Asie 3

Publié le par André Gintzburger

18.09.91 - Nathalie négocie avec Éric pour que le matériel, quand il quittera Palembang pour Bandung, ne prenne pas le risque de devoir être acheminé en deux fois mais soit ramené à Djakarta d’où il prendra directement la route. À dix heure vingt au lieu de neuf heure quarante-cinq, elle vient chercher Philippe. Elle va l’assister dans le montage. Le flegme de Philippe est très remarquable au moment d’attaquer cette journée de travail probablement rude, et sûrement étrange. Quant à la troupe, conduite par Jérôme, qui, décidément, est homosexuel (il nous le prouve verbalement en nous annonçant que son « copain » qui est à Melbourne, ou Sydney je ne sais plus, est en train d’établir un certificat de concubinage qui lui permettra d’obtenir un permis de séjour en Australie), elle part en excursion : visite d’un assez curieux château hollandais, long séjour chez les antiquaires.

Le spectacle est accueilli par les quelque trois cents spectateurs, à quatre-vingt-dix-neuf pour cent indonésiens, avec attention. Peu d’applaudissements à la fin, mais Nathalie est contente. En vérité, les gens d’ici ne sont pas du tout habitués au théâtre et il faut bien dire que GRANDIR, en plus, est insolite. En tout cas, tous ceux que nous voyons après la représentation nous couvrent d’éloges. Un vieux monsieur, fondateur de l’Alliance de Palembang, un peu francophone, nous invite à dîner. Puis c’est le directeur du King, le dancing où a eu lieu le spectacle, qui invite à boire un verre. Je me couche à une heure trente, laissant au bar de l’hôtel Philippe et Gilles en compagnie de Nathalie, Jérôme, et une jeune chanteuse à la peau sombre et à la belle voix.

19.09.91 - Apparemment, notre passage à Palembang a été plus qu’un succès. Qu’il y ait eu près de deux cents spectateurs, dont deux cents payants et payant cher pour le pays, est déjà considéré comme remarquable, mais que personne ne soit sorti pendant la représentation, c’est un événement. D’ailleurs, ce matin, GRANDIR fait la une d’un journal et il est clair que, médiatiquement, l’entreprise est une grande réussite pour le travail de Nathalie. L’ennui, c’est qu’elle n’en peut plus d’être dans ce trou.

À dix heure, la troupe est ponctuelle pour assister à une réunion avec des journalistes, mais les horaires indonésiens sont élastiques. Nous attendons Nathalie jusqu’à dix heure trente, et c’est seulement à onze heure que nous arrivons au journal. Il faudra absolument qu’on nous fasse tenir le numéro de dimanche, car les questions posées sont d’une grande richesse et la « lecture » du chroniqueur est tout à fait surprenante : pour lui, le dédoublement des personnages a un sens très précis : eux-mêmes, les acteurs, sont chair et matière. Leur incarnation en poupées de chiffons de peau de chamois est spirituelle. Les « manipulants », les deux hommes et la femme, deviennent « âmes » au bout des doigts… « On n’y avait jamais pensé », a dit Jean-Louis.

À douze heure, nous retournons à l’hôtel. Le vol est, paraît-il, décalé de treize heure quinze à quatorze heure quinze, mais je me demande si Nathalie n’avait pas menti pour que nous le rations, car, quand nous nous pointons à l’aéroport à treize heure trente-cinq, il apparaît qu’en vérité, l’avion, un Hercule des années quarante, n’attend plus que nous, hélices ronflantes. Jérôme et Grace (la chanteuse) nous disent qu’elles viendront à Djakarta. Nous serons heureux de les revoir, quoique sur la fin, le moulin à paroles de Nathalie me fatiguât un brin.

Note : éviter de parler avec Babette du sort des malheureuses femmes que les machos poursuivent dans les rues de Paris pour les peloter et davantage, situation dont elles déclinent toute responsabilité, quelle que soit la provocation de leurs habillements. Ça doit être vrai qu’il est terrible d’être femme seule déambulant dans Paris. Monique Bertin aussi l’a éprouvé. Elle me l’a dit !


20.09.91 - Pierre-Yves Sonalet est Directeur du Centre Culturel Français de Bandung. Il est en même temps Agent Consulaire. Il s’est pointé, hier, à l’aéroport à l’heure annoncée, c’est-à-dire que nous l’avons attendu. Nous avons aussi attendu nos valises pendant près d’une heure : l’armée bloquait les pistes parce qu’on attendait un Président, celui du Soudan, je crois. En roulant vers la ville, nous nous sommes aperçus que les enfants des écoles, en uniformes, avaient été réquisitionnés pour l’ovationner. Pas de problème avec l’hôtel. C’est un Quatre Étoiles agréable, tenu par un Français. Décidément, la France exporte beaucoup de dirigeants hôteliers dans cette région du monde.

Marc est un militaire en coopération ici parce qu’il a fait Langues O, et qu’il parle par conséquent l’indonésien, ce qui est indispensable ici, car l’anglais est très peu répandu. Les vieux ont des relents de néerlandais, mais ce n’est pas un secours pour moi.

On rencontre vraiment des personnages étonnants : Marc, qui ressemble comme un jeune frère à Pierre Oréfice, même physique, mêmes gestes, mêmes attitudes, est un aventurier. Il a traversé la forêt guyanaise, tué des araignées géantes, sillonné l’Indonésie. Il nous raconte ses exploits dans une gargote chinoise qui oublie de servir la moitié des plats. Mais nous l’écoutons tous avec fascination.

Ce matin, c’est lui qui vient nous chercher à sept heure quarante-cinq pour nous conduire au volcan. Belle excursion. Les autres prennent des photos. Moi pas, puisque mon appareil a disparu entre Kuala Lumpur et Djakarta… Je regrette surtout de ne pas avoir pu prendre les femmes faisant la cueillette du thé avec un air presque joyeux, alors qu’elles gagnent environ vingt-cinq mille Rupiahs par mois, c’est-à-dire en gros quatre-vingts Francs. Oui, vous avez bien lu. Les entreprises désertent la Corée pour venir s’installer en Indonésie, à cause des bas salaires. L’aéronautique et le textile sont les deux industries principales. Pour situer les choses, nous, nous avons soixante-dix mille Rupiahs par jour pour manger et pallier nos menues dépenses… Pourtant, ce peuple très gentil a toujours le sourire aux lèvres.

Note : dans l’avion de Palembang, j’ai commencé à lire un polar que m’a prêté Philippe. J’en avais ras le bol de Proust, de son style, et de son univers. Il doit y avoir dans ma culture quelque chose qui n’adhère pas à certaines valeurs reconnues. Oh ! Pour être bien écrit, c’est bien écrit. On peut dire que la société fin dix-neuvième siècle qui est montrée est utile à connaître. Ne serait-ce que pour remarquer à quel point la permissivité actuelle, la tolérance contemporaine sont récentes. Mais au fait, la classe sociale décrite a-t-elle réellement disparu ? C’est un tel microcosme qui est mis en gros plan avec une patience analytique d’entomologiste, qu’on se demande où l’universel peut bien se nicher à l’intérieur de ce contexte étroit.

Après le volcan, les trois garçons sont allés visiter le cimetière chinois qui est, paraît-il, une curiosité. Moi, je suis allé acheter un appareil de photos.

Bandung est une grande ville du tiers-monde avec beaucoup plus de mecs que de nanas dans les rues, et une circulation délirante. Mais le supermarché qui jouxte notre hôtel ne le cède en rien à celui de Kuala Lumpur. Et puis, merveille des merveilles, nous sommes à huit cents mètres d’altitude et il fait frais. Hier soir, pour la première fois de cette tournée, j’ai mis la petite laine en sortant de l’hôtel au lieu de faire le contraire. Il y a donc du plaisir à être à Bandung : accueil plaisant et amical. Bon hôtel. Ce soir, nous dînons chez Pierre-Yves Sonalet. C’est un bon jour de relâche.

21.09.91 - Le théâtre est situé dans une école de danse et de théâtre traditionnel. Malheureusement, ce jour est férié et les étudiants ne sont pas là. À leur place, quelques jeunes recrues sous le commandement d’un caporal laxiste apprennent à marcher au pas, sans grande conviction. C’est dommage, car il y a, paraît-il, beaucoup d’ambiance d’habitude dans la baraque avec des répétitions dans tous les coins. Pierre-Yves Sonalet me montre ensuite son Centre Culturel tout neuf, dont il est très fier. Je ne pense pas qu’il ait fait pour la promotion du spectacle à Bandung autant que Nathalie à Palembang, mais on verra l’affluence ce soir. Il n’attend en tout cas aucune personnalité et il ne fait aucun pronostic sur le nombre de spectateurs à espérer. De toute manière, il est gentil et son épouse accompagne la troupe en début d’après-midi chez un fabricant de marionnettes. Ils en achètent onze et moi une pour Monique Bertin. Jean-Louis emporte en plus une tête non peinte.

Pour Philippe, la journée a été bonne car il a pu faire le montage dans la matinée. Il n’a besoin, après le déjeuner, que de revenir au théâtre comme les acteurs, c’est-à-dire deux heures avant le début du spectacle. Il participe donc à l’excursion chez le fabricant de marionnettes et il en achète trois, dont une grosse très belle.

Madame Sonalet est française. Elle a été hôtesse de l’air et elle n’est pas peu fière de raconter qu’elle l’a été dans le Concorde. Apparemment, elle a bien aimé ce métier et ça lui a été dur de l’abandonner au profit de Bandung. L’année prochaine, elle compte repiquer au jeu quand son mari sera rentré en Europe, mais elle n’est pas sûre qu’on lui reconfie le Concorde. Si je veux la décrire, je dirai que c’est une belle femme, grande, marquée de quelques rides, qui a un profil d’hôtesse de l’air classe…

Il y a pas mal de monde à la représentation qui commence avec vingt-cinq minutes de retard par les inévitables discours. C’est Pierre-Yves Sonalet lui-même qui lit le texte de présentation du spectacle en indonésien. Beaucoup de jeunes dans la salle, tous indonésiens. Je compte à l’entrée très peu d’Européens. En tout, il doit bien y avoir cinq à six cents personnes pas très disciplinées, bavardant, fumant, allant et venant, mais tous comptes faits, attentives et réceptives. Pierre-Yves était trop modeste ce matin. Ces gens-là ne sont pas venus par hasard. Il y a donc eu un travail d’approche bien fait. À noter, pour l’anecdote, que ce sont des jeunes militaires qui font le contrôle à l’entrée. Il n’y a pas d’air conditionné, les moustiques sont assez belliqueux.

Après le spectacle, nous soupons à l’hôtel et, impromptu, Pierre-Yves nous invite tous. Lui et Marc sont épuisés. Il a fallu charger le camion qui va, en quatre cents kilomètres et douze heures, apporter le matériel à Yogyakarta.

22.09.91 - À six heure du matin, Pierre-Yves et Françoise, sa femme, sont là pour nous conduire à l’aéroport. L’avion, un vieux quelque chose à deux hélices, s’envole à sept heure quinze pile !
La nouvelle aventure s’appelle Yogyakarta. Tout le monde nous a vanté les mérites d’un certain Dominique, qui serait un magnifique guide pour nos excursions, mais nous ne le verrons sans doute pas. Il est affecté par un certain Roulant, conférencier de son état, qui cause le même jour que nous jouons. Et Monsieur Billy, le Directeur, un vieux routier d’Algérie, (il vient de Tlemcen) espérait que la troupe serait crevée et dormirait toute la journée. Bref, il n’est pas disponible pour nos promenades. Et nous n’aurons pas avec nous l’équivalent de Marc Le Moulec, originaire de Paimpol…

Alors Babette, Jean-Louis, Gilles et Philippe prennent les choses en main. Il y a, à quarante kilomètres de Yogyakarta, un temple bouddhiste, haut lieu touristique à ne pas manquer. Ça porte un nom qui finit en DUR. Comme Balladur. C’est archi-connu. Ça y est, ça s’appelle : Borobudur. Bien sûr, avec du blé, l’hôtel peut arranger la ballade. Et nous voilà partis, une heure et demi de route dans un sens, autant dans l’autre, deux heures sur place à monter et à descendre par des marches intrépides, pour atteindre un sommet en forme de cloche noirâtre entouré de cloches plus modestes, mais conséquentes quand même, sur lesquelles il est écrit « Ne pas grimper dessus », ce que les Indonésiens traduisent, bien sûr, par « Monte là-dessus te faire prendre en photo », avec des pauses à divers niveaux. On doit alors tourner dans le sens des aiguilles d’une montre en contemplant les statuettes qui racontent, en bande dessinée en relief, les aventures de Bouddha. En arrière-plan, de belles montagnes sans doute volcaniques. Le temple a été enseveli sous les cendres vers l’an mille, et c’est seulement récemment qu’il a été reconstitué et livré à la curiosité des touristes qui s’y pressent fort nombreux en ce dimanche après-midi.

Ce soir, après un arrêt dans une fabrique de batiks où l’on nous montre comment ça se fait… et où je m’achète une casquette, la troupe, toujours increvable, va aller assister à un spectacle de danse Ramayana. Ça risque de durer très tard car ces coquins dansent toute la nuit. Je me désiste. C’est à vingt kilomètres. Vous vous rendez compte ? Si j’allais me trouver coincé là… C’est la presque pleine lune. Je vais peut-être manquer quelque chose…

23.09.91 - En fait, ils sont arrivés une demi-heure en retard parce que l’hôtel s’était planté dans l’horaire, et ça finissait à vingt et une heure. Ils ont rencontré Monsieur Billy, flanqué de son conférencier, et confus parce qu’il n’était pas libre. Ils se sont payé une visite du temple, en pleine nuit, à la lueur de la torche du gardien.

Ce matin, Monsieur Billy se pointe à neuf heure avec les défraiements. Philippe et moi allons au théâtre qui est situé dans une école des beaux-arts. Des jeunes filles s’exercent aux danses traditionnelles à l’entour. Le lieu est vaste, assez peu convivial, légèrement gradiné. Le premier rang de spectateurs serait à dix mètres de la scène, si l’on n’avait pas rajouté trois rangées de fauteuils coincés entre deux orchestres traditionnels. Je veux dire les instruments laissés là. Je reviens à l’hôtel avec les costumes à laver pendant que Philippe commence un montage qui s’annonce sans précipitation de la part des Indonésiens. Il leur faudra deux heures pour équiper un rideau noir.

Et la troupe, toujours active, part en petchak vers le Kraton. Le petchak, ce sont des tricycles : deux personnes s’assoient sur un siège et un vigoureux naturel pédale pour les transporter. La première fois que je me suis fait balader comme ça, c’était aux Indes, et le malheureux était devant moi. Il me tirait. C’était un vieillard. J’ai eu honte. Ici, le pédaleur est derrière ses clients, on ne le voit pas. C’est moins stressant. Et puis, bon, ne croyez pas que seuls les touristes circulent comme ça : c’est un moyen de transport courant. Les Indonésiens s’en servent sans complexes. Je ne sais plus quel est le pays où l’on nous a raconté qu’on avait supprimé ces tricycles. On a simplement enlevé à des gens leurs moyens de survivre. C’est leur métier. Ils y tiennent !

Le Kraton, c’est le château du Sultan monogame de Yogyakarta. Il n’a qu’une femme et cinq filles, donc pas de successeur direct. Le château ne présente pas grand intérêt, mais il y a tout à côté un marché aux oiseaux très typiques et une ancienne mosquée surprenante. Babette et Jean-Louis se sont ensuite longuement attardés dans une boutique de batiks dans laquelle ils ont dépensé beaucoup d’argent. Je ne sais pas comment ils font pour rester gaillards à l’heure du spectacle, mais c’est un fait qu’ils l’assument avec vaillance. Gilles aussi, mais lui essaie toujours de se ménager des plages de repos.

Le spectacle est annoncé pour dix-neuf heure. À cette heure-là, il y a dans la salle (quatre cents places) quatre Européens. À dix-neuf heure vingt, un quart des sièges sont occupés. Mais quand on commence, vers dix-neuf heure trente, je ne dis pas que ce soit complet, d’ailleurs il y a encore des « retardataires » qui arrivent. Mais c’est une belle salle, presque pleine. Monsieur Billy peut être content pour son premier spectacle à Yogyakarta. Malheureusement, le texte de présentation a été lu en indonésien sans micro. Les non-francophones sont donc projetés sans préparation dans l’univers de GRANDIR. Seuls quelques rangs ont pu entendre. Mais ce public réagit, rit, s’amuse. À la fin de la représentation, la salle est bourrée, avec des gens debout. Les réactions sont bruyantes et sympathiques. C’est un vrai triomphe à la fin. Monsieur Billy est enchanté. Il a invité la troupe à un petit souper chez lui. Maison vide. Il n’est là que depuis deux semaines. On parle de l’Algérie où il est resté dix ans. Sa femme nous livre qu’il a publié un quinzaine de romans de gare. Alain Billy, j’ai en effet dû voir ce nom imprimé.

24.09.91 - Je me suis fait réveiller à cinq heure pour un petit-déjeuner continental qui m’arrive ponctuellement dans ma chambre. À cinq heure trente, par acquit de conscience, j’appelle les autres chambres. Babette et Jean-Louis sont en action, mais je réveille Philippe et Gilles. À cinq heure quarante-cinq, je descends dans le hall et je trouve Gilles en train d’éplucher minutieusement point par point sa note. Ça lui prend un quart d’heure. À six heure, il paye enfin et décide d’aller boire un café. Je lui conseille de demander la note en même temps, vu la lenteur des choses dans ce pays. Je discute avec le préposé de l’hôtel, qui semble avoir prévu pour notre acheminement un taxi pour deux personnes. Mais il y a là aussi un minibus et finalement le préposé consent à nous l’attribuer. Je me suis un peu agacé car la méthode indonésienne commence à m’être claire : prendre l’air aussi abruti que possible et faire comme si on ne comprenait rien. On aurait dû, selon l’horaire, partir à cinq heure cinquante, mais j’avais dit six heure. Babette et Jean-Louis sont prêts. Il est six heure dix. Je vais dire à Gilles et Philippe qu’on doit y aller. Et voilà que Gilles, qui boit ostensiblement son café par gorgées aussi petites que possible, décrète qu’on ne part que dans cinq minutes. Buté, mauvais, provocateur. Il m’a fait sortir de mes gonds. Ça a fini par une altercation assez violente. Eh oui, on  est peut-être trop tôt dans les aéroports, mais c’est, je crois, nécessaire. Ce n’est pas pour mon plaisir.

Vol sans histoire et ponctuel. Ces petits avions à hélice indonésiens sont très inconfortables, mais ils partent et arrivent presque à l’heure.



À Surabaya, c’est Monsieur Moreau qui nous attend. Ça fait quatre ans qu’il est en poste et il ne parle pas l’indonésien. Nous allons jouer dans l’hôtel Majarahit, celui-là même où nous sommes logés. Nos chambres sont à dix minutes de la salle. On propose à la troupe une excursion au volcan. Encore un. Java est truffée de volcans. Mais cette fois, ils sont tous vraiment fatigués. Et ils choisissent de se reposer.

J’essaie d’appeler mon répondeur pour que Monique me rappelle. Mais il faut passer par une opératrice et, à trois reprises, à mes frais, elle omet de me passer la communication parce que personne n’a vraiment répondu. J’ai beau répéter que je veux parler à l’answerfer, ou à la « machine », je m’entends dire : « Ah, vous voulez passer à Monsieur Machine »… Finalement, c’est la secrétaire de Moreau, une Indonésienne, qui réussira, non sans mal, à passer le message. Il faut que je parle à Monique : elle a envoyé un fax à Palembang, que l’hôtel ne m’a jamais remis et elle est en train de se noyer dans une certaine quantité de gouttes d’eau… Eh bien, je l’ai eue. Ouf…

Surabaya est une ville affreuse. Des banques, des supermarchés, des boutiques en veux-tu en voilà, le tiers-monde un peu partout, mais le surdéveloppement prêt à prendre le dessus. C’est une ville d’affaires, peu culturelle, nous a-t-on dit. Pas de petchaks. Les prédateurs d’ici ont été renvoyés dans leurs foyers. Mais des mendiants, discrets quoique présents. Une circulation automobile délirante, mais sans embouteillages : tout est en sens unique. Pas d’âme. Sauf un peu notre hôtel, remise à neuf d’un édifice conçu en 1910 par un architecte anglais. Rectification : il y a des petchaks, mais les grandes artères leur sont interdites.

Pratiquement, la troupe dort quasiment toute la journée. Un peu par hasard, on se retrouve, sauf Gilles, vers dix-neuf heure dans la suite Masson-Heckel et l’on évoque les projets de NADA. Il y en a un qui me branche assez, c’est l’idée de monter Hansel et Gretel en demandant aux pâtissiers locaux de participer à la confection du décor… puisque l’élément principal doit être une maison qui se mange. De plus, Hansel et Gretel, programmé régulièrement en Allemagne, est quasi-inconnu en France. J’aimerais mieux ce projet que Max et Moritz qui, même adapté par Cavanna, me semble un peu trop systématique, et sans surprises. On reparle un peu aussi de TROÏLUS ET CRESSIDA. Ce sera sans doute pour plus tard… Si ça se fait : Babette n’est chaude qu’à moitié. On évoque aussi le Ranelagh. J’insiste sur le fait que, s’ils veulent le faire, il faut remettre en question sévèrement le Kabaret Bouffon. Mon avis est qu’ils feraient mieux de ne pas le faire. Ce ne sera pas pour NADA une opération promotive. À moins d’un nouveau travail intensif.

Le soir, Monsieur Moreau invite la troupe au restaurant du Hyat. Buffet italien. Soirée détendue.

25.09.91 - Je prends trois photos de la salle où va se jouer GRANDIR, avant qu’elle ne soit aménagée. À priori, il semble impensable qu’on puisse y jouer le soir même. Et pourtant, ce sera le cas. J’ai dû remettre à Moreau notre autorisation de circuler et tous nos passeports, pour qu’en soient photocopiés les visas. Normalement, chacun d’entre nous aurait dû fournir deux photos d’identité. Tout ça pour la police. Vive la liberté… 

Question salle, au cours de cette tournée, nous en aurons vu de toutes sortes et de tous les gabarits. Mais elles ont toutes un point commun, c’est qu’elles supposent des spectacles adaptables et des régisseurs astucieux. Il ne sert à rien d’envoyer des fiches techniques contraignantes. Une fois sur dix, elles sont assumables. Les autres fois, on s’en rapproche autant que faire se peut, l’essentiel étant qu’il appartient aux artistes de convaincre le public par leur art dans tous les cas. Un des succès de GRANDIR a été à Hanoi : il y avait neuf projecteurs. Un autre a été à Palembang : on jouait dans un night-club chinois. Et à Chandigarh, le jeu d’orgue était une antiquité à rebuter tous les techniciens officiers de notre théâtre de luxe. Nous sommes ramenés dans ces régions à l’essentiel. L’homme vivant sur un podium face à un public vivant, capable donc de le mettre en danger.
Ici, je me demande si le jeu valait la chandelle, car nous nous retrouvons face à une centaine de jeunes gens pour jouer GRANDIR… Il paraît que Surabaya est une ville anti-culturelle où l’on ne pense qu’au pognon. Moi, je veux bien entendre toutes les explications mais, sincèrement, qu’est-ce qu’on fout là ? Phrase que vous n’aurez pas lue souvent dans ce carnet. On a eu cent quarante entrées.

À noter qu’en arrivant au théâtre, Monsieur Moreau me dit qu’il viendra nous chercher demain à neuf heure trente. Je lui dis de l’annoncer lui-même aux artistes, « certains ne me croyant pas ». Gilles, naturellement, trouve que cette réflexion « avant de jouer » et « devant un tiers » était inopportune. De toute manière, entre lui et moi, ça sent le roussi parce que, après le discours courtois de je ne sais plus quelle soirée indienne où il était question (je ne me suis pas trompé) de la nécessité de mon travail, après le sermon auquel j’avais eu droit à Saigon, auquel je n’avais pas répliqué parce que, quelque part, j’avais eu tort, encore que la réaction de Gilles était objectivement excessive et proférée sur un ton docte de patron qui signifiait à son petit employé qui venait de commettre un impair que sa présence n’était que tolérée, l’altercation de Yogyakarta a été pour moi le révélateur que ce type-là ne m’estime pas, ne m’aime pas. Quand on est en colère, on dit ce qu’on pense, et ce qu’il pense de moi m’incite à conclure que nous n’avons plus rien à faire ensemble. C’est dommage car, moi, j’aime l’artiste, même si ce qu’il « produit » est invendable. Je crains de ne pas pouvoir estimer l’homme, à moins, bien sûr, que ses discours irrecevables ne soient des déclarations d’amour filial déguisées, mais j’ai des doutes.

Le souper qui a suivi le spectacle s’est passé entre nous. Daniel, le jeune coopérant qui avait passé la journée avec la troupe, s’est joint à nous ; à un moment, je me suis retourné et j’ai eu la surprise de voir Moreau, assis à une autre table avec un Indonésien. Il ne s’est pas approché de nous. Il n’a pas dit bonsoir. Bizarre ! Bizarre…

26.09.91 - Les paris sont ouverts : nous aura-t-on changé d’hôtel à Djakarta ? Le bruit en court. En attendant, je fais la valise comme si elle ne devait plus être refaite avant le grand retour. À neuf heure trente précises, tout le monde est prêt à partir. Pourtant les trois garçons, apprends-je, ont passé une partie de la nuit dans les quartiers chauds. Ils ne sont pas trop frais. À l’aéroport, surprise, le coupon du billet de Philippe n’est plus dans le billet. Il a dû être arraché quelque part antérieurement. Enfin ça s’arrange et l’on nous donne cinq cartes d’embarquement.

Vol en jet sans histoire. À l’arrivée, Éric est là. Oui, nous sommes dans un autre hôtel qui se révèle être convenable. Je défais une partie de la valise. L’agent comptable me remet les défraiements. Il paraît que Nathalie est partie de Palembang en bus pour venir nous voir. Le théâtre est à cent mètres de l’hôtel. La troupe y mange puis y dort toute la journée. Ce soir, nous irons voir du théâtre indonésien.

Intéressante soirée. Dans des décors peints de couleurs criardes, toiles fraîches d’un kitsch agressif, évoluent des personnages de costumes traditionnels somptueux, qui exécutent des gestes traditionnels, qu’a beaucoup copiés Ariane Mnouchkine, et s’expriment, avec l’aide d’un orchestre aux instruments traditionnels, selon un phrasé et des notes de musique également traditionnelles, MAIS avec des dérapages vers un style de jeu réaliste. Il y a notamment une très longue scène au cours de laquelle quatre clowns, dont l’un ressemble à Galabru, un autre à Laurel, qui s’installent dans une conversation improvisée (nous dit-on) au cours de laquelle ils commentent l’actualité de façon tout à fait quotidienne, tandis que la reine reste figée devant eux dans une attitude évidemment traditionnelle. Dommage que les dialogues soient interminables et que je n’y comprenne rien, car ils ne sont pas montés de façon spectaculaire. Les acteurs restent en place et cause, et ça dure. Par contre, les danses sont très attrayantes, quoiqu’avec une gestuelle un peu monotone. Il y a sur la scène tout le monde qu’il faut. Le prix du danseur ne doit pas être très élevé car la recette, à quatre mille rupiahs la place, ne devait pas être brillante. De nombreux sièges étaient inoccupés dans la salle, au demeurant confortable malgré la méchanceté des moustiques.

27.09.91 - Ce soir, la dernière. Peut-être aussi dernier jour de shopping. Il y tout un village de marchands artisanaux autour du Hilton. C’est là que nous allons, suivant en cela le guide de Babette et Jean-Louis. Je me déleste de pas mal de Rupiahs.

Le théâtre est placé dans un parc où il y a plusieurs lieux de spectacles. Des jeunes gens et des jeunes filles y répètent des spectacles traditionnels dans une atmosphère bon enfant. Des chauve-souris traversent l’espace où GRANDIR va se jouer. Les artistes ne sont pas trop tranquilles. Nathalie est annoncée. Ça veut dire qu’on n’est pas couchés !!!

Beaucoup de monde à la représentation. Quatre cents personnes au moins. La salle est bourrée. J’assiste au spectacle : bonne représentation qui passe très bien. Cette salle, sauf qu’il y fait un peu chaud, est bonne. Et le public, en partie francophone, suit bien et apprécie. Le Conseiller Culturel, que nous avions rencontré à Bandung, est venu assister à GRANDIR. Il est ravi. Mais quand tout est fini, la troupe se retrouve seule avec la bande de Palembang. On va souper dans un restaurant moyen, Jean-Louis et les autres voulaient à tout prix éviter l’hôtel… Et l’on se retrouve dans une boîte de nuit archi-comble, du genre du celles où il y a deux cents morts quand un incendie s’y déclare. Je fuis, délesté de huit mille Rupiahs de droit d’entrée, arnaqué par des chauffeurs de taxi à la sortie, mais content de sortir de cet enfer du bruit et de la fureur.

28.09.91 - L’agent comptable solde les comptes avec moi à l’hôtel. Tout est correct. L’excursion prévue au port part avec deux heures de retard. Gilles, Philippe, Nathalie, n’en sont pas. La boîte de nuit qui m’a fait fuir les a retenus jusqu’à l’aube. Le soir, Nathalie, Philippe et Gilles parlent encore d’aller s’éclater dans une boîte, mais après le dîner, tout le monde s’effondre et je peux écrire qu’au moins ce dernier soir, j’aurais vu les increvables crever. Babette et Jean-Louis, sérieux, sont allés à un concert, mais quand nous rentrons à vingt-trois heure trente, on me dit qu’ils sont déjà dans leur chambre.

29.09.91 - Dimanche. On change l’heure en Europe. Difficile d’imaginer que nous allons débarquer à l’heure d’hiver. Ce matin, la troupe a un petit workshop avec des artistes indonésiens. Avec Philippe, nous passons au Centre Culturel pour remettre dans la malle numéro neuf les costumes et les peaux de chamois propres et secs. Le grand mouchoir de GRANDIR, quant à lui, a été serré dans l’état humide où le laisse le spectacle. Dans quel état sera-t-il si une reprise a lieu ? Chacun a eu conscience du fait qu’avant-hier il s’agissait peut-être d’une dernière absolue. Mais je crois que personne ne le croyait dur comme fer. Sidney Peyroles n’est-il pas à Séoul pour quatre ans ?

Publié dans histoire-du-theatre

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