Du 18 mai au 28 septembre 1981
Longue tournée en Corée du sud et au Japon avec les clowns Macloma. Je la raconte par ailleurs. Pendant mon absence, la France a voté.
18.05.81 - De retour à Paris, je vais revoir LES MYSTÈRES DE L’AMOUR. Le spectacle de Viviane Théophilidès se joue à La Michodière. Je serai curieux de voir si APRÈS L’ÉLECTION DE MITTERAND, notre intelligentsia, qui s’était fixée pour tâche de soutenir de préférence les spectacles « endormisseurs », fera à cette réalisation le triomphe qu’elle lui avait fait en Avignon ? En vrai, ça ne m’étonnerait guère que ces Messieurs Dames « ne retrouvent pas leurs impressions du festival. »
L’accueil à la fin manquait de délire. De toute manière, MOI, je me suis fait chier à cette deuxième vision plus encore qu’à la première. D’autant plus que les contraintes techniques du théâtre bourgeois étriquent une mise en scène qui manque gravement de folie.
Monter Vitrac ne me paraît guère utile aujourd’hui, mais le monter comme un joli objet de luxe, c’est un contresens.
20.05.81 - Le surréalisme peut-il être payant au théâtre ? Picasso, le grand, l’illustre peintre, s’est amusé à écrire des piécettes où l’illogisme est roi, le coq à l’âne florissant et l’ésotérisme indéchiffrable.
En vérité, LES QUATRE PETITES FILLES doit se vouloir une exploration de l’univers enfantin. En observant des gamines jouant, l’artiste a transposé, dépassé, réinventé, recréé ce qu’il voyait et entendait. Somme toute selon la même démarche qu’en maniant le pinceau. Sauf qu’à l’arrivée, l’œuvre peinte est FIXÉE sur la toile tandis que la pièce doit être RE-TRAITÉE par le metteur en scène. A mon avis, s’attaquant à un texte indéchiffrable au premier degré, Gillibert aurait dû rendre la représentation ETONNANTE quelque part. A-t-il travaillé trop vite ? Sa réalisation m’a paru fidèle à la lettre, respectueuse, ce qui veut dire qu’il n’a pas trouvé la clé de l’univers violé.
Seule de ses interprètes (il a fait jouer ses « petites filles » par des comédiennes d’un âge certain, comme Frédérique Ruchaud, Josette Boulva), Juliette Bracq a su par moments nous entrouvrir une porte. Peut-être parce qu’elle est elle-même encore très proche d’une enfance mal oubliée. Quoi qu’il en soit, avec elle, soudain, une spontanéité, une fraîcheur, une perversité s’immiscent dans la trop grande sagesse du spectacle. Une sagesse que ne rompt point la pléonastique chorégraphie d’un danseur qui se voudrait cocasse en sa paraphrase, et n’est que mignon dans sa débilité. Bref, fallait-il exhumer cette fantaisie sans contenu ? Je n’en suis pas certain. Mais ce dont je suis certain, c’est que Gillibert, cette fois-ci, n’a pas trouvé le mode d’emploi.
LE 22 MAI 1981, PIRRE MAUROY, PREMIER MINISTRE, NOMME JACK LANG MINISTRE DE LA CULTURE
22.05.81 - Pour l’ouverture de LA CRIÉE à Marseille, Marcel Maréchal a présenté un spectacle de circonstances avec des FOURBERIES DE SCAPIN replacées dans le contexte de la Marseille du XVIIème siècle. Pourquoi pas ? Molière avait mis son action à Naples. La parenté méditerranéenne entre les deux villes autorise cette liberté. « O SCAPIN » est un impromptu qui conte l’aventure d’un architecte marseillais, nommé Puget, qui avait voulu édifier une place monumentale au Vieux Port, en bas de la Canebière, et se l’était vue refuser par Louis XIV parce que Colbert lui avait inspiré de ne pas aimer les ovales. Maréchal rend hommage à cette victime du pouvoir en plaçant son Scapin dans le cadre de cette place reconstruite sur la scène du nouveau théâtre. Au niveau de l’inauguration, le malin directeur du T.N.M. a réussi son coup. Le tout-Paris du théâtre s’était déplacé, et Gaston Deferre avait repris en catastrophe l’avion après la formation du gouvernement Maurois, pour être présent à son événement marseillais. Son arrivée tardive a permis à Maréchal de s’arranger pour être seul en scène au moment où le Ministre a fait son entrée dans la salle. Si bien que les applaudissements semblaient aussi le saluer quelque part ! Après le prologue qui permet à Jean-Jacques Lagarde de camper un Louis XIV éblouissant, la pièce est jouée avec quelques trouvailles divertissantes et, de-ci de-là, des moments astucieux. Mais, dans l’ensemble, le rythme est lent, et Maréchal lui-même n’est pas un Scapin « enlevé ». Si bien que, par moments, le spectacle se fait lourd, pesant.
Ne donnons cependant pas une fausse impression. La soirée a été un succès et, si on n’y a pas beaucoup ri en continuité, il faut être juste : certaines trouvailles m’ont arraché des gloussements, et l’une d’elle est du grand théâtre, quand, à la révélation finale de qui est qui, tout à coup les volets et les portes claquent comme si une foule de commères commentaient l’aventure. Cette réflexion me fait songer que, justement, une chose qui manque à cette mise en scène, c’est la foule. Les personnages de Molière évoluent dans un Marseille VIDE. Ils sont seuls à aller et venir. Ceci est évidemment un manque. Jean-Pierre Moulin en Géronte domine incontestablement la distribution.
Mais revenons au prologue : O SCAPIN, c’est Marcel Maréchal qui l’a écrit, et c’est bien regrettable car il est TROP et MAL écrit, sentant son application primaire. Il eût fallu un écrivain ! Avec un Vauthier, la plume eût mieux fleuré la poésie.
Après le feu d’artifice et l’ « embrasement » de la Criée sous l’œil attentif des pompiers, la société s’est retrouvée à souper froid, debout, dans des assiettes de carton. Jack Lang, le nouveau Ministre de la Culture, genre jeune cadre décontracté, s’est pointé vers deux heures du matin et a serré de nombreuses mains.
26.05.81 - Revu au Petit Montparnasse le spectacle de Jean Benguigui, que j’avais assez aimé en Avignon sur la Péniche. Ici, l’artiste « fait » dans la vedette de variétés. Il s’entoure de deux musiciens « modernes ». Il chante à la Nougaro. Il cherche avec le public un contact à la Bedos. Ca ne passe pas bien quand il y a quinze personnes dans la salle. Ca sent son appliqué, son forcé. Et puis il chante mal.
Bien sûr, son univers « algérien » fait songer au « tunisien » de Boujenah. Mais Benguigui ne procède pas en continuité. Il offre des sketchs. Ceux qui montrent la « maman » sont merveilleux. Le personnage avait aussi fait le bonheur d’Albert. D’autres, comme celui de l’émigré arabe dont le garçon fait le travesti à Pigalle, m’avaient paru plus grinçants, plus dérangeants, à la première audition. Le rire est souvent provoqué par l’emploi croustillant d’un mot pour un autre. En bref, j’ai passé en une heure et quelques des bons moments. J’ai parfois ri franchement. Mais je n’ai pas décollé.
27.05.81 - C’est la troisième fois que je me tape EUPHORIC POUBELLE de Paul Allio. Disons que, cette fois-ci, le spectacle coule mieux. Voilà. (Marie Stuart)
28.05.81 – J’aurais bien aimé avoir envie d’aimer MILLE ET UNE NUITS de la Compagnie Luiz Menase, mais l’amitié ne saurait être complaisance, et le moins que je puisse dire est que je ne suis pas entré dans le propos : « pour échapper à l’univers du quotidien, cinq femmes utilisent la parole, le conte qui amène sur scène le rêve. Elles ne peuvent avoir accès autrement au monde extérieur. Shéhérazade, armée jusqu’aux dents par la parole, brisera cet enfermement. »
Ca, c’est ce qui est écrit dans le programme. Ce qu’on voit ne permet pas de le lire. D’une part, il y a des femmes qui lavent et mettent à sécher des draps avec une vigueur ancestrale et des méthodes que la machine à laver a périmées. D’autre part, il y a deux contes qui sont joués par les mêmes femmes qui se déguisent, MEME PAS DEVANT NOUS, ce qui créerait un lien : l’univers du rêve, à la représentation, ne fait en rien irruption dans celui du travail. Il y a deux univers dont le spectateur non averti ne peut pas comprendre ce qu’ils font côte à côte.
Cela dit, ils sont plaisants, ces contes qui relèvent d’une morale si différente de la nôtre, et d’un unisexe tel que, pour savoir si quelqu’un est mâle ou femelle, il n’y a d’autres moyens que d’y voir ou tâter à la hauteur du zizi. L’homosexualité latente accentuée par le fait qu’ici, tous les rôles sont tenus par des filles, n’est pas un contresens. L’ennui est que les actrices manquent TOUTES de fraîcheur, d’humour, de gaieté et, plus grave, de rythme.
On passerait sur le fait que le rapport travail / rêve est illisible si on prenait plaisir aux anecdotes. Mais si AZIZ ET AZIZA passe à peu près, encore que c’eût été mieux si la cousine n’avait pas été une grosse nana mal foutue, BOUDOUR ET KARAMALZAMAN, qui vient après une interminable liaison, met trop de temps à captiver.
L’effroi saisit le public lorsqu’il constate, alors que le conte l’a mené au sommet de l’ennui, qu’on commence à maquiller Shéhérazade. Heureusement, celle-ci n’explicitera pas en quoi elle brisera l’enfermement des prolétaires. Elle se borne à annoncer, ce que tout le monde sait par cœur, le monde qui sera le sien auprès du tyran sanguinaire. Et, Allah soit loué, la soirée tourne court après cela. A ce moment, les draps, qui ont envahi la scène, font coulisses et ces dames viennent saluer.
Outre que la juxtaposition des deux mondes est gratuite, arbitraire, intellectuelle, quasi-paradoxale, ce qui manque à ce spectacle, c’est d’être spectaculaire. La mise en scène est inexistante. De-ci de-là, une pauvre musiquette vient ponctuer des moments avec timidité, alors qu’il en faudrait beaucoup, et de l’audacieuse ! Il manque aussi à ces filles d’être belles, ou au moins, si on tient à la fiction des ménagères incarnant les héroïnes, DE SE TRANSFIGURER ! Derrière la plus laide, si je sentais une flamme, je pourrais marcher, mais tout est mou dans le spectacle, sauf au début, l’essorage des draps. Même ces gestes matériels perdent, après le prologue, de leur vigueur. Alors !!!
15.06.81 – ON L’APPELLE SAN ANTONIO, de Frédéric Dard, que Philippe Ferran a voulu porter à la scène avec, dans le rôle de Michel Baumann, seul pendant quatre-vingt dix minutes sur une scène illustrée de statues grotesques montrant des morceaux de corps féminins, m’a fait songer à au spectacle Céline que j’avais vu récemment. Après tout, le torrent verbal est tout aussi « cataracteux » ici, le vocabulaire est choquant avec la même provocation.
Et pourtant, ce qui était poétique, tragique là, devient vulgaire, scatologique, avilissant. Il faut dire que les préoccupations de Dard volent nettement au-dessous de la ceinture. Sa misogynie est extrême, mais c’est celle d’un obsédé sexuel. Il y a un bon moment dans le spectacle, au niveau de ce qu’on pourrait faire au Théâtre des deux boules. C’est quand, pendant un quart d’heure, l’acteur décrit ce type de préparation à l’acte sexuel qui s’appelle, en termes techniques, « faire minette ».
En vérité, c’est dans la salle qu’était le spectacle, car on pouvait sans se tromper compter à leurs réactions les dames qui savaient de quoi il s’agit, par proportion avec celles qui l’ignorent et qui, de toute évidence, sont assez nombreuses. Une bande sonore bien faite soutient ce one-man-show boulevardier.
24.06.81 – Avec SIMPLEX MICHEL, où il s’exprime sans entraves entre une leçon à des Syriens sur la manière pour un homme de jouer la Mère Courage et l’ânonnement d’un poème de Desnos, le THÉATRE DE LA GRONDE jette, si j’ose dire, le masque. Dans le même sens que naguère le THÉATRE PARTISAN de Lavaudant virant à l’esthétique pure dispendieuse.
Bref, cette appellation de THÉATRE DE LA GRONDE ne veut rien dire. Soutenu par un pianiste (médiocre : faisant même des fausses notes) et un batteur, ainsi que par sa compagne Petra, un type seul dit des choses avec une volonté de n’être JAMAIS naturel qui est incroyable. Il est habile à sortir des sons, mais ceux-ci sont gratuits. Les motivations de ses accents, phrasés, débits, murmures, cris, raclements de gorge sont indéchiffrables. Ce qu’il dit n’est pas sans contenu, et il y a notamment dans son épanchement de bile une forte connotation de Nègre qui se plaint. Mais il le dit tellement au huitième degré, que je ne puis absolument pas marcher. La suffisance du mec, qui n’a pas peur de raser son public au nom de son exigence, m’est apparue lors de la leçon au Syrien où il annonce sa couleur, faisant de son élève un automate sans âme. Pauvres Syriens qui ont eu des maîtres si méprisants : bref, ce spectacle se veut une démonstration de ce que sait faire le petit groupe. Eh bien ça ne m’intéresse pas.
26.06.81 - Le THÉATRE DE LA RAMPE est une troupe permanente de onze personnes implantée à Montpellier, et qui a débauché de LA CARRIERA Claude Alrencq. On y rencontre aussi une ancienne de l’Aquarium (Jocelyne Destruel) et un barbu qui fut Directeur au Théâtre de Val de Gally jadis. LA BETE EN GEVAUDAN, qu’elle présente (seule à y représenter l’art dramatique, et encore, sous le vocable de « théâtre musical », au festival de la Rochelle), est un spectacle où l’on a envie d’énumérer en détails tout ce qui est bien, ce qui veut dire qu’il n’est pas tout à fait satisfaisant (et d’abord, parce qu’il est trop long - 2 h 30 - et constamment en « forte »). Imaginez quelque chose entre le Ti’ Bonhomme de LA JACQUERIE - avec moins de bouffonneries, mais aussi moins d’inventions. En tout cas ici, l’imagination est plus conventionnelle, notamment lorsqu’il s’agit de signifier « la possession » : j’ai vu cent fois le type de contorsions et de hurlements qui est utilisé -, et LES TROUBADOURS du Centre Dramatique de La Courneuve.
Les comédiens de LA RAMPE sont moins acrobates que leurs camarades de la banlieue parisienne, mais ils sont excellents musiciens et tirent de leurs magnifiques instruments languedociens et lozériens de superbes harmonies. Ce support, soutien musical du spectacle, est une des choses « bien » qu’on y note. « Beau » est le praticable rond, en bois de poids, sur lequel se joue l’action, et autour duquel prennent place les spectateurs, qui auront en plus la sensation qu’il se passe des choses derrière leurs dos. Car l’espace de « la bête » les entoure, les enserre, les terroriserait si la terreur était exprimable de nos jours au théâtre. Ils sont entre la recherche du vrai devant eux, et le mystère derrière. C’est une bonne idée.
Beaux sont aussi les éclairages, qui sont uniquement réalisés avec des phares d’auto, ce qui est, honnêtement, très efficace. On n’a jamais une surface entièrement illuminée, mais des raies de lumière plus ou moins nombreuses (bien entendu, sur rhéostats) qui percent (et se diffusent dans) un brouillard CO2 quasi-constant.
Et puis, c’est solidement joué par des comédiens qui ne sont heureusement jamais allés à l’école du Théâtre de la Gronde, et qui expriment ce qu’ils ont à dire, mi en occitan, mi en patois français, avec une sincérité qui ne s’encombre pas d’ésotérisme. Dommage que leurs maquillages outrés aillent trop à mon goût dans le sens du pléonasme.
L’anecdote (qui fut cette bête ?... qui défraya la chronique sous Louis XV, dans une France où le libertinage de la ville et l’ouverture révolutionnaire des encyclopédistes, tranchaient avec l’obscurantisme jalousement entretenu par le clergé catholique à grand renfort d’anathèmes et de « punitions », dans les masses paysannes toujours au bord de la famine… Époque où les Huguenots restaient hors-la-loi, persécutés, à la merci de l’arbitraire…) est traitée en enquête, en exploration d’hypothèses possibles, mais pas avec assez de clarté. On nage un peu dans les faits et gestes du « clan » Chastel. On aurait aimé une rigueur plus Agatha Christique. On n’arrive pas à bien s’intéresser, parce qu’on n’est pas aliéné longuement de suite. Je ne sais pas ce qu’il aurait fallu faire, peut-être définir chaque personnage autrement qu’en les racontant dans le style de l’évocation historique narrée, plus concrètement, en les montrant en action.
En tout cas, pour moi, ça n’a pas très bien fonctionné. Il est vrai que je ne me suis jamais senti très concerné par ce genre d’histoires, sauf quand, hélas, elles rappellent l’abominable rôle joué pendant tant de siècles par une église qui est de toute évidence, si Dieu existe, CELLE DE SATAN. Il faudrait, bien sûr, montrer ce spectacle à tous ceux qui se laissent duper par le visage « progressiste », dont se pare aujourd’hui cet appareil du Malin dans nos régions que la lucidité a l’audace d’investir un brin. Mais ils n’auront pas d’yeux pour VOIR.
Alors, finalement, mon impression, c’est qu’Alrencq et ses camarades m’ont invité à contester le rôle joué par le clergé EN CE TEMPS-LÀ, mais m’ont baigné pendant cent quarante-cinq minutes sans entracte dans le monde des imageries religieuses. Et je ne cerne pas quelle leçon MOI, qui ai depuis longtemps ma conviction sur les religions, je pourrais en tirer. L’acteur qui joue avec une belle méchanceté, le curé, ressemble à Alain Mottet.
07.07.81 – Spectacle de divertissement pur, LE PIÈGE DE LA MÉDUSE d’Erik Satie illustre bien quelque chose que je pense, à savoir que le théâtre surréaliste est un divertissement intellectuel intelligent qui exige d’être traité modestement.
En contemplant la réalisation fine et sans arrière-pensées de la compagnie de l’ÉLAN, je ne pouvais m’empêcher d’évoquer les prétentieux et chiants MYSTÈRES DE L’AMOUR de Viviane Théophilidès. Les grincheux diront que le spectacle était tiré au boulevard. Eh bien, vive ce boulevard-là. J’avoue qu’il m’a un peu réconcilié avec le musicien. Étrangement, sa musique, que j’ai toujours peu appréciée en concert, m’a paru amusante et bien figurative, mise au service de cette drôlerie. La Compagnie de l’Élan, pas politisée pour deux sous et ne cherchant pas midi à quatorze heures, réussit dans son registre un joli coup. Tant mieux pour mon dernier spectacle parisien de la saison 80-81.
AVIGNON 81
17.07.81 – Dans le cadre du Festival d’Avignon, l’ancien Mont de Piété off de Guénolé Azerthiope a été rebaptisé in « CONDITION DES SOIES », et a été transformé de lieu en rond en petit théâtre frontal. Les gradins ne sont pas plus confortables qu’avant, mais ils font plus propres.
C’est là que Philippe Caubère montre son one-man-show qu’il a appelé LA DANSE DU DIABLE. Incontestable performance d’acteur, ce plongeon avoué dans la mémoire, permet à l’ancien Molière d’Ariane Mnouchkine, de montrer sa virtuosité, son souffle, ses dons d’imitateur et de parodieur, son humour pince-sans-rire et aussi sa gentillesse. ONE-MAN-SHOW est d’ailleurs impropre, car l’artiste est doué pour susciter la « présence » des partenaires de son jeu, qu’il nous convie à imaginer avec lui. Seul en scène, il peuple son univers d’une foule. Lui-même passe d’ailleurs d’un personnage à l’autre et, s’il privilégie évidemment la concrétisation de sa mère (dont les caractéristiques n’ont pas été sans me rappeler celles d’Albert Boujenah) et du (de la ?) Professeur d’Art Dramatique qui lui a inculqué sa science, sans doute est-ce parce que ces deux êtres ont joué dans sa vie les rôles les plus essentiels.
On rit beaucoup lors de cette exploration de souvenir peuplée de réminiscences qui ont l’air de trouvailles, de celles qu’ « on n’invente pas » : le bambin tarabusté par sa mère, avec ses boutons et ses « croûtes » au milieu d’une famille apparemment logée étroitement ; le gamin de quatorze ans imaginant dans sa chambre une réunion secrète avec les grands de son temps, De Gaulle, Sartre, Mauriac, Hallyday etc., appelés à la rescousse pour l’aider à rédiger une rédaction sur le sujet : « Qu’est-ce que le bonheur ? » ; l’adolescent qui dit « Merde » au siens et part apprendre le théâtre, puis qui s’envole au cours d’une représentation sous les yeux même pas étonnés de sa mère vieillie ; toutes ces scènes ont le parfum de l’authentique, même si l’acteur qui conte sa vie, anecdotes après anecdotes, saute souvent du coq à l’âne au gré d’un fil conducteur dont la logique lui est intime, interne, encore que chronologique ; et même si un certain onirisme vient à la toute fin introduire une notion symbolique dans une continuité jusque-là plus terrestre. (Mais comment finir une histoire qui en réalité n’est pas terminée ?)… Reste à savoir à qui s’adresse ce show brillant ? En Avignon, le public très dense qui peuplait la représentation était très évidemment familier des cours d’art dramatique.
Le morceau de bravoure qui ouvre le spectacle et qui raconte l’Odyssée d’un « groupe » parti en autocar, puis à pied, finissant par s’entredévorer pour atteindre le lieu d’une représentation d’un spectacle intitulé « La Danse du Diable », s’adressait sans conteste à des familiers de ces expéditions de fanatiques de l’Art Drama. En Avignon, ces clins d’œil sont payants. A la limite, ils sont un brin complaisants.
Le spectacle est trop long. L’acteur se fatigue (et ça se voit) une demi-heure de trop, et l’entracte, qu’il est physiquement obligé d’imposer, casse son envolée. Quand il retravaillera -car il faut qu’il le fasse, le jeu en vaut la chandelle- il devra s’imposer de s’identifier à des publics moins complices, plus étrangers à son monde professionnel, moins enclins à reconnaître Gérard Philippe ou Vilar au détour d’une intonation ou d’une attitude, bref à marcher au quart tour dans une hilarité entre soi.
C’est l’universel qu’il devra mettre en gros plan, c’est-à-dire l’itinéraire d’un garçon se cherchant et se faisant, les anecdotes devant être triées impitoyablement. En fait, pour moi, la clé de la réussite, c’est que la reprise en main du spectacle parte de la question qui, en vérité, en est le centre, mais qui est un peu noyée dans le marginal : « Qu’est-ce que le bonheur ? ». Et peut-être, AUJOURD’HUI, serait-il opportun de politiser davantage le propos : Ferdinand, le double incarné de Philippe Caubère, pose la question de son origine sociale, mais c’est légèrement, pudiquement, comme honteusement que le mot « communiste » est prononcé par lui. Il l’emploie sur le mode dérisoire, en harmonie avec ce qu’il suppose être, face au Fait communiste, la position de SES spectateurs. Creuser cette voie serait probablement un moyen d’universaliser cette DANSE DU DIABLE aujourd’hui drôle et touchante, mais à l’usage, pour être goûtée pleinement, d’un public trop restreint : non seulement petit-bourgeois, mais « spécial » à l’intérieur de cette classe moyenne…
18.07.81 – Je ne connaissais pas le THÉATRE DE LA MEZZANINE. J’ai donc fait, au Hangar à bateaux en Avignon, à 16 h 45, une découverte. Car Denis Chabroullet est incontestablement un metteur en scène astucieux. Et sa troupe (il joue lui-même avec Philippe Alcamo, Jacques Chaussepied et Roselyne Bonnet des Tuves), paye comptant avec un peu d’inexpérience, mais beaucoup de tempérament, de mouvement, d’habileté et de violence. Ces quatre acteurs, dont une actrice qui joue un homme, ce qui indique dans l’équipe une volonté unisexe, utilisent avec talent une charrette à tout faire et de la paille. Le tout est mis au service d’une oeuvrette d’Eduardo Manet, qui est, comme toutes les pièces de cet auteur, trop fabriquée, trop voulue, à la limite tirée par les cheveux, probablement pas bien traduite à moins qu’elle ne soit mal écrite, et qui illustre une fois de plus à quel point le monde hispanique est aliéné par le Christianisme. Il faut qu’il le soit bougrement, puisque l’auteur éprouve le besoin d’en dénoncer l’imposture, ce qui, à moi équivaut à enfoncer une porte que, pour ma part, j’ai enfoncée depuis longtemps.
Cela se passe dans la Rome Antique. Trois pauvres bougres sont emprisonnés. Deux seront libérés. Le troisième, tiré au sort par les intéressés eux-mêmes, sera jeté aux lions mais il devra y aller de son plein gré, moyennant quoi ses derniers vœux seront exaucés. Bien sûr, personne ne veut y aller. Coup de théâtre : voilà que l’empereur et toute la cour se convertissent à la nouvelle religion, mais comme le peuple est déjà dans le cirque attendant le spectacle de la mise à mort (qui est minutieusement décrite), le pouvoir ne peut pas reculer car cela ferait une émeute ; cette boucherie-là sera donc la dernière, mais elle sera. Vous voyez comme c’est plausible. Sur ce, un zigomar borgne (sans raison explicitée) se pointe dans la cellule dont la porte s’ouvre et se ferme apparemment très librement, et annonce qu’il va se sacrifier à la place d’un des trois autres. Au lieu de se tirer, ces imbéciles veulent comprendre où est (je cite) « la combine ». Et pour la connaître, ils n’hésitent pas à torturer leur libérateur. (Ce qui veut sans doute signifier que le monde ne se divise pas entre bourreaux et victimes, mais que le vice-versa est normal). Le supplicié avoue : la combine, c’est qu’il est sûr, se sacrifiant à la place des autres, d’acquérir le paradis, c’est-à-dire la félicité éternelle, qu’il décrit en images de bondieuseries d’Épinal. Du coup, les trois crédules ne veulent plus être remplacés et partent aux lions d’un cœur léger. Le noir se fait avant qu’on voie si le borgne -qui est qui ? Au service de qui ? On ne saura pas- se frotte les mains ou non.
Voilà : le choix fait par le THÉATRE DE LA MEZZANINE, l’est évidemment par des jeunes gens qui arrivent mal à se dégager de leur enculturation chrétienne. Le spectacle reflète d’autre part, j’ai déjà écrit le mot mais il faut le redire, une VIOLENCE qui a, bien sûr, un sens. Il faudra voir si les temps nouveaux inspireront à ces talents d’autres recherches de textes. Je surveillerai.
18.07.81 – Le THÉATRE DU CHENE NOIR, en quête d’une nouvelle identité, présente cette année une œuvre qui n’est pas de Gérard Gelas, et qui romance un épisode de l’Histoire de la région : LE BRASIER DE MONTSEGUR de Maurice Chavardès. On ne peut pas dire que ce soit un chef-d’œuvre de la littérature française. La platitude banale du texte, ses clichés, sa poésie de bazar éclatent surtout quand Nicole Aubiat, se laissant aller à son naturel « pathétisant », le dit de sa voix cassée et traînante. Il est vrai qu’elle s’est fanée, la superbe beauté méridionale, et qu’il est peu plausible de la voir jouer une toute jeune femme. Les autres « quotidianisent » davantage et font mieux passer la médiocrité du style.
Il est remarquable de noter que l’œuvre ne tire aucune leçon, qui soit utile aujourd’hui, de l’épisode narré. On n’y voit les Cathares qu’à travers l’évêque parfait, le Seigneur du château, sa fille et son troubadour, alors que, si je ne me trompe, cette « hérésie avait un contenu populaire » révolutionnaire qui a, en partie, expliqué la rigueur de la répression catholique. A gros traits, celle-ci est montrée au premier degré. Philippe Puech, avec sa grosse tête, joue l’inquisiteur en troisième couteau dialectique assez passable.
Tout ceci est grave parce qu’illustrant la dépolitisation déjà sensible d’une équipe dont on aurait attendu plus de dynamite, traitant d’un fait du passé local. Mais le pire, c’est la mise en scène : saisi par un esthétisme à la mode du Bourseiller acrobatique des premiers temps, Gelas fait aller et venir, se coucher et se lever, se contorsionner ses personnages avec une gratuité totale. Un certain Ricardo Salinas a pondu pour soutenir l’action une musique de film en technicolor, et même les éclairages semblent bâclés. Bref, comme vous pouvez le constater c’est un TRÈS MAUVAIS spectacle de TRÈS VIEUX THÉATRE. J’ai été très déçu. Je dois à l’objectivité de dire qu’il y avait des spectateurs qui avaient l’air très contents.
19.07.81 – 16 h 30. UN AMOUR DE THÉATRE de Alain Sachs, à l’Atelier 13 est, au niveau d’un café-théâtre de qualité, un divertissement très plaisant, mi-sérieux mi-léger sur le thème du couple.
L’acteur est aidé par une partenaire de grand talent, qui s’appelle Christiane Millet, dont la gourmandise sexuelle mutine est sensuellement ressentie par une assistance prompte à réagir au quart de tour. La mise en scène, qui est surtout une direction d’acteurs, est assurée par un nommé Bernard Sultan qui sait se faire oublier. La pièce est une espèce de marivaudage moderne assez finement connoté sur thème « -tu m’aimes ? -Non, ne t’aime pas mon amour », avec un double plan de jeu : des acteurs, un homme et une femme, qui jouent (ou plutôt essayent) un spectacle sur l’évolution de la notion de couple d’Adam et Ève à nos jours, et deux spectateurs, un homme et une femme, qui se font une scène. Ce théâtre dans le théâtre est joué seulement par les deux cités plus haut, qui s’échangent habilement les personnages. On sort de là sans avoir tiré de leçon, car le rapport dialectique homme / femme n’est pas traité philosophiquement, mais de bonne humeur.
19.07.71 - 21 h 30. J’avais promis d’aller voir le VICTIMES DU DEVOIR du Théâtre Équipe LA CHAMAILLE (de Nantes) à Champfleury, et je ne le regrette pas. Car la pièce, trente ans ou presque après sa création, n’a pas une ride et je comprends qu’une jeune troupe y puise un suc contestataire. En effet, face à la société conformiste, le message est intact qui est destiné à inquiéter ceux et celles qui vivent tranquilles. Le danger les menace constamment. Il peut, comme ici, s’introduire apparemment par hasard dans l’intimité d’un couple sans histoires, sous la forme d’un inspecteur de police à la recherche d’un nommé Malot, qui est enfoui dans le souvenir inconscient du mari. Celui-ci, soudainement agressé avec violence, sera contraint de se livrer à une introspection folle qui, de tunnels en clairières, l’amènera à la réminiscence de sa petite enfance.
« Avale, mastique, pour boucher les trous de ta mémoire », cette réplique célèbre couronne, inlassablement répétée, cette quête psychanalytique destructrice dont la lucidité, vue avec le recul, est éclatante. Dommage que cette brèche anti-culturelle conçue par Ionesco apparaisse après coup comme ayant été conçue par un homme recélant en soi les convictions d’un réactionnaire. Il y a contradiction entre cette littérature anti-bourgeoise (quoique, quelque part, petite-bourgeoise) et l’attitude politique ultérieure de l’auteur. Je voudrais comprendre comment il marie son Giscardisme militant avec ce déchirage à belles dents des valeurs culturelles !
Le montage collectif de l’équipe nantaise ne m’a pas fait oublier celui de Mauclair. Mais il est très fidèle, très réussi, et les quatre acteurs sont très talentueux et professionnels. Il est étonnant de noter à quel point Claudine Hunault a retrouvé des accents de Tsilla Chelton. Texte oblige ! Au moment où la France semble recommencer son évolution historique logique après une parenthèse obscurantiste, il se peut que cette reprise ait sa place, à l’insu de ce qu’est devenu l’auteur. Il faudra y réfléchir.
19.07.81 - 23 h 45. Propulsé par la rumeur publique, je vais au Théâtre Municipal assister à la deuxième partie de KONTAKTHOF, spectacle de Pina Bausch. Eh bien, mes enfants, c’est LE BAL ! LE BAL du Campagnol. C’est exactement la même chose, sauf qu’ici, ce sont des danseurs et des danseuses professionnels qui dansent, et que les anecdotes ne sont pas les mêmes. Mais le principe est identique, l’idée originelle est 6semblable. Et c’est remarquablement exécuté, quoiqu’un peu lentement, germanisme oblige.
Voilà, il n’y a rien d’autre à dire, si ce n’est que le théâtre et le ballet se rencontrent sur un même terrain bien curieusement à la même époque et, à travers une même idée.
UNE ESCAPADE À LONDRES
22.09.81 – Revu au Riverside Studio 1 de Londres le MAHJOUB MAHJOUB du Groupe EL HAKAWATI. Depuis que je l’ai vu en Palestine, le spectacle s’est enrichi d’un personnage d’aveugle ponctuant sur son instrument la cérémonie funèbre d’un martèlement incessant. Hors du temps, le visage orné d’un sourire permanent, cet accessoiriste traditionnel confère sa couleur locale à la veillée. Mais sa présence va plus loin : elle rend compte de la continuité d’une civilisation. Sa valeur est rituelle. Grâce à elle, le lien entre les séquences actuelles et flash-back est assuré. Puisque chaque fois qu’on est aujourd’hui, (ou en 1996, comme le veut la fiction) elle revient annoncer la reprise du meeting.
D’autre part, le jeu des acteurs s’est « rigorisé », et il serait injuste de ne pas citer comme des GRANDS comédiens, rompus à l’apparente aisance des authentiques professionnels, un Abdan Tarabsheh ou un Edward Mo’ Allem. Sans parler de l’Américaine Jacky Lubeck, seule femme de l’équipe à paraître sur scène. Le « director » François Abou Salem est sans nul doute un directeur d’acteurs. Sous son impulsion, les génies s’épanouissent.
Autant que mon approche des langues arabe et anglaise m’ait permis de m’en rendre compte, il m’a semblé que l’entrée en matière du spectacle, les premières vingt minutes avaient été retravaillées, dans le sens de les doter d’une progression dans le processus qui amène Mahjoub à se coucher dans le cercueil. Les gestes mécanisés symbolisant une société robotisée m’ont paru plus nets, plus signifiants, mieux orchestrés. Une nouvelle fois, j’ai pensé à Kantor. On en est plus près encore cette fois-ci. Ensuite, la personnalité de François Abou Salem et de son équipe les éloignent du maître polonais (le connaissent-ils d’ailleurs ? François a-t-il vu LA CLASSE MORTE ?) et je ne vois pas à quoi les référencier, si ce n’est qu’à eux-mêmes, ce qui est un compliment. Esthétiquement, ce spectacle politique est une mine de trouvailles, d’inventions, de détails forts. Un souffle, une flamme l’habitent, qui ne sont pas seulement ceux du message à transmettre.
Cette admiration que je ressens face à cette troupe qui nous vient d’un cul de sac historique, me met à l’aise pour critiquer vigoureusement ce qui ne va pas : comment Abou Salem ne se rend-il pas compte qu’il casse son rythme et qu’il tue quelque part l’efficacité de son spectacle en ouvrant et en fermant son rideau beaucoup trop de fois, et en infligeant aux spectateurs des noirs dont la fréquence est agaçante ? Qu’il ne m’objecte pas que les nécessités des changements de décors ou de costumes l’y contraignent. IL DOIT trouver un autre SYSTÈME. Pourquoi pas tout à vue ? Pourquoi le percussionniste ne suffirait-il pas à symboliser les ruptures ? (C’est une idée entre autres, ce n’est pas à moi de les trouver). De toute manière, ses éclairages sont malhabiles. Sa régie est laborieuse. Mais, hors deux ou trois moments, (le début ; le moment où Mahjoub revisse une lampe ; sûrement quelques autres instants où l’effet est justifié par l’action) faut-il des éclairages dans un tel spectacle ? Pourquoi ces nomades, qui vont de hangars en préaux, s’encombrent-ils d’une contrainte QUE LEUR civilisation ne transmet pas ?
Hélas, du WOYZECK d’André Steiger à la TRAGÉDIE DU REVOIR de Claude Régy, combien ai-je vu d’entreprises estimables capoter PARCE QUE le metteur en scène n’avait pas su régler le problème des enchaînements, ou ne s’en était pas préoccupé par méconnaissance ou volonté de méconnaissance des problèmes de liaisons ! Le groupe EL HAKAWATI n’a pas le droit de tendre à ses ennemis ces verges-là pour se faire battre ! Il est condamné à la perfection. Il l’atteint à l’intérieur de presque toutes les séquences. Il doit la trouver entre ces séquences.
RETOUR À LA ROUTINE PARISIENNE
24.09.81 – Le programme du Festival d’Avignon ayant été pensé avant le 10 mai et n’ayant pas été révisé ensuite, je ne poserai pas la question qui m’a hanté pendant la représentation de la MÉDÉE d’Euripide, adaptée et mise en scène par Jean Gillibert : y a-t-il un intérêt, aujourd’hui, à remonter ce type de « chefs-d’œuvre » de l’Antiquité ? Ce genre de festins culturels, où la bourgeoisie savoure ses connaissances et glorifie les racines de son savoir, me passe, je dois le confesser, complètement à côté de la tête. Vous allez dire que le vieux stalinien régurgite une de ses manies. Peut-être, mais c’est sincèrement : il y a quarante ans, quand j’avais dix-huit ans, et même il y a trente ans, quand j’en avais vingt-huit, j’éprouvais une jouissance à écouter ces textes : « TOUT » m’y paraissait « DIT » en des termes admirablement simples. Les mythes de notre humanité s’y révélaient dans leur forme originelle à mon intelligence fraîchement éveillée, prompte à les accueillir, (trop) empressée à les prendre en compte. C’est vrai que maintenant ils me sont devenus étrangers. Pourquoi ? Par quelle évolution ? Ils m’ennuient.
MÉDÉE, la magicienne jalouse qui se venge terriblement de l’infidélité de Jason, allant jusqu’à tuer de ses mains ses propres enfants, n’échappe pas à cette constatation. Mais aussi, comment accepter une représentation AUSSI PEU CRITIQUE des règles d’une Société ayant fait des hommes des irresponsables, jouets des desseins des Dieux ? La lecture de Gillibert, aidé par Christine Fersen, vise à m’inculquer que cette malheureuse femme a pathétiquement conscience de ce que son destin est inévitable. ELLE a le privilège de le savoir puisqu’elle est fille de Zeus, au milieu de gens qui se croient libres. Soit !
L’adaptateur a gentiment cédé à la mode féministe, en glissant de-ci de-là des réflexions, dont le style sent son rapporté, sur la condition féminine. Pourquoi pas ? Mais RIEN ne me concerne, moi qui ne passe pas ma vie à manier les symboles : Médée est un cas de fait divers qui ne me touche pas. Son exemplarité aurait pu ressortir d’une dramaturgie établissant un lien entre MES préoccupations et cette anecdote antique. RIEN. Le spectacle n’est pas « actualisé ». Il n’est pas non plus réellement reconstitution. Gillibert oscille. Il y a des contradictions dans son texte qui m’a paru hâtivement pensé. A la fois labyrinthe et rocher, le dispositif de Batifouillier (décidément il n’est pas au chômage, celui-là) permet au Chœur (entièrement féminin) d’évoluer aisément. Son rouge signifie sans doute le SANG. Et puis, hormis Christine Fersen, qu’est-ce que les comédiens français peuvent être ringards ! Ca se voit, ça s’entend qu’ils n’éprouvent rien, que tout passe par le métier, extérieurement. A ce niveau, je donnerai la palme d’or à Mademoiselle Louise Conte en nourrice aussi conventionnelle que possible.
Bref, le spectacle n’a pas l’excuse que l’on peut accorder à ce genre d’entreprise REFUGE, à savoir d’être GRAND, de FRAPPER, d’être admirable. INUTILE politiquement, il est moyen esthétiquement. Gillibert produit TROP. Il s’use. Attention !
25.09.81 – Le son et lumière culturel et esthétique devient un genre théâtral en vogue. Après Kafka et Céline, voici, sous le titre : « UNE FEMME », un survol dramatisé par Anne Delbée de la vie de : « Nom : Claudel » ; prénom : Camille ; sculpteur ».
Sœur de Paul Claudel, maîtresse de Rodin, compagne un moment de Debussy ( ?), cette artiste exigeante longtemps méconnue, à l’ombre du grand maître, tomba folle vers l’âge de quarante ans. Elle resta à l’asile de 1913 à 1943.
Que l’héroïne ait tenté Anne Delbée ne me surprend pas. Cette étrange fille formée par Antoine Vitez, naviguerait dans un univers intime proche de l’aliénation, convaincue de son génie et rongeant son frein d’impatience, que cela ne m’étonnerait pas. Le parallélisme des carrières éclate. Elle aussi, Anne Delbée, a été « lancée » par un « grand » homme qui, aujourd’hui, est beaucoup plus avancé en renommée qu’elle. Fut-elle sa maîtresse ? Laide comme elle l’est, je n’en jurerais pas, encore que le Prof. Façonneur aurait pu être attiré par ce corps maigre et ce visage biscornu, abritant une flamme dévoreuse. Elle aussi, comme l’autre de salon en salon, doit attendre de générale en générale que la gloire vienne la reconnaître. Or, elle n’en est qu’à un honnête pallier. Certes estimée par certains, elle se voit confier des mises en scène. Sur le marché, elle existe. Mais je ne pense pas qu’on se l’arrache à prix d’or. Peut-être son choix, très « folie selon Saint Vitez », implique-t-il une menace envers la société du spectacle : « Dépêchez-vous de me reconnaître, sinon moi aussi je ferai des bêtises et vous serez coupables de ma folie ».
Malheureusement, je ne crois pas qu’elle décrochera le gros lot avec ce spectacle, encore que j’y ai relevé de fort beaux passages. Trois filles incarnent en simultanéité l’héroïne, l’une signifiant plutôt la folle, la seconde la travailleuse pétrissant la glaise et s’affrontant à la matière, la troisième, nue d’entrée de jeu, incarnant la belle fille pleine de sève et de santé, éclatante de jeunesse, montée à Paris à seize (ou dix-huit ?) ans pour y réussir dans sa vocation. Le fil chronologique existe, qui permet de vivre dans sa continuité la carrière de la jeune fille, mais les signes des autres moments sont présents en même temps.
Une sorte de dialectique entre les trois actrices permet de suivre les méandres de la pensée de Camille Claudel en profondeur. Une quatrième fille, dont le chignon m’a fait penser à Éléonore Hirt, joue les utilités avec efficacité. Jamais érotique, l’utilisation de la nudité est intéressante, soit qu’elle représente la beauté, la santé, la nature, soit qu’elle devienne l’interrogation angoissée jetée par la folle sur elle-même. La fille, dont je ne peux pas savoir le nom parce que le programme est trop vague, qui joue la jeune Camille, a un corps fort beau et dégage une sensualité très forte. C’est celle que j’ai préférée, tandis que Monique Bertin portait plutôt son choix sur la replète sculptrice au travail. Tous deux nous avons été d’accord pour abaisser la forte au troisième rang, son interprétation, juste sans doute d’un point de vue clinique, étant théâtralement trop conventionnelle.
Hélas, la lecture d’Anne Delbée n’a pas su être assez sélective. Sa relation dure deux heures quinze sans entracte. Pour les spectateurs assis sur les sièges terroristes de l’Atelier du Chaudron, c’est beaucoup trop. D’autant plus que, si trois moments forts émergent de l’entreprise, l’ensemble est trop monocorde, toujours dans le registre de la complainte geignarde. On se lasse, malgré la richesse de talent des interprètes, de ce style sempiternellement répété. C’est ce ton qui m’a fait employer l’expression de « son et lumière ». J’ai dit « esthétique et culturel ». Je peux dire aussi « très intelligent », « bien foutu », sans tellement de leçon lisible si ce n’est féministe : « Voyez, voyez ce que peut être une femme ».
A travers Camille Claudel, je crois bien lire l’appel d’Anne Delbée. Elle s’y jette corps et âme. Elle rencontrera sûrement des sœurs dans un cénacle, des compréhensifs dans une élite, des laudateurs ici et là. Au niveau psychanalytique, je préfère cent fois cette CAMILLE CLAUDEL à la MÉDÉE d’hier. Sans doute est-ce parce qu’ici, c’est la patiente qui s’exprime. Hier, c’était le professeur. MAIS ON N’EST PAS DANS LE « POPULAIRE ».
27.09.81 – BARBE VERTE, par la Compagnie de l’Élan, est un divertissement joyeux dans le style comédie musicale ou opérette, qui enchante petits et grands au THÉATRE 13. C’est enlevé, gai, bien dosé, ça ne donne pas à penser. L’équipe de Jean-Luc Jeener (auteur) et Éric Laborey (metteur en scène) renforcée de trois musiciens (Rolande Allart, Marc Ginot, Frédéric Rottier) navigue avec bonheur dans la facilité, aux frontières d’un boulevard sans vulgarité. Dommage, seulement, que la vocation lyrique de la troupe soit contrariée par une certaine inégalité des voix. Celle d’Anne Marbeau, notamment, m’a paru regrettablement insuffisante.
J’ai dit un jour que la Compagnie de l’Élan était complètement apolitique. C’est vrai, mais elle fonctionne sur un acquis bourgeois chrétien qu’elle retransmet (à son insu, sans doute) avec l’assurance de ceux pour qui le catéchisme n’a jamais été sujet de trouble : l’adultère est la base de l’anecdote. Ceci pour l’enculturation bourgeoise : le roi trompe la reine (schéma social hiérarchisé des contes de Perrault) avec la nourrice. La reine se venge en s’offrant pour amant l’ogre Barbe Verte. Ce dévoreur d’enfants, qui a bouffé tous les petits paysans de la région, se découvre une conscience (voilà pour le christianisme sélectif), lorsqu’il est « tenté » par l’odeur de chair fraîche des deux galopins royaux.
En fait, ce brave ogre n’avait jamais goûté de plat cuisiné. Il lui suffit de humer le fumet d’un ragoût pour renoncer à son vilain penchant. Comme les mômes antérieurement absorbés ne comptent pas socialement, le voilà pardonné et tout est bien qui finit bien ! La Reine et le Roi se réconcilient. La nourrice, bonne cuisinière, prendra Barbe Verte, « qui est si gentil », en charge, et les bambins du roi continueront leurs farces et attrapes d’enfants gâtés déjà sûrs de leur rang.
Tout ceci n’étant contesté nulle part, je me demande ce qu’il en reste dans les cervelles enfantines après la représentation ; je parle de celles des jeunes spectateurs ! Tout cela est « sans importance », espère-t-on. On n’a que passé un bon moment !... Peut-être.
28.09.81 – Paule Kingleur, ancienne élève de l’École du Cirque (Grüss puis Fratellini), Jean-Louis Roqueplan et Gilles Zaepffel, ex de chez Lecoq, ont fondé LE THÉATRE ÉCARLATE et présentent dans la petite et artisanale salle du THÉATRE PRÉSENT, qui est plus un auditorium qu’un théâtre tant l’espace est réservé au jeu est important par rapport au trois rangs de spectateurs non conformes aux règles de sécurité, un spectacle intitulé : LA BRASSE À L’ENVERS.
J’ai beaucoup pensé pendant la représentation à Jérôme Deschamps et à sa défunte FAMILLE DESCHIENS. L’univers décrit est celui des clochards. Deux pauvres hères et une errante unissent leurs destinées pour faire prospérer une petite activité qui leur permet de survivre : l’un ramasse les mégots, l’autre les vide, le troisième roule des cigarettes toutes neuves.
Dans le commerce, la femme fait bientôt preuve de qualités particulières et l’affaire deviendra prospère. L’idée géniale, c’est que les trois protagonistes de cette minable entreprise la traitent comme s’ils s’agissait d’une multinationale. À travers cette dérision, c’est tout le capitalisme qui est démonté avec astuce, sérieux apparent et drôlerie.
« Spectacle burlesque tragi-comique » dit le programme, et c’est exact. Car il y a aussi l’aspect humain : « L’homme est un loup pour l’homme », trouve ici son illustration. Dans l’association, chacun, malgré l’amitié apparemment réelle qui se noue dans la promiscuité, poursuit égoïstement SA trajectoire. L’entente est d’intérêt et, lorsqu’une crise accule le trio à la misère, les comportements deviennent sordides.
Je regrette un peu que les auteurs aient éprouvé le besoin de placer leur histoire vers les années 1910. Si cet éloignement temporel est destiné à permettre les sketchs de rangement de la piaule en cinéma muet, il n’est pas aussi réussi que l’exhibition à l’accéléré du ROYAL DE LUXE. Si c’est parce que le ramassage des mégots ne se fait plus, le scrupule était inutile. Si c’est pour permettre une distance par le costume, on l’oublie vite, de même que si c’est par prudence politique.
En vérité, la rigueur de la représentation, son rythme, l’aisance de la gestuelle, le naturel du jeu, l’intelligence de la construction dramaturgique font de la BRASSE À L’ENVERS une réussite. Les trois artistes sont hautement professionnels, et ils font preuve de préoccupations qui les honorent. Le mélange des genres, théâtre parlé, joué sans paroles, musical (avec une bande son excellente et omniprésente) aboutissent à un spectacle pauvre mais total, qui touche et plaît à la fois.
18.05.81 - De retour à Paris, je vais revoir LES MYSTÈRES DE L’AMOUR. Le spectacle de Viviane Théophilidès se joue à La Michodière. Je serai curieux de voir si APRÈS L’ÉLECTION DE MITTERAND, notre intelligentsia, qui s’était fixée pour tâche de soutenir de préférence les spectacles « endormisseurs », fera à cette réalisation le triomphe qu’elle lui avait fait en Avignon ? En vrai, ça ne m’étonnerait guère que ces Messieurs Dames « ne retrouvent pas leurs impressions du festival. »
L’accueil à la fin manquait de délire. De toute manière, MOI, je me suis fait chier à cette deuxième vision plus encore qu’à la première. D’autant plus que les contraintes techniques du théâtre bourgeois étriquent une mise en scène qui manque gravement de folie.
Monter Vitrac ne me paraît guère utile aujourd’hui, mais le monter comme un joli objet de luxe, c’est un contresens.
20.05.81 - Le surréalisme peut-il être payant au théâtre ? Picasso, le grand, l’illustre peintre, s’est amusé à écrire des piécettes où l’illogisme est roi, le coq à l’âne florissant et l’ésotérisme indéchiffrable.
En vérité, LES QUATRE PETITES FILLES doit se vouloir une exploration de l’univers enfantin. En observant des gamines jouant, l’artiste a transposé, dépassé, réinventé, recréé ce qu’il voyait et entendait. Somme toute selon la même démarche qu’en maniant le pinceau. Sauf qu’à l’arrivée, l’œuvre peinte est FIXÉE sur la toile tandis que la pièce doit être RE-TRAITÉE par le metteur en scène. A mon avis, s’attaquant à un texte indéchiffrable au premier degré, Gillibert aurait dû rendre la représentation ETONNANTE quelque part. A-t-il travaillé trop vite ? Sa réalisation m’a paru fidèle à la lettre, respectueuse, ce qui veut dire qu’il n’a pas trouvé la clé de l’univers violé.
Seule de ses interprètes (il a fait jouer ses « petites filles » par des comédiennes d’un âge certain, comme Frédérique Ruchaud, Josette Boulva), Juliette Bracq a su par moments nous entrouvrir une porte. Peut-être parce qu’elle est elle-même encore très proche d’une enfance mal oubliée. Quoi qu’il en soit, avec elle, soudain, une spontanéité, une fraîcheur, une perversité s’immiscent dans la trop grande sagesse du spectacle. Une sagesse que ne rompt point la pléonastique chorégraphie d’un danseur qui se voudrait cocasse en sa paraphrase, et n’est que mignon dans sa débilité. Bref, fallait-il exhumer cette fantaisie sans contenu ? Je n’en suis pas certain. Mais ce dont je suis certain, c’est que Gillibert, cette fois-ci, n’a pas trouvé le mode d’emploi.
LE 22 MAI 1981, PIRRE MAUROY, PREMIER MINISTRE, NOMME JACK LANG MINISTRE DE LA CULTURE
22.05.81 - Pour l’ouverture de LA CRIÉE à Marseille, Marcel Maréchal a présenté un spectacle de circonstances avec des FOURBERIES DE SCAPIN replacées dans le contexte de la Marseille du XVIIème siècle. Pourquoi pas ? Molière avait mis son action à Naples. La parenté méditerranéenne entre les deux villes autorise cette liberté. « O SCAPIN » est un impromptu qui conte l’aventure d’un architecte marseillais, nommé Puget, qui avait voulu édifier une place monumentale au Vieux Port, en bas de la Canebière, et se l’était vue refuser par Louis XIV parce que Colbert lui avait inspiré de ne pas aimer les ovales. Maréchal rend hommage à cette victime du pouvoir en plaçant son Scapin dans le cadre de cette place reconstruite sur la scène du nouveau théâtre. Au niveau de l’inauguration, le malin directeur du T.N.M. a réussi son coup. Le tout-Paris du théâtre s’était déplacé, et Gaston Deferre avait repris en catastrophe l’avion après la formation du gouvernement Maurois, pour être présent à son événement marseillais. Son arrivée tardive a permis à Maréchal de s’arranger pour être seul en scène au moment où le Ministre a fait son entrée dans la salle. Si bien que les applaudissements semblaient aussi le saluer quelque part ! Après le prologue qui permet à Jean-Jacques Lagarde de camper un Louis XIV éblouissant, la pièce est jouée avec quelques trouvailles divertissantes et, de-ci de-là, des moments astucieux. Mais, dans l’ensemble, le rythme est lent, et Maréchal lui-même n’est pas un Scapin « enlevé ». Si bien que, par moments, le spectacle se fait lourd, pesant.
Ne donnons cependant pas une fausse impression. La soirée a été un succès et, si on n’y a pas beaucoup ri en continuité, il faut être juste : certaines trouvailles m’ont arraché des gloussements, et l’une d’elle est du grand théâtre, quand, à la révélation finale de qui est qui, tout à coup les volets et les portes claquent comme si une foule de commères commentaient l’aventure. Cette réflexion me fait songer que, justement, une chose qui manque à cette mise en scène, c’est la foule. Les personnages de Molière évoluent dans un Marseille VIDE. Ils sont seuls à aller et venir. Ceci est évidemment un manque. Jean-Pierre Moulin en Géronte domine incontestablement la distribution.
Mais revenons au prologue : O SCAPIN, c’est Marcel Maréchal qui l’a écrit, et c’est bien regrettable car il est TROP et MAL écrit, sentant son application primaire. Il eût fallu un écrivain ! Avec un Vauthier, la plume eût mieux fleuré la poésie.
Après le feu d’artifice et l’ « embrasement » de la Criée sous l’œil attentif des pompiers, la société s’est retrouvée à souper froid, debout, dans des assiettes de carton. Jack Lang, le nouveau Ministre de la Culture, genre jeune cadre décontracté, s’est pointé vers deux heures du matin et a serré de nombreuses mains.
26.05.81 - Revu au Petit Montparnasse le spectacle de Jean Benguigui, que j’avais assez aimé en Avignon sur la Péniche. Ici, l’artiste « fait » dans la vedette de variétés. Il s’entoure de deux musiciens « modernes ». Il chante à la Nougaro. Il cherche avec le public un contact à la Bedos. Ca ne passe pas bien quand il y a quinze personnes dans la salle. Ca sent son appliqué, son forcé. Et puis il chante mal.
Bien sûr, son univers « algérien » fait songer au « tunisien » de Boujenah. Mais Benguigui ne procède pas en continuité. Il offre des sketchs. Ceux qui montrent la « maman » sont merveilleux. Le personnage avait aussi fait le bonheur d’Albert. D’autres, comme celui de l’émigré arabe dont le garçon fait le travesti à Pigalle, m’avaient paru plus grinçants, plus dérangeants, à la première audition. Le rire est souvent provoqué par l’emploi croustillant d’un mot pour un autre. En bref, j’ai passé en une heure et quelques des bons moments. J’ai parfois ri franchement. Mais je n’ai pas décollé.
27.05.81 - C’est la troisième fois que je me tape EUPHORIC POUBELLE de Paul Allio. Disons que, cette fois-ci, le spectacle coule mieux. Voilà. (Marie Stuart)
28.05.81 – J’aurais bien aimé avoir envie d’aimer MILLE ET UNE NUITS de la Compagnie Luiz Menase, mais l’amitié ne saurait être complaisance, et le moins que je puisse dire est que je ne suis pas entré dans le propos : « pour échapper à l’univers du quotidien, cinq femmes utilisent la parole, le conte qui amène sur scène le rêve. Elles ne peuvent avoir accès autrement au monde extérieur. Shéhérazade, armée jusqu’aux dents par la parole, brisera cet enfermement. »
Ca, c’est ce qui est écrit dans le programme. Ce qu’on voit ne permet pas de le lire. D’une part, il y a des femmes qui lavent et mettent à sécher des draps avec une vigueur ancestrale et des méthodes que la machine à laver a périmées. D’autre part, il y a deux contes qui sont joués par les mêmes femmes qui se déguisent, MEME PAS DEVANT NOUS, ce qui créerait un lien : l’univers du rêve, à la représentation, ne fait en rien irruption dans celui du travail. Il y a deux univers dont le spectateur non averti ne peut pas comprendre ce qu’ils font côte à côte.
Cela dit, ils sont plaisants, ces contes qui relèvent d’une morale si différente de la nôtre, et d’un unisexe tel que, pour savoir si quelqu’un est mâle ou femelle, il n’y a d’autres moyens que d’y voir ou tâter à la hauteur du zizi. L’homosexualité latente accentuée par le fait qu’ici, tous les rôles sont tenus par des filles, n’est pas un contresens. L’ennui est que les actrices manquent TOUTES de fraîcheur, d’humour, de gaieté et, plus grave, de rythme.
On passerait sur le fait que le rapport travail / rêve est illisible si on prenait plaisir aux anecdotes. Mais si AZIZ ET AZIZA passe à peu près, encore que c’eût été mieux si la cousine n’avait pas été une grosse nana mal foutue, BOUDOUR ET KARAMALZAMAN, qui vient après une interminable liaison, met trop de temps à captiver.
L’effroi saisit le public lorsqu’il constate, alors que le conte l’a mené au sommet de l’ennui, qu’on commence à maquiller Shéhérazade. Heureusement, celle-ci n’explicitera pas en quoi elle brisera l’enfermement des prolétaires. Elle se borne à annoncer, ce que tout le monde sait par cœur, le monde qui sera le sien auprès du tyran sanguinaire. Et, Allah soit loué, la soirée tourne court après cela. A ce moment, les draps, qui ont envahi la scène, font coulisses et ces dames viennent saluer.
Outre que la juxtaposition des deux mondes est gratuite, arbitraire, intellectuelle, quasi-paradoxale, ce qui manque à ce spectacle, c’est d’être spectaculaire. La mise en scène est inexistante. De-ci de-là, une pauvre musiquette vient ponctuer des moments avec timidité, alors qu’il en faudrait beaucoup, et de l’audacieuse ! Il manque aussi à ces filles d’être belles, ou au moins, si on tient à la fiction des ménagères incarnant les héroïnes, DE SE TRANSFIGURER ! Derrière la plus laide, si je sentais une flamme, je pourrais marcher, mais tout est mou dans le spectacle, sauf au début, l’essorage des draps. Même ces gestes matériels perdent, après le prologue, de leur vigueur. Alors !!!
15.06.81 – ON L’APPELLE SAN ANTONIO, de Frédéric Dard, que Philippe Ferran a voulu porter à la scène avec, dans le rôle de Michel Baumann, seul pendant quatre-vingt dix minutes sur une scène illustrée de statues grotesques montrant des morceaux de corps féminins, m’a fait songer à au spectacle Céline que j’avais vu récemment. Après tout, le torrent verbal est tout aussi « cataracteux » ici, le vocabulaire est choquant avec la même provocation.
Et pourtant, ce qui était poétique, tragique là, devient vulgaire, scatologique, avilissant. Il faut dire que les préoccupations de Dard volent nettement au-dessous de la ceinture. Sa misogynie est extrême, mais c’est celle d’un obsédé sexuel. Il y a un bon moment dans le spectacle, au niveau de ce qu’on pourrait faire au Théâtre des deux boules. C’est quand, pendant un quart d’heure, l’acteur décrit ce type de préparation à l’acte sexuel qui s’appelle, en termes techniques, « faire minette ».
En vérité, c’est dans la salle qu’était le spectacle, car on pouvait sans se tromper compter à leurs réactions les dames qui savaient de quoi il s’agit, par proportion avec celles qui l’ignorent et qui, de toute évidence, sont assez nombreuses. Une bande sonore bien faite soutient ce one-man-show boulevardier.
24.06.81 – Avec SIMPLEX MICHEL, où il s’exprime sans entraves entre une leçon à des Syriens sur la manière pour un homme de jouer la Mère Courage et l’ânonnement d’un poème de Desnos, le THÉATRE DE LA GRONDE jette, si j’ose dire, le masque. Dans le même sens que naguère le THÉATRE PARTISAN de Lavaudant virant à l’esthétique pure dispendieuse.
Bref, cette appellation de THÉATRE DE LA GRONDE ne veut rien dire. Soutenu par un pianiste (médiocre : faisant même des fausses notes) et un batteur, ainsi que par sa compagne Petra, un type seul dit des choses avec une volonté de n’être JAMAIS naturel qui est incroyable. Il est habile à sortir des sons, mais ceux-ci sont gratuits. Les motivations de ses accents, phrasés, débits, murmures, cris, raclements de gorge sont indéchiffrables. Ce qu’il dit n’est pas sans contenu, et il y a notamment dans son épanchement de bile une forte connotation de Nègre qui se plaint. Mais il le dit tellement au huitième degré, que je ne puis absolument pas marcher. La suffisance du mec, qui n’a pas peur de raser son public au nom de son exigence, m’est apparue lors de la leçon au Syrien où il annonce sa couleur, faisant de son élève un automate sans âme. Pauvres Syriens qui ont eu des maîtres si méprisants : bref, ce spectacle se veut une démonstration de ce que sait faire le petit groupe. Eh bien ça ne m’intéresse pas.
26.06.81 - Le THÉATRE DE LA RAMPE est une troupe permanente de onze personnes implantée à Montpellier, et qui a débauché de LA CARRIERA Claude Alrencq. On y rencontre aussi une ancienne de l’Aquarium (Jocelyne Destruel) et un barbu qui fut Directeur au Théâtre de Val de Gally jadis. LA BETE EN GEVAUDAN, qu’elle présente (seule à y représenter l’art dramatique, et encore, sous le vocable de « théâtre musical », au festival de la Rochelle), est un spectacle où l’on a envie d’énumérer en détails tout ce qui est bien, ce qui veut dire qu’il n’est pas tout à fait satisfaisant (et d’abord, parce qu’il est trop long - 2 h 30 - et constamment en « forte »). Imaginez quelque chose entre le Ti’ Bonhomme de LA JACQUERIE - avec moins de bouffonneries, mais aussi moins d’inventions. En tout cas ici, l’imagination est plus conventionnelle, notamment lorsqu’il s’agit de signifier « la possession » : j’ai vu cent fois le type de contorsions et de hurlements qui est utilisé -, et LES TROUBADOURS du Centre Dramatique de La Courneuve.
Les comédiens de LA RAMPE sont moins acrobates que leurs camarades de la banlieue parisienne, mais ils sont excellents musiciens et tirent de leurs magnifiques instruments languedociens et lozériens de superbes harmonies. Ce support, soutien musical du spectacle, est une des choses « bien » qu’on y note. « Beau » est le praticable rond, en bois de poids, sur lequel se joue l’action, et autour duquel prennent place les spectateurs, qui auront en plus la sensation qu’il se passe des choses derrière leurs dos. Car l’espace de « la bête » les entoure, les enserre, les terroriserait si la terreur était exprimable de nos jours au théâtre. Ils sont entre la recherche du vrai devant eux, et le mystère derrière. C’est une bonne idée.
Beaux sont aussi les éclairages, qui sont uniquement réalisés avec des phares d’auto, ce qui est, honnêtement, très efficace. On n’a jamais une surface entièrement illuminée, mais des raies de lumière plus ou moins nombreuses (bien entendu, sur rhéostats) qui percent (et se diffusent dans) un brouillard CO2 quasi-constant.
Et puis, c’est solidement joué par des comédiens qui ne sont heureusement jamais allés à l’école du Théâtre de la Gronde, et qui expriment ce qu’ils ont à dire, mi en occitan, mi en patois français, avec une sincérité qui ne s’encombre pas d’ésotérisme. Dommage que leurs maquillages outrés aillent trop à mon goût dans le sens du pléonasme.
L’anecdote (qui fut cette bête ?... qui défraya la chronique sous Louis XV, dans une France où le libertinage de la ville et l’ouverture révolutionnaire des encyclopédistes, tranchaient avec l’obscurantisme jalousement entretenu par le clergé catholique à grand renfort d’anathèmes et de « punitions », dans les masses paysannes toujours au bord de la famine… Époque où les Huguenots restaient hors-la-loi, persécutés, à la merci de l’arbitraire…) est traitée en enquête, en exploration d’hypothèses possibles, mais pas avec assez de clarté. On nage un peu dans les faits et gestes du « clan » Chastel. On aurait aimé une rigueur plus Agatha Christique. On n’arrive pas à bien s’intéresser, parce qu’on n’est pas aliéné longuement de suite. Je ne sais pas ce qu’il aurait fallu faire, peut-être définir chaque personnage autrement qu’en les racontant dans le style de l’évocation historique narrée, plus concrètement, en les montrant en action.
En tout cas, pour moi, ça n’a pas très bien fonctionné. Il est vrai que je ne me suis jamais senti très concerné par ce genre d’histoires, sauf quand, hélas, elles rappellent l’abominable rôle joué pendant tant de siècles par une église qui est de toute évidence, si Dieu existe, CELLE DE SATAN. Il faudrait, bien sûr, montrer ce spectacle à tous ceux qui se laissent duper par le visage « progressiste », dont se pare aujourd’hui cet appareil du Malin dans nos régions que la lucidité a l’audace d’investir un brin. Mais ils n’auront pas d’yeux pour VOIR.
Alors, finalement, mon impression, c’est qu’Alrencq et ses camarades m’ont invité à contester le rôle joué par le clergé EN CE TEMPS-LÀ, mais m’ont baigné pendant cent quarante-cinq minutes sans entracte dans le monde des imageries religieuses. Et je ne cerne pas quelle leçon MOI, qui ai depuis longtemps ma conviction sur les religions, je pourrais en tirer. L’acteur qui joue avec une belle méchanceté, le curé, ressemble à Alain Mottet.
07.07.81 – Spectacle de divertissement pur, LE PIÈGE DE LA MÉDUSE d’Erik Satie illustre bien quelque chose que je pense, à savoir que le théâtre surréaliste est un divertissement intellectuel intelligent qui exige d’être traité modestement.
En contemplant la réalisation fine et sans arrière-pensées de la compagnie de l’ÉLAN, je ne pouvais m’empêcher d’évoquer les prétentieux et chiants MYSTÈRES DE L’AMOUR de Viviane Théophilidès. Les grincheux diront que le spectacle était tiré au boulevard. Eh bien, vive ce boulevard-là. J’avoue qu’il m’a un peu réconcilié avec le musicien. Étrangement, sa musique, que j’ai toujours peu appréciée en concert, m’a paru amusante et bien figurative, mise au service de cette drôlerie. La Compagnie de l’Élan, pas politisée pour deux sous et ne cherchant pas midi à quatorze heures, réussit dans son registre un joli coup. Tant mieux pour mon dernier spectacle parisien de la saison 80-81.
AVIGNON 81
17.07.81 – Dans le cadre du Festival d’Avignon, l’ancien Mont de Piété off de Guénolé Azerthiope a été rebaptisé in « CONDITION DES SOIES », et a été transformé de lieu en rond en petit théâtre frontal. Les gradins ne sont pas plus confortables qu’avant, mais ils font plus propres.
C’est là que Philippe Caubère montre son one-man-show qu’il a appelé LA DANSE DU DIABLE. Incontestable performance d’acteur, ce plongeon avoué dans la mémoire, permet à l’ancien Molière d’Ariane Mnouchkine, de montrer sa virtuosité, son souffle, ses dons d’imitateur et de parodieur, son humour pince-sans-rire et aussi sa gentillesse. ONE-MAN-SHOW est d’ailleurs impropre, car l’artiste est doué pour susciter la « présence » des partenaires de son jeu, qu’il nous convie à imaginer avec lui. Seul en scène, il peuple son univers d’une foule. Lui-même passe d’ailleurs d’un personnage à l’autre et, s’il privilégie évidemment la concrétisation de sa mère (dont les caractéristiques n’ont pas été sans me rappeler celles d’Albert Boujenah) et du (de la ?) Professeur d’Art Dramatique qui lui a inculqué sa science, sans doute est-ce parce que ces deux êtres ont joué dans sa vie les rôles les plus essentiels.
On rit beaucoup lors de cette exploration de souvenir peuplée de réminiscences qui ont l’air de trouvailles, de celles qu’ « on n’invente pas » : le bambin tarabusté par sa mère, avec ses boutons et ses « croûtes » au milieu d’une famille apparemment logée étroitement ; le gamin de quatorze ans imaginant dans sa chambre une réunion secrète avec les grands de son temps, De Gaulle, Sartre, Mauriac, Hallyday etc., appelés à la rescousse pour l’aider à rédiger une rédaction sur le sujet : « Qu’est-ce que le bonheur ? » ; l’adolescent qui dit « Merde » au siens et part apprendre le théâtre, puis qui s’envole au cours d’une représentation sous les yeux même pas étonnés de sa mère vieillie ; toutes ces scènes ont le parfum de l’authentique, même si l’acteur qui conte sa vie, anecdotes après anecdotes, saute souvent du coq à l’âne au gré d’un fil conducteur dont la logique lui est intime, interne, encore que chronologique ; et même si un certain onirisme vient à la toute fin introduire une notion symbolique dans une continuité jusque-là plus terrestre. (Mais comment finir une histoire qui en réalité n’est pas terminée ?)… Reste à savoir à qui s’adresse ce show brillant ? En Avignon, le public très dense qui peuplait la représentation était très évidemment familier des cours d’art dramatique.
Le morceau de bravoure qui ouvre le spectacle et qui raconte l’Odyssée d’un « groupe » parti en autocar, puis à pied, finissant par s’entredévorer pour atteindre le lieu d’une représentation d’un spectacle intitulé « La Danse du Diable », s’adressait sans conteste à des familiers de ces expéditions de fanatiques de l’Art Drama. En Avignon, ces clins d’œil sont payants. A la limite, ils sont un brin complaisants.
Le spectacle est trop long. L’acteur se fatigue (et ça se voit) une demi-heure de trop, et l’entracte, qu’il est physiquement obligé d’imposer, casse son envolée. Quand il retravaillera -car il faut qu’il le fasse, le jeu en vaut la chandelle- il devra s’imposer de s’identifier à des publics moins complices, plus étrangers à son monde professionnel, moins enclins à reconnaître Gérard Philippe ou Vilar au détour d’une intonation ou d’une attitude, bref à marcher au quart tour dans une hilarité entre soi.
C’est l’universel qu’il devra mettre en gros plan, c’est-à-dire l’itinéraire d’un garçon se cherchant et se faisant, les anecdotes devant être triées impitoyablement. En fait, pour moi, la clé de la réussite, c’est que la reprise en main du spectacle parte de la question qui, en vérité, en est le centre, mais qui est un peu noyée dans le marginal : « Qu’est-ce que le bonheur ? ». Et peut-être, AUJOURD’HUI, serait-il opportun de politiser davantage le propos : Ferdinand, le double incarné de Philippe Caubère, pose la question de son origine sociale, mais c’est légèrement, pudiquement, comme honteusement que le mot « communiste » est prononcé par lui. Il l’emploie sur le mode dérisoire, en harmonie avec ce qu’il suppose être, face au Fait communiste, la position de SES spectateurs. Creuser cette voie serait probablement un moyen d’universaliser cette DANSE DU DIABLE aujourd’hui drôle et touchante, mais à l’usage, pour être goûtée pleinement, d’un public trop restreint : non seulement petit-bourgeois, mais « spécial » à l’intérieur de cette classe moyenne…
18.07.81 – Je ne connaissais pas le THÉATRE DE LA MEZZANINE. J’ai donc fait, au Hangar à bateaux en Avignon, à 16 h 45, une découverte. Car Denis Chabroullet est incontestablement un metteur en scène astucieux. Et sa troupe (il joue lui-même avec Philippe Alcamo, Jacques Chaussepied et Roselyne Bonnet des Tuves), paye comptant avec un peu d’inexpérience, mais beaucoup de tempérament, de mouvement, d’habileté et de violence. Ces quatre acteurs, dont une actrice qui joue un homme, ce qui indique dans l’équipe une volonté unisexe, utilisent avec talent une charrette à tout faire et de la paille. Le tout est mis au service d’une oeuvrette d’Eduardo Manet, qui est, comme toutes les pièces de cet auteur, trop fabriquée, trop voulue, à la limite tirée par les cheveux, probablement pas bien traduite à moins qu’elle ne soit mal écrite, et qui illustre une fois de plus à quel point le monde hispanique est aliéné par le Christianisme. Il faut qu’il le soit bougrement, puisque l’auteur éprouve le besoin d’en dénoncer l’imposture, ce qui, à moi équivaut à enfoncer une porte que, pour ma part, j’ai enfoncée depuis longtemps.
Cela se passe dans la Rome Antique. Trois pauvres bougres sont emprisonnés. Deux seront libérés. Le troisième, tiré au sort par les intéressés eux-mêmes, sera jeté aux lions mais il devra y aller de son plein gré, moyennant quoi ses derniers vœux seront exaucés. Bien sûr, personne ne veut y aller. Coup de théâtre : voilà que l’empereur et toute la cour se convertissent à la nouvelle religion, mais comme le peuple est déjà dans le cirque attendant le spectacle de la mise à mort (qui est minutieusement décrite), le pouvoir ne peut pas reculer car cela ferait une émeute ; cette boucherie-là sera donc la dernière, mais elle sera. Vous voyez comme c’est plausible. Sur ce, un zigomar borgne (sans raison explicitée) se pointe dans la cellule dont la porte s’ouvre et se ferme apparemment très librement, et annonce qu’il va se sacrifier à la place d’un des trois autres. Au lieu de se tirer, ces imbéciles veulent comprendre où est (je cite) « la combine ». Et pour la connaître, ils n’hésitent pas à torturer leur libérateur. (Ce qui veut sans doute signifier que le monde ne se divise pas entre bourreaux et victimes, mais que le vice-versa est normal). Le supplicié avoue : la combine, c’est qu’il est sûr, se sacrifiant à la place des autres, d’acquérir le paradis, c’est-à-dire la félicité éternelle, qu’il décrit en images de bondieuseries d’Épinal. Du coup, les trois crédules ne veulent plus être remplacés et partent aux lions d’un cœur léger. Le noir se fait avant qu’on voie si le borgne -qui est qui ? Au service de qui ? On ne saura pas- se frotte les mains ou non.
Voilà : le choix fait par le THÉATRE DE LA MEZZANINE, l’est évidemment par des jeunes gens qui arrivent mal à se dégager de leur enculturation chrétienne. Le spectacle reflète d’autre part, j’ai déjà écrit le mot mais il faut le redire, une VIOLENCE qui a, bien sûr, un sens. Il faudra voir si les temps nouveaux inspireront à ces talents d’autres recherches de textes. Je surveillerai.
18.07.81 – Le THÉATRE DU CHENE NOIR, en quête d’une nouvelle identité, présente cette année une œuvre qui n’est pas de Gérard Gelas, et qui romance un épisode de l’Histoire de la région : LE BRASIER DE MONTSEGUR de Maurice Chavardès. On ne peut pas dire que ce soit un chef-d’œuvre de la littérature française. La platitude banale du texte, ses clichés, sa poésie de bazar éclatent surtout quand Nicole Aubiat, se laissant aller à son naturel « pathétisant », le dit de sa voix cassée et traînante. Il est vrai qu’elle s’est fanée, la superbe beauté méridionale, et qu’il est peu plausible de la voir jouer une toute jeune femme. Les autres « quotidianisent » davantage et font mieux passer la médiocrité du style.
Il est remarquable de noter que l’œuvre ne tire aucune leçon, qui soit utile aujourd’hui, de l’épisode narré. On n’y voit les Cathares qu’à travers l’évêque parfait, le Seigneur du château, sa fille et son troubadour, alors que, si je ne me trompe, cette « hérésie avait un contenu populaire » révolutionnaire qui a, en partie, expliqué la rigueur de la répression catholique. A gros traits, celle-ci est montrée au premier degré. Philippe Puech, avec sa grosse tête, joue l’inquisiteur en troisième couteau dialectique assez passable.
Tout ceci est grave parce qu’illustrant la dépolitisation déjà sensible d’une équipe dont on aurait attendu plus de dynamite, traitant d’un fait du passé local. Mais le pire, c’est la mise en scène : saisi par un esthétisme à la mode du Bourseiller acrobatique des premiers temps, Gelas fait aller et venir, se coucher et se lever, se contorsionner ses personnages avec une gratuité totale. Un certain Ricardo Salinas a pondu pour soutenir l’action une musique de film en technicolor, et même les éclairages semblent bâclés. Bref, comme vous pouvez le constater c’est un TRÈS MAUVAIS spectacle de TRÈS VIEUX THÉATRE. J’ai été très déçu. Je dois à l’objectivité de dire qu’il y avait des spectateurs qui avaient l’air très contents.
19.07.81 – 16 h 30. UN AMOUR DE THÉATRE de Alain Sachs, à l’Atelier 13 est, au niveau d’un café-théâtre de qualité, un divertissement très plaisant, mi-sérieux mi-léger sur le thème du couple.
L’acteur est aidé par une partenaire de grand talent, qui s’appelle Christiane Millet, dont la gourmandise sexuelle mutine est sensuellement ressentie par une assistance prompte à réagir au quart de tour. La mise en scène, qui est surtout une direction d’acteurs, est assurée par un nommé Bernard Sultan qui sait se faire oublier. La pièce est une espèce de marivaudage moderne assez finement connoté sur thème « -tu m’aimes ? -Non, ne t’aime pas mon amour », avec un double plan de jeu : des acteurs, un homme et une femme, qui jouent (ou plutôt essayent) un spectacle sur l’évolution de la notion de couple d’Adam et Ève à nos jours, et deux spectateurs, un homme et une femme, qui se font une scène. Ce théâtre dans le théâtre est joué seulement par les deux cités plus haut, qui s’échangent habilement les personnages. On sort de là sans avoir tiré de leçon, car le rapport dialectique homme / femme n’est pas traité philosophiquement, mais de bonne humeur.
19.07.71 - 21 h 30. J’avais promis d’aller voir le VICTIMES DU DEVOIR du Théâtre Équipe LA CHAMAILLE (de Nantes) à Champfleury, et je ne le regrette pas. Car la pièce, trente ans ou presque après sa création, n’a pas une ride et je comprends qu’une jeune troupe y puise un suc contestataire. En effet, face à la société conformiste, le message est intact qui est destiné à inquiéter ceux et celles qui vivent tranquilles. Le danger les menace constamment. Il peut, comme ici, s’introduire apparemment par hasard dans l’intimité d’un couple sans histoires, sous la forme d’un inspecteur de police à la recherche d’un nommé Malot, qui est enfoui dans le souvenir inconscient du mari. Celui-ci, soudainement agressé avec violence, sera contraint de se livrer à une introspection folle qui, de tunnels en clairières, l’amènera à la réminiscence de sa petite enfance.
« Avale, mastique, pour boucher les trous de ta mémoire », cette réplique célèbre couronne, inlassablement répétée, cette quête psychanalytique destructrice dont la lucidité, vue avec le recul, est éclatante. Dommage que cette brèche anti-culturelle conçue par Ionesco apparaisse après coup comme ayant été conçue par un homme recélant en soi les convictions d’un réactionnaire. Il y a contradiction entre cette littérature anti-bourgeoise (quoique, quelque part, petite-bourgeoise) et l’attitude politique ultérieure de l’auteur. Je voudrais comprendre comment il marie son Giscardisme militant avec ce déchirage à belles dents des valeurs culturelles !
Le montage collectif de l’équipe nantaise ne m’a pas fait oublier celui de Mauclair. Mais il est très fidèle, très réussi, et les quatre acteurs sont très talentueux et professionnels. Il est étonnant de noter à quel point Claudine Hunault a retrouvé des accents de Tsilla Chelton. Texte oblige ! Au moment où la France semble recommencer son évolution historique logique après une parenthèse obscurantiste, il se peut que cette reprise ait sa place, à l’insu de ce qu’est devenu l’auteur. Il faudra y réfléchir.
19.07.81 - 23 h 45. Propulsé par la rumeur publique, je vais au Théâtre Municipal assister à la deuxième partie de KONTAKTHOF, spectacle de Pina Bausch. Eh bien, mes enfants, c’est LE BAL ! LE BAL du Campagnol. C’est exactement la même chose, sauf qu’ici, ce sont des danseurs et des danseuses professionnels qui dansent, et que les anecdotes ne sont pas les mêmes. Mais le principe est identique, l’idée originelle est 6semblable. Et c’est remarquablement exécuté, quoiqu’un peu lentement, germanisme oblige.
Voilà, il n’y a rien d’autre à dire, si ce n’est que le théâtre et le ballet se rencontrent sur un même terrain bien curieusement à la même époque et, à travers une même idée.
UNE ESCAPADE À LONDRES
22.09.81 – Revu au Riverside Studio 1 de Londres le MAHJOUB MAHJOUB du Groupe EL HAKAWATI. Depuis que je l’ai vu en Palestine, le spectacle s’est enrichi d’un personnage d’aveugle ponctuant sur son instrument la cérémonie funèbre d’un martèlement incessant. Hors du temps, le visage orné d’un sourire permanent, cet accessoiriste traditionnel confère sa couleur locale à la veillée. Mais sa présence va plus loin : elle rend compte de la continuité d’une civilisation. Sa valeur est rituelle. Grâce à elle, le lien entre les séquences actuelles et flash-back est assuré. Puisque chaque fois qu’on est aujourd’hui, (ou en 1996, comme le veut la fiction) elle revient annoncer la reprise du meeting.
D’autre part, le jeu des acteurs s’est « rigorisé », et il serait injuste de ne pas citer comme des GRANDS comédiens, rompus à l’apparente aisance des authentiques professionnels, un Abdan Tarabsheh ou un Edward Mo’ Allem. Sans parler de l’Américaine Jacky Lubeck, seule femme de l’équipe à paraître sur scène. Le « director » François Abou Salem est sans nul doute un directeur d’acteurs. Sous son impulsion, les génies s’épanouissent.
Autant que mon approche des langues arabe et anglaise m’ait permis de m’en rendre compte, il m’a semblé que l’entrée en matière du spectacle, les premières vingt minutes avaient été retravaillées, dans le sens de les doter d’une progression dans le processus qui amène Mahjoub à se coucher dans le cercueil. Les gestes mécanisés symbolisant une société robotisée m’ont paru plus nets, plus signifiants, mieux orchestrés. Une nouvelle fois, j’ai pensé à Kantor. On en est plus près encore cette fois-ci. Ensuite, la personnalité de François Abou Salem et de son équipe les éloignent du maître polonais (le connaissent-ils d’ailleurs ? François a-t-il vu LA CLASSE MORTE ?) et je ne vois pas à quoi les référencier, si ce n’est qu’à eux-mêmes, ce qui est un compliment. Esthétiquement, ce spectacle politique est une mine de trouvailles, d’inventions, de détails forts. Un souffle, une flamme l’habitent, qui ne sont pas seulement ceux du message à transmettre.
Cette admiration que je ressens face à cette troupe qui nous vient d’un cul de sac historique, me met à l’aise pour critiquer vigoureusement ce qui ne va pas : comment Abou Salem ne se rend-il pas compte qu’il casse son rythme et qu’il tue quelque part l’efficacité de son spectacle en ouvrant et en fermant son rideau beaucoup trop de fois, et en infligeant aux spectateurs des noirs dont la fréquence est agaçante ? Qu’il ne m’objecte pas que les nécessités des changements de décors ou de costumes l’y contraignent. IL DOIT trouver un autre SYSTÈME. Pourquoi pas tout à vue ? Pourquoi le percussionniste ne suffirait-il pas à symboliser les ruptures ? (C’est une idée entre autres, ce n’est pas à moi de les trouver). De toute manière, ses éclairages sont malhabiles. Sa régie est laborieuse. Mais, hors deux ou trois moments, (le début ; le moment où Mahjoub revisse une lampe ; sûrement quelques autres instants où l’effet est justifié par l’action) faut-il des éclairages dans un tel spectacle ? Pourquoi ces nomades, qui vont de hangars en préaux, s’encombrent-ils d’une contrainte QUE LEUR civilisation ne transmet pas ?
Hélas, du WOYZECK d’André Steiger à la TRAGÉDIE DU REVOIR de Claude Régy, combien ai-je vu d’entreprises estimables capoter PARCE QUE le metteur en scène n’avait pas su régler le problème des enchaînements, ou ne s’en était pas préoccupé par méconnaissance ou volonté de méconnaissance des problèmes de liaisons ! Le groupe EL HAKAWATI n’a pas le droit de tendre à ses ennemis ces verges-là pour se faire battre ! Il est condamné à la perfection. Il l’atteint à l’intérieur de presque toutes les séquences. Il doit la trouver entre ces séquences.
RETOUR À LA ROUTINE PARISIENNE
24.09.81 – Le programme du Festival d’Avignon ayant été pensé avant le 10 mai et n’ayant pas été révisé ensuite, je ne poserai pas la question qui m’a hanté pendant la représentation de la MÉDÉE d’Euripide, adaptée et mise en scène par Jean Gillibert : y a-t-il un intérêt, aujourd’hui, à remonter ce type de « chefs-d’œuvre » de l’Antiquité ? Ce genre de festins culturels, où la bourgeoisie savoure ses connaissances et glorifie les racines de son savoir, me passe, je dois le confesser, complètement à côté de la tête. Vous allez dire que le vieux stalinien régurgite une de ses manies. Peut-être, mais c’est sincèrement : il y a quarante ans, quand j’avais dix-huit ans, et même il y a trente ans, quand j’en avais vingt-huit, j’éprouvais une jouissance à écouter ces textes : « TOUT » m’y paraissait « DIT » en des termes admirablement simples. Les mythes de notre humanité s’y révélaient dans leur forme originelle à mon intelligence fraîchement éveillée, prompte à les accueillir, (trop) empressée à les prendre en compte. C’est vrai que maintenant ils me sont devenus étrangers. Pourquoi ? Par quelle évolution ? Ils m’ennuient.
MÉDÉE, la magicienne jalouse qui se venge terriblement de l’infidélité de Jason, allant jusqu’à tuer de ses mains ses propres enfants, n’échappe pas à cette constatation. Mais aussi, comment accepter une représentation AUSSI PEU CRITIQUE des règles d’une Société ayant fait des hommes des irresponsables, jouets des desseins des Dieux ? La lecture de Gillibert, aidé par Christine Fersen, vise à m’inculquer que cette malheureuse femme a pathétiquement conscience de ce que son destin est inévitable. ELLE a le privilège de le savoir puisqu’elle est fille de Zeus, au milieu de gens qui se croient libres. Soit !
L’adaptateur a gentiment cédé à la mode féministe, en glissant de-ci de-là des réflexions, dont le style sent son rapporté, sur la condition féminine. Pourquoi pas ? Mais RIEN ne me concerne, moi qui ne passe pas ma vie à manier les symboles : Médée est un cas de fait divers qui ne me touche pas. Son exemplarité aurait pu ressortir d’une dramaturgie établissant un lien entre MES préoccupations et cette anecdote antique. RIEN. Le spectacle n’est pas « actualisé ». Il n’est pas non plus réellement reconstitution. Gillibert oscille. Il y a des contradictions dans son texte qui m’a paru hâtivement pensé. A la fois labyrinthe et rocher, le dispositif de Batifouillier (décidément il n’est pas au chômage, celui-là) permet au Chœur (entièrement féminin) d’évoluer aisément. Son rouge signifie sans doute le SANG. Et puis, hormis Christine Fersen, qu’est-ce que les comédiens français peuvent être ringards ! Ca se voit, ça s’entend qu’ils n’éprouvent rien, que tout passe par le métier, extérieurement. A ce niveau, je donnerai la palme d’or à Mademoiselle Louise Conte en nourrice aussi conventionnelle que possible.
Bref, le spectacle n’a pas l’excuse que l’on peut accorder à ce genre d’entreprise REFUGE, à savoir d’être GRAND, de FRAPPER, d’être admirable. INUTILE politiquement, il est moyen esthétiquement. Gillibert produit TROP. Il s’use. Attention !
25.09.81 – Le son et lumière culturel et esthétique devient un genre théâtral en vogue. Après Kafka et Céline, voici, sous le titre : « UNE FEMME », un survol dramatisé par Anne Delbée de la vie de : « Nom : Claudel » ; prénom : Camille ; sculpteur ».
Sœur de Paul Claudel, maîtresse de Rodin, compagne un moment de Debussy ( ?), cette artiste exigeante longtemps méconnue, à l’ombre du grand maître, tomba folle vers l’âge de quarante ans. Elle resta à l’asile de 1913 à 1943.
Que l’héroïne ait tenté Anne Delbée ne me surprend pas. Cette étrange fille formée par Antoine Vitez, naviguerait dans un univers intime proche de l’aliénation, convaincue de son génie et rongeant son frein d’impatience, que cela ne m’étonnerait pas. Le parallélisme des carrières éclate. Elle aussi, Anne Delbée, a été « lancée » par un « grand » homme qui, aujourd’hui, est beaucoup plus avancé en renommée qu’elle. Fut-elle sa maîtresse ? Laide comme elle l’est, je n’en jurerais pas, encore que le Prof. Façonneur aurait pu être attiré par ce corps maigre et ce visage biscornu, abritant une flamme dévoreuse. Elle aussi, comme l’autre de salon en salon, doit attendre de générale en générale que la gloire vienne la reconnaître. Or, elle n’en est qu’à un honnête pallier. Certes estimée par certains, elle se voit confier des mises en scène. Sur le marché, elle existe. Mais je ne pense pas qu’on se l’arrache à prix d’or. Peut-être son choix, très « folie selon Saint Vitez », implique-t-il une menace envers la société du spectacle : « Dépêchez-vous de me reconnaître, sinon moi aussi je ferai des bêtises et vous serez coupables de ma folie ».
Malheureusement, je ne crois pas qu’elle décrochera le gros lot avec ce spectacle, encore que j’y ai relevé de fort beaux passages. Trois filles incarnent en simultanéité l’héroïne, l’une signifiant plutôt la folle, la seconde la travailleuse pétrissant la glaise et s’affrontant à la matière, la troisième, nue d’entrée de jeu, incarnant la belle fille pleine de sève et de santé, éclatante de jeunesse, montée à Paris à seize (ou dix-huit ?) ans pour y réussir dans sa vocation. Le fil chronologique existe, qui permet de vivre dans sa continuité la carrière de la jeune fille, mais les signes des autres moments sont présents en même temps.
Une sorte de dialectique entre les trois actrices permet de suivre les méandres de la pensée de Camille Claudel en profondeur. Une quatrième fille, dont le chignon m’a fait penser à Éléonore Hirt, joue les utilités avec efficacité. Jamais érotique, l’utilisation de la nudité est intéressante, soit qu’elle représente la beauté, la santé, la nature, soit qu’elle devienne l’interrogation angoissée jetée par la folle sur elle-même. La fille, dont je ne peux pas savoir le nom parce que le programme est trop vague, qui joue la jeune Camille, a un corps fort beau et dégage une sensualité très forte. C’est celle que j’ai préférée, tandis que Monique Bertin portait plutôt son choix sur la replète sculptrice au travail. Tous deux nous avons été d’accord pour abaisser la forte au troisième rang, son interprétation, juste sans doute d’un point de vue clinique, étant théâtralement trop conventionnelle.
Hélas, la lecture d’Anne Delbée n’a pas su être assez sélective. Sa relation dure deux heures quinze sans entracte. Pour les spectateurs assis sur les sièges terroristes de l’Atelier du Chaudron, c’est beaucoup trop. D’autant plus que, si trois moments forts émergent de l’entreprise, l’ensemble est trop monocorde, toujours dans le registre de la complainte geignarde. On se lasse, malgré la richesse de talent des interprètes, de ce style sempiternellement répété. C’est ce ton qui m’a fait employer l’expression de « son et lumière ». J’ai dit « esthétique et culturel ». Je peux dire aussi « très intelligent », « bien foutu », sans tellement de leçon lisible si ce n’est féministe : « Voyez, voyez ce que peut être une femme ».
A travers Camille Claudel, je crois bien lire l’appel d’Anne Delbée. Elle s’y jette corps et âme. Elle rencontrera sûrement des sœurs dans un cénacle, des compréhensifs dans une élite, des laudateurs ici et là. Au niveau psychanalytique, je préfère cent fois cette CAMILLE CLAUDEL à la MÉDÉE d’hier. Sans doute est-ce parce qu’ici, c’est la patiente qui s’exprime. Hier, c’était le professeur. MAIS ON N’EST PAS DANS LE « POPULAIRE ».
27.09.81 – BARBE VERTE, par la Compagnie de l’Élan, est un divertissement joyeux dans le style comédie musicale ou opérette, qui enchante petits et grands au THÉATRE 13. C’est enlevé, gai, bien dosé, ça ne donne pas à penser. L’équipe de Jean-Luc Jeener (auteur) et Éric Laborey (metteur en scène) renforcée de trois musiciens (Rolande Allart, Marc Ginot, Frédéric Rottier) navigue avec bonheur dans la facilité, aux frontières d’un boulevard sans vulgarité. Dommage, seulement, que la vocation lyrique de la troupe soit contrariée par une certaine inégalité des voix. Celle d’Anne Marbeau, notamment, m’a paru regrettablement insuffisante.
J’ai dit un jour que la Compagnie de l’Élan était complètement apolitique. C’est vrai, mais elle fonctionne sur un acquis bourgeois chrétien qu’elle retransmet (à son insu, sans doute) avec l’assurance de ceux pour qui le catéchisme n’a jamais été sujet de trouble : l’adultère est la base de l’anecdote. Ceci pour l’enculturation bourgeoise : le roi trompe la reine (schéma social hiérarchisé des contes de Perrault) avec la nourrice. La reine se venge en s’offrant pour amant l’ogre Barbe Verte. Ce dévoreur d’enfants, qui a bouffé tous les petits paysans de la région, se découvre une conscience (voilà pour le christianisme sélectif), lorsqu’il est « tenté » par l’odeur de chair fraîche des deux galopins royaux.
En fait, ce brave ogre n’avait jamais goûté de plat cuisiné. Il lui suffit de humer le fumet d’un ragoût pour renoncer à son vilain penchant. Comme les mômes antérieurement absorbés ne comptent pas socialement, le voilà pardonné et tout est bien qui finit bien ! La Reine et le Roi se réconcilient. La nourrice, bonne cuisinière, prendra Barbe Verte, « qui est si gentil », en charge, et les bambins du roi continueront leurs farces et attrapes d’enfants gâtés déjà sûrs de leur rang.
Tout ceci n’étant contesté nulle part, je me demande ce qu’il en reste dans les cervelles enfantines après la représentation ; je parle de celles des jeunes spectateurs ! Tout cela est « sans importance », espère-t-on. On n’a que passé un bon moment !... Peut-être.
28.09.81 – Paule Kingleur, ancienne élève de l’École du Cirque (Grüss puis Fratellini), Jean-Louis Roqueplan et Gilles Zaepffel, ex de chez Lecoq, ont fondé LE THÉATRE ÉCARLATE et présentent dans la petite et artisanale salle du THÉATRE PRÉSENT, qui est plus un auditorium qu’un théâtre tant l’espace est réservé au jeu est important par rapport au trois rangs de spectateurs non conformes aux règles de sécurité, un spectacle intitulé : LA BRASSE À L’ENVERS.
J’ai beaucoup pensé pendant la représentation à Jérôme Deschamps et à sa défunte FAMILLE DESCHIENS. L’univers décrit est celui des clochards. Deux pauvres hères et une errante unissent leurs destinées pour faire prospérer une petite activité qui leur permet de survivre : l’un ramasse les mégots, l’autre les vide, le troisième roule des cigarettes toutes neuves.
Dans le commerce, la femme fait bientôt preuve de qualités particulières et l’affaire deviendra prospère. L’idée géniale, c’est que les trois protagonistes de cette minable entreprise la traitent comme s’ils s’agissait d’une multinationale. À travers cette dérision, c’est tout le capitalisme qui est démonté avec astuce, sérieux apparent et drôlerie.
« Spectacle burlesque tragi-comique » dit le programme, et c’est exact. Car il y a aussi l’aspect humain : « L’homme est un loup pour l’homme », trouve ici son illustration. Dans l’association, chacun, malgré l’amitié apparemment réelle qui se noue dans la promiscuité, poursuit égoïstement SA trajectoire. L’entente est d’intérêt et, lorsqu’une crise accule le trio à la misère, les comportements deviennent sordides.
Je regrette un peu que les auteurs aient éprouvé le besoin de placer leur histoire vers les années 1910. Si cet éloignement temporel est destiné à permettre les sketchs de rangement de la piaule en cinéma muet, il n’est pas aussi réussi que l’exhibition à l’accéléré du ROYAL DE LUXE. Si c’est parce que le ramassage des mégots ne se fait plus, le scrupule était inutile. Si c’est pour permettre une distance par le costume, on l’oublie vite, de même que si c’est par prudence politique.
En vérité, la rigueur de la représentation, son rythme, l’aisance de la gestuelle, le naturel du jeu, l’intelligence de la construction dramaturgique font de la BRASSE À L’ENVERS une réussite. Les trois artistes sont hautement professionnels, et ils font preuve de préoccupations qui les honorent. Le mélange des genres, théâtre parlé, joué sans paroles, musical (avec une bande son excellente et omniprésente) aboutissent à un spectacle pauvre mais total, qui touche et plaît à la fois.