka, que recommande le guide bleu si on n’a qu’une journée à consacrer à cette ville. Ca vaut le détour. Imaginez le Château de Versailles et Luna Park réunis, avec des foules déambulantes et beaucoup de bruit. Ici, on découvre « quatre cents ans d’Histoire du Japon », là on fait la queue pour jouer avec des gadgets électroniques. Des fabuleux instruments de musique très vieux, manipulés avec savoir par des professionnels, distillent des musiques aux notes étranges, sans sembler être dérangés par le disco dont les effluves viennent troubler l’harmonie, ou par les annonces que profèrent en hurlant les haut-parleurs. Je profite du reste de l’après-midi pour remettre de l’ordre dans ma valise et dans ma mallette.
Le soir, je suis surpris du peu de spectateurs qu’il y a après ce qu’on m’avait annoncé. J’interroge. Je suis chargé de cette mission-là, car Anseaume fait des statistiques. Si je résume, à Tokyo on a eu successivement au pif en cinq séances trois cents, deux cents cinquante, six cents (le jour de fête en matinée), trois cent cinquante et cinq cents. À Sapporo, Tahora m’a annoncé huit cents spectateurs, mais désormais je vérifierai car ici, il me dit qu’il y en a six cents, et moi, j’en compte trois cent deux dans la salle. Je me suis donné cette peine car ce qu’il me disait m’étonnait. Bizarre. À Sapporo, les places étaient à deux mille et deux mille cinq cents Yens. À Osaka, à trois mille et quatre mille Yens. Quatre mille Yens, en gros, cela fait cent quarante Francs. Le programme est vendu mille Yens, soit trente-quatre Francs ! Notre traducteur, si j’ose dire, Mori, gagne vingt mille Yens par jour (six cent quatre vingt Francs) dans cette tournée, mais c’est très exceptionnel. Étudiant, il donne d’habitude pour vivre des leçons de mathématiques et se fait soixante dix mille Yens (trois mille Francs) par mois !
Ce soir, Guy est un peu nerveux. Il appréhende, à juste titre, le marathon d’après-demain. Lever à cinq heures trente, avion à sept heures vingt, arrivée à Fukuoka à huit heures trente, représentation à quatorze heures. Mais à chaque jour suffit son aventure. Pendant que les clowns jouent, je fais un tour dans les boutiques du Plazza et j’ai un coup de cœur pour un petit sac. Je décide de l’offrir à Thérèse.
12.11.83 - Un qui n’est pas toujours commode, chez les Macloma, c’est Jacques Clerc. C’est un méridional nerveux, très gentil dans l’ensemble et très efficace au boulot, mais par instants, il a ses vapeurs, il part en soupe au lait, il a l’air aussi parfois à côté de ses pompes. Les réveils matinaux ne lui valent rien et dans les aéroports il erre, l’œil vague, à la recherche d’un café justement à l’heure de l’embarquement. L’ordre japonais l’irrite intimement et, si je n’y veillais, il pourrait bien susciter des problèmes. Ah, ces Français ! Le don d’adaptation n’est pas leur fort et, quand ils ont affaire à des étrangers, ils ont vraiment de la peine à comprendre qu’ils puissent être différents. Heureusement, ces crises sont rares, mais quand il se renfrogne, il n’est pas à prendre avec des pincettes.
Ce matin, les clowns sont encore de corvée télé, mais cette fois, ils n’ont même pas de cadeau pour leur prestation. Je soupçonne Nakaka (comme l’appelle Guy avec finesse) d’avoir empoché un cachet. Les Macloma le pensent aussi, mais cette fois ils ont choisi d’écraser. Toujours est-il que cette émission en direct est très réussie et ramène un large public le soir. Je compte dans les huit cents personnes. À vingt près. Dans le Symphonic Hall, c’est réjouissant.
Demain la journée commencera à cinq heures trente. J’ai acheté des croissants pour faire avant de partir un petit-déjeuner aux artistes. Je me fais penser à Alain Herzog.
13.11.83 - Cette démagogie se révèle payante. Les artistes sont enchantés de leur réveil, et l’amie de Guy me dit que si elle pense à changer de père, elle me prendra. Voilà qui me situe à mon juste âge. Est-ce que ça n’aurait pas été plus galant de dire : « Si je songe à changer d’amant… » De toutes façons, elle n’est pas mon type. C’est juste le contraire de Thérèse, toujours à s’exhiber en femelle et à crier sa vie et ses envies sur les toits. Et elle s’attife comme l’as de pique, en chouette nana de son Jojo (c’est le surnom de Guy).
Voyage sans histoires jusqu’à Fukuoka, où je m’attendais à trouver la chaleur. Or il fait frais et la ville, toute moderne, ne présente guère d’attraits sautant aux yeux. Le théâtre est superbe. On attend à quatorze heures mille quatre cents spectateurs. Le montage ne pose apparemment pas de problème.
Pénétrer le Japon profond n’est pas aisé. L’aventure ne peut passer que par la connaissance de la langue, car, décidément, ce peuple est muré dans son idiome. La communication pour moi passe par le très médiocre interprète Mori, et parfois par un baragouin en anglais des plus laborieux. Alors, allez savoir ce qui se cache derrière ces masques qui bouffent très vite sans parler, et qui eux-mêmes ne cherchent pas visiblement à se lier ! Ils sont timides, paraît-il. L’alcool les fait souvent sortir de leur réserve, mais alors, c’est à un point où ils deviennent vite emmerdants.
Osaka, Sapporo, Fukuoka ne m’ont point fasciné. Les temples, les palais sont magnifiques, mais quelque part, quand on en a vu un, on les a vus tous !
Face à ce peuple hermétique et qui ne voit pas l’étranger -ce qui est parfois agréable : on n’est jamais importuné- je me demande bien à quoi correspond l’enthousiasme de certains de nos contemporains, dont je sais qu’ils n’entendent point le nippon, pour cette civilisation qui ne se montre que superficiellement. C’est de deux choses l’une : ou il n’y a pas de face cachée de l’iceberg, et on a dans ce cas vite fait le tour de cette « culture », ou il y en a une, et elle est impénétrable hors de la connaissance des six mille idéogrammes courants et des deux alphabets par lesquels on compose les mots modernes. Je suppose donc qu’il y ait beaucoup de snobisme dans cette admiration affichée. À moins que ce ne soit la nostalgie d’un ordre social depuis longtemps tombé en désuétude chez nous. Savez-vous qu’ici, le patron marie ses employés ? Savez-vous qu’ici, une fille qui travaille doit, si elle veut convoler, donner un préavis de deux ans à son directeur ? À la télé, très médiocre avec des spots publicitaires interminables tous les quarts d’heure, on voit des feuilletons « traditionnels » qui montrent des jeunes filles contraintes à épouser qui elles n’aiment pas. Comme dans Molière. Tout à l’heure, au théâtre, dans le hall, il y avait une toute petite fille haute comme deux pommes, mignonne comme tout, et je lui ai souri et elle m’a regardé avec des grands yeux d’enfants et sa mère s’en est aperçu, et savez-vous ce qu’elle a fait, sa mère ? Elle lui a appris, exemple à l’appui, comment une femme doit s’incliner devant un homme ! Et comme la mouflette ne s’exécutait pas, elle lui a donné une tape derrière la tête. Certes, il y a des mouvements féministes et les médias leur sont ouvertes. Contradiction ?
Tout le Japon est en décalage temporel. Il absorbe tout ce qui est occidental, et c’est ce qui fait son originalité et qui le met en dehors du tiers-monde, car non seulement il absorbe bien mais, en technique, il améliore, il transforme génialement. Ses villes sont laides mais tout y marche parfaitement. C’est l’Amérique en plus propre ! Ca c’est une chose. L’autre chose, c’est le code des rapports humains, la façon intime d’appréhender le monde. Je n’ai pas l’impression que ce roc soit tellement « effritable » ! Et j’ai le sentiment que les télévisions s’en donnent à cœur joie pour perpétuer l’attachement à ces valeurs.La démarche est politique, bien sûr. Est-elle consciente ou semble-t-elle simplement naturelle aux programmateurs ?
Après la matinée de Fukuoka -mille quatre cents spectateurs « invités » par le syndicat des commerçants de la ville, ce qui explique cette affluence, mais aussi la faible motivation du public à apprécier l’art des clowns-, nous sommes invités à assister à un match de Sumo. Vous savez, ce sont ces gros lutteurs qu’on engraisse et « emmuscule » dès la jeunesse pour qu’ils se battent devant des foules excitées. Le jeu consiste pour un des deux lutteurs à foutre l’autre hors du cercle. S’il le jette à terre, en plus, c’est mieux. Chaque combat, rapide, brutal, dure entre cinq et vingt-cinq secondes. Ce sont les cérémonies qui prennent le plus de temps, saluts, envoi de sol, exercices gymniques qu’exécutent les athlètes face à face, tandis que l’arbitre fait des mines et prend des poses. Il faut que tous les deux se déclarent prêts à combattre en même temps, que leurs respirations soient en harmonie. C’est interminable et constamment pareil ! Il paraît qu’il y a des places qui se vendent quarante mille Yens (soit mille quatre cents francs à peu près !!!). L’accueil des organisateurs de Fukuoka a, en tous cas, été aimable et les clowns ont reçu en cadeau chacun une encombrante statuette en céramique locale (réputée) avec son socle et sa vitrine. J’aime mieux cet encombrement pour eux que pour moi. Je me couche à vingt-et-une heures. Mon genou m’emmerde à nouveau.
14.11.83 - Journée de voyage en train vers Kogoshima, à travers une belle région où la montagne et la mer s’entremêlent. Ici la nature n’a pas tout à fait perdu ses droits.
À l’arrivée, nous faisons de l’hôtel au port une longue marche, pour voir avant la nuit le volcan qui, d’une île très proche, domine la ville avec son panache de fumée.
Guy s’est mis en tête de trouver (je cite) « un petit bistrot sympa et pas cher où on boufferait du poisson et des fruits de mer ». L’hôtel n’est pas désagréable. Les chambres sont un peu plus vastes que d’habitude et les fenêtres s’ouvrent, ce qui en général n’est pas le cas. Entre parenthèses, c’est un problème, cette histoire de fenêtres. Heureusement, les Macloma supportent de vivre dans l’air conditionné, mais je connais des Jacques Seiler qui en feraient une obsession !
Finalement, le petit restau se transforme, car dans l’ascenseur nous lisons un menu tout en italien au neuvième étage de l’hôtel. Guy cède à ceux qui ont envie de manger des spaghettis. Tahara invite parce que c’est le milieu de la tournée. Les clowns descendent trois fiasques de chianti. Ce dîner assez sympathique nous permet de faire parler un peu Tahara, qui était venu à Paris avec Nakatsubo, et qui est le responsable pratique de la tournée. Il préférait VARIETA.
15.11.83 - Matinée touristique. Avec Éric et Philippe, nous prenons le ferry pour aller voir de plus près le volcan Sakurajima. Il fait beau, frais à l’ombre mais chaud au soleil. La mer est superbe. Nous faisons une agréable promenade dans la campagne, où il y a des maisons et des jardins entre des coulées de lave. Ici on se sent comme en vacances. C’est la première fois. Le montage commence à treize heures dans un théâtre tout neuf et superbe, avec des fauteuils verts. Avec les clowns, nous déjeunons dans un restaurant, sous la mer. On a l’impression d’être étudiés par les poissons. C’est amusant mais le repas est médiocre. Ce soir, après le démontage, nous irons dormir à l’hôtel de l’aéroport, car demain nous prendrons, avec le matériel, l’avion de bonne heure pour Yokohama. Un marathon en perspective.
Je fais ma sieste dans une loge. Il y a neuf cent cinquante huit places dans la salle. La municipalité est l’invitante. On nous annonce quatre cents spectateurs payants et deux cents invités. Les places sont à trois mille et deux mille cinq cents Yens. Je compte presque sept cents assistants réels, dont pas mal d’enfants en bas âge. Le mot « clown » n’existe pas en japonais, mais il semble qu’il y ait des mamans qui sachent ce que c’est.
À l’entrée, le directeur du théâtre se plie littéralement en deux quand il fait ses courbettes aux personnalités. Le spectacle « fonctionne » d’entrée de jeu et fait un vrai triomphe à la fin.
On fait quarante-cinq kilomètres dans la nuit pour aller se coucher au restaurant de l’aéroport.
16.11.83 - Encore un marathon. Je dois réveiller les artistes à sept heures trente. Ils sont toujours très exacts au rendez-vous. Après, il leur arrive de traîner les pieds, d’avoir des choses urgentes à faire autres que la chose pour laquelle ils ont dû se lever de bonne heure. Mais nos Japonais sont patients et ont compris qu’il ne fallait surtout JAMAIS leur dire de se dépêcher. De ce point de vue, c’est bien agréable pour moi de pouvoir me reposer sur Tahara, responsable de la tournée pour Nakatsubo, et qui est un vrai professionnel. Il fait tout fonctionner en douceur. Même les clowns commencent à le trouver pas mal du tout. Sauf que pour un Guy, râler est un jeu. Il s’amuse à faire tourner en bourrique notre pauvre traducteur Mori, en posant des questions bidons que l’autre prend pour du bon pain ! Je crois que Tahara, qui n’entend pas le français, a saisi le personnage. Il lui répond toujours très sérieusement, mais son oeil rigole.
Yokohama est une ville affreuse et le théâtre est un peu vétuste. Kay nous rejoint. Ouf ! Ce soir, je dois toucher un paquet de fric qu’il va falloir trimballer jusqu’à Tokyo. C’est le métier ! La tournée est si serrée que nos valises, transportées avec le matériel dans le camion, ne vont même plus dans les hôtels. On se change dans les loges. Le linge sale s’accumule ! Tous les hôtels sont sur le même moule avec deux cintres, une baignoire formant sabot mais très profonde, une TV et un réchaud à thé dans chaque minuscule chambre. Pourtant, les doubles ne sont souvent que des single où l’on a ajouté un lit, au risque qu’il soit devenu impossible d’y marcher par terre. Ces gens sont petits, que voulez-vous, et quand ils quittent leurs chez eux, ça n’est pas souvent pour un mois.
À Yokohama, le théâtre a mille deux places. Les prix sont quatre mille et trois mille Yens. Trois cents personnes ont loué. Il entre environ trois cents cinquante spectateurs. Le démarrage est dur, mais le succès est réel, à la fin. C’est Madame Nakatsubo qui m’apporte les sous convenus. Je découvre à cette occasion que le Franc a encore baissé.