Du 17 au 25 novembre 1983
17.11.83 - La fatigue s’accumule et un peu d’énervement flotte dans l’air au petit matin. Je m’engueule même avec Guy à propos de la Tunisie. J’ai appelé Paris hier soir, et j’ai transmis aux clowns qu’ils devront glander trois jours dans ce pays pour que l’AFAA paye moins cher les voyages. Dire qu’ils le prennent bien serait abusif. Ils se sentent coincés par cette affaire qu’ils ne souhaitent pas faire. Et je me sens un moment rejeté par le grand flandrin de Jojo (c’est comme ça que les autres l’appellent) sur le ban des accusés. Bien sûr, je sais que c’est comme ça qu’il fonctionne : d’un côté du monde il y a Guy qui sait tout, sent tout, devine tout, et surtout a toujours raison, et de l’autre il y a des suspects, des « pas clairs », des « pas nets », un univers de coupables en puissance. Nous bénéficions, Monique et moi, de l’honneur d’être admis à siéger du côté de ceux à qui Guy fait confiance, mais c’est parce que nos rapports sont sans ambiguïtés. Or, il est vrai que ces deux représentations de Tunis et Sfax font l’objet d’informations fragmentaires successives un peu floues. Je prends mal le ton sur lequel il me met sur la sellette. Je lui dis qu’il m’insulte. Il répond que c’est moi. On se fera la gueule sans se causer jusqu’à après le déjeuner à Kanazawa. Sous l’œil frisant des autres clowns qui ne prennent pas cette brouille au tragique.
Dans l’avion, Philippe me fait causer sur l’Islande qu’il rêve de visiter. Entre Yokohama et Kanazawa, nous aurons pris le train, le taxi, l’avion, l’autocar, et nous avons fini par une marche à pied dans les rues de la ville sous la pluie. Dommage qu’il fasse mauvais, car le « petit Kyoto », jumelé avec Nancy, n’a jamais été bombardé. À côté d’un urbanisme sauvage, on y trouve donc encore quelques vieilles maisons. Mais c’est la tempête sur la mer, les bourrasques sur la ville, le tonnerre qui gronde sur les montagnes toutes proches. C’est ici que je vais me débarrasser des boîtes de thé à la pomme de chez Fauchon, que je trimballe depuis Paris pour la famille de Tomoko. Il paraît que je serai somptueusement reçu. Un message à l’hôtel m’indique que la maman de ma bru viendra à vingt heures trente au théâtre. Kay se tirera : il est invité chez son ami, le Maire de la ville.
Encore un théâtre magnifique et tout neuf. Il a un an d’âge. Neuf cents places. Je compte entre trois cent cinquante et quatre cents spectateurs. Décidément, les Macloma ne bourrent pas les salles, mais, paraît-il, c’est normal, pour une première venue. Je me demande s’il y en aura une seconde. Qui vivra verra ! Kay dit que Tahara le voudrait et qu’il pourrait être appuyé par le trust d’Osaka ! « À suivre », comme dirait Houdart, mais les cartes ne sont pas dans mes mains. Et seule l’Histoire nous dira si le peu d’aptitude d’un Macloma à entretenir des rapports aimables avec les étrangers saura être oublié par d’éventuels futurs partenaires nippons, au nom d’un talent qu’ils apprécient. En attendant, ce soir, le public est froid. Kay nous avait prévenus. Les clowns sont obligés de ramer. Mais comme d’habitude, ils emportent le morceau.
Nous avons récupéré Kay comme interprète. Il est un peu sur les nerfs. Ce jeune papa est décidément une petite femme nerveuse. Il ne souhaite pas, avec le GMC, vivre la tournée quotidiennement. Ce qui l’intéresse, c’est d’organiser, de susciter. Mais les questions pratiques de chaque jour l’agacent. Professeur de théâtre et de français à l’Université, il est, si j’ai bien compris, à un échelon très bas de la hiérarchie. Mais sa connaissance exceptionnelle du français lui fournit une occasion fréquente de connaître des gens importants, et je suis sûr qu’il ne laisse aucune occasion de se pousser.
Bon. Revenons à ce soir. Le prix des places est de trois mille Yens. Ca n’est, me dit-on, pas cher pour une troupe étrangère. Pour le GMC, les gens payeront six mille Yens, soit deux cents Francs. Nakatsubo -c’est la première fois que j’arrive à une estimation- aurait vendu le spectacle à un journal local, qui est l’organisateur, l’équivalent de cinquante mille Francs. Mais il a d’énormes frais à sa charge. Ca ne me paraît pas excessif.
Cela dit, je continue à m’étonner quand on me dit que les Japonais ne savent pas ce qu’est un clown, car le nombre de petits, même très petits enfants que les parents amènent à DARLING DARLING -pourtant présenté par la TV d’Osaka comme un spectacle érotique- augmente de séance en séance. À Kanazawa, il y a même une bande qui galope à travers la salle, voire monte sur la scène, indifférente à la représentation, mais troublant les spectateurs.
À 20 h 30, la sœur, le frère de Tomoko et un ami causant l’anglais se pointent. La fastueuse réception annoncée par Patrick se résume à un échange de courbettes et de cadeaux. Je remets les boîtes de thé à la pomme, que j’ai enveloppées dans les sacs Fauchon et ré-enveloppées dans un machin en plastique à cause de la pluie qui, dehors, tombe à torrents et tourne à la neige. Tout à l’heure, je suis venu à pied de l’hôtel et je suis arrivé au théâtre trempé. Je reçois pour moi, « le porteur », une assiette en céramique et, pour Patrick, cinq soucoupes. Le tout doit bien peser dans les trois kilos ! Visiblement, la famille n’a pas voulu frayer, et le final « si vous revenez à Kanazawa, nous serons heureux de vous inviter », n’était, évidemment, que formel.
Quoi qu’il en soit, cette défection me soulage d’une corvée et je suis les clowns qui veulent manger un « Taponiaki ». Tahara nous emmène dans un sous-sol sordide, où une espèce d’Anthony Queen nippon fait revenir des bouts de viande dans une graisse dégoulinante. Ce n’est évidemment pas la grillade saine à laquelle pensaient les artistes en formulant leur vœu, mais l’aventure se révèle drôle, car le patron, finalement, mitonne des bons petits plats, et il y a dans son bistrot beaucoup d’ambiance. J’ai eu notamment un voisin liant, qui m’a débité tout un discours du genre « la mano en la mano ». J’avais beau lui faire signe que je ne comprenais rein, il était intarissable. Guy était content, car on lui a fait frire des huîtres dans l’huile et la graisse où avait cuit la bidoche. Pauvre Guy, il est constipé. Les fèves de Fuca que j’avais emportées pour moi, et dont je n’ai pas besoin parce que, moi, je mange peu de riz et équilibre mes repas, ne lui font pas d’effet. Il ne bouffe que du poisson, cru ou cuit, des coquillages cuits, tout l’assortiment des mystérieux légumes et condiments japonais, et du riz, et de la soupe au riz. Souvent, Philippe dit qu’il se taperait bien un T-bone-Steack ! Mais Guy, qui est meneur d’hommes, entraîne toujours sa bande dans les petits restaurants typiques pas chers.
Cela dit, l’entente entre les Macloma semble ne jamais se démentir. Entre eux, y compris Éric, à qui Guy a pourtant piqué sa « nana » -ils habitent tous les trois ensemble, mais c’est dans le lit de Guy qu’elle dort, je tiens cette confidence de l’intéressée-, je n’ai pas senti la moindre distance. Pourtant, un Guy et un Philippe (« qui se croyait fou quand il était enfant ; ses parents le traitaient comme un garçon normal, mais il pensait que c’était pour lui cacher qu’il était fou »), il y a un abîme. L’art les unit mais sûrement aussi une amitié solide. C’est bien.
18.11.83 - La journée commence à neuf heures trente. C’est presque la grasse matinée. Nous faisons trois heures de train jusqu’à GIFU, localité où le spectacle se jouera à dix-huit heures quinze. Ensuite nous irons dormir à Nagoya. Donc pas d’hôtel. Je fais ma sieste sur une natte, à la Japonaise, dans une loge de théâtre. C’est une salle de mille cinq cents places, moderne mais pas flambant neuve. Il n’y a pas de WC en western style. Après-midi paisible. Dehors il fait froid, avec des averses. L’automne beau que nous avions eu jusque là est terminé.
On attend trois cents personnes. Il y en a près de quatre cents au début du spectacle. Kay fait la gueule. Guy et Jacques ne lui plaisent pas. Il les trouve mal élevés. IL s’éloigne donc quand ça n’est pas indispensable qu’il soit là. Une réflexion sur un « cadeau » fait par la TV ne lui plaît pas, il sort en claquant la porte. Très pédé comme réactions, en tous cas, très susceptible ! Je dois naviguer. Car son attitude, un peu trop ostensible, frise le mépris.
Effectivement, d’ailleurs, en effet, on peut se demander s’il est valable d’envoyer cette troupe dans certains pays. Mais ici elle y est…. Alors, n’est-ce pas ? Si une tension se met à s’aggraver entre l’invitant et l’invité, les derniers jours seront pénibles. Et moi, je ne veux me brouiller avec personne. Voilà ! Je passe beaucoup de temps à signaler qu’avec le GMC, les Nippons ne doivent pas s’attendre à plus de délicatesse dans les rapports de coutume à coutume ! Ouille, ouille, ouille, quand j’y pense ! Un Savary super Guy et peut-être dix Poisson super super Guy ! Quelle fête pour l’administrateur ! Que faut-il faire ? Dire d’entrée de jeu que le MAGIC ne doit pas venir au Japon ? Ce n’est pas mon métier. La question, au bout du compte, se pose au niveau du choc des civilisations. Les Français sont ce qu’ils sont. Les Nippons sont ce qu’ils sont. L’ennui, c’est qu’ici l’adaptation semble impossible. L’un doit plier ! Difficile ! Une solution serait peut-être que le GMC vienne AVEC SON interprète, un Français causant le japonais, quelqu’un qui saurait traduire : « Dis à cet enculé qu’il me fait chier et que s’ils ne me balancent pas la perche où je l’exige, je lui fous une tournée que sa putain de mère saura même pas soigner » par : « Monsieur le régisseur se permet d’insister pour que vous ayiez l’amabilité, dans l’intérêt de la qualité du spectacle et dans l’esprit d’honorer le public japonais, d’essayer de placer la perche à cet endroit, et il est certain que vous saurez avoir l’ingéniosité de trouver la solution ». Chaque partie serait ainsi enfermée dans son langage, mais ce ne serait pas un Japonais sensible, petit professeur, intellectuel, qui devrait transmettre ce qu’il ressent comme intraduisible et à chaque fois comme une affaire personnelle.
Quoi qu’il en soit, Nadia, qui vient de passer quelques jours à Kyoto, se pointe en disant qu’elle connaît à Gifu un très bon restaurant français. Kay déclare qu’il nous attendra à la gare avec Tahara. Du coup, je m’énerve et je lui dis de me remettre les billets de train pour Nagoya et d’aller se coucher. Je ressentirais mal que les deux Japonais glandent tandis que nous mangerions. J’obtiens satisfaction. N’empêche qu’à l’arrivée à Nagoya, les deux Nippons nous attendent au portillon. Le sens de leurs responsabilité leur soufflait qu’ils avaient tort !
19.11.83 - Pas grand-chose à dire si ce n’est que l’équipement au théâtre, pourtant superbe, est difficile parce que l’équipe technique du AICHI BUMKAKODO est vraiment de très mauvaise volonté. Heureusement, seuls Éric et Jacques sont venus. Les clowns dorment. Il faut réveiller Tahara qui espérait en faire autant.
Le spectacle est à seize heures. La salle a mille quatre cents places et il y a bien sept cents spectateurs. J’ai oublié d’écrire qu’à GIFU, ils étaient quatre cents au début de la représentation, mais bien cinq cents à la fin ! Il y a un certain va-et-vient tout le temps. À Nagoya, j’ai regagné ma chambre parce que la CHUKYO TV prenait en direct un petit bout de DARLING DARLING. Émission assez réussie, avec un présentateur genre Darry Cowl qui s’était déguisé en clown pour introduire la chose. La veille, la même TV avait filmé les artistes dans leur loge et ça n’avait pas été triste.
La série actuelle de représentations, organisée par le journal dont j’ai parlé plus haut, est à trois mille Yens pour les spectateurs (cent Francs prix unique). Ca n’est pas cher !!!)
20.11.83 - Dimanche. Nous prenons le train à onze heures et le NAGOYA TERMINAL HOTEL est dans la gare. C’est dire que les MACLOMA ont le temps de se reposer. Certains se font masser. C’est un service que rendent certains hôtels et c’est, paraît-il, épatant. Cela dit, les clowns font triste mine car Guy a téléphoné à Michel Anseaume pour lui signifier les exigences de la troupe en matière de Tunisie, et il a appris qu’Abirached avait rejeté le projet de statut du DÉJAZET et d’ « Académie du Burlesque ». Ils restent avec leur subvention de compagnie et leur lieu regardé comme leur local de travail ! Ce qui empêche l’ONDA d’aider les troupes qu’ils invitent, et ne leur donne aucun accès au fond de soutien ! Guy est certain que c’est l’affaire Jérôme Deschamps qui est à l’origine de l’animosité d’Abirached à leur égard. Vous vous en souvenez : le Ministère voulait imposer aux MACLOMA un partage du lieu avec Jérôme Deschamps, et Colette Godard avait même fait paraître un article annonçant l’ouverture du Déjazet par ce dernier. « Il s’est pointé la gueule enfarinée en plein mois de juillet. On avait du plâtre jusque là. Il a dit qu’on aurait le théâtre chacun six mois de l’année… » C’est Guy qui raconte. Maintenant que je le connais mieux, je mesure que ça a dû être une sacrée fête pour l’intrus ! En effet, il n’a pas mis les pieds à DÉJAZET. Les MACLOMA sont certains que c’est ça qu’ils payent aujourd’hui.
C’est Mori que nous retrouvons comme interprète pour NAKATSUGAWA, car Kay a un cours lundi matin à Tokyo. Je n’en suis pas mécontent car, hier soir au dîner, assis par terre dans un genre de Terminus Nord nagoyen extrêmement bruyant, Guy a fait ostensiblement la gueule à notre correspondant, feignant d’ignorer sa présence. Alors que moi, j’avais dit à Kay : « Allez, viens, les clowns seront contents que tu soies avec nous !!! ». On a curieusement mangé du hareng saur grillé, des pommes de terre en robe des champs au beurre, et une salade à l’huile et au vinaigre. Assis à une table, on aurait pu être à Brême !!! Mais, paraît-il, c’était typiquement japonais.
Nakatsugawa est une divine surprise. C’est une petite cité de cinquante mille habitants sans aucun gratte-ciel, avec beaucoup de maisons traditionnelles, peu de bruit et surtout tout autour des montagnes très belles. Cela lui donne un petit côté suisse, d’autant plus que le beau temps est revenu et que le ciel est bleu.
C’est dans cette localité qu’à la demande des clowns, nous logerons dans un hôtel « à la Japonaise ». Ils s’en font une joie, comme des gamins. Aussi, arrivés à douze heures à la gare, avons-nous avalé un rapide spaghetti, puis, après un saut d’un quart d’heure au théâtre -conscience professionnelle oblige-, nous sommes-nous rendus à l’établissement en question, sauf, bien sûr, les éternels sacrifiés, Éric et Jacques, « qui ne voient les villes que la nuit ». Il paraît que d’habitude, ça ne se passe pas ainsi et que les clowns font le montage avec Éric (et Jacques quand il est là). Le Japon est exceptionnel dans leur manière de travailler, à cause des cinq techniciens nippons. Donc c’est à cinq, puisque Nadia est là, que nous avons débarqué dans cet hôtel « à la Japonaise » : il n’y a ni chaises, ni lits, et les tables sont à dix centimètres du sol. Ce peuple vit par terre. Je trouve quant à moi que ce folklore est très inconfortable, mais comme mes ronchonnements augmentent le plaisir des clowns, j’en rajoute un peu, pour l’ambiance. Heureusement mon genou va mieux. J’ai arrêté tous les médicaments depuis une semaine et je ne sens pas de « revenez-y » ! Espérons. Pour le chauffage, j’ai dans ma carrée un radiateur à gaz. C’est un faveur car, en règle générale, ces hôtels ne sont pas chauffés.
La nakatsugawa Bunka Kaikan -c’est le nom du théâtre- a une gentille allure de M.J.C, au bord d’un torrent qui dévale des hauteurs, presque à sec aujourd’hui. C’est le contraire d’hier. L’équipe technique locale, dit Jacques, est « super sympa ». D’évidents bénévoles, genre ATP, vendent les billets sur une table et l’argent va dans une boîte, presque en plein vent. La salle a mille places. Quatre cents spectateurs s’y installent, dont beaucoup de marmots turbulents. Il faut faire une annonce demandant aux parents de les garder avec eux. Les gens, ici, ont l’air plus ouverts, moins collets montés. Leur Japon n’est pas le même. Mais le succès est au rendez-vous. Ce public réagit au quart de tour et fait un triomphe au spectacle. Une fois de plus, je constate que le dernier sketch, LE BAL, qui avait dû être supprimé à Berlin tant il choquait les féministes allemandes, passe ici comme une lettre à la poste : une femme qui perd ses eaux quand elle va accoucher est ici phénomène non tabou. Ca fait rire. Et la naissance est toujours saluée par des tonnerres d’applaudissements.
L’hôtel nous a préparé un repas japonais qui est excellent et qu’on déguste, naturellement, assis pas terre. Puis les clowns vont, avec les techniciens japonais, prendre un bain collectif brûlant. Je m’esquive. Le radiateur dans mon espace a été allumé à moitié. Comme je trouve que ça sent le gaz, je l’éteins. La tenancière nous avait, du reste, recommandé de le faire. À six heures du matin, il devait faire un ou deux degrés. Je l’ai rallumé, mais le froid m’avait pénétré et je ne me suis pas rendormi jusqu’au petit-déjeuner à la Japonaise (soupe, riz, poisson, chou et légumes étranges, thé vert et sauces diverses) que Tahara nous offrait à neuf heures.
21.11.83 - Voyage vers Numazu en Shinkansen, le TGV japonais qui date de 1962 ! Ce soir, pas de spectacle. Les clowns soufflent. Kay invite le groupe à dîner. Il a choisi ce soir-là parce que les techniciens japonais sont à Tokyo, dans leurs familles. Comme ça, il aurait moins à dépenser. Il m’a glissé à l’oreille que ce serait un repas léger, parce que c’est lui qui paye. Cet aspect avare me rappelle l’attitude dans ce domaine des Boudon et des Valentin. Est-ce que le Festival de Nancy inculque à ses protagonistes prospecteurs la ladrerie ? Je fais des vœux pour que Guy ne sente pas cette retenue, car il ne manquerait pas de choisir les plats les plus chers. J’espère aussi qu’aucune dispute n’assombrira la réunion. « Pourquoi nous invite-t-il », m’a demandé Guy, soupçonneux, « par convenances ? Ou amicalement ? ». J’ai répondu amicalement, mais rien n’indique que notre cabochard de service ait accepté ma version sans réticences.
En attendant, je fais avec Philippe et Alain un petit tour dans Numazu. On est ici dans le cœur du Parc National où il y a le Mont FUJI. Mais la cité est moche.
Cela dit, le dîner avec Kay se passe bien. Il offre du Teponyaki et du Yakisoba (viande et nouilles grillées à la plaque) arrosées de bière et de whisky dans un petit bistrot « sympa ». Après quoi j’offre une tournée de muscadet au bar de l’hôtel. Ca me coûte dix mille Yens. Mais le climat est à la détente. On est assis.
22.11.83 - C’est, à Numazu, la dernière représentation de DARLING DARLING, sous le patronage de Nakatsubo. J’ai rendez-vous avec lui à quatorze heures pour le solde des comptes. Demain nous changeons d’employeur et je redeviens vigilant car, avec les Français, j’ai plus tendance à me méfier des incidents de parcours qu’avec les Japonais. Je me réveille très tôt, car le chauffage dans les chambres commence tard, et j’ai froid. Je prends le petit-déjeuner (style américain) à sept heures, puis je pars faire une longue promenade jusqu’à la mer. Ce site, avec le Pacifique, une vaste baie montagneuse, et en arrière-plan le FUJI, a dû être magnifique avant que les hommes le gâchent. Pourtant, de-ci de-là, il y a des oasis, vingt-cinq maisons de pêcheurs qui font un petit village d’un autre temps, un groupe d’arbres, des pins, qui font un petit bois. Mais dans l’ensemble, l’urbanisme est affreux. Et la pollution est partout. Je n’aime pas ce pays muré dans son immobilisme culturel tandis qu’il donne, par son génie technologique, la fallacieuse illusion de son progressisme.
J’écrivais plus haut que le GMC devrait venir avec SON interprète, un Français parlant japonais. Mais où le trouver, cet oiseau rare, tant j’ai l’impression qu’apprendre le nippon, ça n’est pas simplement apprendre une langue, c’est acquérir une façon de penser ? Où le trouver, ce titi parisien bilingue qui n’aura pas été aliéné par la philosophie singulièrement coincée de ses partenaires ! Cela dit, ne nous y trompons pas : la classe sociale joue son rôle, et il est clair que si Kay s’entend mal avec Jacquot, celui-ci par contre est en parfaite identité de longueur d’ondes avec les techniciens de Nakatsubo qui partagent notre tournée. Peut-être faudra-t-il un traducteur particulier pour Jérôme Savary et un autre, qui n’aurait pas de contact direct avec les Japonais distingués, pour Poisson (ou son équivalent) !
C’est au Numazuschi Bunka Center qu’a lieu cette dernière. Ce Complexe Sportivo Culturel ultramoderne est doté d’une salle de mille huit cents places. On attend mille spectateurs.
Le paiement de Nakatsubo se fait en traveller chèques, ce qui m’oblige à emmener Philippe à la banque car je ne peux ni ne veux signer. Lui voyant son paquet de Yens à la main, je lui suggère de me payer en cash, mais le bougre est entêté. Philippe a donc dû se taper cent trente deux signatures !
La représentation -que je vois de la coulisse pour la deuxième fois pour admirer le boulot d’Éric- est excellente. Mille cents spectateurs au début deviennent près de mille quatre cents à la fin. Faut-il voir dans cette affluence une conséquence du prix des places ? Mille et deux mille Yens seulement, programmes à cinq cents Yens. On a beau nous dire que les tarifs pratiqués correspondent aux possibilités des gens, « une ou deux fois par mois », précise Kay, je ne peux manquer d’être frappé par cette coïncidence.
Nakatsubo, qui a rasé sa moustache parce qu’il perd de l’argent avec cette tournée, me paraît vieilli et voûté. Pour la dernière, il invite tout le monde dans un restaurant « français ». Discours, toasts, bon Dieu que le sérieux avec lequel ces gens font tout est agaçant. Mais je le confirme : en dessous d’un certain degré de la hiérarchie sociale, les Japonais semblent beaucoup plus joyeux drilles. C’est en tous cas le cas de nos co-équipiers techniciens. Guy mange son bœuf mode avec distinction et commente savamment le bouquet du Préfontaine, qui nous est servi par des jeunes filles bénévoles. Cependant, quand je suggère qu’il fasse une petite allocution, il se récuse. C’est qu’il a une dent contre « Nakaka », qui devait ce soir donner un cadeau de la part de la télévision d’Osaka. Or, il n’en remet point. À propos de cadeau, je découvre que les clowns n’ont pas amené cinq cent vingt cinq kilos de fret, mais quatre cent quatre vingt, « en prévision du retour !!! ». Si Chevillard savait ça.
Le 22 au soir, la tournée officielle est donc terminée. « Est-ce que c’est un succès ? « , me demande Philippe à brûle-pourpoint. J’élude sur l’instant car j’ai besoin de nuancer la réponse. Oui, c’est certainement, au niveau de l’impact du spectacle, un succès. Visiblement, les publics présents ont pris plaisir à DARLING DARLING. Mais aucune critique écrite n’a paru à ce jour. Et l’affluence a constamment, sauf ce soir et une fois à Osaka, oscillé entre un tiers et un demi de la contenance des lieux. Économiquement pour notre invitant, l’échec économique est certain, même s’il exagère -mais je n’en suis pas sûr- en disant qu’il a perdu sept millions de Yens. Il ne parle absolument pas de faire revenir les MACLOMA. Il est vrai que Tahara, « qui va le quitter dans un an », l’envisageait, en accord avec le groupe d’Osaka, selon Kay, mais la perspective est restée au degré des conversations imprécises. La partie japonaise a besoin de digérer le grave obstacle relationnel qui s’est élevé, du fait de la manière dont Guy (surtout) et Jacques (un peu : il lui est davantage pardonné parce que c’est un travailleur réputé subalterne) ont abordé, voire suscité des problèmes. Il y a eu une incompatibilité d’humeur entre les grandes gueules et les coincés qui pourrait bien peser lourd plus tard ! Sous l’angle « porteurs d’un remarquable spectacle », les MACLOMA sont inattaquables, y compris par ceux qui n’aimeraient pas leur art, parce qu’ils ont atteint un très haut niveau de professionnalisme, une perfection sans défaillances de leurs prestations (fatigués ou pas, ils sont égaux à eux-mêmes), et parce que la richesse de leur invention est foisonnante. C’est un jaillissement constant d’une qualité d’imagination formidable. De plus, le contenu, ce qu’ils « disent » dans leur langage, prouve qu’ils sont DANS et DE ce siècle, intelligemment, sensiblement, avec une grande acuité d’observation et une excellente aptitude à transposer lisiblement. On peut voir DARLING DARLING plusieurs fois et à chaque fois avec bonheur, et à chaque fois y découvrir des choses.
Mais une troupe française qui va à l’étranger, c’est aussi, et pour au moins cinquante pour cent, une Ambassadrice. Sous cet angle, ces enfants insupportables posent certainement question. Ils ne sont pas à mettre entre toutes les mains. Ce n’est pas toute défiance, toute méfiance, toute agressivité dehors qu’il faut aborder un monde étranger. Je sais bien qu’Éric est assez diplomate, je sais bien que Philippe et Alain ont les griffes repliées, mais Guy est réellement invivable. Et dangereux. Sa façon de « régler » la question de la TV au début de la tournée, a sans le moindre doute gâché le climat et provoqué l’éloignement de Kay, qui, du coup, s’est vu accuser de n’avoir pas tenu ses promesses. (« Il devait nous présenter des gens, nous montrer des choses »… Parbleu ! Il ne s’est plus soucié de prendre des risques au-delà du strict indispensable). Il n’a aucune conscience de ses maladresses et il entraîne les autres dans un sillage qui les rend peu sympathiques à leurs partenaires employeurs. C’est dommage. Très dommage.
23.11.83 - C’est fête au Japon. La « fête du travail », entendez « la fête en l’honneur du Dieu qui vous procure du travail » ! Nous allons à Tokyo en Shinkansen.
L’événement de la journée, pour moi, c’est que je suis invité à dîner par le Professeur Tobari. Kay se défile. Ils ne sont pas en bons termes. Selon Kay, tout le monde se moque de Tobari, qui n’aurait aucun pouvoir auprès de la Fondation du Japon. C’est cependant à l’Agence en France de cette Fondation, qu’il suggère qu’Houdart fasse une demande pour être invité à titre personnel, afin de diriger un séminaire de un à trois mois à l’Université Toho. Il devrait parler à Monsieur Iwabuchi, le Directeur, ou à Madame Fujimoli, sa secrétaire. Tobari estime que ce « projet »-là devrait aboutir, avec son appui. Pour l’autre « projet », la venue d’un spectacle avec la troupe de Dominique Houdart, on n’a malheureusement pas trouvé encore l’organisateur. Il espère que la présence sur place de Dominique aiderait puissamment à ce que se concrétise ce « projet très cher à son cœur ». Il me fait, tout en parlant, déguster toutes sortes de Tempura. Je trouve qu’il ressemble à Abirached.
De retour auprès des Macloma, je suis informé téléphoniquement par Kay d’un petit drame : Jacques « a fait une bêtise ! ». Il a piqué dans sa chambre, à Numazu, un sac contenant une corde destinée à sortir par la fenêtre en cas de sinistre. L’hôtel a appelé l’Ambassade de France, « qui heureusement était fermée », et Nakatsubo, qui l’a dissuadé de prévenir la police. Le coupable rendra l’objet après-demain à Tahara, quand il viendra à l’aéroport nous saluer, « au nom de Nakatsubo, appelé déjà par d’autres affaires », et qui a pris congé de nous à l’arrêt de Yokohama du train. Cet incident ne me surprend pas. Jacques pique partout, des serviettes, des peignoirs, et il n’est pas le seul. C’est un jeu auquel les Macloma sont experts. Mais d’habitude, ils ne volent pas ce qui est dans leurs chambres. Ils chapardent sur les chariots qui sont dans les couloirs. Comme ils ont la mentalité que « la propriété, c’est le vol » (la propriété des autres, naturellement, car leurs propres sous et biens leur sont sacrés), ils n’éprouvent aucun sentiment de culpabilité. Ce soir, ils s’apprêtent à goberger : la Chambre de Commerce nous a logés dans un somptueux palace, et il suffit de signer pour être servi !
24.11.83 - Dernier jour à Tokyo. Ce soir, c’est le dîner de la Chambre de Commerce, à l’issue duquel les clowns passeront en attraction quarante minutes de DARLING DARLING. Ils se tapent un bide hélas très prévisible face à cette assemblée de fondés de pouvoir des grosses boîtes françaises, faisant des ronds de jambes avec une obséquiosité sans vergogne devant des Messieurs japonais plus hermétiques que jamais. J’ai eu l’honneur d’être invité à ce dîner très huppé ! J’ai été le seul homme à ne pas être chaussé de noir.
25.11.83 - Enfin c’est le départ. L’organisation française, bien entendu, laisse à désirer et AIR FRANCE (Le Bos) nous fait une intox, que le carnet ATA devrait être présenté par un transitoire. J’avais dit, dans un premier temps, que j’irais à Narita avec le camion (qui, cette fois-ci, est une vulgaire plate-forme… on se croirait déjà en Tunisie) mais comme j’ai vu que les Macloma ont bourré leurs caisses avec leurs achats privés, je laisse Éric et Guy se taper la corvée. Après tout, comme dit Guy, « ça n’est pas la première douane qu’on passe »… J’ai largement joué mon rôle d’administrateur dans cette tournée, pour cinq pour cent, ne l’oublions pas, puisque Kay a touché sa part. De fait, le clown et le demi clown me remettent à Narita à dix-huit heures trente une LTA et un carnet ATA parfaitement en ordre.
À vingt-et-une heures, l’avion s’envole. C’est sans regrets que je quitte le Japon, mais cette tournée a été instructive… et je peux dire que, maintenant, je connais bien les MACLOMA. Je crois que, pour leur part, ils ont été contents d’une meilleure approche de moi. Et il n’était vraiment pas inutile que je pénètre, comme je l’ai fait, le singulier contexte japonais !
Dans l’avion, Philippe me fait causer sur l’Islande qu’il rêve de visiter. Entre Yokohama et Kanazawa, nous aurons pris le train, le taxi, l’avion, l’autocar, et nous avons fini par une marche à pied dans les rues de la ville sous la pluie. Dommage qu’il fasse mauvais, car le « petit Kyoto », jumelé avec Nancy, n’a jamais été bombardé. À côté d’un urbanisme sauvage, on y trouve donc encore quelques vieilles maisons. Mais c’est la tempête sur la mer, les bourrasques sur la ville, le tonnerre qui gronde sur les montagnes toutes proches. C’est ici que je vais me débarrasser des boîtes de thé à la pomme de chez Fauchon, que je trimballe depuis Paris pour la famille de Tomoko. Il paraît que je serai somptueusement reçu. Un message à l’hôtel m’indique que la maman de ma bru viendra à vingt heures trente au théâtre. Kay se tirera : il est invité chez son ami, le Maire de la ville.
Encore un théâtre magnifique et tout neuf. Il a un an d’âge. Neuf cents places. Je compte entre trois cent cinquante et quatre cents spectateurs. Décidément, les Macloma ne bourrent pas les salles, mais, paraît-il, c’est normal, pour une première venue. Je me demande s’il y en aura une seconde. Qui vivra verra ! Kay dit que Tahara le voudrait et qu’il pourrait être appuyé par le trust d’Osaka ! « À suivre », comme dirait Houdart, mais les cartes ne sont pas dans mes mains. Et seule l’Histoire nous dira si le peu d’aptitude d’un Macloma à entretenir des rapports aimables avec les étrangers saura être oublié par d’éventuels futurs partenaires nippons, au nom d’un talent qu’ils apprécient. En attendant, ce soir, le public est froid. Kay nous avait prévenus. Les clowns sont obligés de ramer. Mais comme d’habitude, ils emportent le morceau.
Nous avons récupéré Kay comme interprète. Il est un peu sur les nerfs. Ce jeune papa est décidément une petite femme nerveuse. Il ne souhaite pas, avec le GMC, vivre la tournée quotidiennement. Ce qui l’intéresse, c’est d’organiser, de susciter. Mais les questions pratiques de chaque jour l’agacent. Professeur de théâtre et de français à l’Université, il est, si j’ai bien compris, à un échelon très bas de la hiérarchie. Mais sa connaissance exceptionnelle du français lui fournit une occasion fréquente de connaître des gens importants, et je suis sûr qu’il ne laisse aucune occasion de se pousser.
Bon. Revenons à ce soir. Le prix des places est de trois mille Yens. Ca n’est, me dit-on, pas cher pour une troupe étrangère. Pour le GMC, les gens payeront six mille Yens, soit deux cents Francs. Nakatsubo -c’est la première fois que j’arrive à une estimation- aurait vendu le spectacle à un journal local, qui est l’organisateur, l’équivalent de cinquante mille Francs. Mais il a d’énormes frais à sa charge. Ca ne me paraît pas excessif.
Cela dit, je continue à m’étonner quand on me dit que les Japonais ne savent pas ce qu’est un clown, car le nombre de petits, même très petits enfants que les parents amènent à DARLING DARLING -pourtant présenté par la TV d’Osaka comme un spectacle érotique- augmente de séance en séance. À Kanazawa, il y a même une bande qui galope à travers la salle, voire monte sur la scène, indifférente à la représentation, mais troublant les spectateurs.
À 20 h 30, la sœur, le frère de Tomoko et un ami causant l’anglais se pointent. La fastueuse réception annoncée par Patrick se résume à un échange de courbettes et de cadeaux. Je remets les boîtes de thé à la pomme, que j’ai enveloppées dans les sacs Fauchon et ré-enveloppées dans un machin en plastique à cause de la pluie qui, dehors, tombe à torrents et tourne à la neige. Tout à l’heure, je suis venu à pied de l’hôtel et je suis arrivé au théâtre trempé. Je reçois pour moi, « le porteur », une assiette en céramique et, pour Patrick, cinq soucoupes. Le tout doit bien peser dans les trois kilos ! Visiblement, la famille n’a pas voulu frayer, et le final « si vous revenez à Kanazawa, nous serons heureux de vous inviter », n’était, évidemment, que formel.
Quoi qu’il en soit, cette défection me soulage d’une corvée et je suis les clowns qui veulent manger un « Taponiaki ». Tahara nous emmène dans un sous-sol sordide, où une espèce d’Anthony Queen nippon fait revenir des bouts de viande dans une graisse dégoulinante. Ce n’est évidemment pas la grillade saine à laquelle pensaient les artistes en formulant leur vœu, mais l’aventure se révèle drôle, car le patron, finalement, mitonne des bons petits plats, et il y a dans son bistrot beaucoup d’ambiance. J’ai eu notamment un voisin liant, qui m’a débité tout un discours du genre « la mano en la mano ». J’avais beau lui faire signe que je ne comprenais rein, il était intarissable. Guy était content, car on lui a fait frire des huîtres dans l’huile et la graisse où avait cuit la bidoche. Pauvre Guy, il est constipé. Les fèves de Fuca que j’avais emportées pour moi, et dont je n’ai pas besoin parce que, moi, je mange peu de riz et équilibre mes repas, ne lui font pas d’effet. Il ne bouffe que du poisson, cru ou cuit, des coquillages cuits, tout l’assortiment des mystérieux légumes et condiments japonais, et du riz, et de la soupe au riz. Souvent, Philippe dit qu’il se taperait bien un T-bone-Steack ! Mais Guy, qui est meneur d’hommes, entraîne toujours sa bande dans les petits restaurants typiques pas chers.
Cela dit, l’entente entre les Macloma semble ne jamais se démentir. Entre eux, y compris Éric, à qui Guy a pourtant piqué sa « nana » -ils habitent tous les trois ensemble, mais c’est dans le lit de Guy qu’elle dort, je tiens cette confidence de l’intéressée-, je n’ai pas senti la moindre distance. Pourtant, un Guy et un Philippe (« qui se croyait fou quand il était enfant ; ses parents le traitaient comme un garçon normal, mais il pensait que c’était pour lui cacher qu’il était fou »), il y a un abîme. L’art les unit mais sûrement aussi une amitié solide. C’est bien.
18.11.83 - La journée commence à neuf heures trente. C’est presque la grasse matinée. Nous faisons trois heures de train jusqu’à GIFU, localité où le spectacle se jouera à dix-huit heures quinze. Ensuite nous irons dormir à Nagoya. Donc pas d’hôtel. Je fais ma sieste sur une natte, à la Japonaise, dans une loge de théâtre. C’est une salle de mille cinq cents places, moderne mais pas flambant neuve. Il n’y a pas de WC en western style. Après-midi paisible. Dehors il fait froid, avec des averses. L’automne beau que nous avions eu jusque là est terminé.
On attend trois cents personnes. Il y en a près de quatre cents au début du spectacle. Kay fait la gueule. Guy et Jacques ne lui plaisent pas. Il les trouve mal élevés. IL s’éloigne donc quand ça n’est pas indispensable qu’il soit là. Une réflexion sur un « cadeau » fait par la TV ne lui plaît pas, il sort en claquant la porte. Très pédé comme réactions, en tous cas, très susceptible ! Je dois naviguer. Car son attitude, un peu trop ostensible, frise le mépris.
Effectivement, d’ailleurs, en effet, on peut se demander s’il est valable d’envoyer cette troupe dans certains pays. Mais ici elle y est…. Alors, n’est-ce pas ? Si une tension se met à s’aggraver entre l’invitant et l’invité, les derniers jours seront pénibles. Et moi, je ne veux me brouiller avec personne. Voilà ! Je passe beaucoup de temps à signaler qu’avec le GMC, les Nippons ne doivent pas s’attendre à plus de délicatesse dans les rapports de coutume à coutume ! Ouille, ouille, ouille, quand j’y pense ! Un Savary super Guy et peut-être dix Poisson super super Guy ! Quelle fête pour l’administrateur ! Que faut-il faire ? Dire d’entrée de jeu que le MAGIC ne doit pas venir au Japon ? Ce n’est pas mon métier. La question, au bout du compte, se pose au niveau du choc des civilisations. Les Français sont ce qu’ils sont. Les Nippons sont ce qu’ils sont. L’ennui, c’est qu’ici l’adaptation semble impossible. L’un doit plier ! Difficile ! Une solution serait peut-être que le GMC vienne AVEC SON interprète, un Français causant le japonais, quelqu’un qui saurait traduire : « Dis à cet enculé qu’il me fait chier et que s’ils ne me balancent pas la perche où je l’exige, je lui fous une tournée que sa putain de mère saura même pas soigner » par : « Monsieur le régisseur se permet d’insister pour que vous ayiez l’amabilité, dans l’intérêt de la qualité du spectacle et dans l’esprit d’honorer le public japonais, d’essayer de placer la perche à cet endroit, et il est certain que vous saurez avoir l’ingéniosité de trouver la solution ». Chaque partie serait ainsi enfermée dans son langage, mais ce ne serait pas un Japonais sensible, petit professeur, intellectuel, qui devrait transmettre ce qu’il ressent comme intraduisible et à chaque fois comme une affaire personnelle.
Quoi qu’il en soit, Nadia, qui vient de passer quelques jours à Kyoto, se pointe en disant qu’elle connaît à Gifu un très bon restaurant français. Kay déclare qu’il nous attendra à la gare avec Tahara. Du coup, je m’énerve et je lui dis de me remettre les billets de train pour Nagoya et d’aller se coucher. Je ressentirais mal que les deux Japonais glandent tandis que nous mangerions. J’obtiens satisfaction. N’empêche qu’à l’arrivée à Nagoya, les deux Nippons nous attendent au portillon. Le sens de leurs responsabilité leur soufflait qu’ils avaient tort !
19.11.83 - Pas grand-chose à dire si ce n’est que l’équipement au théâtre, pourtant superbe, est difficile parce que l’équipe technique du AICHI BUMKAKODO est vraiment de très mauvaise volonté. Heureusement, seuls Éric et Jacques sont venus. Les clowns dorment. Il faut réveiller Tahara qui espérait en faire autant.
Le spectacle est à seize heures. La salle a mille quatre cents places et il y a bien sept cents spectateurs. J’ai oublié d’écrire qu’à GIFU, ils étaient quatre cents au début de la représentation, mais bien cinq cents à la fin ! Il y a un certain va-et-vient tout le temps. À Nagoya, j’ai regagné ma chambre parce que la CHUKYO TV prenait en direct un petit bout de DARLING DARLING. Émission assez réussie, avec un présentateur genre Darry Cowl qui s’était déguisé en clown pour introduire la chose. La veille, la même TV avait filmé les artistes dans leur loge et ça n’avait pas été triste.
La série actuelle de représentations, organisée par le journal dont j’ai parlé plus haut, est à trois mille Yens pour les spectateurs (cent Francs prix unique). Ca n’est pas cher !!!)
20.11.83 - Dimanche. Nous prenons le train à onze heures et le NAGOYA TERMINAL HOTEL est dans la gare. C’est dire que les MACLOMA ont le temps de se reposer. Certains se font masser. C’est un service que rendent certains hôtels et c’est, paraît-il, épatant. Cela dit, les clowns font triste mine car Guy a téléphoné à Michel Anseaume pour lui signifier les exigences de la troupe en matière de Tunisie, et il a appris qu’Abirached avait rejeté le projet de statut du DÉJAZET et d’ « Académie du Burlesque ». Ils restent avec leur subvention de compagnie et leur lieu regardé comme leur local de travail ! Ce qui empêche l’ONDA d’aider les troupes qu’ils invitent, et ne leur donne aucun accès au fond de soutien ! Guy est certain que c’est l’affaire Jérôme Deschamps qui est à l’origine de l’animosité d’Abirached à leur égard. Vous vous en souvenez : le Ministère voulait imposer aux MACLOMA un partage du lieu avec Jérôme Deschamps, et Colette Godard avait même fait paraître un article annonçant l’ouverture du Déjazet par ce dernier. « Il s’est pointé la gueule enfarinée en plein mois de juillet. On avait du plâtre jusque là. Il a dit qu’on aurait le théâtre chacun six mois de l’année… » C’est Guy qui raconte. Maintenant que je le connais mieux, je mesure que ça a dû être une sacrée fête pour l’intrus ! En effet, il n’a pas mis les pieds à DÉJAZET. Les MACLOMA sont certains que c’est ça qu’ils payent aujourd’hui.
C’est Mori que nous retrouvons comme interprète pour NAKATSUGAWA, car Kay a un cours lundi matin à Tokyo. Je n’en suis pas mécontent car, hier soir au dîner, assis par terre dans un genre de Terminus Nord nagoyen extrêmement bruyant, Guy a fait ostensiblement la gueule à notre correspondant, feignant d’ignorer sa présence. Alors que moi, j’avais dit à Kay : « Allez, viens, les clowns seront contents que tu soies avec nous !!! ». On a curieusement mangé du hareng saur grillé, des pommes de terre en robe des champs au beurre, et une salade à l’huile et au vinaigre. Assis à une table, on aurait pu être à Brême !!! Mais, paraît-il, c’était typiquement japonais.
Nakatsugawa est une divine surprise. C’est une petite cité de cinquante mille habitants sans aucun gratte-ciel, avec beaucoup de maisons traditionnelles, peu de bruit et surtout tout autour des montagnes très belles. Cela lui donne un petit côté suisse, d’autant plus que le beau temps est revenu et que le ciel est bleu.
C’est dans cette localité qu’à la demande des clowns, nous logerons dans un hôtel « à la Japonaise ». Ils s’en font une joie, comme des gamins. Aussi, arrivés à douze heures à la gare, avons-nous avalé un rapide spaghetti, puis, après un saut d’un quart d’heure au théâtre -conscience professionnelle oblige-, nous sommes-nous rendus à l’établissement en question, sauf, bien sûr, les éternels sacrifiés, Éric et Jacques, « qui ne voient les villes que la nuit ». Il paraît que d’habitude, ça ne se passe pas ainsi et que les clowns font le montage avec Éric (et Jacques quand il est là). Le Japon est exceptionnel dans leur manière de travailler, à cause des cinq techniciens nippons. Donc c’est à cinq, puisque Nadia est là, que nous avons débarqué dans cet hôtel « à la Japonaise » : il n’y a ni chaises, ni lits, et les tables sont à dix centimètres du sol. Ce peuple vit par terre. Je trouve quant à moi que ce folklore est très inconfortable, mais comme mes ronchonnements augmentent le plaisir des clowns, j’en rajoute un peu, pour l’ambiance. Heureusement mon genou va mieux. J’ai arrêté tous les médicaments depuis une semaine et je ne sens pas de « revenez-y » ! Espérons. Pour le chauffage, j’ai dans ma carrée un radiateur à gaz. C’est un faveur car, en règle générale, ces hôtels ne sont pas chauffés.
La nakatsugawa Bunka Kaikan -c’est le nom du théâtre- a une gentille allure de M.J.C, au bord d’un torrent qui dévale des hauteurs, presque à sec aujourd’hui. C’est le contraire d’hier. L’équipe technique locale, dit Jacques, est « super sympa ». D’évidents bénévoles, genre ATP, vendent les billets sur une table et l’argent va dans une boîte, presque en plein vent. La salle a mille places. Quatre cents spectateurs s’y installent, dont beaucoup de marmots turbulents. Il faut faire une annonce demandant aux parents de les garder avec eux. Les gens, ici, ont l’air plus ouverts, moins collets montés. Leur Japon n’est pas le même. Mais le succès est au rendez-vous. Ce public réagit au quart de tour et fait un triomphe au spectacle. Une fois de plus, je constate que le dernier sketch, LE BAL, qui avait dû être supprimé à Berlin tant il choquait les féministes allemandes, passe ici comme une lettre à la poste : une femme qui perd ses eaux quand elle va accoucher est ici phénomène non tabou. Ca fait rire. Et la naissance est toujours saluée par des tonnerres d’applaudissements.
L’hôtel nous a préparé un repas japonais qui est excellent et qu’on déguste, naturellement, assis pas terre. Puis les clowns vont, avec les techniciens japonais, prendre un bain collectif brûlant. Je m’esquive. Le radiateur dans mon espace a été allumé à moitié. Comme je trouve que ça sent le gaz, je l’éteins. La tenancière nous avait, du reste, recommandé de le faire. À six heures du matin, il devait faire un ou deux degrés. Je l’ai rallumé, mais le froid m’avait pénétré et je ne me suis pas rendormi jusqu’au petit-déjeuner à la Japonaise (soupe, riz, poisson, chou et légumes étranges, thé vert et sauces diverses) que Tahara nous offrait à neuf heures.
21.11.83 - Voyage vers Numazu en Shinkansen, le TGV japonais qui date de 1962 ! Ce soir, pas de spectacle. Les clowns soufflent. Kay invite le groupe à dîner. Il a choisi ce soir-là parce que les techniciens japonais sont à Tokyo, dans leurs familles. Comme ça, il aurait moins à dépenser. Il m’a glissé à l’oreille que ce serait un repas léger, parce que c’est lui qui paye. Cet aspect avare me rappelle l’attitude dans ce domaine des Boudon et des Valentin. Est-ce que le Festival de Nancy inculque à ses protagonistes prospecteurs la ladrerie ? Je fais des vœux pour que Guy ne sente pas cette retenue, car il ne manquerait pas de choisir les plats les plus chers. J’espère aussi qu’aucune dispute n’assombrira la réunion. « Pourquoi nous invite-t-il », m’a demandé Guy, soupçonneux, « par convenances ? Ou amicalement ? ». J’ai répondu amicalement, mais rien n’indique que notre cabochard de service ait accepté ma version sans réticences.
En attendant, je fais avec Philippe et Alain un petit tour dans Numazu. On est ici dans le cœur du Parc National où il y a le Mont FUJI. Mais la cité est moche.
Cela dit, le dîner avec Kay se passe bien. Il offre du Teponyaki et du Yakisoba (viande et nouilles grillées à la plaque) arrosées de bière et de whisky dans un petit bistrot « sympa ». Après quoi j’offre une tournée de muscadet au bar de l’hôtel. Ca me coûte dix mille Yens. Mais le climat est à la détente. On est assis.
22.11.83 - C’est, à Numazu, la dernière représentation de DARLING DARLING, sous le patronage de Nakatsubo. J’ai rendez-vous avec lui à quatorze heures pour le solde des comptes. Demain nous changeons d’employeur et je redeviens vigilant car, avec les Français, j’ai plus tendance à me méfier des incidents de parcours qu’avec les Japonais. Je me réveille très tôt, car le chauffage dans les chambres commence tard, et j’ai froid. Je prends le petit-déjeuner (style américain) à sept heures, puis je pars faire une longue promenade jusqu’à la mer. Ce site, avec le Pacifique, une vaste baie montagneuse, et en arrière-plan le FUJI, a dû être magnifique avant que les hommes le gâchent. Pourtant, de-ci de-là, il y a des oasis, vingt-cinq maisons de pêcheurs qui font un petit village d’un autre temps, un groupe d’arbres, des pins, qui font un petit bois. Mais dans l’ensemble, l’urbanisme est affreux. Et la pollution est partout. Je n’aime pas ce pays muré dans son immobilisme culturel tandis qu’il donne, par son génie technologique, la fallacieuse illusion de son progressisme.
J’écrivais plus haut que le GMC devrait venir avec SON interprète, un Français parlant japonais. Mais où le trouver, cet oiseau rare, tant j’ai l’impression qu’apprendre le nippon, ça n’est pas simplement apprendre une langue, c’est acquérir une façon de penser ? Où le trouver, ce titi parisien bilingue qui n’aura pas été aliéné par la philosophie singulièrement coincée de ses partenaires ! Cela dit, ne nous y trompons pas : la classe sociale joue son rôle, et il est clair que si Kay s’entend mal avec Jacquot, celui-ci par contre est en parfaite identité de longueur d’ondes avec les techniciens de Nakatsubo qui partagent notre tournée. Peut-être faudra-t-il un traducteur particulier pour Jérôme Savary et un autre, qui n’aurait pas de contact direct avec les Japonais distingués, pour Poisson (ou son équivalent) !
C’est au Numazuschi Bunka Center qu’a lieu cette dernière. Ce Complexe Sportivo Culturel ultramoderne est doté d’une salle de mille huit cents places. On attend mille spectateurs.
Le paiement de Nakatsubo se fait en traveller chèques, ce qui m’oblige à emmener Philippe à la banque car je ne peux ni ne veux signer. Lui voyant son paquet de Yens à la main, je lui suggère de me payer en cash, mais le bougre est entêté. Philippe a donc dû se taper cent trente deux signatures !
La représentation -que je vois de la coulisse pour la deuxième fois pour admirer le boulot d’Éric- est excellente. Mille cents spectateurs au début deviennent près de mille quatre cents à la fin. Faut-il voir dans cette affluence une conséquence du prix des places ? Mille et deux mille Yens seulement, programmes à cinq cents Yens. On a beau nous dire que les tarifs pratiqués correspondent aux possibilités des gens, « une ou deux fois par mois », précise Kay, je ne peux manquer d’être frappé par cette coïncidence.
Nakatsubo, qui a rasé sa moustache parce qu’il perd de l’argent avec cette tournée, me paraît vieilli et voûté. Pour la dernière, il invite tout le monde dans un restaurant « français ». Discours, toasts, bon Dieu que le sérieux avec lequel ces gens font tout est agaçant. Mais je le confirme : en dessous d’un certain degré de la hiérarchie sociale, les Japonais semblent beaucoup plus joyeux drilles. C’est en tous cas le cas de nos co-équipiers techniciens. Guy mange son bœuf mode avec distinction et commente savamment le bouquet du Préfontaine, qui nous est servi par des jeunes filles bénévoles. Cependant, quand je suggère qu’il fasse une petite allocution, il se récuse. C’est qu’il a une dent contre « Nakaka », qui devait ce soir donner un cadeau de la part de la télévision d’Osaka. Or, il n’en remet point. À propos de cadeau, je découvre que les clowns n’ont pas amené cinq cent vingt cinq kilos de fret, mais quatre cent quatre vingt, « en prévision du retour !!! ». Si Chevillard savait ça.
Le 22 au soir, la tournée officielle est donc terminée. « Est-ce que c’est un succès ? « , me demande Philippe à brûle-pourpoint. J’élude sur l’instant car j’ai besoin de nuancer la réponse. Oui, c’est certainement, au niveau de l’impact du spectacle, un succès. Visiblement, les publics présents ont pris plaisir à DARLING DARLING. Mais aucune critique écrite n’a paru à ce jour. Et l’affluence a constamment, sauf ce soir et une fois à Osaka, oscillé entre un tiers et un demi de la contenance des lieux. Économiquement pour notre invitant, l’échec économique est certain, même s’il exagère -mais je n’en suis pas sûr- en disant qu’il a perdu sept millions de Yens. Il ne parle absolument pas de faire revenir les MACLOMA. Il est vrai que Tahara, « qui va le quitter dans un an », l’envisageait, en accord avec le groupe d’Osaka, selon Kay, mais la perspective est restée au degré des conversations imprécises. La partie japonaise a besoin de digérer le grave obstacle relationnel qui s’est élevé, du fait de la manière dont Guy (surtout) et Jacques (un peu : il lui est davantage pardonné parce que c’est un travailleur réputé subalterne) ont abordé, voire suscité des problèmes. Il y a eu une incompatibilité d’humeur entre les grandes gueules et les coincés qui pourrait bien peser lourd plus tard ! Sous l’angle « porteurs d’un remarquable spectacle », les MACLOMA sont inattaquables, y compris par ceux qui n’aimeraient pas leur art, parce qu’ils ont atteint un très haut niveau de professionnalisme, une perfection sans défaillances de leurs prestations (fatigués ou pas, ils sont égaux à eux-mêmes), et parce que la richesse de leur invention est foisonnante. C’est un jaillissement constant d’une qualité d’imagination formidable. De plus, le contenu, ce qu’ils « disent » dans leur langage, prouve qu’ils sont DANS et DE ce siècle, intelligemment, sensiblement, avec une grande acuité d’observation et une excellente aptitude à transposer lisiblement. On peut voir DARLING DARLING plusieurs fois et à chaque fois avec bonheur, et à chaque fois y découvrir des choses.
Mais une troupe française qui va à l’étranger, c’est aussi, et pour au moins cinquante pour cent, une Ambassadrice. Sous cet angle, ces enfants insupportables posent certainement question. Ils ne sont pas à mettre entre toutes les mains. Ce n’est pas toute défiance, toute méfiance, toute agressivité dehors qu’il faut aborder un monde étranger. Je sais bien qu’Éric est assez diplomate, je sais bien que Philippe et Alain ont les griffes repliées, mais Guy est réellement invivable. Et dangereux. Sa façon de « régler » la question de la TV au début de la tournée, a sans le moindre doute gâché le climat et provoqué l’éloignement de Kay, qui, du coup, s’est vu accuser de n’avoir pas tenu ses promesses. (« Il devait nous présenter des gens, nous montrer des choses »… Parbleu ! Il ne s’est plus soucié de prendre des risques au-delà du strict indispensable). Il n’a aucune conscience de ses maladresses et il entraîne les autres dans un sillage qui les rend peu sympathiques à leurs partenaires employeurs. C’est dommage. Très dommage.
23.11.83 - C’est fête au Japon. La « fête du travail », entendez « la fête en l’honneur du Dieu qui vous procure du travail » ! Nous allons à Tokyo en Shinkansen.
L’événement de la journée, pour moi, c’est que je suis invité à dîner par le Professeur Tobari. Kay se défile. Ils ne sont pas en bons termes. Selon Kay, tout le monde se moque de Tobari, qui n’aurait aucun pouvoir auprès de la Fondation du Japon. C’est cependant à l’Agence en France de cette Fondation, qu’il suggère qu’Houdart fasse une demande pour être invité à titre personnel, afin de diriger un séminaire de un à trois mois à l’Université Toho. Il devrait parler à Monsieur Iwabuchi, le Directeur, ou à Madame Fujimoli, sa secrétaire. Tobari estime que ce « projet »-là devrait aboutir, avec son appui. Pour l’autre « projet », la venue d’un spectacle avec la troupe de Dominique Houdart, on n’a malheureusement pas trouvé encore l’organisateur. Il espère que la présence sur place de Dominique aiderait puissamment à ce que se concrétise ce « projet très cher à son cœur ». Il me fait, tout en parlant, déguster toutes sortes de Tempura. Je trouve qu’il ressemble à Abirached.
De retour auprès des Macloma, je suis informé téléphoniquement par Kay d’un petit drame : Jacques « a fait une bêtise ! ». Il a piqué dans sa chambre, à Numazu, un sac contenant une corde destinée à sortir par la fenêtre en cas de sinistre. L’hôtel a appelé l’Ambassade de France, « qui heureusement était fermée », et Nakatsubo, qui l’a dissuadé de prévenir la police. Le coupable rendra l’objet après-demain à Tahara, quand il viendra à l’aéroport nous saluer, « au nom de Nakatsubo, appelé déjà par d’autres affaires », et qui a pris congé de nous à l’arrêt de Yokohama du train. Cet incident ne me surprend pas. Jacques pique partout, des serviettes, des peignoirs, et il n’est pas le seul. C’est un jeu auquel les Macloma sont experts. Mais d’habitude, ils ne volent pas ce qui est dans leurs chambres. Ils chapardent sur les chariots qui sont dans les couloirs. Comme ils ont la mentalité que « la propriété, c’est le vol » (la propriété des autres, naturellement, car leurs propres sous et biens leur sont sacrés), ils n’éprouvent aucun sentiment de culpabilité. Ce soir, ils s’apprêtent à goberger : la Chambre de Commerce nous a logés dans un somptueux palace, et il suffit de signer pour être servi !
24.11.83 - Dernier jour à Tokyo. Ce soir, c’est le dîner de la Chambre de Commerce, à l’issue duquel les clowns passeront en attraction quarante minutes de DARLING DARLING. Ils se tapent un bide hélas très prévisible face à cette assemblée de fondés de pouvoir des grosses boîtes françaises, faisant des ronds de jambes avec une obséquiosité sans vergogne devant des Messieurs japonais plus hermétiques que jamais. J’ai eu l’honneur d’être invité à ce dîner très huppé ! J’ai été le seul homme à ne pas être chaussé de noir.
25.11.83 - Enfin c’est le départ. L’organisation française, bien entendu, laisse à désirer et AIR FRANCE (Le Bos) nous fait une intox, que le carnet ATA devrait être présenté par un transitoire. J’avais dit, dans un premier temps, que j’irais à Narita avec le camion (qui, cette fois-ci, est une vulgaire plate-forme… on se croirait déjà en Tunisie) mais comme j’ai vu que les Macloma ont bourré leurs caisses avec leurs achats privés, je laisse Éric et Guy se taper la corvée. Après tout, comme dit Guy, « ça n’est pas la première douane qu’on passe »… J’ai largement joué mon rôle d’administrateur dans cette tournée, pour cinq pour cent, ne l’oublions pas, puisque Kay a touché sa part. De fait, le clown et le demi clown me remettent à Narita à dix-huit heures trente une LTA et un carnet ATA parfaitement en ordre.
À vingt-et-une heures, l’avion s’envole. C’est sans regrets que je quitte le Japon, mais cette tournée a été instructive… et je peux dire que, maintenant, je connais bien les MACLOMA. Je crois que, pour leur part, ils ont été contents d’une meilleure approche de moi. Et il n’était vraiment pas inutile que je pénètre, comme je l’ai fait, le singulier contexte japonais !