Du 2 au 16 octobre 1981

Publié le par André Gintzburger

02.10.81 – Samuel Beckett est, je crois, la plus forte illustration contemporaine d’une chose que je crois profondément : que chacun porte en SOI une grande idée, disons plutôt un GRAND DESSEIN, à la rigueur DEUX, jamais plus, et que, l’ayant exprimé artistiquement une fois, il passe le reste de sa vie à le paraphraser. Même les plus honnêtes, les plus scrupuleux, se font alors exploiteurs de leur propre filon, l’épuisant progressivement d’extraction en extraction. Il fut un temps où, grâce à des anecdotes qu’ils s’efforçaient d’inventer ou qu’ils recueillaient par l’observation, les créateurs réussissaient à maquiller leur immuable message, à l’habiller, le renouvelant au niveau de l’enveloppe sinon du contenu. Mais fi ! Beckett  ne s’abaisse pas à ces compromissions. Lui, non seulement il dit toujours la même chose, mais il le dit de la même manière, et presque toujours avec des morceaux de phrases désormais connus, qui reviennent d’œuvre en œuvre comme des lambeaux de sa chair. C’est pourquoi l’entreprise du Festival d’Automne qui convie l’intelligentsia parisienne à une exploration de l’œuvre de Beckett me paraît, quelque part, suicidaire et perfide. Qui  ira dix fois au théâtre dans des lieux divers, et souvent périphériques, pour entendre et réentendre, en moins bien, qu’on attend Godot, que la Partie est à sa fin, et que les beaux jours sont derrière nous ?
De plus, je crois que pour les metteurs en scène, Beckett est l’auteur le plus décevant qui soit, car il ne se prête pas aux « lectures ». Un dramaturge n’a rien à en tirer. Le vieux Roger Blin, une fois pour toutes, a prouvé qu’il fallait simplement que les acteurs, placés dans l’univers désolé d’un monde détruit (à moins qu’il ne soit pas encore édifié, à mi-chemin du concret et du métaphysique) ressentent leur situation et leur texte, leur arbitraire, artificielle auto fabrication. Cet univers est anti-brechtien au possible. Il impose, pour fonctionner, l’aliénation. Il ne tolère pas d’avoir l’air intellectuel.
Tout ça pour dire qu’à part un étonnant décor de Gérard Didier (un couloir de métro délabré percé de trajectoires) TEXTES POUR RIEN (1, 2, 3) m’a semblé une entreprise inutile. Et plutôt mal traitée, trop de l’extérieur, trop « cérébralement ». Jean-Claude Fall y démontre son professionnalisme, car sa représentation est techniquement parfaite et assumée. Mais le climat n’est pas créé.

03.10.81 – N’étant pas connaisseur, je ne me hasarderai pas à gloser sur le spectacle de six heures (dont j’ai vu une heure trente) proposé par le THÉATRE DE LA DANSE KATHAKALI de Vasudevan Namboodiripad, directeur de la troupe de Kalamandalam.
Remarquons seulement qu’à l’Opéra Comique, la fameuse « haute et massive lampe à huile dont les flammes symbolisent, l’une le soleil, l’autre la lune », est réduite à l’état de signe, des projecteurs faisant office d’éclairagistes. D’autre part, je me suis étonné que dans cette salle vouée au lyrique, et donc à l’acoustique admirable, les chanteurs et joueurs de tambours aient besoin d’une sono pour se faire entendre.
Cela dit, s’il est vrai que connaître le sens de la gestuelle doit aider les spectateurs indiens à comprendre l’anecdote d’histoires éternellement racontées, sans qu’un iota soit changé, tel geste d’un doigt ayant telle signification, telle position du pied ou même de l’orteil étant une indication, ce qui m’a frappé c’est, si j’ose dire, qu’au bout d’un moment, le figuratif l’emporte, l’expressionnisme. A mesure que le rythme s’accélère, la trame devient lisible et les sentiments transparaissent. Ainsi n’est-ce pas seulement aux orientalistes cultivés que le spectacle peut plaire. Les néophytes ne sont qu’un moment réduits à contempler les masques superbes et les costumes admirables à dominantes de rouges et d’or, ou à se repaître de la virtuosité des musiciens. Eux-mêmes, malgré le manque de clefs, peuvent accéder à un réel plaisir. Je me demande si les initiés de crieront pas à la commercialisation.
Car, à mon avis, ils doivent tenir à l’ésotérisme, ces contempteurs des Arts Traditionnels pâmés devant des formes figées, dont acteurs et spectateurs apprennent les secrets en même temps, les seconds, comme au Japon, s’érigeant en flics des premiers POUR QUE SURTOUT RIEN DE NOUVEAU ne surgisse ! Que cet art soit superbe, surprenant (pour nous), dépaysant (exotique ?), je veux bien. Qu’il ait une valeur pédagogique (n’a-t-il pas ouvert à Artaud des portes ?), certes. Qu’il soit exemplaire, comme si NOUS, nous en étions encore à contempler nos MYSTÈRES médiévaux, je pense que le croire a un sens politique. La sagesse orientale, produit de religions dont le but essentiel est de maintenir l’ordre social, va avec cette immobilité esthétique. La rencontre avec la conception giscardienne du spectacle est éclatante.

04.10.81 – Le personnage de CALAMITY JANE, aventurière des années américaines sauvages, a déjà tenté des féministes françaises. J’ai souvenir, sans pouvoir le situer, d’un spectacle dont elle était l’héroïne. LE THÉATRE DU BONHOMME ROUGE devrait plutôt s’appeler LE THÉATRE DES BONNES FEMMES GAUCHES. Hélène Philippe et Dominique Poncet ne savent en effet pas communiquer au public leur dévotion pour celle qui revendique de se prendre en charge à une époque où ça ne se faisait pas ! Et la mise en scène de Dominique Menut est molle, avec des trous. C’est du travail d’amateurs. À l’école !!! (Marie Stuart)

05.10.81 – Ou bien c’est ma mémoire qui me joue des tours, ou bien Dominique Houdart a profondément transformé LA NUIT ET SES ÉPINGLES que j’avais beaucoup aimé il y a un an en Épinal. Je me souviens d’avoir regretté la non clarté de la continuité anecdotique, et j’avais même suggéré que le haricot intersidéral fasse d’un bout à l’autre du spectacle office de fil conducteur.
Ici, au THÉATRE PRÉSENT, la question ne se pose pas. Il s’agit d’une juxtaposition de sketchs indépendants les uns des autres. J’avais détecté dans le choix d’une certaine scatologie des probabilités freudiennes chez Houdart. Il a pris sa distance. Trop, peut-être. Il ne semble plus personnellement concerné par les textes de Lépinois, qui, du coup, rendent un son désuet, un peu dada, un peu surréaliste, provocateur « entre-deux-guerres » avec un zeste de Vian ou d’Arrabal première manière ;
En vérité, il y a deux bons moments, le début avec la croissance et le voyage du haricot  finissant dans la poêle à frire, encore que j’aie moins ressenti, cette fois-ci, la souffrance du petit légume ; et puis la grosse tête, qui est drôle et assez signifiante.
Le reste, à part  peut-être l’image de la viande bouffée par les mouches, n’est pas terrible. Et surtout, à côté des perles, il y a trop de platitudes quasi-vulgaires dans le texte ; et les formes, trop simplifiées, m’ont paru trop laides, sans imagination… et pas toujours bien manipulées ! J’ai détecté des maladresses. Peut-être cela vient-il de ce que l’équipe, enrichie des Daru à Épinal, est trop peu nombreuse pour assumer ici la richesse que j’avais cru sentir là-bas, avec des éclairages, il faut le dire, certainement plus léchés, meilleurs serviteurs. Déception aussi, le strip-tease final, qui m’a semblé beaucoup plus court et vidé de son contenu. Est-ce le même poème sur « Dieu » ? N’a-t-il pas été raccourci ? Il ne m’a pas, en tout cas, atteint de la même façon.

06.10.81 – LA MORT DU ROI ARTHUR, de P. Dumond et Y. Philip, n’est pas un spectacle avec Yan Philip, mais seulement mis en scène par Yan Philip. La distribution est brillante, mais si quoique mal dirigé et finalement très mauvais, Jean-Pierre Jorris fait passer quelque chose, malgré son évidente indifférence pour le personnage qu’il incarne, Jeanne David, Jean-Loup Wolff, François Gabriel et Sylvain Corthay sont tellement inconsistants, pour ne pas dire inexistants.
À part une notation sociale fugitive, dans une scène où les chevaliers de la table ronde avouent que leur principale mission est de réprimer les révoltes paysannes et de veiller à l’ordre féodal, je n’ai rien retenu du spectacle, si ce n’est qu’Arthur cocufié par Guenièvre semble être devenu dingo, et que les éclairages sont assez beaux.
Ah, aussi la musique d’Armand Amar se laisse écouter. Sinon, que percevoir du murmure d’acteurs inaudibles débitant mollement, dans un rythme trop lent, des phrases sans impact, et semblant eux-mêmes très peu concernés par le drame (devenu) bourgeois qu’ils sont supposés ressusciter ? Drame, de surcroît, totalement étranger à MON siècle, à MES préoccupations.
A droite de l’art giscardien, cette entreprise est inutile.

07.10.81 – Un spectacle d Richard Foreman ne se juge pas en termes rationnels, même quand il est parlé en langue française. Il se reçoit ou se rejette, on le ressent, on l’éprouve, il vous atteint ou pas. On l’explique seulement succinctement. D’ailleurs, Foreman l’écrit en toutes lettres dans le programme : « On me demande : « C’est une pièce sur quoi ? ». Et, bien que ça ne me plaise pas, je peux toujours répondre, et ce avec l’idée d’aider à la fois celui qui me questionne et cet enfant qu’est ma pièce. Mais cette aide n’est pas forcément salutaire, car elle peut obscurcir ou retarder une compréhension plus importante. »
En bref, Daniel Emilfork est un psychiatre, Kate Manheim est sa patiente. Nous assistons à une séance de traitement qui fonctionne en images, en bruits, en mouvements et en phrases répétées ou inachevées. Le groupe XX de l’École Supérieure d’Art Dramatique de Strasbourg assure la gestuelle. La recherche du paroxysme est constante, et certains sons sont même insupportables à l’oreille. Il faut dire que cette volonté d’excessif est très bien servie par Emilfork, plus monstrueux que jamais, faisant étalage de son professionnalisme au centre de ce spectacle super professionnel à l’américaine. La rigueur, la vigueur, l’exactitude des lumières, d’une bande sonore agissant à la seconde près, des changements de décor, des mouvements, force l’hommage. Ca s’appelle CAFÉ AMÉRIQUE. À la fin, l’héroïne dit qu’elle se sent bien dans ce lieu. Sans doute n’ai-je pas su reconnaître les signes et les références qui y mènent. Ce qui est sûr, c’est que je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer.

08.10.81 – La Compagnie Claude Confortès a produit au Festival d’Anjou d’abord, à la Resserre de la Cité U ensuite, un spectacle sur JEAN-JACQUES ROUSSEAU JUGE DE LUI-MEME, qui confronte l’écrivain philosophe à un certain Monsieur François, qui signifie la position de la majorité silencieuse du temps.
Curieusement, Confortès n’est pour RIEN dans le spectacle. C’est un certain François Michaux, comédien formé par Tania Balachova, qui a fait la mise en scène. C’est un nommé Jacques Roux, acteur pas en chômage fréquent si on en juge par le nombre de gens avec qui il a travaillé, qui a adapté le texte et qui joue le personnage. C’est Jean-Marie Lehec, aussi un produit de Tania Balachova, qui incarne le faire-valoir contradicteur compère !
Il faut rendre hommage à cette équipe : elle a su, ayant en main le matériau Rousseau, dont tant de pensées sont  restées vivaces, contemporaines, prémonitoires, généreuses, utiles à ressusciter, dont le style pré-romantique parle aux cœurs, avec des envolées convaincantes, exemple magnifique de maniement de la langue française, pondre le spectacle le plus chiant que j’aie vu depuis longtemps : mise en scène sans aucune invention, molle et lente ; choix de textes ne paraissant répondre à aucun classement, à aucune progression, acteurs médiocres, de ceux qui ne décolleront jamais d’une ringardisme tristounet, l’un surtout, Lehec, étant franchement mauvais, absent, indifférent, inaudible au surplus, se donnant encore moins la peine que son camarade de chercher à se faire entendre.
Je suis sorti furieux de ce sabotage inadmissible et, pensant à Confortès, la phrase de Molière me revenait en tête : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? ».

10.10.81 – LA veille au soir du jour où trois cents mille pacifistes allemands manifestaient à Bonn contre le stockage des bombes sur le territoire de la R.F.A, j’ai vu à Bourges la co-réalisation bilingue du Grand Magic Circus et de la Schauspielhaus de Hambourg : NOËL AU FRONT.
Par sa réouverture sous la direction de Henri Massadau, la Maison de la Culture a retrouvé son animation d’antan. La salle, bourrée, a fait un triomphe au nouveau spectacle de Savary : une fois de plus, le « miracle » Grand Magic Circus a joué. A juste titre, car SEULE parmi les farfelus anars contestataires subversifs de l’après 68, cette troupe a su évoluer avec la sensibilité historique. Et quand je dis « cette troupe », bien sûr, je devrais plutôt écrire « cet homme », encore que le retour sous sa baguette de Dussarat, Muel, Sylvie Kühn rappelle opportunément qu’il a CRÉÉ un style. Les ringards allemands de Hambourg ne sont-ils pas en train de l’acquérir ?
Bref, NOËL AU FRONT est un grand spectacle, parce qu’il donne l’impression de dire aujourd’hui quelque chose que les gens ont besoin qu’on leur dise : que la guerre est conne, qu’elle est absurde, qu’elle est faite par des hommes qui n’ont aucune raison de se la faire. Message ô combien utile à l’heure où les sirènes des médias cherchent par quel introuvable biais elles pourraient réveiller en Europe des vocations belliqueuses. NOËL AU FRONT est une illustration du slogan qui fait mouche en R.F.A. : « Plutôt rouges que morts ». Message hélas pas nouveau : rappelons-nous AH DIEU QUE LA GUERRE EST JOLIE !, PRENDS BIEN GARDE AUX ZEPPELINS (que Flamand remontre à l’Opéra Comique justement en ce moment) ; mais message revitalisé par l’efficacité.
Car le spectacle est presque sans faiblesses, presque parfait, à peine un peu long, semble-t-il, en deuxième partie. Comme d’habitude, Savary procède par anecdotes. Il travaille dans le concret. Sur scène, Michel Lebois a creusé deux tranchées séparées par un monticule. Trois Allemands d’un côté, trois Français de l’autre, tous voués à la mort, nous font revivre leur vie dans la paix. Derrière l’espace « guerre », il y a une sorte de scène sur laquelle, venant des coulisses, glissent des décors clairs. Même dans la stéréotype, même dans la banal apparent, tout sonne vrai, parce que simple. On n’a pas cherché des histoires sophistiquées : un paysan qui aime plus son blé et sa vigne que sa femme, et qui fait un nœud à son mouchoir pour ne pas oublier, en perm’, de l’embrasser. Un artiste de variété que le cabaret HANSA doit remplacer dans son numéro par des croulants de plus en plus décatis. Un patron de bordel qui retrouve sa maison transformée en couvent par un curé de choc. Un permissionnaire impromptu qui trouve sa femme au lit avec un autre…
On passe sans heurts du monde de la guerre à l’autre, de la neige, de la froidure à l’éclat du soleil ou à celui des projecteurs, de l’inaction, de la peur, de l’alcool à la réalité humaine normale. La condamnation de la guerre est totale parce qu’il n’y a pas de phrases, pas de mythes en présence, seulement DES HOMMES.
Savary écrit dans le programme qu’il n’a pas fait descendre un dramaturge avec ses soldats dans les tranchées. « Ils sont seuls, et vivent presque à notre insu ». Sans doute est-ce pour cela qu’ils sont si VRAIS. Une nouvelle fois, Savary prouve qu’il est un homme qui a de l’humanité, un homme de cœur, même si ce n’est pas évident pour tout le monde dans ses rapports humains quotidiens. Mais qu’importe ce qu’il est, si ce qu’il dit au théâtre est JUSTEMENT ce qu’il faut dire au moment où il faut le dire. Alors que toute la programmation de ce début de saison se ressent d’avoir été concoctée SOUS GISCARD, NOËL AU FRONT sonne un peu comme le premier spectacle de l’après 10 Mai. Et c’est vrai même si les Socialistes au pouvoir ne semblent pas avoir de la « guerre » l’horreur qu’on aimerait qu’ils eussent. Ce spectacle, qui rappelle que rien ne justifie que des hommes en tuent d’autres, est en vérité plus qu’utile. Il est une semonce aux fous qui mènent le monde, un appel à refuser la folie. A cet égard, il est significatif que la scène de la fraternisation, quand les pious pious français invitent leur « Kameraden » à boire le cognac français parce qu’ils cherchent un quatrième à la belotte, ne soulève aucun tollé chez les anciens combattants.
Il est vrai que le rusé Jérôme n’a pas choisi la dernière guerre dont les séquelles ne sont pas effacées pour tous, et qui fut peut-être la seule qui fut idéologiquement justifiée, mais la précédente, « la Grande Guerre », celle qui naquit « spontanément » de l’assassinat d’un archiduc, et qui tua des millions de gens qui moururent sans savoir pourquoi. Il a eu raison, car le fait hitlérien fut une parenthèse qui peut se rouvrir, mais qui, pour l’instant, est fermée. Le moyen de re-mystifier des hommes n’est pas trouvé.

11.10.81 – Quand on va voir un spectacle signé Milan Kundera, on s’attend à un certain « traitement » de l’histoire racontée. Ne m’étant pas, en m’asseyant dans un fauteuil du Théâtre des Mathurins à Paris en ce dimanche après-midi, spécialement mobilisé à détecter la contestation, je n’ai puisé dans la version tirée par l’auteur tchèque de JACQUES ET SON MAITRE (d’après Diderot) qu’un plaisir agréable, d’autant plus que la mise en scène de Georges Werler, et le jeu des acteurs Jean-Michel Dupuis (Jacques), Patrick Massieu (le Maître) tirent carrément au boulevard de bon goût. Les personnages se demandant qui est leur véritable auteur ne trompent personne : l’essentiel est de Diderot. Et le grinçant dans l’œuvre n’a pas été rendu tel au XXème siècle. La sagesse « fataliste », qui entraîne les compères d’aventures « écrites d’avance là-haut » en aventures « ainsi écrites là-haut parce que, tels qu’ils étaient, les héros ne pouvaient pas les vivre autrement », au rythme d’une misogynie remarquable et d’une évocation de gros culs très croustillante, avait sans doute à Peague une autre résonance vers les années 67. L’impertinence sociale ne porte point leçon chez nous. Et la délicieuse amoralité des dupeurs décrits, si elle fut audacieuse jadis, n’est qu’exquisément désuète maintenant.
Deux ravissantes nymphettes effrontées et une distribution de bonne compagnie, où j’ai entre autres repéré Jacqueline Staup, un peu effacée et ternie, et Frédérique Ruchaud, aubergiste de belle envolée conventionnelle, achèvent de donner à ce gentil spectacle le style libertin qui en fait le charme. Un charme réel, mais sans profondeur. Malgré la santé qui s’en dégage et la foi en l’homme. « La prochaine chose à faire est impossible », disent les héros sous-entendant : « On la fera quand même ! ». C’est positif, ça, vous ne trouvez pas ? C’est « Socialiste » !!! NON ?

12.10.81 – Je dois dire que j’ai été quelque peu épaté quand, étant arrivé à Tournai, à la Maison de la Culture, à 17 h 30, j’ai trouvé un éclairagiste peaufinant les lumières, des comédiens s’habillant, se remémorant des trucs, un administrateur distribuant des sous. De Mehmet point. Le jour de sa première, il est au bistrot. Je ne l’apercevrai qu’à la fin du spectacle, tenant à peine debout, agressif et incapable d’écouter une critique.
Voici donc PANTAGRUEL : 3 h 12 de durée infligée au spectateurs belges sans entracte ! Ô terrorisme ! Dans ce survol de l’œuvre de Rabelais, où Alain Enjary, qui a pondu l’adaptation, n’a pas su choisir, il y a des perles. Si le spectacle durait deux heures, il plairait à beaucoup de gens. Tel qu’il est, c’est un échec et, de toute manière, MOI, je doute qu’il me satisfasse jamais.
D’abord, parce que quoi qu’on y fasse, ce PANTAGRUEL restera un produit CULTUREL. La verve de Rabelais a enchanté ma jeunesse. Sa truculence me charme encore, son langage m’amuse. La liberté de sa pensée, replacée dans le contexte de son temps, me paraît remarquable. A l’époque de l’obscurantisme tout-puissant, déjà attaqué mais pas avec tant de puissance, son pavé de moraliste à contre-courant a sans le moindre doute été UTILE. Je crois que j’aimerais relire certains morceaux d’anthologie, certains morceaux de bravoure. Mais à l’évidence AUJOURD’HUI, son message n’est pas actuel. Il ne me parle pas. Je ne me sens pas convié à quelque chose qui me concerne. Cette concrétisation me vient du temps giscardien où les créateurs désabusés ne savaient plus quoi dire. Ils se réfugiaient dans le patrimoine, s’exerçant sur nos chefs-d’œuvre à leurs virtuosités. 
Or, cette virtuosité est ici limitée. On sait que Mehmet Ulusoy a besoin pour inventer de s’appuyer sur un décor imaginé par un autre. Je pense que celui de Michel Launay ne l’a pas servi. Certes, il est fonctionnellement astucieux avec une espèce de grue, une sorte d’ascenseur, qui permettent de réaliser des effets de géants, un peu laborieusement mais efficacement. Mais il faut toujours se méfier sur une scène des trajectoires toutes faites. Or, le chemin ménagé à quatre mètres de haut tout autour du cyclo est forcément immuable, et oblige à des redites de mouvements qui inspirent à la pensée que l’invention fut pauvre. D’un autre côté, je récuse l’aspect métallique de cette « scénographie » qui, somme toute, est assez laide. Et en tout cas pas du tout rabelaisienne. Je ne sais pas, moi, il aurait fallu du bois, du brut. Une matière ! Cet aluminium, ce fer blanc font songer à une clinique ou à une usine de houille blanche.
Il faut rendre hommage à Mehmet Ulusoy : il a utilisé au maximum les possibilités que lui offraient le carcan imparti. MAIS elles ne sont pas faciles à éclairer et, en tout cas, pas infinies ! Et sur trois heures douze, il ne tient pas le pari : tout le Tiers Livre, notamment, qui clôt le spectacle sur les stances de Panurge, qui hésite à se marier et cherche des conseils, semble n’avoir pas été mis en scène. Guy Jacquet, livré à lui-même (?) y rame une heure durant nu sous une toge entrouverte et finit, à force d’en « faire », par paraître vulgaire. À mesure que le temps passe, il maîtrise de moins en moins son homosexualité, et ce pédé qui s’interroge sur les vertus de l’hyménée devient, quelque part, pénible, pas « rabelaisiennement ». Je crois que tout ce livre devrait être gommé du spectacle en attendant que le metteur en scène ait su le traiter. Tel qu’il est, LA JOIE DU JEU y manque. On y fatigue !
En vérité, Mehmet a commis l’erreur d’épuiser TOUTES les voies que lui offrait son dispositif dans les deux premières heures du spectacle. (Encore suis-je généreux car les étirements, les longueurs, ne manquent pas dans PANTAGRUEL, GARGANTUA, les guerres picrocholines : les savoureuses joutes verbales de Rabelais, ses énumérations hautes en couleur, en termes crus et en scatologie, sont superbes prises une à une, mais leur accumulation fait procédé. Et à la longue, elles sont agaçantes, bêtement, puérilement provocatrices !). On retiendra la croissance à vue de Pantagruel, le combat des géants, le triangle balançoire sur lequel chevauche Gargantua. On appréciera l’esprit un peu trop « musée d’Art Moderne » et dur à manier, de la grande marionnette géante dont la main est omniprésente. On admirera l’invention style « Nuage amoureux » autour du déploiement du manteau de Panurge, vers le début, après que le bougre soit passé par TROP de langues (théâtralement parlant) pour en arriver au moment de dévoiler ses trésors. Le côté vertical de la réalisation sera retenu comme intéressant, encore que l’utilisation de l’espace soit vite explorée. Les comédiens acrobates du Centre Dramatique de La Courneuve n’ont pas été appelés à y donner toute leur mesure. Ces bateleurs n’ont pas été gâtés : ils ne jouent pas d’instrument de musique, ils ne chantent guère, leur virtuosité corporelle est peu montrée. Ils sont rejetés dans la truculence verbale où ils n’excellent pas, et dans le jeu théâtral pur, où ils ne brillent pas, ayant, on le sait, été formés par Pierre Constant à toutes les disciplines de la scène, SAUF à celle d’être des ACTEURS. Une exception : vive, alerte, magnifiquement
exacte, rigoureuse, professionnelle, et « PRÉSENTE » dès qu’elle est là, Damiène Giraud, dont la prestation en Gargantua bébé est formidable.
Puisque j’en viens, par glissement, à parler des artistes, je dirai que j’ai été déçu par Jacquet (cela ressort de ce que j’ai déjà dit) et aussi par Enjary. Ce qu’il fait dans Frère Jean est vraiment TROP facile. C’est quasi du boulevard. Par contre, Jean-Pierre Rouvellat est un sympathique Pantagruel, Emiliano Suarez réussit, à force d’abattage, à faire pardonner son accent, (en dame de Paris, sa moustache est irrésistible, et, comme il n’est pas équivoque, le travesti lui sied ; mais c’est quand il incarne Picrochole que la salle, pour la première fois, décroche) et j’ai été étonné par la fraîcheur spontanée des apparitions de Maria Gomez. Ne parlons pas des autres. Mehmet n’a pas su (ou pas voulu) leur apporter ce qu’ils espéraient de lui : UNE DIRECTION.
J’irai sûrement revoir ce PANTAGRUEL plus tard. J’espère que quelqu’un saura imposer un tri qui ramènera la durée à un temps raisonnable. Est-ce qu’on coupera dans cinq minutes consacrées au torche cul ? Ou dans les dix réservées aux couillons ? (entre autres dans des rajouts contemporains débiles, comme les « couillons syndiqués » qui font leur effet en visant bas), ou dans le discours de Panurge sur la guerre, parce qu’il est déclamé sur un ton propre à lui interdire de communiquer ? Peu importe. MOI, je montrerais le spectacle avec seulement Pantagruel et Gargantua. Cela serait spectaculaire et masquerait que Rabelais est beaucoup trop causant pour être théâtral. Il faut garder ce qui est actif, visuel, gommer dans le texte. Son côté pipi caca est trop mis en avant. Dans CE spectacle, Rabelais apparaît comme un auteur qui aurait mal réglé son problème anal, et qui, par ailleurs, se serait complu dans l’énoncé de vérités devenues depuis largement premières, et de sentences ayant fait entre-temps l’objet de réflexions qui ont amené à les dépasser.
Alors, quand on vous explique qu’on a choisi Rabelais parce qu’on pense qu’il parle aux gens d’aujourd’hui, je crie : peut-être MAIS PAS À MOI À TRAVERS VOS CHOIX. Et c’est à Enjary que j’en ai : il signe pour le texte ET la dramaturgie. Il porte donc TOUTE LA RESPONSABILITÉ de cette neutralisation « politique » quelque part. Du moins suis-je fondé à le penser, puisque Mehmet se comporte COMME si l’encyclopédie de l’entreprise lui échappait, comme s’il lui suffisait de mettre en scène, au sens littéral du mot, un texte pensé par un autre, dramaturgisé par un autre avec l’aide d’une assistante (Arlette Bonnard) plus liée au dit dramaturge qu’au réalisateur, dans une scénographie imaginée par un autre, même la mise en valeur du dispositif par les éclairages ne paraissant pas être SON problème. Je ne sais pas si je touche ici un bât blessant, mais je n’ai pas eu l’impression d’assister au résultat du travail, de la pensée, du dessein, d’UN HOMME qui se serait entouré de collaborateurs chargés d’apporter chacun sa pierre à SON édifice. Il m’a semblé que cet homme s’était contenté de faire des belles choses dans le cadre d’un édifice, dont la maîtrise lui échappait. Alors tout tire à hue et à dia en l’absence du MÉDIATEUR. Question d’autorité ? Peut-être puisque, quand on suggère qu’il faudrait faire des coupures, on s’entend répondre que cela provoquerait des crises internes, mécontenterait l’adaptateur et fâcherait des comédiens !!!
Voilà. L’amitié m’a amené à parler plus qu’il n’était nécessaire de ce PANTAGRUEL qui, par parenthèses, devrait s’appeler PANURGE parce que c’est le personnage le plus mis en vedette tout au long de la soirée. En fait, quand il aura été allégé d’une heure et doté d’une pause médiane, il deviendra une excellente illustration culturelle au service de ceux qui auront envie de visualiser et de réentendre des fragments d’un chef-d’œuvre. Les jolis paradoxes (Panurge, par exemple, se plaignant de ce que Pantagruel a payé ses dettes, parce que le voilà maintenant sans créanciers pour veiller sur sa santé ; les contraires se valent ; l’éloge de la vieillesse), les délicieuses naïvetés utopiques (générosité du vainqueur exemplaire, qui rend ses armes au capitaine ennemi comme s’il ne pouvait être félon) etc… etc… n’ont pas fini avec l’Abbaye de Thélème (où l’on fait ce que l’on veut) et le mythe de la dive bouteille, de ravir enfants, adolescents et frais érudits. Dans cette scolaire coquine et de haute qualité, ils puiseront une petite partie de la quintessence. De toute façon, TOUT ne peut être montré. Alors, plus les extraits seront rares, signifiants, évocateurs, brillamment illustrés par le metteur en images et en action, soigneusement rendus concrets par le virtuose confectionneur, et plus l’essentiel sera atteint : inspirer aux élèves grands et petits l’envie de relire les quatre livres… et peut-être d’y trouver matière à une réflexion contemporaine que les associés de l’entreprise THÉATRE DE LIBERTÉ / COURNEUVE n’ont pas su dégager.

13.10.81 – Après les trois heures douze du PANTAGRUEL de Mehmet, l’idée d’assister à Strasbourg aux trois heures quinze de l’ANTOINE ET CLÉOPATTRE musical du SARFACE ENSEMBLE me faisait irrésistiblement évoquer le tube de l’été : « Je ne suis pas un héros ».
Eh bien, l’entreprise ne mérite pas que des éloges, mais elle a un immense mérite : on ne s’y ennuie pas, sauf un peu à la toute fin, quand, Antoine s’étant suicidé, il ne reste plus à Cléopâtre qu’à bouffer ses aspics, ce qui prend une bonne demi-heure. Peu à peu, auparavant, et notamment jusqu'à l’entracte, Bernard Bloch avait su insinuer en moi curiosité, puis intérêt et plaisir face à des procédés apparemment réducteurs de l’œuvre d’abord, puis insidieusement la réinstallant sur sa GRANDEUR sans hésiter à la violer, à en dégager la dérision. Choisir Stéphanie Loïk, qui n’est pas la beauté incarnée, pour jouer la Reine d’Égypte, c’est déjà tout un programme : elle a des accents de mégère, de harpie. A certains moments, elle m’a fait penser à Arletty, à d’autres à Germaine Kerjean. Ses cris, ses crises de nerfs, ses sarcasmes d’enfant gâtée insupportable la rendent grinçante. Et pourtant elle sait, quand il le faut, trouver un port de reine et des accents nobles. Par elle, le personnage vit, palpite, est humanisé. Elle est, il faut le dire, admirable. Et laide !
C’est Bloch que j’ai vu dans Marc-Antoine, mais il paraît que ce n’est pas lui tous les soirs et qu’il alterne avec Jean-Quentin Chatelain, un Suisse à l’accent germanique que j’ai vu, moi, dans Octave, et qui m’a parfaitement hérissé ! Bloch n’a pas la classe de sa partenaire, mais il est lui-même très proche de ce que j’ai toujours imaginé être le héros romain tombé dans les fers d’une impitoyable maîtresse.
Tous deux ne chantent pas. Mais leur jeu est constamment soutenu par une excellente musique irrespectueuse, pléonasme de l’action parfois (comme le serait une bande son de film), mais le plus souvent commentaire ou prolongement. C’est du jazz, avec souvent une pointe d’orientalisme commercial. Ils ne chantent pas mais une fille à la voix suraiguë, Marie-Berthe Servier, relaie parfois Stéphanie à ce niveau. Très intéressant est le fait que des micros baladeurs traînent sur le plateau, dont s’emparent par moments les acteurs, ce qui leur permet de réaliser des gros plans sonores. Grâce à ce procédé, les tunnels shakespeariens passent, présents, car les acteurs qui ne sont pas obligés de déclamer peuvent donner toutes les nuances de l’émotion en finesse.
Je ne parlerai guère de la pièce. Je n’y vois aucune résonance contemporaine. Le discours sur le pouvoir politique ne correspond pas aux schémas d’aujourd’hui. Celui sur l’emprise d’une femme sur un homme est éternel. Si j’étais en état de crise sur ce plan, j’éprouverais peut-être que cela me concerne. Mais pas présentement. C’est une fresque historique romancée que les « enculturés » ont admirée de tous temps, et qu’il n’est pas décent de remettre en question.
Au plan des rapports sociaux, que penser, pourtant, de cette société où les esclaves mouraient tout naturellement avec leurs maîtres, et ne servaient que de faire-valoir aux sentiments et aux pensées des grands ? Enobarbus qui se tue dans un fossé par honte d’avoir trahi son Général (parce qu’il le jugeait devenu débile) est singulièrement signifiant. (Il est très bien joué par François Chatot)…
Est-il scandaleux d’avoir transformé l’épopée en bande dessinée ? D’avoir poussé au comique certaines scènes ? Comme celle où Cléopâtre retrouve un messager vêtu comme Lawrence d’Arabie, parce qu’il a traversé le désert pour lui apporter des (mauvaises) nouvelles de Rome ? D’avoir traité dans le grotesque de la mort d’Antoine, prolongeant de l’intérieur, en somme, la situation du héros déchu ayant conscience de sa déchéance ? D’avoir montré Cléopâtre et ses femmes s’asseyant à l’orientale ? D’avoir habillé Octave en touriste blanc, cravaté de rouge, et la reine en hétaïre cairote ? J’ai prononcé le mot « irrespect », et c’est ce qui me plaît dans l’entreprise : je dis toujours que Shakespeare résiste aux traitements qu’on lui inflige. La preuve en est encore administrée : Bernard Bloch et Elisabeth Marie (l’adaptatrice) ont tailladé dans l’œuvre, la réduisant à l’anecdote et à quelques morceaux de bravoure. Ils l’ont tirée au dérisoire. Ils s’en sont évidemment servi. Et pourtant c’est bien ANTOINE ET CLÉOPATRE de Shakespeare que j’ai vu. Il est vrai que les protagonistes ne cherchaient pas, cette fois-ci, à lui faire dire autre chose politiquement que ce qu’il avait écrit. De politique ils ne se sont point souciés. Leur réalisation n’est pas à regarder dans une perspective « changée ». Le projet est d’ailleurs très antérieur au 10 mai. Il n’a à être jugé autrement que comme une curiosité, un « exercice de style ». On dira qu’il est plutôt réussi. Et Bernard Bloch fourmille d’idées. Peut-être en a-t-il trop.

14.10.81 – 18 h 30. Il y a un chef de gare de troisième classe, un graisseur et une femme de ménage. L’été, nous dit le texte, est insupportablement chaud, mais ça ne ressort ni des vêtements ni des comportements.                        
La station de troisième classe, où apparemment aucun train ne s’arrête jamais, est située, si j’en crois les noms, en Russie ou en Sibérie, mais Féodor, l’ouvrier, est un nègre. Et de toute manière, cette insinuation n’a de valeur que pour aider à ce qu’une atmosphère s’installe. Michel Boudon a eu beau cultiver l’étrange, l’insolite, le climat a du mal à fonctionner parce qu’on ne comprend pas ce qui se passe. On apprend que le chef de gare a une femme, Lili, qui est absente. Il voudrait qu’elle revienne avant le 20 août, on ne sait pas pourquoi. Il remettra une lettre au chauffeur d’une locomotive qui ralentit tous les jours et tend la main pour prendre le courrier. Ca semble rendre jalouse la femme de ménage, qui est décrite vieille et laide, mais que l’actrice Catherine Sola joue plutôt en « baisante » nymphomane érotique. Pourtant il semble qu’elle soit avec le Nègre graisseur. Il y a un accident : celui-ci manque d’être happé par un train imprévu. Il s’en sort, mais la draisine est broyée. Une curieuse morale s’empare alors de cet ouvrier : « J’ai cassé, je paye ». On n’aura qu’à retenir le coût du wagonnet sur sa paye le temps qu’il faudra. Heureusement, le chef de gare a une meilleure idée : s’il demande P…, on passera la main ! Qu’est-ce que P… peut bien être ? Après exploration, on le découvre. Il devra demander « Pardon ». Ca lui arrachera le gosier, mais il se soumettra.
Des phrases de-ci de-là sont peut-être des clés pour entrer dans l’univers de ce POINT SUBLIME : « Vous me remercierez un jour de comprendre », dit le chef de gare à ses subordonnés qui nagent autant que les spectateurs. Est-ce le message que nous communique Boudon, autrement dit : « Moi je me comprends, et que vous me perciez à jour m’importe peu » ? Je l’imagine un peu malicieux, se marrant à écouter ce qu’ont compris les experts en détection. Je retiendrai pour ma part une autre phrase : « Ne mettons pas le monde sens dessus dessous, sous prétexte que nous avons décidé de causer ».
Robert Crouet joue le chef de gare dans un style qui rappelle le jeu d’un Gillibert. Le décor réaliste de Raoul Gomez met, semble-t-il, un miroir là où il devrait y avoir une vitre (?). Si j’ai bien deviné cela, cela confirmerait qu’il s’agit de l’histoire de gens solitaires enfermés ensemble trop longtemps dans une gare isolée. Il doit y avoir beaucoup du Michel Boudon intime dans cet espace clos, sans soupape, d’où personne ne sort même quand il est censé allé ailleurs. La femme de ménage part à la fin et le chef de gare crie : « Je hurle ». Que lui arrache-t-on ? En bref, c’est un spectacle du « complot ».

14.10.81 - 21 h 30. Il est dommage que Jean-Claude Monteils n’ait pas de style et qu’il fasse parler ses personnages à la scène comme il cause lui-même à la ville. Car l’idée de sa pièce COPY -RIGHT est « chouette ». Deux types, Pierrot et René, occupent un espace vide. Il n’y a qu’une caisse qu’ils se disputent pour s’asseoir. Est-ce un huissier qui a tout raflé, jusqu’aux cigarettes et à la moindre nourriture : trois jours qu’ils n’ont rien mangé.
Toutes les secondes, une goutte d’eau tombe dans une cuvette. Est-ce parce qu’il pleut ou parce qu’il y a une fuite ? Les gaillards se disputent sur ce point. Ils essayent de jouer aussi, pour tuer le temps. Ils jouent au mensonge, par exemple. Par moments ils disent : ON repart à zéro. Mais tout semble dépendre d’un patron tout-puissant. L’atmosphère est gentiment étrange. Le spectateur se demande quel lard ou quel cochon lui servent Henri Courseaux et Jean-Marie Richier, jusqu’au moment où il comprend. Le patron est un dessinateur et ils sont, eux, le produit de son crayon. Ils n’existent donc QUE par ses caprices. Oui et non car, à la fin, ils refuseront ce déterminisme et réussiront à s’enfuir, nus mais libres, du cahier.
Cette fable aimablement moraliste est jouée sobrement et efficacement par les deux acteurs susnommés, habillés de smokings, ce qui ajoute à l’insolite, (mais Richier ne garde pas le sien propre) au Théâtre Essaïon. Pour l’instant le public ne rit pas beaucoup, mais on sent les acteurs à l’affût des effets et je pense que, bientôt, ce sera très comique.

16.10.81 - Je dois dire que je me sens de moins en moins proche de l’envie de comprendre pourquoi Régis Santon écrit. Son MÉTRO ne manque pas de charme et se laisse voir sans ennui. Il y a même des trouvailles comme lorsque, chaque fois que la rame va quitter une station, une machine à musique joue pendant la fermeture des portes : « ce n’est qu’un au revoir, mes frères… » Mais quel intérêt espère-t-il susciter en nous rappelant une nouvelle fois qu’il est suicidaire ? Le jeu entre un contrôleur qui s’éprouve nègre, une fille excitante et deux types à la fois complices et rivaux, ainsi que parfaitement machos, cultive l’étrange (décidément à la mode en ce début de saison) mais ne déclenche en moi aucun déclic. Et qu’à la fin, le métro prenne son envol pour arriver, dans les nuages « plus près de toi mon Dieu » (toujours la machine à musique), ne ressort bien sûr pas pour moi d’une philosophie recevable.
En fait, de pièce en pièce, Régis Santon règle sympathiquement ses problèmes intimes : sa petite taille le tourmente. Ses obsessions sexuelles, non exemptes de fantasmes, se heurtent vraisemblablement à des obsessions féminines. Politiquement, il patauge : ou bien il n’a pas, par flemme, réécrit certaines phrases sur le gouvernement depuis le 10 mai, ou il n’a pas compris qu’il s’était passé quelque chose. Il y a en lui un fond de racisme qu’il combat en s’en moquant, mais dont l’insistance est trouble. Le métro lui-même est un symbole à la fois phallique et d’un certain déterminisme : on roule sur des rails dans un tunnel d’où on sort pour émerger au soleil (entre Anvers et Barbès), mais on replonge dans le noir à La Chapelle, et on ne peut pas s’évader sinon par le saut dans la mort !
Il serait temps que Régis Santon essaye de se penser en des termes moins narcissiques, comme partie de l’humanité et non comme individu victime. (Roquette)

Publié dans histoire-du-theatre

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