Du 17 octobre au 14 décembre 1981
17.10.81 - Nos metteurs en scène intellectuels feraient bien de se rappeler, lorsqu’ils s’attaquent à des « chefs-d’œuvre de notre patrimoine littéraire », que dépoussiérer les classiques n’est pas synonyme de les rendre chiants. L’entreprise de la recherche de la « signifiance », de la « remise dans le contexte de l’époque », a d’autre part été si souvent tentée ces dernières années, qu’aucun parfum original ne surgit de ces exhibitions banalisées.
Sans doute est-ce parce qu’il sentait le danger que Philippe Adrien, faisant un pas vers la DISTANCE, a voulu placer son MONSIEUR DE POURCEAUGNAC dans un musée. Les personnages d’un autre temps s’y animeront, dans cadre et sous les lumières avares d’un palais XVIIème austère. Soit ! Mais ce n’était pas une raison pour traîner dans le rythme de la comédie au risque de dégoûter du théâtre les enfants que les parents amènent de bonne foi. L’œuvre choisie, de surcroît, mineure et tout d’une pièce, ne méritait, me semble-t-il, pas, un traitement.. Quel traitement ? D’ailleurs ? Psychologique, psychanalytique, social ? Homosexuel ? Le spectacle va un peu dans tous les sens et la cruauté d’une série de complices envers un provincial ridicule n’est pas rendue plus insupportable par la musique de Rosengart que par celle de Lulli !
Bref, le jeu qui consiste à remonter cette oeuvrette n’en vaut que la chandelle de compléter les connaissances culturelles des spectateurs. Etre fidèle et conventionnel n’est-il pas alors le procédé le plus sain ?
19.10.81 - Par miracle, mais encore une fois seulement pour quelques jours, revoici le PRENDS GARDE AUX ZEPPELINS de Didier Flamand. L’Opéra Comique, la salle Favard, avec son or et ses velours, remplace les Bouffes du Nord, mais le spectacle n’a pas changé. Il n’a pas pris une ride. Peut-être est-il plus professionnel encore qu’il n’était.
La beauté des tableaux, l’importance du contenu (on est sur le même créneau que NOËL AU FRONT) en font dans sa perfection LE spectacle NÉCESSAIRE par définition. Et puis, redisons-le, l’utilisation de la bande son comme une partition obligeant, quoi qu’il arrive, les acteurs à se retrouver au point d’orgue, est un truc dont je me demande pourquoi il ne fait pas école, puisqu’il garantit le respect du rythme comme sous la baguette d’un chef invisible. Ainsi le metteur en scène est-il omniprésent mystérieusement. En vérité, cette bande son justifie tout à fait la présence de ce spectacle dans cette salle vouée à l’Art Lyrique : c’est bien à un opéra que nous convie Flamand, avec la guerre et ses victimes et ses profiteurs sur la scène.
20.10.81 – Si quelqu’un peut m’expliquer à quelle démarche correspond l’entreprise de Daniel Zerki proposant au public du Festival d’Automne COMPAGNIE, de Samuel Beckett, il me rendra service. Car pour moi, cette NON pièce, au contenu particulièrement débilitant, puisqu’il s’agit du discours de Lucky d’EN ATTENDANT GODOT poussé à son extrême, l’homme, « couché dans le noir » étant relégué à la plus ultime pointe de la solitude, au terme d’une série de constatations toutes plus affligeantes les unes que les autres, de surcroît NON exprimées en une NON langue, par un auteur qui se NIE lui-même, par dessus le marché NON mise en scène et jouée par un NON acteur dans des NON lumières, puisqu’une bonne demi-heure, sur une heure vingt, se propose dans un noir qui serait absolu si l’on avait l’œil tiré à gauche vers l’écriteau « SORTIE » singulièrement insistant, cette non pièce donc, dis-je, (il s’agit en effet de la « lecture » d’une nouvelle non conçue pour le théâtre) ne méritait aucune exhumation.
« Les terroristes redoublent de férocité », songeais-je en sortant. Ou « les comploteurs passent à la provocation ». A la fin, une lueur glauque verdâtre montre Zerki nu couché. On ne le voit qu’un instant. La quête est terminée : l’homme dénudé est définitivement démuni.
21.10.81 - Non seulement la pièce de Kobe Abe, « adaptée » par Pol Quentin, est mauvaise, mais en plus elle est politiquement salope : une « famille », six personnes, la grand-mère, le père, la mère, la fille, la petite-fille, le fils délinquant, font irruption chez un garçon tranquille et aimant la solitude. Ces gens s’incrustent dans l’appartement mais ce ne sont pas des squatters : ils aiment beaucoup, affirment-ils, l’individu qu’ils dérangent POUR SON BIEN, sous-entendez, et vous aurez compris la grossière symbolique du propos, pour lui inculquer les vertus de la vie collective. Ils l’aimeront tellement que, tels bien sûr les laveurs de cerveaux des Pays de l’Est, ils iront jusqu’à le tuer tout en lui faisant -c’est l’écolière génération nouvelle qui s’en charge- une déclaration d’amour !
Bon ! Moi je n’aime pas qu’on touche à certaines choses, et il y a des dénonciations droitières que je trouve trop commodes. Ce monde décrit ici comme là en blanc pur et en noir absolu est insupportable, et chacun dans son camp met trop en avant l’arbre des autres pour masquer sa forêt. Mais il est VRAI que cela m’a frappé dans certaines « démocraties populaires », et que c’est un aspect rarement illustré : ce n’est pas hypocritement qu’on y parle de rééducation, et c’est parce qu’on les aime bien qu’on y « soigne » psychiatriquement les « malades » coupables de penser en termes d’individus, qu’on les enferme au goulag et qu’on les liquide ! Quelque part, cette comédie nippone illustre donc une réalité que certains peuvent juger bonne à dire.
L’ennui, c’est qu’elle est écrite dans ce style boulevard sérieux qui était à l’honneur il y a cinquante ans et qu’on ne retrouve plus, désuet à souhait, qu’à AU THÉATRE CE SOIR. L’auteur s’est laissé emporter par son anecdote et il y a des scènes « psychologiques » invraisemblables et ennuyeuses. Le metteur en scène, Jean-Pierre Grandval, ne s’est pas cassé la tête et les acteurs cachetonnent ostensiblement. Si bien que la dénonciation politique fait flop. J’aurais pu, malgré la composition du public évidemment sympathique à la thèse développée, titrer : NOS MERVEILLEUX AMIS - Un four au Théâtre du Rond-Point. On a même été à deux doigts de l’emboîtage.
22.10.81 - A l’heure de la pause casse-croûte, un homme-sandwich évoque en une série de scènes flash-back son enfance (fort contrainte par une mère abusive et des enseignants peu compréhensifs), sa vocation à devenir « roi du rock » (très contrariée et débouchant sur un engagement dans un dancing, comme chanteur de charme sud-américain), son service militaire (haut en couleurs), ses amours…
Jean-Claude Bourbault, qui a bénéficié de « la collaboration » du Théâtre du Soleil, paye comptant avec talent et son one-man-show, gentiment témoin de temps, se laisse voir avec plaisir. Ca s’appelle SANDWICH ON THE BLUES. Ca se passe à la Comédie de Paris.
23.10.81 – Charmant personnage, cet UBU yougoslave inventé par un certain Radovan Iusic en 1943, ce ROI GORDOGANE qui reconnaît ceux de ses sujets qui ont payé l’impôt à ce que le collecteur leur a coupé l’oreille, et ceux qui ne l’ont pas payé à ce que le bourreau les a éborgnés. Cela se passe dans un univers médiéval peuplé de forêts profondes recelant des génies et des herbes malignes, parcouru par des chevaliers exemplaires investis de la mission de délivrer la belle princesse enfermée dans l’introuvable tour blanche, et habité par un peuple misérable mais « shakespearement » truculent.
Pendant la première demi-heure, (deux actes sur cinq, mais ce sont les plus courts), le spectateur se laisse investir par un charme, parce que Dominique Verrier, le metteur en scène, a su cultiver l’étrange et traiter les personnages avec fantaisie. Et puis, les acteurs de LA BOUCHE D’OMBRE ont du talent : notamment Christine Liétot est une vive princesse à la fois juvénile, tendre et cruelle. Rémi Secret est excellent en prince mi-naïf, mi-demeuré, mi-jeune homme convenable du seizième arrondissement. L’idée qui a consisté à inscrire le jeu sur un tapis de feuilles est spectaculaire.
Mais mon petit doigt me dit que l’œuvre, dans l’esprit de l’auteur, avait probablement à l’époque où il l’a écrite un contenu politique : ce cruel tyran qui extermine tout le monde autour de lui et qui, devenu solitaire à la fin, s’en prend rageusement aux arbres de son royaume, n’est pas sans rappeler quelqu’un. Malheureusement, il s’est enlisé dans son anecdote et sa pièce devient très vite chiante. La transposition historique ne paraît, d’autre part, plus nécessaire aujourd’hui pour dénoncer l’oppression, et comme l’équipe de réalisation a résolument joué l’éloignement dans le temps, on aboutit à un conte pour enfants qui s’adresse en porte-à-faux aux adultes, le monde du rêve montré n’étant pas concernant. UTILE ? Non, cette contestation ne l’est pas. DIVERTISSANTE ? Elle est ratée. Dommage. On en vient à se demander ce qui a pu réunir cette troupe autour de CE texte mal bâti qui eût pour le moins eu besoin d’une adaptation.
25.10.81 – Il y a un certain temps déjà que la Compagnie du Lierre a produit LA GRANDE PEUR DANS LA MONTAGNE, nouvelle de Ramuz théâtralisée. C’est une réalisation de Jean-Michel Baudoin, dont la création a eu lieu en Franche-Comté. J’imagine qu’elle a dû ravir les spectateurs de Besançon, car l’acteur y conte l’aventure de quelques bergers d’un village helvétique avec un très savoureux accent suisse.
La fiction est que les spectateurs font irruption dans une salle de bistrot fermée depuis vingt ans… depuis les « événements ». Surpris, ravi, le patron, tout en préparant les consommations avec l’aide d’une servante acariâtre muette que le souvenir de l’aventure terrorise et qui la revivra expressivement en même temps que le narrateur qu’elle soutiendra par quelque musique d’accordéon, évoquera ce qui s’était passé : malgré l’avis des anciens, les jeunes du village avaient décidé d’ouvrir un pâturage là-haut, sous un glacier, se moquant des superstitions attachées au lieu. Vous avez compris que les anciens avaient raison et que l’affaire finit très mal. Ramuz, qui ne se montre pas ici de gauche, se fait le chantre de l’obscurantisme. « C’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés. Il y a des places qu’elle se réserve. Il y a des places où elle ne permet pas qu’on vienne ! ». L’étrange est cultivé avec bonheur, car la montagne reste un des rares dangers mystérieux et imprévisibles de notre temps. Sa majesté, sa puissance, le fait que des sportifs s’attaquent à elle, la défient, en font un ennemi calme et d’autant plus redoutable. Les fantômes des esprits y rôdent.
Donc pas de leçon à tirer car Jean-Michel Baudoin, fidèle à Ramuz, ne conteste pas cette sujétion des hommes à la nature. L’homme n’a qu’à se soumettre. Ce que fait d’ailleurs, socialement, la servante sans cesse rabrouée et qui encaisse. Chacun à son niveau, donc, doit accepter « les règles ». S’il ne s’agissait pas d’un spectacle de pur divertissement, ce serait peu acceptable. Mais, visiblement, le metteur en scène n’a songé qu’à être efficace, à créer une atmosphère. Il y parvient très bien malgré une pointe de lenteur, helvétisme oblige. Habilement, aidé par Hélène Horeau dont la prestation est très croustillante, il sait installer SON climat. Seul à parler, il sait captiver. Ses ruptures, quand il s’adresse familièrement à ses « clients » -entendez, vous, moi, mettant les nappes, les verres, versant du vin, trinquant, permettant d’éviter le ronron, écueil du genre-. Bref, il fait en sorte qu’on se laisse agréablement prendre. C’est plaisant…
26.10.81 – L’univers de Copi, à mi-chemin de la démence, une folie logique qui est extrêmement troublante parce qu’elle est en clair une ALIENATION normalisée des comportements humains -et, quelque part, une auto-condamnation puisque l’auteur, lui-même homosexuel et drogué, se réfère dans sa description à un enfer qu’il fréquente intimement, resurgit cette saison au FONTAINE avec LA TOUR DE LA DÉFENSE.
Il est dommage que le projet un moment caressé, que soit programmée à 20 h (ce spectacle-ci étant à 22 h) une reprise des QUATRE JUMELLES, selon le montage d’Albert Delpy, n’ait pu aboutir. Car Claude Confortès, metteur en scène de l’entreprise, n’a pas su aller comme Delpy jusqu’au bout de l’immonde. Sa direction d’acteurs évite le sordide. Pourtant, lui, bénéficiait de grands noms : Bernadette Lafont, dont il faut dire qu’elle est remarquable, ainsi que Pierre Clémenti, infiniment juste de touches psychologiques ; Jean-Pierre Kalfon, plus terne mais sans doute bien construit en homosexuel indétectable, de ceux qui ne vous font pas retourner dans la rue. Malheureusement, Copi a voulu bâtir une anecdote, et toute la deuxième partie de la pièce, après un entracte qui ne semble pas indispensable, sombre dans un drame bourgeois verbeux. Confortès n’a pas su transcender l’incendie de la tour voisine (visiblement inspiré du film LA TOUR INFERNALE), ni exploiter les déraillements de la mère infanticide. Je suis sûre que l’actrice aiguillonnée aurait pu atteindre à des dimensions tragiques. J’aimerais, un jour, voir Bernadette Lafont dans PHÈDRE. Ici, on ne dépasse pas l’horreur du théâtre d’Henri Bernstein ! C’est dommage. Le théâtre de Copi, infiniment personnel, est fragile et demande à être dépassé. Peut-être dans quelques temps (j’ai assisté à la Première absolue), la liberté recouvrée inspirera-t-elle aux artistes d’aller plus loin. A moins qu’elle ne les entraîne à jouer boulevard à grand renfort d’effets quêtés. Déjà, le danger rôde.
03.11.81 – Ils se défoncent. Ils se contorsionnent, ils grimacent, ils gesticulent, ils crient, ils chantent (parfois harmonieusement), ils tapent sur des tambours, ils se battent. Chacun (chacune) s’est campé une difformité et il faut reconnaître que les performances sont honorables. Le travail, s’il est à considérer, lorsqu’on voit un spectacle même si le résultat est douteux, est remarquable.
Hélas, LES BOUFFONS ne me semblent pas pouvoir être les personnages uniques d’une représentation. Serge Martin, dans le programme que distribue le DAL THÉATRE, note fort justement que ces êtres « possédant une force diabolique et angélique qui renverse tout paravent », … « vivent en bandes ». « C’est », dit-il, « une entité comparable au chœur antique. » J’y souscris, mais JUSTEMENT il n’y a pas de pièce antique qui soit fondée sur les seules évolutions d’un chœur. Le chœur antique ne fait que commenter ce qu’ont fait ou vont faire des héros.
Ici, on n’a QUE le chœur à se mettre sous la dent et, comme de surcroît on ne comprend pas ce qui est dit parce que c’est mal articulé, on se retrouve bêtement devant un exercice à l’état pur, vite ennuyeux, dont le contenu, s’il existe, est illisible. Apparemment -si j’en crois le même programme-, les ambitions de l’équipe sont grandes. « Trouver un nouveau chemin de liaison avec le spectateur, un contact direct et vital afin de réveiller son esprit critique, d’aiguiser son émotion en le plaçant au cœur de la représentation », n’est pas un mince projet. Encore faudrait-il qu’il s’intéressât, du coup, à MES préoccupations. Ce n’est pas le cas.
05.11.81 – Je ne connaissais pas ce Jean-Michel Rabeux qui a trouvé un producteur dans le CAC des Gémeaux de Sceaux, et un théâtre avec la grande salle de la Cité Universitaire pour présenter LA FAUSSE SUIVANTE de Marivaux.
Si, avec cette représentation, on considère qu’il fasse ses gammes, l’artiste est prometteur. Pour atteindre à un niveau pleinement satisfaisant, il lui faudra seulement renoncer aux gratuités. Qu’Arlequin soit un Nègre, passe. C’est un clin d’oeil aux bons sauvages qui faisaient la joie de la bonne société du XVIIIème siècle. Mais qu’à un moment il se déguise en femme, diable, pourquoi ? De même, pourquoi l’interminable scène d’exposition entre Frontin et Trivelin est-elle éclairée comme si le spectacle se passait à Londres, à l’aube, par un jour de grand fog ? Et pourquoi dans ce début, Trivelin est-il affublé en loubard contemporain, alors qu’ensuite il réapparaît vêtu à peu près d’époque ? En vérité, il semble que le réalisateur ait été inspiré par l’exemple de tous ceux qui, depuis Chéreau, se sont attachés à « démarivauder » les œuvres de l’auteur longtemps réputé « bulle de savon » pour en dégager la cruauté, la sordidité des rapports sociaux et des calculs d’argent, la monstruosité des mobiles faisant agir les personnages. Lassalle, le disséqueur, était passé maître dans ce procédé. L’ennui, c’est que Jean-Michel Rabeux ne semble pas avoir été conduit par une pensée dramaturgique. A mon avis, il n’a fait que suivre une façon de traiter le texte, en en supprimant la vivacité, sans étayer cela en profondeur.
Son mérite par contre est grand en tant que directeur d’acteurs. Certes, il a, à la base, une bonne distribution. Mais si on remarque Claude Degliame en travesti, on est étonné par le jeu étonnamment subtil (où pointe d’ailleurs le Marivaudage) de Laurence Février qui incarne la comtesse en grande actrice. Grâce à ces deux filles, la soirée est globalement positive et divertissante. Mais de toute manière, toute la distribution est bonne, et ne cherche pas systématiquement à éviter le comique. Le spectacle, malgré son parti « mode », est donc plaisant, grâce à ces artistes… et aussi grâce au texte, il faut bien le dire
06.11.81 LE DIBOUK, œuvre célèbre de la littérature juive, a été réduite par Bruce Myers à UN DIBOUK POUR DEUX PERSONNES.
Il est acteur. Josiane Stoléru lui donne la réplique. Il parle français, hébreu et anglais. Elle ne s’exprime qu’en français. Son français, à lui, sent l’anglo-saxon avec des intonations qu’aurait pu avoir Eric Von Stronheim. Son français à elle, est pur. Il a le nez en bec d’aigle. Elle l’a petit et droit.
Leur fiction est qu’un couple traditionnel et religieux, cherchant toutes vérités dans la bible, et obéissant aux règles, s’amuse, un soir de Sabbat, pendant le dîner rituellement servi, à évoquer une vieille histoire, celle d’un jeune homme qui, ayant appris que la fille qu’il aimait serait mariée à un autre par la volonté paternelle, en meurt « avant d’avoir fait son temps ». Son âme errante prend possession de la jeune fille, et il faut un rabbin exorciste pour obliger l’esprit à quitter le corps qu’il occupe indûment. La malheureuse choisit alors de mourir pour rejoindre son bien-aimé là où il est.
A eux deux, ils jouent tous les rôles, lui étant particulièrement habile à changer de chapeau. En vérité, ils racontent l’histoire, ce qui leur permet de la commenter, de s’en distancier. Un certain type de contact complice avec le public illustre la pensée que cet éloignement, baigné d’humour, pourrait contenir une certaine critique de l’obscurantisme décrit. Mais je n’en suis pas sûr. Comme tout ce qui est juif, on nage entre deux eaux : la stricte observance des formes est-elle une information apportée au Goïs, un rappel semoncé aux Israélites non religieux, une chaleur de complicité insufflée aux nons circoncis ? Ou signifie-t-elle une dénonciation ? Il y a quelque chose qui cligne de l’œil dans le sérieux exhibé. A moins qu’il ne s’agisse seulement d’une exploration dans un monde que l’état d’Israël aimerait bien ressusciter, ce monde « différent » fait de particularismes et entretenu par les Juifs qui s’y complaisent, et par les antisémites qui y puisent la justification de leurs défiances, au travers des histoires juives ». Nous n’y échappons pas ici, avec celle du pauvre qui économisait tellement, qu’à force de vivre dans la misère il était devenu riche, et qui se fait écraser par une troïka à Miami le jour où, sapé comme un roi, il vient y passer ses premières vacances de milliardaire. « Excuse-moi, lui dit Yahweh, je ne t’avais pas reconnu ! »
Le spectacle atteint une belle force à la scène d’exorcisme, qui est fort bien jouée… Et qui rappelle opportunément que les Chrétiens n’ont rien inventé en la matière. Et puis, tout de même, il s’agit d’une belle histoire d’amour, une des plus fortes qui existe en littérature, quelque chose comme Tristan et Yseult, Roméo et Juliette. Ca compte.
11.11.81 – Si le titre n’était pas HELIOGABALO, si le programme ne m’avait appris qu’il s’agissait d’une approche de l’œuvre d’Artaud, (« le livre le plus violent de la littérature contemporaine, je veux dire d’une violence belle et régénératrice » ; selon Le Clézio) à travers MA MÈRE de Georges Bataille, et si dans le même programme Renato Nicolini, adjoint au Maire de Rome, ne m’avait inculqué que Mémé Perlini signait avec ce spectacle « sa mise en scène la plus sale, la plus contaminée par la vie » tout en proposant « la possibilité d’un théâtre différent », j’aurais fort nagé ! Car les tableaux auxquels j’ai assisté, certains ma foi fort beaux et éclairés avec personnalité, au gré d’une curieuse poursuite par les lumières des actions à travers les espaces, inscrits sur la scène sans réalisme, ne m’ont pas « parlé ». Cela m’a évoqué Bob Wilson et Richard Foreman à la sauce Fellini Roma. Et j’ai été entraîné dans un univers onirique qui m’est, je le confesse et m’en excuse, étranger.
J’admire beaucoup Nicolini qui a pu conclure que, « dans un jeu rigoureux de blanc et de noir, de chair, de voix, de musique, étudié dans chaque détail » (jusque là, je suis d’accord : l’« enculturé » romain dit vrai, à ceci près que le rythme est lent et que l’humour -terriblement italien quand il pointe son nez- est rare), « Perlini nous propose le théâtre sans adjectifs », (si, moi j’en trouve : érotique sans sensualité, froid. Il y a quelque chose de l’esthétique du Groupe TSE dans la démarche), « le théâtre essentiel ». (Là, je ne suis pas d’accord. Le théâtre ne saurait « admissiblement » être réduit à ce dénuement). Perlini nous explique qu’il a vu dans MA MÈRE et HELIOGABALE un parallélisme fondamental : « la présence ambiguë, tourmentée et tortueuse de la figure de la femme, de la mère. » Il y a en effet dans son spectacle beaucoup de femmes immobiles dans des poses pour magazines, sexes savamment laissés dans le flou ou l’ombre, jarretelles amplement exhibées, ou au contraire toutes nues, « impudiques » (mais je dois être blasé). Mais je n’ai pas reçu qu’elles n’aient jamais atteint « le moment de plaisir suprême », celui qui « n’est accessible qu’au travers du délire ». Quelques contorsions n’y suffisent pas.
Maurice Attias, qui rêve de monter MA MÈRE, m’avait fait lire naguère une adaptation qui montrait bien le personnage initiant son fils à la débauche. D’un autre côté, l’«anarchiste couronné » Héliogabale « né sur un berceau de sperme, mort sur un oreiller de sang », dont la légende est faite de perversité, d’exécration, d’ambiguïté sexuelle, est au propre l’incarnation de ladite débauche. L’idée de marier les deux œuvres n’est donc pas complètement tordue. Encore eût-il fallu qu’un souffle de folie passât sur l’entreprise. J’ai évoqué le GROUPE TSE. Plus j’avance au fil de cette plume, plus je trouve que c’est la meilleure comparaison à faire. Entendez le TSE de 24 HEURES ou de FUTURA, ce FUTURA où tout le monde était nu sans que la moindre chaleur se communiquât. Mémé Perlini, ayant en main la lave du Vésuve, n’a fait que du beau, mathématiquement calculé. Son « produit » n’est donc pas à mes yeux réussi.
Ne parlons pas du fait qu’il n’a rien à voir avec l’édification du Socialisme. Il est totalement, purement, sans bavures, absolument DÉCADENT !
16.11.81 – Il y a deux moments dans le spectacle de Catherine Dasté, LE FOULON, de Jacques Allwright. Dans le premier, il semblerait que la metteuse en scène ait été investie par l’envie de faire drôle. C’est lourd, ça n’a pas de rythme, c’est bourré de réminiscences, mais ça arrache quelques rires. Il est vrai que quand des types bouffent des spaghettis salement, et même jonglent avec, l’effet est sûr ! Cette partie est composée par une série de sketchs, dont un, surréaliste, sur la mort, ne manque pas de tenue. Trois acteurs et deux servants, également percussionnistes (et dans ce domaine de haute qualité) ont de la présence.
Hélas, quand ces personnages vont, on ne sait pourquoi, se mettre à vivre dans une Japonaiserie d’il y a dix siècles, le spectacle devient horriblement chiant. Je me suis deux minutes amusé à entendre le français parlé et joué comme le nippon, mais le gag -qui finit par se situer au niveau d’une recherche musicale aberrante- dure trois quarts d’heure. Essayez donc, pendant trois quarts d’heure, d’écouter notre langue phrasée comme du japonais, vous m’en direz des nouvelles. Assez content vers le milieu du spectacle, c’est furieux que j’ai quitté l’ARTISTIC ATHÉVAINS sans avoir pu entrer un seul instant dans « l’histoire d’amour et de mort », paraît-il, racontée.
17.11.81 – Quand un spectacle ne vole pas haut, il arrive que ce soit vraiment très bas. C’est le cas du GRAND BILAN, « spectacle burlesque » écrit par Pierre Jolivet, qui, dans le style de « Au théâtre ce soir », montre Mahomet, Jésus et Bouddah écrivant « là-haut » pour demander un coup de pouce. Une série de sketchs débiles se termine par une laborieuse ascension du Théâtre Présent. (censé être le « Grand bilan », une montagne inaccessible).Cette scène de varappe aurait de l’intérêt si le spectacle avait du style et répondait à une pensée. Hélas, RIEN, RIEN et RIEN !
Même la recherche d’une complicité avec le public se passe à un bas niveau. Seul le début est frappant, quand on pourrait croire que deux loubards violent une fille dans la salle. Mais le spectateur est vite rassuré !
18.11.81 - Faut-il monter nos grands classiques ? « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton Roi », conclue LE CID de Corneille qui, d’un bout à l’autre, n’est qu’un éloge de la vertu d’obéissance au pouvoir, lequel est forcément sage, si c’est le nôtre. Quand on lit ces vers célèbres dans un ouvrage à destination scolaire, c’est avec distances, commentaires, réflexions sur la société décrite, possibilité de comparer avec ce que l’homme a, en trois siècles, parcouru comme chemin.
Mais à la représentation, la fonction du théâtre joue et, quelque part, qu’on le veuille ou non, cette exaltation de la valeur militaire, du respect de la hiérarchie, de la notion de devoir, de la légitimité de la vengeance, j’en passe et des meilleures, dans une œuvre d’où le peuple est remarquablement absent, et où les Africains sont des pillards sanguinaires (quoiqu’ils aient des qualités guerrières !), prend valeur de message. Nos enfants y recueillent un patrimoine qui n’a rien d’innocent, et qui n’aide certes pas à leur inculquer la tolérance. Quelque part, une telle œuvre, avec l’idéologie qu’elle trimballe, est aussi pernicieuse qu’un GOLDORAK apologiste du surhomme et du triomphe des justes sur la force brutale, entendez de la bonne force sur la méchante.
Est-ce parce qu’il a senti cela que Pierre Debauche s’est attaché à démystifier la pièce ? A la traiter en farceur ? N’hésitant pas à faire rire son auditoire ? Lui adressant en tout cas fréquemment des clins d’yeux, et traitant systématiquement certains moments au contraire de la tradition ? Un contraire qui ne ressort évidemment pas d’une dramaturgie, mais tout bonnement d’une volonté de faire différent. Du moins, au premier coup d’œil. Ainsi, le fameux soufflet, infligé par le Comte à Don Diègue, ne surgit pas comme un aboutissement de querelle, dans l’emportement d’une vivacité ne se contrôlant plus, mais comme un geste mesuré, pensé, au terme d’une discussion contenue, polie… Conforme au langage employé. Le célèbre « Va, cours, vole, et nous venge » n’est plus le terme d’une envolée lyrique, mais une incitation posée à la fin d’une tirade intellectuellement débitée. D’une façon générale, peut-on dire, Debauche a semblé s’attacher à rebaisser la « tragédie ». La « noblesse » lui a inspiré comme un ricanement intime. « Pour grands que soient les Rois, ils sont ce que nous sommes » est comme le guide de l’entreprise. Chimène et Rodrigue ont des rapports de jeunes gens qui se touchent sensuellement l’un l’autre. Il n’a peut-être pas couché avec elle, mais les corps se connaissent. Et le fameux « Chimène qui l’eût dit, Rodrigue qui l’eût cru » se dit couché, Rodrigue entre les cuisses de Chimène. Une drôlerie, c’est l’épée de Rodrigue, trop lourde et trop grande pour que Chimène la manie seule. Elle a besoin du concours d’Elvire, ce qui rend dérisoire, un peu ridicule, la scène où Rodrigue lui offre sa poitrine à percer.
Michèle Brule, qui joue Chimène avec beaucoup de tempérament -et qui tire remarquablement sa propre épingle du jeu d’ensemble- ne cache d’ailleurs pas, d’emblée, qu’elle hurle son devoir par nécessité sociale. Cette actrice ne donne pas l’impression de désirer vraiment la mort de l’assassin de son père, mais de se conformer à une règle. C’est bien de cela qu’il s’agit puisque l’œuvre a prévu le rachat du sang par le sang.
En vérité, sauf dans une scène, où les amants se laissent aller à l’émotion -et savent nous aliéner, nous la faire partager-, l’œil de Debauche plane en distance sur toute la représentation. Comme s’il était lui-même la coquine statue sculptée par Marc Bonseigneur d’après une terre cuite, nous dit le programme : « d’origine grecque et byzantine ». BYZANTINE, cher Debauche, n’en doutez pas et vous n’en doutez pas. Son sourire est coquin. C’est le vôtre.
A noter aussi, l’invention d’un personnage mi-clown, mi messager, mi-Pierrot, auquel les héros de la tragédie se raccrochent comme à un objet, et qui signifie vraisemblablement le Peuple. Ce rajout corrige sans doute dans l’esprit de Debauche l’absence dudit peuple dans l’œuvre. Mais le traitement est un peu artificiel. Cela dit, cet objet vivant, donc bougeant, auquel « on » s’adresse de temps en temps comme à un témoin sans importance, est en soi une belle trouvaille.
Finalement, au fil de la plume, je découvre que ce CID est pavé d’intentions très remarquables. Est-il complètement satisfaisant ? Non. Mais ce « non » se situe haut.
22.11.81 – Le CID, (voir ci-dessus), fut joué en 1636. En ce temps-là, Richelieu régnait sur la France par Louis XIII interposé. Victor Hugo situe l’intrigue de sa MARION DE LORME précisément cette année-là et, dans son texte, les citations de Corneille et les commentaires sur l’œuvre vont bon train.
Opportunément, le climat du Paris dans lequel elle fut jouée est donc retracé. Les bretteurs y ferraillaient à l’excès. C’était même une plaie, à tel point que le Cardinal avait publié un décret punissant de mort, pour l’exemple, les rescapés des duels. Marion de Lorme, courtisane célèbre de l’époque, tombe amoureuse d’un mystérieux Didier, surgi de nulle part, élevé dans la misère, mais, à l’évidence, noble. Elle vit avec lui l’illusion de la rédemption, elle se sent re-virginisée. Il ignore qui elle est. Un ancien amant à elle se battra avec le fier jouvenceau, et une machination, ourdie par un féal du Maître de la France, lui-même épris de la belle et outrée de sa résistance, conduira les jeunes gens à l’échafaud.
L’œuvre est grouillante de sentiments, d’actions. Les bons y sont bons, les méchants mauvais, et Richelieu pour Hugo est le symbole du pouvoir absolu le plus impitoyable, celui qui s’exerce par exécutants interposés, le tireur des ficelles demeurant dans l’ombre. A défaut de traiter directement de notre sort contemporain, l’œuvre n’est est pas moins une dénonciation de l’arbitraire, un hymne à la liberté, un pamphlet contre la peine de mort, et aussi une révolte de la Femme contre le sort qui lui est infligé par l’Homme. La revendication de Marion à l’Amour, son droit, après avoir été à tous, de n’appartenir qu’à un seul, sont évidemment très anti-conventionnels en 1830. La représentation de la pièce fut d’ailleurs interdite. Elle ne fut jouée qu’APRÈS Hernani alors qu’elle était antérieure. C’est elle qui aurait dû faire l’objet de la fameuse bataille.
Anne Delbée a monté MARION DE LORME fiévreusement. La première image, superbe, donne le ton quand on voit successivement envahir le plateau par des hommes uniformément vêtus de blanc, sans style, sauf des simulacres de chausses, et tous marchant virilement au pas sous un martèlement de percussions, isolés d’abord, puis formant un carré, résolument militaire, au milieu duquel on découvrira Marion, nue, vêtue seulement des pieds aux cuisses, elle aussi de chausses blanches, marchant au rythme de ces hommes. Des images fulgurantes, nées d’une imagination sans freins, parsèment la représentation où les perles spectaculaires s’accumulent.
Il est dommage que la distribution, faite en partie avec les acteurs du Théâtre Populaire Jurassien, en partie avec l’École du THÉATRE GO, soit inégale. Nathalie Alexandre est une Marion de Lorme assez peu sexy, froide, mais elle est bien faite et son jeu est professionnel. Philippe Caulet campe un Louis XIII très remarquable et André Bénichou joue le méchant Laffemas avec beaucoup de convention. Les autres sont médiocres, se font mal entendre, surtout quand la musique couvre leurs voix. L’acte III, celui des comédiens, donne à ces acteurs médiocres l’occasion de s’exhiber dans la truculence et ils sont insupportables. A cause d’eux, cette représentation qui pourrait être superbe n’est qu’intéressante. Elle subjugue au niveau de l’invention, du grouillement créateur. Même son désordre fascine. Le plateau n’est pas propre. Le décor n’est pas beau. C’est un peu comme si la scène était une fenêtre ouverte sur l’âme de la réalisatrice. Une âme où ça bout ! Mais où la « régie » n’a pas organisé l’ensemble assez rigoureusement. J’ai vu une magnifique représentation d’amateurs. Professionnellement, un brouillon.
26.11.81 – Le nouveau spectacle des Clowns Maclôma, VARIETA, n’est pas encore tout à fait au point. C’est normal. La première publique n’est que dans une semaine. Il n’est pas douteux que certaines esquisses trouveront leurs aboutissements, et il est certain que l’exactitude rigoureuse rendra incessamment propre ce qui est un peu brouillon actuellement. Cependant, les intentions étant claires, il est d’ores et déjà possible de rendre compte.
VARIETA commence un peu comme LA COPPIA BUFFA. Sur scène, il n’y a que quatre musiciens. Ils jouent une musiquette moderne. Geneviève Cabannes s’échine sur sa contrebasse à rattraper le rythme des autres. Guy et Alain sont dans la salle, très enrhumés. Sur la scène, tournant le dos aux spectateurs, deux chaises numérotées six et neuf attendent des occupants. Vous avez deviné. Les lascars ont des billets.
Allez reconnaître, s’il n’y a que ça d’écrit, un six d’un neuf. Il leur faut dix bonnes minutes pour escalader le plateau, et choisir leur siège. D’abord, ils croient que c’est l’orchestre qui fait le spectacle. Puis paraît Philippe en personnage double, femme de dos, Samouraï de face. Le second poursuit la première et, bien sûr, ne la rattrape jamais. Le jeu se fait sur une ligne cour jardin immuable, entre des pendrions rouges. En vérité, cette entrée de jeu ne m’a pas parue très originale, et m’a semblé sacrifier plus que de coutume chez les Maclôma à la tradition clownesque classique. Ils font même des gags très éculés.
La musique précise peu à peu sa personnalité très figurative, et devient valse des patineurs (les clowns ne m’ont pas paru patiner assez coulé).
Après un noir, survient un solo. C’est Philippe habillé en sentinelle, avec un fusil bleu et jaune pas sérieux, et une médaille. « Je n’aime pas mon métier », murmure-t-il d’une voix sans timbre aux spectateurs. Il va écrire une lettre d’amour. Il ne sait pas à qui il va l’adresser. Mais il fait confiance au vent. En effet, un fil descend des cintres happer sa missive, qui est en vérité composée de notes de musique. Elle aboutit chez une repasseuse (Guy) vêtue de bleu et de jaune, couleurs qui ressortent bien sûr l’environnement rougeâtre. Un point commun unit ces deux êtres, et c’est qu’ils ont de grandes, de très grandes oreilles, dont ils ont honte. Ignorant leur tare mutuelle, ils chercheront à la dissimuler. Quand ils s’apercevront de la vérité, la fureur les envahira et ils se crèveront l’un l’autre les yeux. Après quoi ils se dévêtiront et partiront ensemble, aveugles mais réunis, à cheval sur un manche à balai. Philippe est le meilleur des Maclôma. Il a un sourire, un charme, une présence poétique que ne possède pas Guy. On ne peut s’empêcher de songer à Henry, dont il a repris l’emploi.
Dans tout ce sketch, l’orchestre n’est plus sur le côté mais au fond du plateau. Le trompettiste ressemble incroyablement à Coluche. Après un nouveau noir, autre numéro. Un régisseur ne cesse de dire « c’est bon, ça va » en se battant avec des rideaux rétifs. Une diva chante un grand air tout en descendant un escalier plein de chausse-trappes. Les personnages se transformeront peu à peu au gré d’événements pas très clairs. Le cœur de la diva lâchera. Puis les compères apparaîtront en bébés nus. L’effet est obtenu par un revêtement de type bibendum. La garçon a perdu son zizi. Tous deux font pipi caca, puis se coiffent de leur pots et deviennent cosmonautes.
Le dernier sketch montre les étonnants rapports entre une poule et un Nègre. Très étonnamment, la poule préparera sa propre cuisson, mais c’est surtout le Nègre qui plongera dans la bassine. Disons seulement que le Nègre (Guy) est trompettiste de l’orchestre (le groupe Lo) qui joue. Ce sketch, avec Spaghettis, sera l’apothéose de VARIETA quand il fonctionnera.
Que ressort-il de tout ceci ? Beaucoup de gags, certains excellents, certains très personnels. Les Maclôma excellent dans le travesti, surtout Philippe. Les rapports avec le Groupe Lô devront s’affirmer. Malgré une volonté de collaboration, d’intégration des musiciens dans le jeu, on est quand même en présence d’une juxtaposition de mondes. Les musiciens ne sont pas des clowns. Je ne me rends pas compte si, avec le temps, leur participation deviendra satisfaisante. Peut-être, au minimum, faudrait-il les costumer, les grimer. Actuellement l’osmose ne fonctionne pas. D’autre part, les Maclôma n’ont pas, avec VARIETA, progressé sur DARLING DARLING. Je vois au contraire dans cette recherche du comique comme une dépolitisation. On est loin de la guillotine de DELIMELO. Le spectacle n’est pas agrandi par la présence des musiciens. Cela reste une série de solos et de duos brillants, sans continuité. Il me semble que l’ambition du projet ne soit pas atteinte, parce qu’il n’y a jamais assez de monde à la fois sur scène -je veux dire, assez de clowns puisque l’orchestre, pas terrible au surplus, reste à côté de la plaque.- N’est-il pas dommage que l’accord avec les Mirabelles ne se soit pas fait ?
30.11.81 – Le rusé Antoine Vitez nous convie une nouvelle fois à une imposture : en affirmant que SA lecture du livre de Guyotat, TOMBEAU POUR CINQ CENT MILLE SOLDATS, n’est pas une dénonciation, mais un renvoi au public de sa propre image, « chaque acteur étant le Virgile d’un Dante qui serait chaque spectateur », il insinue que tous les ceux qui rejetteraient son spectacle le feraient par hypocrisie politique, par refus de « reconnaître » en soi l’enfer. L’ennui, c’est qu’à mon avis, l’œuvre, faite pour être lue ou déclamée, brosse de l’homme en guerre une vision beaucoup trop d’une pièce pour supporter la théâtralisation. Sans nuances, ces soudards sont tous obsédés par le sexe -viols, sadisme, onanisme, pédérastie-, et cet aspect est tellement omniprésent qu’il provoque un rejet -d’ailleurs, l’amalgame sexe violence n’est très original et des films pornos, du genre de « Déportées et SS », produits en Allemagne, ont fréquemment enfoncé le créneau-. Ils torturent tous avec plaisir, même quand ça les fait vomir. Ils aiment la souffrance des autres. Pendant deux heures, ils débordent de fureur sur un registre sans contrepoint -et, malheureusement sans présence.
Bien sûr, le spectacle se veut provocateur. Mais il le serait sûrement davantage si les acteurs communiquaient. Or le public n’est pas touché par eux. Il s’ennuie. Et c’est un comble. Il devrait être dérangé, horrifié, révulsé, rougir d’avoir été cela –ou de l’avoir toléré chez ses fils, ses frères. Tout cela devrait lui être proche puisque la guerre en question est celle d’Algérie, qui le concerne directement. Or il ne s’indigne pas. Il ne se frappe pas la poitrine. IL S’EMMERDE.
« La fonction du théâtre » décrite par Vitez ne « fonctionne » donc pas. Dommage. Il y avait quelque courage à pousser ce cri dans un Théâtre National. Mais l’absence d’efficacité réduit l’acte à un simulacre. Je serai tout de même content d’entendre le commentaire de FRÉQUENCE GAY.
03.12.81 – Il faut avoir un certain goût du paradoxe pour ouvrir une saison de l’après dix mai, par un spectacle intitulé : ÉCRITS CONTRE LA COMMUNE. Antonio Diaz Florian, avec son Atelier de l’Épée de Bois, a eu cette idée. Comme si Claude Labbé, Debré, Poniatowsky, Chirac, Lecanuet… et quelques autres, étant supposés avoir de la plume, s’étaient livrés à des Philippiques bien écrites sur Mai 68 ! Ici, les détracteurs s’appellent Flaubert (c’est le plus violent !), Daudet, Dumas fils, Feydeau, Anatole France, Théophile Gautier, Edmond de Goncourt, George Sand, la Comtesse de Ségur, Zola. Ce sont des grands écrivains.
Tous ont bavé contre les Pétroleuses, le peuple ivre de vin et de sang, l’idéal des « Communeux ». L’égalitarisme est dénoncé. Et bien sûr, si cela ne surprend pas chez l’auteur de Salammbô, défendeur d’une société résolument de classe, cela étonne venant d’une Zola ou d’un Anatole France.
Un seul acteur dit tous les textes, un peu trop sur le même registre. Il s’appelle Christian Neupont et il ressemble beaucoup à Virlogeux. L’environnement dans lequel il évolue, à l’autel près, ressemble au chœur d’une église. L’or y joue un rôle riche et les cierges y brûlent, créant de beaux reflets que ne suscite pas la parcimonieuse intensité accordée aux projecteurs. En même temps qu’il parle vient de quelque part un marmonnement, comme de quelqu’un qui prierait. On découvrira au bout d’un moment, émergeant à peine du noir, un homme sombre, debout, feignant de lire des mots incommunicables d’une voix uniforme.
Naturellement, ce spectacle requiert d’être entendu avec une oreille critique. C’est une compilation d’opinions qui est intéressante à découvrir, si on ne se laisse pas aliéner. Le danger d’échec, c’est que le message « passe » et que le premier degré fonctionne. L’acteur est à la limite sur ce plan-là et je crains que, malgré le très beau texte final dit sur l’air du Temps des Cerises, et exaltant, celui-là, la Commune, qui est de Félix Piat, la « leçon » ne porte d’aventure. Si on pense à gauche, en entendant certaines diatribes, on a envie de s’exclamer : « Oh ! Oh ! Oh »… Mais si on penche à droite, alors… Parmi les auteurs à citer, j’ai oublié Leconte de Lisle, Arsène Houssaye… Baudelaire ! Eh oui… La Commune n’a pas fait que des adeptes ! Méritait-elle la poésie dont on l’a, par ailleurs, entourée ? Vous voyez, le spectacle insinue le doute.
04.12.81 – Vincent Colin, Daniel Koenigsberg et Michel Vernac ont uni leurs forces pour présenter un « théâtre musical pour téléspectateurs enfants et adultes » intitulé SI TÉLÉ M’ÉTAIT CONTÉE. Pendant moins d’une heure, un grand et un petit monsieur s’affairent à jouer physiquement devant nous -sans cacher les trucs et les ficelles- les mouvements principaux de notre TV : la pub, les colloques, les débats, les informations etc…
La bande son est le plus souvent réaliste et, pour peu que le spectateur soit aussi téléspectateur, les références sont évidentes. Un certain répétitif de plus en plus accéléré vise à créer un second degré. Mais on n’atteint pas à une vraie critique. Le spectacle reste une pochade. On y chine la TV. On n’en démonte pas le fonctionnement aliénant. (en tout cas, ça ne s’éprouve pas).
Avec cela, l’ATELIER APERGHIS montre en tout cas qu’il a fait du chemin vers le souci de communiquer avec le peuple. Dans la salle, quelques immigrés et leurs enfants côtoyaient les intellectuels de Bagnolet, et prenaient visiblement du plaisir.
08.12.81 – Mohamed Khaïr Eddine « écrit en français, dans une langue riche et violente », nous indique la feuille ronéotypée qu’on distribue aux spectateurs de l’Atelier du Chaudron. En effet, son discours très fleuri, truffé d’images, sonne arabe traduit et je veux bien croire ce qu’on m’inculque quand on m’affirme que c’est « en exilé qu’il parle ».
Malheureusement, je ne sais pas si son cri -théâtralisé par le THÉATRE EN PIÈCES- n’est qu’une vocifération ou s’il recèle un message. Je n’y ai en effet rien compris. Je veux dire que la façon d’articuler d’un des acteurs, un Noir malien, jointe à une acoustique déplorable, m’ont rendu le texte quasiment inaccessible. J’ai perçu seulement des flashs, que ce DÉTERREUR, notamment, bouffait les cadavres des morts pour se nourrir, puis, si j’ai bien compris, qu’il était mort lui-même et que son âme errante ne trouvait pas de repos !
Un remarquable saxophoniste trompettiste participe au jeu, ponctuant le pathos des deux acteurs avec des accents qui, eux, sont signifiants et aident à supporter le temps qui passe dans une acception de concert. Le tout se joue -mais pourquoi ? Au nom de quel symbole ?- dans un espace qu’occupent seulement trois magnifiques taxis Mercedes noirs. En vérité, je crois que si j’avais bien reçu l’œuvre, elle m’aurait agacé. Mais ça se place à un certain niveau tout de même, soyons justes. Chiant mais exigeant. J’ai vu que ça avait été créé à l’Atelier du théâtre d’en face.
13.12.81 – Pour l’ouverture de Chaillot, ou plutôt pour inaugurer sa direction, Antoine Vitez manie le symbole à pleins tubes. C’est en effet tout nu -sous prétexte d’incarner le Docteur Faust en quête de la « connaissance »- qu’il émerge d’une malle à malices, ayant l’air de dire aux spectateurs : « Voyez, je pars de rien, avant moi était le néant ».
D’aucuns diront que le metteur en scène a su dégager l’essentiel de l’œuvre de Goethe. Mon impression est que la version proposée est superficielle. Vitez utilise l’espace offert par la grande salle en disposant les spectateurs de trois côtés d’une aire de jeu truffée de trappes. (Comment Méphisto pourrait-il apparaître autrement que venant du sous-sol entouré de fumée ?). Sur la scène, proprement dite, il a installé un décor d’opéra : colline verdoyante, arbres. Dans un buisson se cache un petit orchestre villageois. Dieu, joué par Pierre Vial en P.D.G. flegmatique, apparaît au fond dans une nef. Le Magic Circus aurait pu avoir cette idée, de même que le bestiaire de la nuit de Walpurgis et le chien annonciateur du diable. On serait même en plein plagiat si on n’était loin du compte !
Je dois dire que le sacrifice au spectaculaire jette sa poudre aux yeux pendant la première partie. Après tout, l’angoisse de Faust, les questions « essentielles » qu’il se pose, recoupent tout à fait mes interrogations. Et la façon désuète dont il se comporte est, en somme, un agrément. Vitez qui joue Faust dans cette partie, et qui ressemble terriblement à Vilar (visage, gestes, attitudes, mais nous savons que le nouveau maître des lieux est un brillant imitateur), ne contribue pas peu à rendre crédible la fable. Sa présence en tant qu’acteur est admirable. Grâce à lui, le message se transmet, se communique, fonctionne !
Malheureusement, après l’entracte, il laisse le rôle à un acteur plus jeune et c’est insupportablement mièvre Marguerite qui prend la vedette. Le courant cesse d’autant plus de passer que la pièce, à mon avis, s’enlise. On trouve que, pour avoir vendu son âme et l’avoir livrée à des tourments éternels au terme du marché, le docteur se contente de bien peu ! Je ne sais si c’est à dessein que Vitez a gommé en Marguerite la carte de la pureté absolue, de la virginité de l’âme, qui met le malin en échec, mais l’actrice qu’il a choisie n’est ni belle ni éthérée. C’est une plante campagnarde prête pour allaiter. Contresens ? Pas sûr. Le rusé paradoxal est fort capable de d’avoir à dessein distribué en contre-emploi. En tout cas, la scène de la folie dans la prison montre l’actrice carrément conventionnelle. On croirait Ophélie se noyant !
Qu’elle est chiante, cette deuxième partie, qui, de toute manière, ne conclue rien, puisqu’elle se termine sur Méphisto entraînant son héros plus loin après la mort de Marguerite. En vérité, il faudrait, pour juger l’œuvre, avoir le courage de se taper maintenant le deuxième Faust. A la fois j’ai envie de dire qu’on ne devrait pas avoir le droit de réduire la pièce à ce que j’ai vu, et, ô contradiction, que ce que j’en ai vu (quatre heures) est bien suffisant. Car je me suis beaucoup ennuyé. Dommage ! Il y a eu dans la soirée une moment d’état de grâce. Il aurait fallu partir à l’entracte !
14.12.81 – Revu à Créteil le PANTAGRUEL de Mehmet Ulusoy. Ca ne dure plus que deux heures quarante et il y a un entracte. Je ne me sens toujours pas davantage concerné par les textes de Rabelais choisis, mais l’objet culturel est fort beau et fonctionne. Pendant une heure quarante. Car, étrangement, Mehmet n’a rien changé à ce qu’il y avait de moins bon dans son spectacle : la quête interminable de Panurge se demandant s’il doit se marier ou non. Guy Jacquet est un peu moins exhibitionniste qu’à Tournai. On ne fait qu’entrevoir sa quéquette ! Mais il n’est pas meilleur !
Sans doute est-ce parce qu’il sentait le danger que Philippe Adrien, faisant un pas vers la DISTANCE, a voulu placer son MONSIEUR DE POURCEAUGNAC dans un musée. Les personnages d’un autre temps s’y animeront, dans cadre et sous les lumières avares d’un palais XVIIème austère. Soit ! Mais ce n’était pas une raison pour traîner dans le rythme de la comédie au risque de dégoûter du théâtre les enfants que les parents amènent de bonne foi. L’œuvre choisie, de surcroît, mineure et tout d’une pièce, ne méritait, me semble-t-il, pas, un traitement.. Quel traitement ? D’ailleurs ? Psychologique, psychanalytique, social ? Homosexuel ? Le spectacle va un peu dans tous les sens et la cruauté d’une série de complices envers un provincial ridicule n’est pas rendue plus insupportable par la musique de Rosengart que par celle de Lulli !
Bref, le jeu qui consiste à remonter cette oeuvrette n’en vaut que la chandelle de compléter les connaissances culturelles des spectateurs. Etre fidèle et conventionnel n’est-il pas alors le procédé le plus sain ?
19.10.81 - Par miracle, mais encore une fois seulement pour quelques jours, revoici le PRENDS GARDE AUX ZEPPELINS de Didier Flamand. L’Opéra Comique, la salle Favard, avec son or et ses velours, remplace les Bouffes du Nord, mais le spectacle n’a pas changé. Il n’a pas pris une ride. Peut-être est-il plus professionnel encore qu’il n’était.
La beauté des tableaux, l’importance du contenu (on est sur le même créneau que NOËL AU FRONT) en font dans sa perfection LE spectacle NÉCESSAIRE par définition. Et puis, redisons-le, l’utilisation de la bande son comme une partition obligeant, quoi qu’il arrive, les acteurs à se retrouver au point d’orgue, est un truc dont je me demande pourquoi il ne fait pas école, puisqu’il garantit le respect du rythme comme sous la baguette d’un chef invisible. Ainsi le metteur en scène est-il omniprésent mystérieusement. En vérité, cette bande son justifie tout à fait la présence de ce spectacle dans cette salle vouée à l’Art Lyrique : c’est bien à un opéra que nous convie Flamand, avec la guerre et ses victimes et ses profiteurs sur la scène.
20.10.81 – Si quelqu’un peut m’expliquer à quelle démarche correspond l’entreprise de Daniel Zerki proposant au public du Festival d’Automne COMPAGNIE, de Samuel Beckett, il me rendra service. Car pour moi, cette NON pièce, au contenu particulièrement débilitant, puisqu’il s’agit du discours de Lucky d’EN ATTENDANT GODOT poussé à son extrême, l’homme, « couché dans le noir » étant relégué à la plus ultime pointe de la solitude, au terme d’une série de constatations toutes plus affligeantes les unes que les autres, de surcroît NON exprimées en une NON langue, par un auteur qui se NIE lui-même, par dessus le marché NON mise en scène et jouée par un NON acteur dans des NON lumières, puisqu’une bonne demi-heure, sur une heure vingt, se propose dans un noir qui serait absolu si l’on avait l’œil tiré à gauche vers l’écriteau « SORTIE » singulièrement insistant, cette non pièce donc, dis-je, (il s’agit en effet de la « lecture » d’une nouvelle non conçue pour le théâtre) ne méritait aucune exhumation.
« Les terroristes redoublent de férocité », songeais-je en sortant. Ou « les comploteurs passent à la provocation ». A la fin, une lueur glauque verdâtre montre Zerki nu couché. On ne le voit qu’un instant. La quête est terminée : l’homme dénudé est définitivement démuni.
21.10.81 - Non seulement la pièce de Kobe Abe, « adaptée » par Pol Quentin, est mauvaise, mais en plus elle est politiquement salope : une « famille », six personnes, la grand-mère, le père, la mère, la fille, la petite-fille, le fils délinquant, font irruption chez un garçon tranquille et aimant la solitude. Ces gens s’incrustent dans l’appartement mais ce ne sont pas des squatters : ils aiment beaucoup, affirment-ils, l’individu qu’ils dérangent POUR SON BIEN, sous-entendez, et vous aurez compris la grossière symbolique du propos, pour lui inculquer les vertus de la vie collective. Ils l’aimeront tellement que, tels bien sûr les laveurs de cerveaux des Pays de l’Est, ils iront jusqu’à le tuer tout en lui faisant -c’est l’écolière génération nouvelle qui s’en charge- une déclaration d’amour !
Bon ! Moi je n’aime pas qu’on touche à certaines choses, et il y a des dénonciations droitières que je trouve trop commodes. Ce monde décrit ici comme là en blanc pur et en noir absolu est insupportable, et chacun dans son camp met trop en avant l’arbre des autres pour masquer sa forêt. Mais il est VRAI que cela m’a frappé dans certaines « démocraties populaires », et que c’est un aspect rarement illustré : ce n’est pas hypocritement qu’on y parle de rééducation, et c’est parce qu’on les aime bien qu’on y « soigne » psychiatriquement les « malades » coupables de penser en termes d’individus, qu’on les enferme au goulag et qu’on les liquide ! Quelque part, cette comédie nippone illustre donc une réalité que certains peuvent juger bonne à dire.
L’ennui, c’est qu’elle est écrite dans ce style boulevard sérieux qui était à l’honneur il y a cinquante ans et qu’on ne retrouve plus, désuet à souhait, qu’à AU THÉATRE CE SOIR. L’auteur s’est laissé emporter par son anecdote et il y a des scènes « psychologiques » invraisemblables et ennuyeuses. Le metteur en scène, Jean-Pierre Grandval, ne s’est pas cassé la tête et les acteurs cachetonnent ostensiblement. Si bien que la dénonciation politique fait flop. J’aurais pu, malgré la composition du public évidemment sympathique à la thèse développée, titrer : NOS MERVEILLEUX AMIS - Un four au Théâtre du Rond-Point. On a même été à deux doigts de l’emboîtage.
22.10.81 - A l’heure de la pause casse-croûte, un homme-sandwich évoque en une série de scènes flash-back son enfance (fort contrainte par une mère abusive et des enseignants peu compréhensifs), sa vocation à devenir « roi du rock » (très contrariée et débouchant sur un engagement dans un dancing, comme chanteur de charme sud-américain), son service militaire (haut en couleurs), ses amours…
Jean-Claude Bourbault, qui a bénéficié de « la collaboration » du Théâtre du Soleil, paye comptant avec talent et son one-man-show, gentiment témoin de temps, se laisse voir avec plaisir. Ca s’appelle SANDWICH ON THE BLUES. Ca se passe à la Comédie de Paris.
23.10.81 – Charmant personnage, cet UBU yougoslave inventé par un certain Radovan Iusic en 1943, ce ROI GORDOGANE qui reconnaît ceux de ses sujets qui ont payé l’impôt à ce que le collecteur leur a coupé l’oreille, et ceux qui ne l’ont pas payé à ce que le bourreau les a éborgnés. Cela se passe dans un univers médiéval peuplé de forêts profondes recelant des génies et des herbes malignes, parcouru par des chevaliers exemplaires investis de la mission de délivrer la belle princesse enfermée dans l’introuvable tour blanche, et habité par un peuple misérable mais « shakespearement » truculent.
Pendant la première demi-heure, (deux actes sur cinq, mais ce sont les plus courts), le spectateur se laisse investir par un charme, parce que Dominique Verrier, le metteur en scène, a su cultiver l’étrange et traiter les personnages avec fantaisie. Et puis, les acteurs de LA BOUCHE D’OMBRE ont du talent : notamment Christine Liétot est une vive princesse à la fois juvénile, tendre et cruelle. Rémi Secret est excellent en prince mi-naïf, mi-demeuré, mi-jeune homme convenable du seizième arrondissement. L’idée qui a consisté à inscrire le jeu sur un tapis de feuilles est spectaculaire.
Mais mon petit doigt me dit que l’œuvre, dans l’esprit de l’auteur, avait probablement à l’époque où il l’a écrite un contenu politique : ce cruel tyran qui extermine tout le monde autour de lui et qui, devenu solitaire à la fin, s’en prend rageusement aux arbres de son royaume, n’est pas sans rappeler quelqu’un. Malheureusement, il s’est enlisé dans son anecdote et sa pièce devient très vite chiante. La transposition historique ne paraît, d’autre part, plus nécessaire aujourd’hui pour dénoncer l’oppression, et comme l’équipe de réalisation a résolument joué l’éloignement dans le temps, on aboutit à un conte pour enfants qui s’adresse en porte-à-faux aux adultes, le monde du rêve montré n’étant pas concernant. UTILE ? Non, cette contestation ne l’est pas. DIVERTISSANTE ? Elle est ratée. Dommage. On en vient à se demander ce qui a pu réunir cette troupe autour de CE texte mal bâti qui eût pour le moins eu besoin d’une adaptation.
25.10.81 – Il y a un certain temps déjà que la Compagnie du Lierre a produit LA GRANDE PEUR DANS LA MONTAGNE, nouvelle de Ramuz théâtralisée. C’est une réalisation de Jean-Michel Baudoin, dont la création a eu lieu en Franche-Comté. J’imagine qu’elle a dû ravir les spectateurs de Besançon, car l’acteur y conte l’aventure de quelques bergers d’un village helvétique avec un très savoureux accent suisse.
La fiction est que les spectateurs font irruption dans une salle de bistrot fermée depuis vingt ans… depuis les « événements ». Surpris, ravi, le patron, tout en préparant les consommations avec l’aide d’une servante acariâtre muette que le souvenir de l’aventure terrorise et qui la revivra expressivement en même temps que le narrateur qu’elle soutiendra par quelque musique d’accordéon, évoquera ce qui s’était passé : malgré l’avis des anciens, les jeunes du village avaient décidé d’ouvrir un pâturage là-haut, sous un glacier, se moquant des superstitions attachées au lieu. Vous avez compris que les anciens avaient raison et que l’affaire finit très mal. Ramuz, qui ne se montre pas ici de gauche, se fait le chantre de l’obscurantisme. « C’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés. Il y a des places qu’elle se réserve. Il y a des places où elle ne permet pas qu’on vienne ! ». L’étrange est cultivé avec bonheur, car la montagne reste un des rares dangers mystérieux et imprévisibles de notre temps. Sa majesté, sa puissance, le fait que des sportifs s’attaquent à elle, la défient, en font un ennemi calme et d’autant plus redoutable. Les fantômes des esprits y rôdent.
Donc pas de leçon à tirer car Jean-Michel Baudoin, fidèle à Ramuz, ne conteste pas cette sujétion des hommes à la nature. L’homme n’a qu’à se soumettre. Ce que fait d’ailleurs, socialement, la servante sans cesse rabrouée et qui encaisse. Chacun à son niveau, donc, doit accepter « les règles ». S’il ne s’agissait pas d’un spectacle de pur divertissement, ce serait peu acceptable. Mais, visiblement, le metteur en scène n’a songé qu’à être efficace, à créer une atmosphère. Il y parvient très bien malgré une pointe de lenteur, helvétisme oblige. Habilement, aidé par Hélène Horeau dont la prestation est très croustillante, il sait installer SON climat. Seul à parler, il sait captiver. Ses ruptures, quand il s’adresse familièrement à ses « clients » -entendez, vous, moi, mettant les nappes, les verres, versant du vin, trinquant, permettant d’éviter le ronron, écueil du genre-. Bref, il fait en sorte qu’on se laisse agréablement prendre. C’est plaisant…
26.10.81 – L’univers de Copi, à mi-chemin de la démence, une folie logique qui est extrêmement troublante parce qu’elle est en clair une ALIENATION normalisée des comportements humains -et, quelque part, une auto-condamnation puisque l’auteur, lui-même homosexuel et drogué, se réfère dans sa description à un enfer qu’il fréquente intimement, resurgit cette saison au FONTAINE avec LA TOUR DE LA DÉFENSE.
Il est dommage que le projet un moment caressé, que soit programmée à 20 h (ce spectacle-ci étant à 22 h) une reprise des QUATRE JUMELLES, selon le montage d’Albert Delpy, n’ait pu aboutir. Car Claude Confortès, metteur en scène de l’entreprise, n’a pas su aller comme Delpy jusqu’au bout de l’immonde. Sa direction d’acteurs évite le sordide. Pourtant, lui, bénéficiait de grands noms : Bernadette Lafont, dont il faut dire qu’elle est remarquable, ainsi que Pierre Clémenti, infiniment juste de touches psychologiques ; Jean-Pierre Kalfon, plus terne mais sans doute bien construit en homosexuel indétectable, de ceux qui ne vous font pas retourner dans la rue. Malheureusement, Copi a voulu bâtir une anecdote, et toute la deuxième partie de la pièce, après un entracte qui ne semble pas indispensable, sombre dans un drame bourgeois verbeux. Confortès n’a pas su transcender l’incendie de la tour voisine (visiblement inspiré du film LA TOUR INFERNALE), ni exploiter les déraillements de la mère infanticide. Je suis sûre que l’actrice aiguillonnée aurait pu atteindre à des dimensions tragiques. J’aimerais, un jour, voir Bernadette Lafont dans PHÈDRE. Ici, on ne dépasse pas l’horreur du théâtre d’Henri Bernstein ! C’est dommage. Le théâtre de Copi, infiniment personnel, est fragile et demande à être dépassé. Peut-être dans quelques temps (j’ai assisté à la Première absolue), la liberté recouvrée inspirera-t-elle aux artistes d’aller plus loin. A moins qu’elle ne les entraîne à jouer boulevard à grand renfort d’effets quêtés. Déjà, le danger rôde.
03.11.81 – Ils se défoncent. Ils se contorsionnent, ils grimacent, ils gesticulent, ils crient, ils chantent (parfois harmonieusement), ils tapent sur des tambours, ils se battent. Chacun (chacune) s’est campé une difformité et il faut reconnaître que les performances sont honorables. Le travail, s’il est à considérer, lorsqu’on voit un spectacle même si le résultat est douteux, est remarquable.
Hélas, LES BOUFFONS ne me semblent pas pouvoir être les personnages uniques d’une représentation. Serge Martin, dans le programme que distribue le DAL THÉATRE, note fort justement que ces êtres « possédant une force diabolique et angélique qui renverse tout paravent », … « vivent en bandes ». « C’est », dit-il, « une entité comparable au chœur antique. » J’y souscris, mais JUSTEMENT il n’y a pas de pièce antique qui soit fondée sur les seules évolutions d’un chœur. Le chœur antique ne fait que commenter ce qu’ont fait ou vont faire des héros.
Ici, on n’a QUE le chœur à se mettre sous la dent et, comme de surcroît on ne comprend pas ce qui est dit parce que c’est mal articulé, on se retrouve bêtement devant un exercice à l’état pur, vite ennuyeux, dont le contenu, s’il existe, est illisible. Apparemment -si j’en crois le même programme-, les ambitions de l’équipe sont grandes. « Trouver un nouveau chemin de liaison avec le spectateur, un contact direct et vital afin de réveiller son esprit critique, d’aiguiser son émotion en le plaçant au cœur de la représentation », n’est pas un mince projet. Encore faudrait-il qu’il s’intéressât, du coup, à MES préoccupations. Ce n’est pas le cas.
05.11.81 – Je ne connaissais pas ce Jean-Michel Rabeux qui a trouvé un producteur dans le CAC des Gémeaux de Sceaux, et un théâtre avec la grande salle de la Cité Universitaire pour présenter LA FAUSSE SUIVANTE de Marivaux.
Si, avec cette représentation, on considère qu’il fasse ses gammes, l’artiste est prometteur. Pour atteindre à un niveau pleinement satisfaisant, il lui faudra seulement renoncer aux gratuités. Qu’Arlequin soit un Nègre, passe. C’est un clin d’oeil aux bons sauvages qui faisaient la joie de la bonne société du XVIIIème siècle. Mais qu’à un moment il se déguise en femme, diable, pourquoi ? De même, pourquoi l’interminable scène d’exposition entre Frontin et Trivelin est-elle éclairée comme si le spectacle se passait à Londres, à l’aube, par un jour de grand fog ? Et pourquoi dans ce début, Trivelin est-il affublé en loubard contemporain, alors qu’ensuite il réapparaît vêtu à peu près d’époque ? En vérité, il semble que le réalisateur ait été inspiré par l’exemple de tous ceux qui, depuis Chéreau, se sont attachés à « démarivauder » les œuvres de l’auteur longtemps réputé « bulle de savon » pour en dégager la cruauté, la sordidité des rapports sociaux et des calculs d’argent, la monstruosité des mobiles faisant agir les personnages. Lassalle, le disséqueur, était passé maître dans ce procédé. L’ennui, c’est que Jean-Michel Rabeux ne semble pas avoir été conduit par une pensée dramaturgique. A mon avis, il n’a fait que suivre une façon de traiter le texte, en en supprimant la vivacité, sans étayer cela en profondeur.
Son mérite par contre est grand en tant que directeur d’acteurs. Certes, il a, à la base, une bonne distribution. Mais si on remarque Claude Degliame en travesti, on est étonné par le jeu étonnamment subtil (où pointe d’ailleurs le Marivaudage) de Laurence Février qui incarne la comtesse en grande actrice. Grâce à ces deux filles, la soirée est globalement positive et divertissante. Mais de toute manière, toute la distribution est bonne, et ne cherche pas systématiquement à éviter le comique. Le spectacle, malgré son parti « mode », est donc plaisant, grâce à ces artistes… et aussi grâce au texte, il faut bien le dire
06.11.81 LE DIBOUK, œuvre célèbre de la littérature juive, a été réduite par Bruce Myers à UN DIBOUK POUR DEUX PERSONNES.
Il est acteur. Josiane Stoléru lui donne la réplique. Il parle français, hébreu et anglais. Elle ne s’exprime qu’en français. Son français, à lui, sent l’anglo-saxon avec des intonations qu’aurait pu avoir Eric Von Stronheim. Son français à elle, est pur. Il a le nez en bec d’aigle. Elle l’a petit et droit.
Leur fiction est qu’un couple traditionnel et religieux, cherchant toutes vérités dans la bible, et obéissant aux règles, s’amuse, un soir de Sabbat, pendant le dîner rituellement servi, à évoquer une vieille histoire, celle d’un jeune homme qui, ayant appris que la fille qu’il aimait serait mariée à un autre par la volonté paternelle, en meurt « avant d’avoir fait son temps ». Son âme errante prend possession de la jeune fille, et il faut un rabbin exorciste pour obliger l’esprit à quitter le corps qu’il occupe indûment. La malheureuse choisit alors de mourir pour rejoindre son bien-aimé là où il est.
A eux deux, ils jouent tous les rôles, lui étant particulièrement habile à changer de chapeau. En vérité, ils racontent l’histoire, ce qui leur permet de la commenter, de s’en distancier. Un certain type de contact complice avec le public illustre la pensée que cet éloignement, baigné d’humour, pourrait contenir une certaine critique de l’obscurantisme décrit. Mais je n’en suis pas sûr. Comme tout ce qui est juif, on nage entre deux eaux : la stricte observance des formes est-elle une information apportée au Goïs, un rappel semoncé aux Israélites non religieux, une chaleur de complicité insufflée aux nons circoncis ? Ou signifie-t-elle une dénonciation ? Il y a quelque chose qui cligne de l’œil dans le sérieux exhibé. A moins qu’il ne s’agisse seulement d’une exploration dans un monde que l’état d’Israël aimerait bien ressusciter, ce monde « différent » fait de particularismes et entretenu par les Juifs qui s’y complaisent, et par les antisémites qui y puisent la justification de leurs défiances, au travers des histoires juives ». Nous n’y échappons pas ici, avec celle du pauvre qui économisait tellement, qu’à force de vivre dans la misère il était devenu riche, et qui se fait écraser par une troïka à Miami le jour où, sapé comme un roi, il vient y passer ses premières vacances de milliardaire. « Excuse-moi, lui dit Yahweh, je ne t’avais pas reconnu ! »
Le spectacle atteint une belle force à la scène d’exorcisme, qui est fort bien jouée… Et qui rappelle opportunément que les Chrétiens n’ont rien inventé en la matière. Et puis, tout de même, il s’agit d’une belle histoire d’amour, une des plus fortes qui existe en littérature, quelque chose comme Tristan et Yseult, Roméo et Juliette. Ca compte.
11.11.81 – Si le titre n’était pas HELIOGABALO, si le programme ne m’avait appris qu’il s’agissait d’une approche de l’œuvre d’Artaud, (« le livre le plus violent de la littérature contemporaine, je veux dire d’une violence belle et régénératrice » ; selon Le Clézio) à travers MA MÈRE de Georges Bataille, et si dans le même programme Renato Nicolini, adjoint au Maire de Rome, ne m’avait inculqué que Mémé Perlini signait avec ce spectacle « sa mise en scène la plus sale, la plus contaminée par la vie » tout en proposant « la possibilité d’un théâtre différent », j’aurais fort nagé ! Car les tableaux auxquels j’ai assisté, certains ma foi fort beaux et éclairés avec personnalité, au gré d’une curieuse poursuite par les lumières des actions à travers les espaces, inscrits sur la scène sans réalisme, ne m’ont pas « parlé ». Cela m’a évoqué Bob Wilson et Richard Foreman à la sauce Fellini Roma. Et j’ai été entraîné dans un univers onirique qui m’est, je le confesse et m’en excuse, étranger.
J’admire beaucoup Nicolini qui a pu conclure que, « dans un jeu rigoureux de blanc et de noir, de chair, de voix, de musique, étudié dans chaque détail » (jusque là, je suis d’accord : l’« enculturé » romain dit vrai, à ceci près que le rythme est lent et que l’humour -terriblement italien quand il pointe son nez- est rare), « Perlini nous propose le théâtre sans adjectifs », (si, moi j’en trouve : érotique sans sensualité, froid. Il y a quelque chose de l’esthétique du Groupe TSE dans la démarche), « le théâtre essentiel ». (Là, je ne suis pas d’accord. Le théâtre ne saurait « admissiblement » être réduit à ce dénuement). Perlini nous explique qu’il a vu dans MA MÈRE et HELIOGABALE un parallélisme fondamental : « la présence ambiguë, tourmentée et tortueuse de la figure de la femme, de la mère. » Il y a en effet dans son spectacle beaucoup de femmes immobiles dans des poses pour magazines, sexes savamment laissés dans le flou ou l’ombre, jarretelles amplement exhibées, ou au contraire toutes nues, « impudiques » (mais je dois être blasé). Mais je n’ai pas reçu qu’elles n’aient jamais atteint « le moment de plaisir suprême », celui qui « n’est accessible qu’au travers du délire ». Quelques contorsions n’y suffisent pas.
Maurice Attias, qui rêve de monter MA MÈRE, m’avait fait lire naguère une adaptation qui montrait bien le personnage initiant son fils à la débauche. D’un autre côté, l’«anarchiste couronné » Héliogabale « né sur un berceau de sperme, mort sur un oreiller de sang », dont la légende est faite de perversité, d’exécration, d’ambiguïté sexuelle, est au propre l’incarnation de ladite débauche. L’idée de marier les deux œuvres n’est donc pas complètement tordue. Encore eût-il fallu qu’un souffle de folie passât sur l’entreprise. J’ai évoqué le GROUPE TSE. Plus j’avance au fil de cette plume, plus je trouve que c’est la meilleure comparaison à faire. Entendez le TSE de 24 HEURES ou de FUTURA, ce FUTURA où tout le monde était nu sans que la moindre chaleur se communiquât. Mémé Perlini, ayant en main la lave du Vésuve, n’a fait que du beau, mathématiquement calculé. Son « produit » n’est donc pas à mes yeux réussi.
Ne parlons pas du fait qu’il n’a rien à voir avec l’édification du Socialisme. Il est totalement, purement, sans bavures, absolument DÉCADENT !
16.11.81 – Il y a deux moments dans le spectacle de Catherine Dasté, LE FOULON, de Jacques Allwright. Dans le premier, il semblerait que la metteuse en scène ait été investie par l’envie de faire drôle. C’est lourd, ça n’a pas de rythme, c’est bourré de réminiscences, mais ça arrache quelques rires. Il est vrai que quand des types bouffent des spaghettis salement, et même jonglent avec, l’effet est sûr ! Cette partie est composée par une série de sketchs, dont un, surréaliste, sur la mort, ne manque pas de tenue. Trois acteurs et deux servants, également percussionnistes (et dans ce domaine de haute qualité) ont de la présence.
Hélas, quand ces personnages vont, on ne sait pourquoi, se mettre à vivre dans une Japonaiserie d’il y a dix siècles, le spectacle devient horriblement chiant. Je me suis deux minutes amusé à entendre le français parlé et joué comme le nippon, mais le gag -qui finit par se situer au niveau d’une recherche musicale aberrante- dure trois quarts d’heure. Essayez donc, pendant trois quarts d’heure, d’écouter notre langue phrasée comme du japonais, vous m’en direz des nouvelles. Assez content vers le milieu du spectacle, c’est furieux que j’ai quitté l’ARTISTIC ATHÉVAINS sans avoir pu entrer un seul instant dans « l’histoire d’amour et de mort », paraît-il, racontée.
17.11.81 – Quand un spectacle ne vole pas haut, il arrive que ce soit vraiment très bas. C’est le cas du GRAND BILAN, « spectacle burlesque » écrit par Pierre Jolivet, qui, dans le style de « Au théâtre ce soir », montre Mahomet, Jésus et Bouddah écrivant « là-haut » pour demander un coup de pouce. Une série de sketchs débiles se termine par une laborieuse ascension du Théâtre Présent. (censé être le « Grand bilan », une montagne inaccessible).Cette scène de varappe aurait de l’intérêt si le spectacle avait du style et répondait à une pensée. Hélas, RIEN, RIEN et RIEN !
Même la recherche d’une complicité avec le public se passe à un bas niveau. Seul le début est frappant, quand on pourrait croire que deux loubards violent une fille dans la salle. Mais le spectateur est vite rassuré !
18.11.81 - Faut-il monter nos grands classiques ? « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton Roi », conclue LE CID de Corneille qui, d’un bout à l’autre, n’est qu’un éloge de la vertu d’obéissance au pouvoir, lequel est forcément sage, si c’est le nôtre. Quand on lit ces vers célèbres dans un ouvrage à destination scolaire, c’est avec distances, commentaires, réflexions sur la société décrite, possibilité de comparer avec ce que l’homme a, en trois siècles, parcouru comme chemin.
Mais à la représentation, la fonction du théâtre joue et, quelque part, qu’on le veuille ou non, cette exaltation de la valeur militaire, du respect de la hiérarchie, de la notion de devoir, de la légitimité de la vengeance, j’en passe et des meilleures, dans une œuvre d’où le peuple est remarquablement absent, et où les Africains sont des pillards sanguinaires (quoiqu’ils aient des qualités guerrières !), prend valeur de message. Nos enfants y recueillent un patrimoine qui n’a rien d’innocent, et qui n’aide certes pas à leur inculquer la tolérance. Quelque part, une telle œuvre, avec l’idéologie qu’elle trimballe, est aussi pernicieuse qu’un GOLDORAK apologiste du surhomme et du triomphe des justes sur la force brutale, entendez de la bonne force sur la méchante.
Est-ce parce qu’il a senti cela que Pierre Debauche s’est attaché à démystifier la pièce ? A la traiter en farceur ? N’hésitant pas à faire rire son auditoire ? Lui adressant en tout cas fréquemment des clins d’yeux, et traitant systématiquement certains moments au contraire de la tradition ? Un contraire qui ne ressort évidemment pas d’une dramaturgie, mais tout bonnement d’une volonté de faire différent. Du moins, au premier coup d’œil. Ainsi, le fameux soufflet, infligé par le Comte à Don Diègue, ne surgit pas comme un aboutissement de querelle, dans l’emportement d’une vivacité ne se contrôlant plus, mais comme un geste mesuré, pensé, au terme d’une discussion contenue, polie… Conforme au langage employé. Le célèbre « Va, cours, vole, et nous venge » n’est plus le terme d’une envolée lyrique, mais une incitation posée à la fin d’une tirade intellectuellement débitée. D’une façon générale, peut-on dire, Debauche a semblé s’attacher à rebaisser la « tragédie ». La « noblesse » lui a inspiré comme un ricanement intime. « Pour grands que soient les Rois, ils sont ce que nous sommes » est comme le guide de l’entreprise. Chimène et Rodrigue ont des rapports de jeunes gens qui se touchent sensuellement l’un l’autre. Il n’a peut-être pas couché avec elle, mais les corps se connaissent. Et le fameux « Chimène qui l’eût dit, Rodrigue qui l’eût cru » se dit couché, Rodrigue entre les cuisses de Chimène. Une drôlerie, c’est l’épée de Rodrigue, trop lourde et trop grande pour que Chimène la manie seule. Elle a besoin du concours d’Elvire, ce qui rend dérisoire, un peu ridicule, la scène où Rodrigue lui offre sa poitrine à percer.
Michèle Brule, qui joue Chimène avec beaucoup de tempérament -et qui tire remarquablement sa propre épingle du jeu d’ensemble- ne cache d’ailleurs pas, d’emblée, qu’elle hurle son devoir par nécessité sociale. Cette actrice ne donne pas l’impression de désirer vraiment la mort de l’assassin de son père, mais de se conformer à une règle. C’est bien de cela qu’il s’agit puisque l’œuvre a prévu le rachat du sang par le sang.
En vérité, sauf dans une scène, où les amants se laissent aller à l’émotion -et savent nous aliéner, nous la faire partager-, l’œil de Debauche plane en distance sur toute la représentation. Comme s’il était lui-même la coquine statue sculptée par Marc Bonseigneur d’après une terre cuite, nous dit le programme : « d’origine grecque et byzantine ». BYZANTINE, cher Debauche, n’en doutez pas et vous n’en doutez pas. Son sourire est coquin. C’est le vôtre.
A noter aussi, l’invention d’un personnage mi-clown, mi messager, mi-Pierrot, auquel les héros de la tragédie se raccrochent comme à un objet, et qui signifie vraisemblablement le Peuple. Ce rajout corrige sans doute dans l’esprit de Debauche l’absence dudit peuple dans l’œuvre. Mais le traitement est un peu artificiel. Cela dit, cet objet vivant, donc bougeant, auquel « on » s’adresse de temps en temps comme à un témoin sans importance, est en soi une belle trouvaille.
Finalement, au fil de la plume, je découvre que ce CID est pavé d’intentions très remarquables. Est-il complètement satisfaisant ? Non. Mais ce « non » se situe haut.
22.11.81 – Le CID, (voir ci-dessus), fut joué en 1636. En ce temps-là, Richelieu régnait sur la France par Louis XIII interposé. Victor Hugo situe l’intrigue de sa MARION DE LORME précisément cette année-là et, dans son texte, les citations de Corneille et les commentaires sur l’œuvre vont bon train.
Opportunément, le climat du Paris dans lequel elle fut jouée est donc retracé. Les bretteurs y ferraillaient à l’excès. C’était même une plaie, à tel point que le Cardinal avait publié un décret punissant de mort, pour l’exemple, les rescapés des duels. Marion de Lorme, courtisane célèbre de l’époque, tombe amoureuse d’un mystérieux Didier, surgi de nulle part, élevé dans la misère, mais, à l’évidence, noble. Elle vit avec lui l’illusion de la rédemption, elle se sent re-virginisée. Il ignore qui elle est. Un ancien amant à elle se battra avec le fier jouvenceau, et une machination, ourdie par un féal du Maître de la France, lui-même épris de la belle et outrée de sa résistance, conduira les jeunes gens à l’échafaud.
L’œuvre est grouillante de sentiments, d’actions. Les bons y sont bons, les méchants mauvais, et Richelieu pour Hugo est le symbole du pouvoir absolu le plus impitoyable, celui qui s’exerce par exécutants interposés, le tireur des ficelles demeurant dans l’ombre. A défaut de traiter directement de notre sort contemporain, l’œuvre n’est est pas moins une dénonciation de l’arbitraire, un hymne à la liberté, un pamphlet contre la peine de mort, et aussi une révolte de la Femme contre le sort qui lui est infligé par l’Homme. La revendication de Marion à l’Amour, son droit, après avoir été à tous, de n’appartenir qu’à un seul, sont évidemment très anti-conventionnels en 1830. La représentation de la pièce fut d’ailleurs interdite. Elle ne fut jouée qu’APRÈS Hernani alors qu’elle était antérieure. C’est elle qui aurait dû faire l’objet de la fameuse bataille.
Anne Delbée a monté MARION DE LORME fiévreusement. La première image, superbe, donne le ton quand on voit successivement envahir le plateau par des hommes uniformément vêtus de blanc, sans style, sauf des simulacres de chausses, et tous marchant virilement au pas sous un martèlement de percussions, isolés d’abord, puis formant un carré, résolument militaire, au milieu duquel on découvrira Marion, nue, vêtue seulement des pieds aux cuisses, elle aussi de chausses blanches, marchant au rythme de ces hommes. Des images fulgurantes, nées d’une imagination sans freins, parsèment la représentation où les perles spectaculaires s’accumulent.
Il est dommage que la distribution, faite en partie avec les acteurs du Théâtre Populaire Jurassien, en partie avec l’École du THÉATRE GO, soit inégale. Nathalie Alexandre est une Marion de Lorme assez peu sexy, froide, mais elle est bien faite et son jeu est professionnel. Philippe Caulet campe un Louis XIII très remarquable et André Bénichou joue le méchant Laffemas avec beaucoup de convention. Les autres sont médiocres, se font mal entendre, surtout quand la musique couvre leurs voix. L’acte III, celui des comédiens, donne à ces acteurs médiocres l’occasion de s’exhiber dans la truculence et ils sont insupportables. A cause d’eux, cette représentation qui pourrait être superbe n’est qu’intéressante. Elle subjugue au niveau de l’invention, du grouillement créateur. Même son désordre fascine. Le plateau n’est pas propre. Le décor n’est pas beau. C’est un peu comme si la scène était une fenêtre ouverte sur l’âme de la réalisatrice. Une âme où ça bout ! Mais où la « régie » n’a pas organisé l’ensemble assez rigoureusement. J’ai vu une magnifique représentation d’amateurs. Professionnellement, un brouillon.
26.11.81 – Le nouveau spectacle des Clowns Maclôma, VARIETA, n’est pas encore tout à fait au point. C’est normal. La première publique n’est que dans une semaine. Il n’est pas douteux que certaines esquisses trouveront leurs aboutissements, et il est certain que l’exactitude rigoureuse rendra incessamment propre ce qui est un peu brouillon actuellement. Cependant, les intentions étant claires, il est d’ores et déjà possible de rendre compte.
VARIETA commence un peu comme LA COPPIA BUFFA. Sur scène, il n’y a que quatre musiciens. Ils jouent une musiquette moderne. Geneviève Cabannes s’échine sur sa contrebasse à rattraper le rythme des autres. Guy et Alain sont dans la salle, très enrhumés. Sur la scène, tournant le dos aux spectateurs, deux chaises numérotées six et neuf attendent des occupants. Vous avez deviné. Les lascars ont des billets.
Allez reconnaître, s’il n’y a que ça d’écrit, un six d’un neuf. Il leur faut dix bonnes minutes pour escalader le plateau, et choisir leur siège. D’abord, ils croient que c’est l’orchestre qui fait le spectacle. Puis paraît Philippe en personnage double, femme de dos, Samouraï de face. Le second poursuit la première et, bien sûr, ne la rattrape jamais. Le jeu se fait sur une ligne cour jardin immuable, entre des pendrions rouges. En vérité, cette entrée de jeu ne m’a pas parue très originale, et m’a semblé sacrifier plus que de coutume chez les Maclôma à la tradition clownesque classique. Ils font même des gags très éculés.
La musique précise peu à peu sa personnalité très figurative, et devient valse des patineurs (les clowns ne m’ont pas paru patiner assez coulé).
Après un noir, survient un solo. C’est Philippe habillé en sentinelle, avec un fusil bleu et jaune pas sérieux, et une médaille. « Je n’aime pas mon métier », murmure-t-il d’une voix sans timbre aux spectateurs. Il va écrire une lettre d’amour. Il ne sait pas à qui il va l’adresser. Mais il fait confiance au vent. En effet, un fil descend des cintres happer sa missive, qui est en vérité composée de notes de musique. Elle aboutit chez une repasseuse (Guy) vêtue de bleu et de jaune, couleurs qui ressortent bien sûr l’environnement rougeâtre. Un point commun unit ces deux êtres, et c’est qu’ils ont de grandes, de très grandes oreilles, dont ils ont honte. Ignorant leur tare mutuelle, ils chercheront à la dissimuler. Quand ils s’apercevront de la vérité, la fureur les envahira et ils se crèveront l’un l’autre les yeux. Après quoi ils se dévêtiront et partiront ensemble, aveugles mais réunis, à cheval sur un manche à balai. Philippe est le meilleur des Maclôma. Il a un sourire, un charme, une présence poétique que ne possède pas Guy. On ne peut s’empêcher de songer à Henry, dont il a repris l’emploi.
Dans tout ce sketch, l’orchestre n’est plus sur le côté mais au fond du plateau. Le trompettiste ressemble incroyablement à Coluche. Après un nouveau noir, autre numéro. Un régisseur ne cesse de dire « c’est bon, ça va » en se battant avec des rideaux rétifs. Une diva chante un grand air tout en descendant un escalier plein de chausse-trappes. Les personnages se transformeront peu à peu au gré d’événements pas très clairs. Le cœur de la diva lâchera. Puis les compères apparaîtront en bébés nus. L’effet est obtenu par un revêtement de type bibendum. La garçon a perdu son zizi. Tous deux font pipi caca, puis se coiffent de leur pots et deviennent cosmonautes.
Le dernier sketch montre les étonnants rapports entre une poule et un Nègre. Très étonnamment, la poule préparera sa propre cuisson, mais c’est surtout le Nègre qui plongera dans la bassine. Disons seulement que le Nègre (Guy) est trompettiste de l’orchestre (le groupe Lo) qui joue. Ce sketch, avec Spaghettis, sera l’apothéose de VARIETA quand il fonctionnera.
Que ressort-il de tout ceci ? Beaucoup de gags, certains excellents, certains très personnels. Les Maclôma excellent dans le travesti, surtout Philippe. Les rapports avec le Groupe Lô devront s’affirmer. Malgré une volonté de collaboration, d’intégration des musiciens dans le jeu, on est quand même en présence d’une juxtaposition de mondes. Les musiciens ne sont pas des clowns. Je ne me rends pas compte si, avec le temps, leur participation deviendra satisfaisante. Peut-être, au minimum, faudrait-il les costumer, les grimer. Actuellement l’osmose ne fonctionne pas. D’autre part, les Maclôma n’ont pas, avec VARIETA, progressé sur DARLING DARLING. Je vois au contraire dans cette recherche du comique comme une dépolitisation. On est loin de la guillotine de DELIMELO. Le spectacle n’est pas agrandi par la présence des musiciens. Cela reste une série de solos et de duos brillants, sans continuité. Il me semble que l’ambition du projet ne soit pas atteinte, parce qu’il n’y a jamais assez de monde à la fois sur scène -je veux dire, assez de clowns puisque l’orchestre, pas terrible au surplus, reste à côté de la plaque.- N’est-il pas dommage que l’accord avec les Mirabelles ne se soit pas fait ?
30.11.81 – Le rusé Antoine Vitez nous convie une nouvelle fois à une imposture : en affirmant que SA lecture du livre de Guyotat, TOMBEAU POUR CINQ CENT MILLE SOLDATS, n’est pas une dénonciation, mais un renvoi au public de sa propre image, « chaque acteur étant le Virgile d’un Dante qui serait chaque spectateur », il insinue que tous les ceux qui rejetteraient son spectacle le feraient par hypocrisie politique, par refus de « reconnaître » en soi l’enfer. L’ennui, c’est qu’à mon avis, l’œuvre, faite pour être lue ou déclamée, brosse de l’homme en guerre une vision beaucoup trop d’une pièce pour supporter la théâtralisation. Sans nuances, ces soudards sont tous obsédés par le sexe -viols, sadisme, onanisme, pédérastie-, et cet aspect est tellement omniprésent qu’il provoque un rejet -d’ailleurs, l’amalgame sexe violence n’est très original et des films pornos, du genre de « Déportées et SS », produits en Allemagne, ont fréquemment enfoncé le créneau-. Ils torturent tous avec plaisir, même quand ça les fait vomir. Ils aiment la souffrance des autres. Pendant deux heures, ils débordent de fureur sur un registre sans contrepoint -et, malheureusement sans présence.
Bien sûr, le spectacle se veut provocateur. Mais il le serait sûrement davantage si les acteurs communiquaient. Or le public n’est pas touché par eux. Il s’ennuie. Et c’est un comble. Il devrait être dérangé, horrifié, révulsé, rougir d’avoir été cela –ou de l’avoir toléré chez ses fils, ses frères. Tout cela devrait lui être proche puisque la guerre en question est celle d’Algérie, qui le concerne directement. Or il ne s’indigne pas. Il ne se frappe pas la poitrine. IL S’EMMERDE.
« La fonction du théâtre » décrite par Vitez ne « fonctionne » donc pas. Dommage. Il y avait quelque courage à pousser ce cri dans un Théâtre National. Mais l’absence d’efficacité réduit l’acte à un simulacre. Je serai tout de même content d’entendre le commentaire de FRÉQUENCE GAY.
03.12.81 – Il faut avoir un certain goût du paradoxe pour ouvrir une saison de l’après dix mai, par un spectacle intitulé : ÉCRITS CONTRE LA COMMUNE. Antonio Diaz Florian, avec son Atelier de l’Épée de Bois, a eu cette idée. Comme si Claude Labbé, Debré, Poniatowsky, Chirac, Lecanuet… et quelques autres, étant supposés avoir de la plume, s’étaient livrés à des Philippiques bien écrites sur Mai 68 ! Ici, les détracteurs s’appellent Flaubert (c’est le plus violent !), Daudet, Dumas fils, Feydeau, Anatole France, Théophile Gautier, Edmond de Goncourt, George Sand, la Comtesse de Ségur, Zola. Ce sont des grands écrivains.
Tous ont bavé contre les Pétroleuses, le peuple ivre de vin et de sang, l’idéal des « Communeux ». L’égalitarisme est dénoncé. Et bien sûr, si cela ne surprend pas chez l’auteur de Salammbô, défendeur d’une société résolument de classe, cela étonne venant d’une Zola ou d’un Anatole France.
Un seul acteur dit tous les textes, un peu trop sur le même registre. Il s’appelle Christian Neupont et il ressemble beaucoup à Virlogeux. L’environnement dans lequel il évolue, à l’autel près, ressemble au chœur d’une église. L’or y joue un rôle riche et les cierges y brûlent, créant de beaux reflets que ne suscite pas la parcimonieuse intensité accordée aux projecteurs. En même temps qu’il parle vient de quelque part un marmonnement, comme de quelqu’un qui prierait. On découvrira au bout d’un moment, émergeant à peine du noir, un homme sombre, debout, feignant de lire des mots incommunicables d’une voix uniforme.
Naturellement, ce spectacle requiert d’être entendu avec une oreille critique. C’est une compilation d’opinions qui est intéressante à découvrir, si on ne se laisse pas aliéner. Le danger d’échec, c’est que le message « passe » et que le premier degré fonctionne. L’acteur est à la limite sur ce plan-là et je crains que, malgré le très beau texte final dit sur l’air du Temps des Cerises, et exaltant, celui-là, la Commune, qui est de Félix Piat, la « leçon » ne porte d’aventure. Si on pense à gauche, en entendant certaines diatribes, on a envie de s’exclamer : « Oh ! Oh ! Oh »… Mais si on penche à droite, alors… Parmi les auteurs à citer, j’ai oublié Leconte de Lisle, Arsène Houssaye… Baudelaire ! Eh oui… La Commune n’a pas fait que des adeptes ! Méritait-elle la poésie dont on l’a, par ailleurs, entourée ? Vous voyez, le spectacle insinue le doute.
04.12.81 – Vincent Colin, Daniel Koenigsberg et Michel Vernac ont uni leurs forces pour présenter un « théâtre musical pour téléspectateurs enfants et adultes » intitulé SI TÉLÉ M’ÉTAIT CONTÉE. Pendant moins d’une heure, un grand et un petit monsieur s’affairent à jouer physiquement devant nous -sans cacher les trucs et les ficelles- les mouvements principaux de notre TV : la pub, les colloques, les débats, les informations etc…
La bande son est le plus souvent réaliste et, pour peu que le spectateur soit aussi téléspectateur, les références sont évidentes. Un certain répétitif de plus en plus accéléré vise à créer un second degré. Mais on n’atteint pas à une vraie critique. Le spectacle reste une pochade. On y chine la TV. On n’en démonte pas le fonctionnement aliénant. (en tout cas, ça ne s’éprouve pas).
Avec cela, l’ATELIER APERGHIS montre en tout cas qu’il a fait du chemin vers le souci de communiquer avec le peuple. Dans la salle, quelques immigrés et leurs enfants côtoyaient les intellectuels de Bagnolet, et prenaient visiblement du plaisir.
08.12.81 – Mohamed Khaïr Eddine « écrit en français, dans une langue riche et violente », nous indique la feuille ronéotypée qu’on distribue aux spectateurs de l’Atelier du Chaudron. En effet, son discours très fleuri, truffé d’images, sonne arabe traduit et je veux bien croire ce qu’on m’inculque quand on m’affirme que c’est « en exilé qu’il parle ».
Malheureusement, je ne sais pas si son cri -théâtralisé par le THÉATRE EN PIÈCES- n’est qu’une vocifération ou s’il recèle un message. Je n’y ai en effet rien compris. Je veux dire que la façon d’articuler d’un des acteurs, un Noir malien, jointe à une acoustique déplorable, m’ont rendu le texte quasiment inaccessible. J’ai perçu seulement des flashs, que ce DÉTERREUR, notamment, bouffait les cadavres des morts pour se nourrir, puis, si j’ai bien compris, qu’il était mort lui-même et que son âme errante ne trouvait pas de repos !
Un remarquable saxophoniste trompettiste participe au jeu, ponctuant le pathos des deux acteurs avec des accents qui, eux, sont signifiants et aident à supporter le temps qui passe dans une acception de concert. Le tout se joue -mais pourquoi ? Au nom de quel symbole ?- dans un espace qu’occupent seulement trois magnifiques taxis Mercedes noirs. En vérité, je crois que si j’avais bien reçu l’œuvre, elle m’aurait agacé. Mais ça se place à un certain niveau tout de même, soyons justes. Chiant mais exigeant. J’ai vu que ça avait été créé à l’Atelier du théâtre d’en face.
13.12.81 – Pour l’ouverture de Chaillot, ou plutôt pour inaugurer sa direction, Antoine Vitez manie le symbole à pleins tubes. C’est en effet tout nu -sous prétexte d’incarner le Docteur Faust en quête de la « connaissance »- qu’il émerge d’une malle à malices, ayant l’air de dire aux spectateurs : « Voyez, je pars de rien, avant moi était le néant ».
D’aucuns diront que le metteur en scène a su dégager l’essentiel de l’œuvre de Goethe. Mon impression est que la version proposée est superficielle. Vitez utilise l’espace offert par la grande salle en disposant les spectateurs de trois côtés d’une aire de jeu truffée de trappes. (Comment Méphisto pourrait-il apparaître autrement que venant du sous-sol entouré de fumée ?). Sur la scène, proprement dite, il a installé un décor d’opéra : colline verdoyante, arbres. Dans un buisson se cache un petit orchestre villageois. Dieu, joué par Pierre Vial en P.D.G. flegmatique, apparaît au fond dans une nef. Le Magic Circus aurait pu avoir cette idée, de même que le bestiaire de la nuit de Walpurgis et le chien annonciateur du diable. On serait même en plein plagiat si on n’était loin du compte !
Je dois dire que le sacrifice au spectaculaire jette sa poudre aux yeux pendant la première partie. Après tout, l’angoisse de Faust, les questions « essentielles » qu’il se pose, recoupent tout à fait mes interrogations. Et la façon désuète dont il se comporte est, en somme, un agrément. Vitez qui joue Faust dans cette partie, et qui ressemble terriblement à Vilar (visage, gestes, attitudes, mais nous savons que le nouveau maître des lieux est un brillant imitateur), ne contribue pas peu à rendre crédible la fable. Sa présence en tant qu’acteur est admirable. Grâce à lui, le message se transmet, se communique, fonctionne !
Malheureusement, après l’entracte, il laisse le rôle à un acteur plus jeune et c’est insupportablement mièvre Marguerite qui prend la vedette. Le courant cesse d’autant plus de passer que la pièce, à mon avis, s’enlise. On trouve que, pour avoir vendu son âme et l’avoir livrée à des tourments éternels au terme du marché, le docteur se contente de bien peu ! Je ne sais si c’est à dessein que Vitez a gommé en Marguerite la carte de la pureté absolue, de la virginité de l’âme, qui met le malin en échec, mais l’actrice qu’il a choisie n’est ni belle ni éthérée. C’est une plante campagnarde prête pour allaiter. Contresens ? Pas sûr. Le rusé paradoxal est fort capable de d’avoir à dessein distribué en contre-emploi. En tout cas, la scène de la folie dans la prison montre l’actrice carrément conventionnelle. On croirait Ophélie se noyant !
Qu’elle est chiante, cette deuxième partie, qui, de toute manière, ne conclue rien, puisqu’elle se termine sur Méphisto entraînant son héros plus loin après la mort de Marguerite. En vérité, il faudrait, pour juger l’œuvre, avoir le courage de se taper maintenant le deuxième Faust. A la fois j’ai envie de dire qu’on ne devrait pas avoir le droit de réduire la pièce à ce que j’ai vu, et, ô contradiction, que ce que j’en ai vu (quatre heures) est bien suffisant. Car je me suis beaucoup ennuyé. Dommage ! Il y a eu dans la soirée une moment d’état de grâce. Il aurait fallu partir à l’entracte !
14.12.81 – Revu à Créteil le PANTAGRUEL de Mehmet Ulusoy. Ca ne dure plus que deux heures quarante et il y a un entracte. Je ne me sens toujours pas davantage concerné par les textes de Rabelais choisis, mais l’objet culturel est fort beau et fonctionne. Pendant une heure quarante. Car, étrangement, Mehmet n’a rien changé à ce qu’il y avait de moins bon dans son spectacle : la quête interminable de Panurge se demandant s’il doit se marier ou non. Guy Jacquet est un peu moins exhibitionniste qu’à Tournai. On ne fait qu’entrevoir sa quéquette ! Mais il n’est pas meilleur !