Du 15 juin au 2 octobre 1979

Publié le par André Gintzburger

15.06.79 – Lorsque Josiane Horville m’avait annoncé son propos d’inviter, dans le cadre de son cycle consacré à la province, la compagnie des DRAPIERS de Strasbourg, je n’avais rien eu à objecter à ce projet. En effet, la troupe de Gaston Jung jouissait au niveau national d’une réputation solide, confortée par le mystère qui l’entourait, puisqu’on ne la voyait jamais à hauteur du Méridien de Paris.
Eh bien, cette équipe aurait mieux fait de rester en Alsace. Le bruit aurait continué a cheminer de sa valeur exigeante et inconnue. Je crains que sa venue à POMPIDOU avec LES TETES DE CUIR de Georg Kaiser ne la serve pas.
Certes, il ne faut pas demander à une œuvre des années 30 d’être « moderne ». Mais de là à ce que je me sois, à Beaubourg, senti rajeuni au point de me croire revenu au temps des Mathurins de Marchat et Herrand, il y a un fossé.
Pourtant, c’est ce que j’ai ressenti en voyant évoluer ce « ministre » à tendances homosexuelles beau comme un Dieu et agile comme un singe, maillon d’un pouvoir exorbitant (nous sommes dans une quelconque Antiquité de fantaisie, ce qui a permis à Jung d’imaginer une civilisation de communication par l’audiovisuel, un peu à la manière des séries B de la TV américaine quand elles décrivent l’Atlantide, mais en réalité, c’est le fascisme italien qui est « décrit »). Une intrigue peu crédible, même au temps de la montée d’Hitler, fait de la fille du dictateur une marchandise offerte successivement aux soldats mutins pour les calmer, et au hideux militaire défiguré (par lui-même, pour faire croire par ruse aux ennemis que les siens l’avaient torturé) qui a permis de gagner la guerre, pour le récompenser. L’ennui, c’est que la nana qui joue le rôle, Edith de Barsy, aurait de la peine à se faire un type au bal du samedi soir de Molsheim !
Gaston Jung, investi par le rétro, a esthétisé à mort les débats des politiciens simplistes montrés par Kaiser. Je ne connaissais rien de cet auteur, mais à côté de Toller et (bien sûr) de Brecht, il fait figure singulièrement peu cultivée. Marx n’est pas passé par son texte.

20.06.79 – Pour l’été, Guénolé Azerthiope propose au Café de la Gare un spectacle de Karl Valentin qu’il a appelé « LE BASTRINGUE ETC ». Il n’a pas cherché dans les textes du célèbre fantaisiste allemand, de l’époque pré hitlérienne, à dénicher le « contenu ». Son dessein évident est de divertir et il le fait avec art et qualité. Il est vrai que des textes célèbres, comme celui du père qui envoie à son fils frappé par la majorité la facture de tout ce qu’il lui a coûté depuis sa naissance en le sommant de le rembourser, ou comme la scène de l’électricien de mauvaise volonté qui suscite une montagne d’embarras pour réparer un projecteur, portent en elles-mêmes un message qu’il n’est guère nécessaire de justifier.
Azerthiope a pu s’en donner à cœur joie dans le style « Branquignole Helzapoppin Vian ». Il est aidé par une équipe excellente qui nous inspire le rire intelligent, donnée rare s’il en est.

AVIGNON 79

28.07.79 – Me voici, après vingt-cinq jours de vacances absolues, d’excellente humeur en Avignon, enclin à rendre hommage au travail des créateurs, à excuser et à chercher à comprendre les errements.
Moins « reposé », plus esclave d’humeurs momentanées, il est sûr que j’aurais pu écrire sur LILI CALAMBOULA quelque sentence à l’emporte-pièce comme : sur le mode pleurnichard, une prostituée de Villejuif, que la précocité de son cul a un peu dérangé de la tête, raconte sa vie en play-back sur une musique rétro d’Astor Piazzola riche en rythme de tangos et en sonorités « violonneuses ».
Cette « vie » ne requiert pas deux heures étirées car elle se résume à peu de choses : dépucelée jeune, cette sous-prolétaire de Villejuif se spécialise tôt dans l’art de tailler des pipes aux hommes esseulés des H.L.M. Piquée par les flics dès l’âge de quinze ans, elle est confiée à une clinique psychiatrique qu’elle décrit pathétiquement, car pendant son séjour, elle ne fait que rêver à son « trottoir enchanté » !!! Elle y reviendra peu avant 68. Les événements célèbres lui inspireront de donner, et non plus de vendre, son cul, et elle entrera dans une communauté qui la décevra tellement qu’elle retournera d’elle-même dans sa clinique.
A la toute fin, nous comprendrons que sa confession devant le public, identifié aux autres malades, était arrangée, sans doute à titre de traitement curatif, par le médecin psycho.
Honnêtement, le spectacle est éprouvant, car entendre par sono Nicole Aubiat geindre aussi longtemps, c’est vraiment dur.
Et le style néo-romantique du texte populiste de Gélas, aussi sirupeux que la musique qui l’a inspiré, met mal à l’aise. Ce mélange de crudités de langage et de poésie à bon marché avec un contenu aussi peu « dramaturgisé », nostalgique d’on ne sait pas bien quoi, singulièrement négatif, donne une impression de non maturité entretenue par une irréflexion politique probable et une auto complaisance exagérée.
Bon. Etant de bonne humeur, comme je l’ai dit, je vais mettre l’accent sur l’incontestable professionnalité de la réalisation, et surtout sur l’excellence de la prestation des comparses.Il sont quatre qui ne disent rien mais qui environnent sans cesse l’héroïne, l’encadrant, prolongeant son univers. Ils le font par le costume, la mimique et l’expression corporelle, remarquablement. Ils font vraiment regretter que cette équipe n’ait pas à nous communiquer un message exaltant.
Pleurer sur son sort sans rien dégager comme voie pour en sortir, NON ! Se borner à se servir à des fins racoleuses d’une situation sociale (l’immigré dans VIRGILIO, la pute ici), quelque chose me gêne quelque part. Il y a de l’impur dans la demande du Chêne Noir qui fait pourtant de son éthique un cheval de bataille.Se borner à se servir à des fins racoleuses d’une situation sociale (l’immigré dans VIRGILIO, la pute ici), quelque chose me gêne quelque part. Il y a de l’impur dans la demande du Chêne Noir qui fait pourtant de son éthique un cheval de bataille.

30.07.79 – 16 h. Elle est folle, cette Colette Godard. Elle pond un papier de deux colonnes dans LE MONDE pour chanter les louanges d’une jeune équipe qui serait à ses yeux la révélation du Festival Off. Je me pointe d’autant plus que le titre est racoleur : LA GRANDE MAGIE CIRCULE PAR LE BISCUIT QUI CRAQUE ! O Mama mia ! Quatre-vingt-dix minutes étirées, sans rythme, ponctuées d’interminables silences, d’un canular pour distribution des prix d’un lycée de province. Deux garçons, deux filles qui ont tout à apprendre, à commencer par jouer, et un accordéoniste, qui loupent les numéros de magie. C’est drôlet cinq minutes. Après, c’est chiant. Et l’amateurisme n’est pas une excuse.

30.07.79 – 20 h. Alberto Vidal est monté de Barcelone avec une petite équipe et il présente aux Charmeurs Réunis un petit spectacle d’une heure sous le titre APERITIV, qui est un admirable exercice de style.
Que se passe-t-il ? C’est difficile à dire exactement : un Monsieur et une Dame aux pupilles dilatées, qui se meuvent très lentement sur un sol en apparence instable, viennent prendre l’apéritif dans un café. C’est tout. Mais l’intérêt ne faiblit pas un instant. Le parti de lenteur fait songer à Bob Wilson et à Friloux. Mais cette lenteur est ici « différente », comme semblant surgir de la description d’un monde « différent ». On pense à un lien hors pesanteur par exemple. Quoi qu’il en soit, c’est fait de main de maître. L’art de la pantomime atteint là son sommet.

30.07.79 – 22 h. Voici ce CIRQUE IMPÉRIAL du Centre Dramatique de la Courneuve, malheureusement troublé pendant la dernière demi-heure par une pluie inattendue, dans lequel Pierre Constant et ses camarades ont investi tant de travail et d’espérances. C’est une réussite et l’amalgame texte plus musique, plus acrobatie a, peut-on dire, pris.
Je me souviens que Constant aurait rêvé jouer au Cirque d’Hiver à Paris, et qu’il n’a pas osé confronter son équipe à un lieu que de vrais professionnels du trapèze volant ont fréquenté. Eh bien, il aurait pu, car ses comédiens –TOUT EN RESTANT, et c’est essentiel, des comédiens- sont devenus de vrais artistes de la haute voltige. On pense aux CLOWNS d’Ariane Mnouchkine qui n’avaient pas su retrouver à part entière l’univers du cirque. Ici, nous avons vraiment le sentiment de voir vivre des gens du voyage. Il n’y a aucune gêne. Il faut dire « bravo ».
Est-ce à dire que le spectacle soit tout le temps parfait ? Il le sera sans doute quand il aura trouvé sa respiration et quand il se sera politisé davantage. C’est-à-dire quand les événements extérieurs seront rendus plus présents. Entendez-moi : je ne veux pas dire qu’il faut en rajouter. Je veux dire que les acteurs ne me paraissent pas toujours réagir assez à ce qui se passe dehors, et qui est cependant essentiel, puisque tout ce qui a été dit, ou fait, dans le local « de répétitions » l’est par rapport à la chute de l’Empire d’abord, à la montée de la Commune ensuite. Une phrase ou deux ne suffisent pas expliciter pourquoi Sedan ne fut pas ressenti par le Peuple comme la défaite de la France. Et la montée de la Révolution n’est pas perceptible assez. Mais c’est plus, sans doute, un problème de comportement des acteurs que de texte. Il faut dépasser le « son et lumière ».
D’un autre côté, la partie musicale due à Antoine Duhamel m’a semblé à la fois trop intermittente (par moments, on a l’impression que Constant s’est rappelé qu’il passait dans le cadre du « théâtre musical ») et trop encombrée d’ « approches ». Au début, notamment, on a envie, quand ils s’exercent sous le prétexte de voir remplacer les vrais musiciens partis à la guerre, de dire aux artistes : « Bon ! Ca va ! Et maintenant, jouez vraiment ! » J’ajoute que cette musique m’a parue, même quand elle est assumée, un peu entre deux chaises. Mi « moderne classique », mi « musique de cirque ». Je ne suis pas sûr que l’originalité soit ici valable et qu’il n’eût pas mieux valu employer du vrai bastringue de cirque et des airs du temps.
Autre critique : il y a des passages à vide, notamment après la scène Bismarck/Thiers. L’anecdote du cheval facteur est jolie, mais étirée, et je pense qu’on pourrait gagner du temps sur les scènes intimistes dont la pudeur manque de chair. C’est d’un rapport charnel entre eux, et les événements, que manquent les artistes.
Cela dit, que de mesure dans le dosage du spectacle : comme on participe à l’effort de ces artistes qui cherchent à travers leurs disciplines, toujours à aller plus loin. Comme leur éthique est palpable. Et comme ils sont exemplaires. Constant a su montrer leur simplicité dans le progrès. Il leur reste à rendre plus perceptible la JOIE ET L’ORGUEIL. Comme il a su inventer sans cesse. Son spectacle est en permanence renouvelé. Chaque fois que l’intérêt va faiblir, hop, arrive une trouvaille et ça repart. On sourit. On est ému. Il y a de la tendresse partout. Et ce devrait être une grande leçon que nous pourrions recevoir, car quoi de plus beau que ces gens qui poursuivent leur « essentiel » à travers les vents et marées ? Constant a su exalter la « dure loi du Cirque » sans tomber dans le piège d’un pathétisme à bon marché. Il exalte les corps. Peut-être sont-ils trop ascétiques.
Reste que j’écris sans doute des bêtises car la fin de la représentation au Cloître des Carmes fut profondément troublée par l’orage. Il y eut déconcentration, notamment du côté du public. Une partie de l’ovation finale salue les acteurs qui, dans la ligne de ce qu’ils exprimaient, sont allés jusqu’au bout, envers et contre tout.
Mais la leçon prévue a souffert. Je ne pense pas, ruisselant de gouttes, l’avoir reçue comme il fallait. Je reviendrai. Ce sera de toutes façons un plaisir car ce spectacle se situe au niveau des grandes réussites.

31.07.79 – 17 h 30. Au théâtre off du Chapeau Rouge, BABYLONE, de Alain Gautré, mis en scène par Pierre Pradinas, est jouée par une équipe fraîchement sortie du Conservatoire, et qui ne manque ni d’abattage, ni de professionnalisme traditionnel.
L’œuvre est étrange, difficile à cerner, ésotérique mais point ennuyeuse, violente. Elle met en scène le Roi Balthazar, despote demeuré, cruel et vicieux, qui sera tué par Darius avec la complicité d’un prêtre désabusé qui sait bien que les Religions sont nécessaires aux peuples, mais qui pense qu’il est temps d’en changer, sous l’œil d’un prophète juif enfermé dans une cage dorée.
La mise en scène rend dérisoires le contenu perceptible par des effets faciles : c’est un poireau qui fait office de fouet et de trompette. Le prêtre fait des contorsions avec sa langue, qu’il a exceptionnellement bien pendue.
Les costumes sont modernes. Je dois dire que je n’ai pas compris le message. Certains spectateurs étaient indignés à la fin. Moi, j’avais (chaleur aidant) plutôt la migraine.

31.07.79 – Devant le Palais des Papes, Luce Bekistan, aidée d’une comédienne et de deux acteurs, joue un « mélo » de vingt minutes qu’elle a appelé L’INCESTE AVORTÉ ou LA MOME AUX CHEVEUX D’OR.
Toutes les ficelles du genre sont exploitées au premier degré. Le comique naît, bien sûr, de l’excès d’infortune de l’héroïne. Tout s’arrange, pour le plaisir des spectateurs. Cette équipe dispose, paraît-il, de quatre heures de spectacles de Rue. C’est bon à savoir.

31.07.79 – 22 h. Au Cloître des Célestins, affluence sélecte. Nous sommes au « In » distingué. Sobel propose une création « théâtre musical » : « Marie et le Magicien ». Le texte de Thomas Mann est étayé par une musique de Jean-Bernard Dartignolles. Les instrumentiste sont en habits. Sérieux comme des papes. Ils occupent l’essentiel de l’espace. Ce qu’ils jouent, et qui fait la part belle aux percussions, est, en plus pauvre, dans la ligne d’Alban Berg.
Entre eux se met une meut un conférencier : c’est l’acteur Jean Dautremay qui l’incarne. Pendant presque une heure, il sait se faire entendre. Agité, inquiet d’on ne sait trop quoi, il conte un séjour dans une station balnéaire au temps de l’Italie fasciste. Le climat du temps est admirablement décrit, avec ses privilégiés d’un système hiérarchisé, ses pudeurs pudibondes, ses injustices impitoyables, son code de l’honneur et sa religion de la grandeur, son absurde, sa mauvaise foi. La musique met l’acteur mal à l’aise. Il ne sait apparemment pas bien quoi faire lorsque le piano, la trompette, la flûte, la clarinette et les caisses grosses et petites viennent lui couper le sifflet ou couvrir son organe. Il va et vient sur une aire de jeu étriquée, buvant un coup périodiquement et se noyant dans des papiers. Mais Thomas Mann passe à travers lui.
Et puis ça se gâche. Le personnage se transforme sans logique apparente. Cette mutation irrationnelle fait de lui un magicien capable de tenir en respect ses agresseurs. Ceux-ci surgissent de la salle. Trois jeunes gens d’une noce deviendront des sortes de pantins ridicules, et la leçon inculquée, c’est que la liberté n’existe pas. Les « autres » sont les marionnettes de celui qui, comme on dirait aujourd’hui, détient LE POUVOIR. Mais Mario, surgi lui aussi de la salle, tuera le dictateur.
Je dois dire que le spectacle n’est pas convaincant. La musique n’a rien d’original. La modification du conférencier, victime quelque part, en illusionniste tortionnaire, est peu acceptable. La dernière demi-heure est carrément ennuyeuse. On se demande un peu en quoi a consisté le travail de Sobel. J’ai compté au générique qu’il avait eu sept collaborateurs. Il faut bien vivre !



 UNE ROUTINE VOYAGEUSE

01.08.79 – A la Gaîté Montparnasse de Paris, chaleur en moins, j’ai eu l’impression de retomber dans le « Off » d’Avignon. Là encore le titre est racoleur : LE MAGNIFIQUE OPÉRA et l’ensemble instrumental A GUICHET FERMÉ présentent OSWALD ET ZENAÏDE de Jean Tardieu.
J’avais oublié à quel point les textes de cet auteur étaient débiles. L’argument du mélo est vide de tout contenu, encore que l’obéissance à la toute puissance paternelle en soit le fondement.
Une chanteuse, enceinte jusqu’aux yeux, y joue la jeune fille pure qui veut épouser un ténor affreux, et que son baryton de père, cabot comme il n’est plus permis, « mystifie affectueusement » (dit le programme) pour éprouver ses sentiments. La musique de Michel Musseau m’a paru « originale » , ce qui prouve qu’elle est « moderniquement » vieillotte dans le genre « Kosmateux » en plus prétentieux. Les costumes sont hideux.

10.09.79 – Voici, à Berlin, le GUILGAMESH de la Compagnie du Lierre, et je suis incapable de prédire si la presse fera un sort favorable ou non à cette « épopée ». Comme lorsque j’avais vu PAQUES À NEW YORK, j’ai été sensible à la performance des voix ; il est certain que ces garçons, et surtout ces filles, tirent de leurs gorges des sons étrangement rauques, et que leurs chœurs sont des modèles d’harmonies belles et dissonantes. La tonalité dominante orientaliste n’est pas sans créer une certaine monotonie. En vérité, le tour de la démarche est vite fait et on espère un « renourrissement », un renouvellement, une rupture, qui ne viennent jamais. Au niveau du son, le registre varie dans le détail mais l’ensemble est en unité, je devrais dire : en uniformité. De surcroît, le va-tout musical est donné dans la première demi-heure et, sur la fin, Farid Paya a accumulé les silences, les clairs-obscurs. Si bien que la soirée nous est, en somme, livrée à contre rythme.
J’ai aussi éprouvé une insatisfaction face à la gestuelle. A l’heure où le cinéma japonais et le judo nous ont familiarisés avec la violence impeccablement maîtrisée, il importe qu’au théâtre les viriles étreintes combattantes soient nettes, vigoureuses, sauvages. Or, ce n’est pas tout à fait le cas. La rigueur n’est pas tout à fait totale. Le spectateur n’est ni terrifié, ni en admiration car tout a l’air sous « contrôle ». En vérité, ce spectacle n’est pas libéré et, d’un autre côté, pour qu’il le soit, il faudrait sans doute que les protagonistes fussent plus professionnels. Notamment les garçons, dont le travail sent l’application, l’effort.
Au niveau de la conception, Farid Paya part un peu trop du principe que le public connaît l’histoire de Gilgamash, et son commentaire n’explicite pas assez pourquoi ce héros fut en butte à l’hostilité divine. Qui est Enkichu ? Qui est Humbada ? Le programme nous dit que le premier est « l’homme sauvage » et le second « l’esprit de la nature ». Mais à la représentation, je ne l’ai pas deviné, et le sens de l’ascension du héros m’a un peu échappé.
Le langage, d’autre part, abuse du répétitif avec une complaisance souvent excessive. Son ronronnement berce et noie le contenu qui, pourtant, aurait mérité un sort. Car pourquoi monter un GUILGAMESH en Europe occidentale si ce n’est pour RÉVÉLER qui fut ce héros qui voulut égaler les Dieux, les provoqua, et fut vaincu par une « épreuve » insurmontable. Car aucun mortel ne peut survivre à sept nuits et six jours sans dormir. Les Dieux ont de toute éternité pris leurs précautions pour que l’homme, aussi brillant, intelligent et fort soit-il, ne puisse pas se dégager de sa condition FRAGILE. Braver la MORT ne peut être pour lui qu’une rodomontade. Et cela est SCANDALEUX. Et cela justifie l’abominable humilité que toutes les religions exigent de cet être qui possède en SOI, cependant, depuis Prométhée, l’envie de conquérir le feu du Ciel. Je pense que Farid Paya est familier intime de son héros. Tellement qu’il n’a pas jugé utile de nous en approcher. Il raconte l’histoire de Gilgamesh comme un conteur oriental la narrerait à un auditoire l’ayant entendue cent fois et se complaisant à déguster des manières de dire, de chanter, de se mouvoir ou de se taire en exhalant. Il se peut que nos critiques, qui détestent comme chacun sait que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », aiment. Il se peut qu’ils méprisent. L’inaboutissement esthétique du spectacle qui ne va pas souvent assez loin dans ses concrétisations, qui n’est en vérité qu’une ébauche, qu’une préfiguration, leur en donnerait, s’ils veulent être malveillants, le prétexte. Je dois dire que Farid Paya affiche une sérénité, une sûreté de soi admirables. J’espère que ce n’est qu’une façade. Sans quoi cela voudrait dire qu’il n’est pas aussi exigeant que je le pensais. Voilà deux mois qu’il dit que son spectacle est prêt. Je pense qu’il faut traduire qu’il ne pouvait plus progresser ni trouver sa respiration hors de la présence du public.

13.09.79 – Exhumer aujourd’hui LA MÈRE CONFIDENTE DE MARIVAUX ne présente pas, en soi, l’intérêt d’un oubli historique à réparer.
On y voit, certes, un valet qui fait profit des intrigues de plus « grands » que lui, et un amant éconduit pour manque de « biens », ainsi qu’une soubrette ingénieuse. Lui avoir ajouté des mains baladeuses, avoir fait jouer l’amoureux par un acteur qui ne doit pas souvent, dans la vie, voir les filles se retourner sur lui, et celui qui s’enrichit par Gilles Tamiz, qui n’arrête jamais de nous SIGNIFIER que SA classe sociale n’est pas concernée par les coups de cœur de l’autre, ne rendent pas meilleure cette piécette. N’est pas qui veut le Chéreau de l’HÉRITIER DE VILLAGE ! Caroline Huppert a beau s’amuser à l’exercice bien connu du « renourrissement » des contenus, gommer soigneusement le Marivaudage et faire un gros effort pour que la comédie ait des couleurs de drame, son réchauffé de Planchon ne passe pas. Il est vrai que la désinvolture de Pascale Audret, qui murmure à peine les phrases qu’elle a à dire, n’aide pas. 

15.09.79 – Vu à Freiburg le PEPE qui avait naguère fait les beaux soirs du Divadlo Na Provazsku à Nancy, et qui est remonté par Boleslav Poliuka avec l’assistance de P. J. Valentin et de deux mômes suisses (parce que c’est en Suisse que la législation du travail des enfants est la plus accommodante –bien sûr, je n’ai vu qu’un d’eux- il paraît que l’autre est assez différent.)
C’est le genre de soirées qui vous réconcilient avec le théâtre. Certes parce que c’est remarquablement assumé et joué, mais surtout parce que c’est profondément humain. Sur fond de guerre –quatre fois il y a une alerte, les projecteurs fouillent le ciel, les bombardiers font un fracas terrible, les protagonistes mettent leurs masques à gaz-, c’est l’histoire d’un vagabond, ce qu’au 19ème siècle on appelait un chemineau. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Pépé, ce n’est pas lui, mais une poule avec qui il a établi un langage. C’est son seul compagnon, jusqu’au moment où il découvre, dans un décor qui pourrait servir à EN ATTENDANT GODOT si on y rajoutait un arbre, un petit garçon avec lequel il établira toute une communication, défiante d’abord, puis complice et tendre. A chaque alerte, il y a des dégâts et, à la seconde, la poule est retrouvée morte et, pour calmer le chagrin de l’homme, l’enfant se mettra dans la cage et jouera l’animal.
Le spectacle, c’est ça, un jeu constant entre l’adulte et le petit entrecoupé de DANGERS. Les moments de jeu sont totalement calmes, c’est la PAIX qui règne. La guerre, quand elle se manifeste, passe rapidement. Naturellement, à la dernière alerte, elle tuera l’enfant qui avait commis l’imprudence de débouchonner le tuyau de son masque pour jouer de la musique en soufflant dedans. Le chemineau partira en emportant le petit cadavre.
Boleslav Poliuka joue le chemineau en grand acteur. L’art du clown, la jonglerie du cirque, sont ici au service du THEATRE. Le naturel est total, et quand le clown montre le bout de son nez rouge et s’emberlificote dans ses gestes et ses objets, on y croit, et on rit. Mais ce n’est pas un spectacle au contenu drôle. La guerre fait partie de l’univers de ces êtres. Il y sont habitués. C’est sans surprise qu’ils voient les engins de mort fondre sur eux, sans agitation qu’ils exécutent les geste de sauvegarde appris. Le naturel de la présence de la guerre n’est pas le moindre élément de ce spectacle qui, néanmoins, quelque part, reste optimiste, puisque la volonté de vivre de l’Homme s’y manifeste intensément.

Et, puisque je suis en voyage, me voici à BELGRADE …

Ce soir, le BITEF me propose d’assister à une représentation très conventionnelle » du ROI LEAR par le Théâtre National yougoslave. Vu mon amour célèbre pour Shakespeare, j’envisage donc d’aller me coucher de bonne heure, lorsqu’Alain Crombecque, qui est là en tant qu’invité de Mira Trailovic, me propose une place pour le MUSIC HALL DE LENINGRAD.
Me voici donc à la salle des syndicats où se produit l’ensemble soviétique, et je dois dire que j’y passe une excellente soirée pleine d’enseignements, dont le premier est que la pourriture occidentale cesse d’en être une en terre socialiste dès qu’elle est démodée chez nous.
Que c’était kitsch, Mama Mia ! Je me suis cru revenu au Gaumont Palace d’avant la guerre : le Grand Orchestre Russe semblait une réincarnation de celui que dirigeait Georges Tzipine. Les girls, toutes pareilles et merveilleusement asexuées, les boys rompus à la gymnique, mâles peut-être pas toujours absolus, mais vigoureux, souriaient impeccablement en exécutant leurs arabesques avec une exactitude militaire. Moins la nudité et les sketchs débiles, c’était le rétro des Folies Bergères à peine avec moins de luxe. La fascination américaine gommait toute originalité. En France, entre 40 et 44, le jazz français coupé de son contact américain avait innové. L’Ecole Django Reinhardt avait introduit un style nouveau. Les Russes se bornent à imiter… avec quarante ans de retard. A part celles qui se réfèrent à leur folklore, pas une note ne s’écarte du schéma importé ! Crombecque disait que, s’il était directeur du Casino de Las Vegas, il engagerait immédiatement avec l’assurance de faire un triomphe !... de rire.
Reste un point sur lequel les Soviétiques sont imbattables, ce sont les numéros de cirque engagés en surplus de la revue proprement dite. Un d’entre eux, notamment, où un garçon et une fille jouent avec des bâtons boomerangs qu’ils lancent vers la salle comme des oiseaux battant des ailes, et qu’ils rattrapent avec virtuosité, est superbe. Je ne saurai jamais les noms de ces deux merveilleux spécialistes venus d’ailleurs et découverts par hasard un soir à Belgrade. A eux seuls, perdus au milieu de la première partie du spectacle –et c’est dire que les organisateurs n’en faisaient pas grand cas- il valaient le détour.
Chouette aussi, un numéro de fildefériste funambule tenu par un comique aux moustaches… de l’URSS du Sud. Un joyeux drôle.
Finalement, soirée saine, agréable et pour familles.

19.09.79 – Roberto Ciulli est un metteur en scène italien qui travaille en R.F.F. Aussi est-ce la Schauspielhaus de Düsseldorf qui propose au BITEF sa Bearbeitung (en français, traduisons : « son tripotage ») sur l’œuvre d’Euripide, le CYCLOPE.
On sait le sujet, et que le rusé Ulysse a vaincu le cruel Cyclope en l’enivrant en en profitant de son sommeil pour lui crever l’œil.
Le spectacle, au demeurant très bien assumé, semble surgir du Théâtre Panique des années 66/70. On dirait une réalisation d’Arrabal, Jodorowsky et Jean-Jacques Lebel.
L’aire de jeu est rectangulaire, les spectateurs sont autour. Les satyres sont en défroques contemporaines, crasseux, et leur comportement s’apparente à celui des loubards de nos banlieues : jeux équivoques, violences, absence évidente de sens moral, provocations. Ulysse a l’air d’un sous-officier de la Wehrmacht. Le vin dont il abreuve les  satyres d’abord, Poliphème ensuite, est amené par un interminable tuyau d’arrosage. Le truc du réalisateur consiste à aller jusqu’au bout du réalisme de la beuverie. La saoulerie est dépoétisée et il ne manque que la réelle vomissure pour que la vérité de l’orgie soit totale. Les spectateurs sont éclaboussés, on les prend à partie, on se vautre sur eux, on les force autoritairement, à participer. Le rapport est établi avec eux agressivement. Le chef d’orchestre, le froid calculateur Ulysse, oppose un calme de marbre aux dangers qui l’assaillent : il a, il le sait, le soutien des Dieux. Il les prie, ostensiblement.
Curieusement, le rôle du Cyclope est tenu par une femme. Je n’ai pu m’expliquer pourquoi. Paradoxalement, la brute sauvage devient ainsi une chose fragile et vulnérable. Le bourreau châtié devient victime. Etrange dimension, dont je détecte mal la motivation. A la fin, vaincue, abandonnée de tous sur une musique de fin de film apocalyptique made in U.S., la pauvre remonte à tâtons vers son antre en serrant contre elle tendrement un agneau (du moins supposé-je que c’était un agneau). Et l’image qu’elle donne est celle d’une martyre, tandis que les Forts, qui l’ont eue par traîtrise, plient bagage, la « besogne » faite.
Il y a des moments très épatants dans cette version qui fait songer –en plus des références déjà citées- à un MAGIC CIRCUS méchant, brutal, sans humanité, impitoyable ! Quand les satyres chantent des Lieds plus germaniques que nature, ils sont irrésistibles. Reste qu’idéologiquement, cela sent quelque chose que je n’aime pas beaucoup. Justement, la comparaison avec le Magic est éclairante, car ici la gentillesse est au détour de chaque baffe. Comme au cirque. Là, c’est un certain néo-nazisme, évidemment.

20.09.79 – Une fois encore à Belgrade, j’ai voulu voir le SQUAT THEATRE qui jouait LE DERNIER AMOUR D’ANDY WARHOL et, une fois encore, je n’ai pas pu entrer dans la boutique où ça se passait, car le BITEF avait vendu deux cent cinquante places et, au dernier moment, la troupe n’a admis que cent vingt-cinq personnes.
Ces procédés fascistes de discrimination au hasard pour affirmer un POUVOIR sont parfaitement haïssables, et je déplore que la Hongrie Socialiste n’ait pas eu le temps de foutre en taule ces déplaisants personnages avant qu’ils ne prennent la poudre d’escampette occidentale !

21.09.79 – Quelques anecdotes : le prix des places au BITEF est de 200 Dinars, soit plus ou moins 50 Francs (mais en comparaison des salaires, c’est au bas mot 200 Francs).
La traduction simultanée est imposée aux troupes, mais dès la deuxième représentation, les écouteurs disparaissent. Seuls les privilégiés assistant à la Première ont besoin de comprendre !
Mira Traïlovic habite ce qu’elle appelle avec humour une « mansarde socialiste ». C’est un luxueux six pièces, deux salles de bains, superbement meublé (je ne parle pas de bon goût. Je cause du clinquant). Mais Cirilov, pince-sans-rire, a précisé que les ouvriers étaient sûrement mieux logés encore.
Normalement, Mira, qui a 55 ans, devrait prendre sa retraite l’année prochaine, (avec 90 % de son salaire !). Mais elle croit que son personnel ne voudra pas la laisser partir. (On sait qu’en Yougoslavie le Directeur est élu tous les quatre ans par les « travailleurs »). Ca lui pose un problème avec son « pauvre » mari à Paris. « A nos âges, les brèves étreintes passionnées de voyage sont finies, (dit-elle), il faut vivre ensemble… Alors André, (me demande-t-elle) est-ce que tu crois que je pourrai trouver à travailler à Paris ? »… Ma réponse, dois-je le préciser, est ambiguë. Si je veux définir le BITEF, je pense que la meilleure comparaison est d’imaginer Cardin montant un festival d’avant-garde avec des prix de place à 500 francs. On peut aussi évoquer le Festival d’Automne bien sûr. Encore que la pluridisciplinarité de ce dernier en modifie un peu l’essence.
Le public, qui se croit d’élite, veut du théâtre élitaire qui soit à son niveau. A ses yeux, il n’est rien dans le monde qui soit digne de lui. Alors que la programmation oscille des Ballets Rambert au Burgtheater, en passant par le Squat, la Compagnie du Lierre, une superproduction de recherche de la Schauspielhaus de Düsseldorf. Et puis, comme il faut faire plaisir aux camarades communistes, on invite un théâtre de Riga et un de Bulgarie. (Ce dernier fait un incident diplomatique en fredonnant à propos de je ne sais quelle portion de Macédoine litigieuse l’équivalent de notre : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine »). Et puis, il faut du « national ». Un théâtre de Dubrovnik vient dont jouer un Roi Lear Ibsénien. Le choix est valable, en valeur individuelle. Tout est de qualité. Mais c’est disparate, sans ligne. Et surtout, ça ne s’adresse pas vraiment au public. L’important, c’est l’affiche, l’album, ce qu’écrit ou dit la presse nationale et étrangère. Non seulement le peuple n’est pas concerné (où est-il ?) mais même les étudiants (ce qui est rare) sont absents.

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30.09.79 – Jacques Seiler a remonté LA MAISON D’OS de Dubillard au Studio des Champs-Élysées en se rappelant ses souvenirs et en se fiant à sa nature propre.
Sa re-création ne fait pas oublier la réalisation d’Arlette Reinerg au Lutèce. Une certaine densité, un certain mystère ont disparu…. La nouvelle mise en scène tire au boulevard, à l’effet facile. C’est le Dubillard des Diablogues qui est poussé en avant. Du coup le drame, celui de l’homme qui meurt, ce qui est le sujet de cette « maison » où le maître (le cœur humain ? le cerveau ? ) perd peu à peu sa vitalité malgré la vigilance des visiteurs affairés, n’est plus palpable. La progression du déglinguage a été estompée et le résultat, c’est qu’on s’ennuie. Dubillard a repris son rôle et le joue avec son air ennuyé habituel. Il a beaucoup maigri. Ca donne l’impression qu’il est en meilleure santé, ce qui n’est pas bon pour le spectacle.

02.10.79 – Il existe un petit théâtre rue de Trévise, à Paris, dans les locaux de l’UNION CHRÉTIENNE DE JEUNES GENS.  LE THÉATRE DE LA LUCARNE, jeune équipe implantée, semble-t-il, dans le Val de Marne, y présente sous le titre global : UNE FARCE MIRLITONESQUE, un raccourci des œuvres de Jarry. Vivre à Champigny n’est pas un péché, mais confondre vitesse et précipitation en est un.
Jean-Luc Paliès fait jouer constamment sa troupe composée de déjà cabotins à numéros qui font rigoler les copains, sur le haut du diapason. Ces hurlements, ce super rythme, créent au bout d’un moment un effet de monotonie, d’autant plus que, si le concentré d’UBU ROI qui nous est montré a le mérite de ne dire QUE l’essentiel, l’UBU ENCHAINÉ, l’UBU SUR LA BUTTE, ne sortent que confusément. Là, on rend hommage à Brooke qui avait su clarifier la pochade, et tirer la leçon du tyran devenu esclave volontaire dans un monde à l’envers. Ici, le paradoxe canularesque est indétectable avec ce jeu qui ne CHOISIT rien et qui ne vise qu’au facile.
Dommage, car l’idée de faire jouer UBU par un acteur sans rondeur ni truculence, n’était pas mauvaise et accentuait bien le parti annoncé par le programme qui était de dénoncer « un univers arbitraire ».

Publié dans histoire-du-theatre

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