Du 4 mai à juillet 1978

Publié le par André Gintzburger

PROMENADES HORS DU PARISIANISME HABITUEL

04.05.78 –Une bonne surprise : Pierre-Jean Valentin me faisait « superchier » pour que je vienne à FREIBURG voir son FAUST de Marlowe, et j’ai fini par le faire par dévouement professionnel, m’attendant au pire, surtout que je n’avais pas entendu grandes louanges du talent de Valentin.
Et puis Faust ! Est-il possible qu’il existe dans le répertoire quelque chose qui me soit plus lointain ? Bref, je m’attendais au pire. Par rapport à celui de Goethe, le Faust de Marlowe est simple. Le ciel n’intervient pas à la fin quand le Lucifer vient réclamer son dû. Et il est étonnant de constater à quel point Faust se sert peu du pouvoir qu’il a acheté au prix de son âme durant les vingt-quatre années de contrat. À la limite, cela se borne, CHACUN RESTANT SOCIALEMENT À SA PLACE, à briller auprès des grands de ce monde en faisant des tours de magie. De plus, c’est Méphistophélès qui fait tout. On n’a pas l’impression que le Docteur avide de savoir ait atteint à la connaissance.
Pierre-Jean Valentin a joué de cette
non-densité pour réaliser un spectacle pas sérieux. Il a rajouté un personnage, Hans Wurst, sorte d’Arlequin allemand du XVIIIème siècle qui commente l’action et fait beaucoup rire les spectateurs.
Veilleur de nuit à Wittenberg par la grâce d’un diable à qui il négociera, mais n’octroiera finalement  pas, sa signature, il est en somme témoin narrateur de l’histoire, et lien entre les scènes. Et « signe » de la truculence marlowienne. Lien malheureusement lâche, à l’allemande. Entre les tableaux généralement bien réussis, le public attend et n’en semble pas importuné. Certaines scènes baignent dans une Gemütlichkeit à la grande lenteur.
Il a aussi développé les personnages des deux anges, le noir et le blanc. Assez savoureuse est la scène du concile, où l’ange noir prend place parmi les Cardinaux sans être remarqué par personne, tant il est évident qu’il s’agit d’une assemblée de serviteurs du Diable. L’ange blanc est pathétiquement joué par une émouvante jeune fille qui bouge fort joliment ses ailes.
Musiques tonitruantes ou valses mélancoliques, tableaux austères ou clinquants, scène tournante, fosse d’orchestre sur ascenseur, cinquante perches –et qui servent-, les moyens sont au service d’une imagination un peu lente, au rythme trop souvent paresseux, MAIS CERTAINE, foisonnante, intelligente et riche. C’est un spectacle « culturel », mais point ennuyeux, brillant mais pas prétentieux ; un spectateur comme moi n’est pas concerné, mais comme voyeur,il est content.

50.05.78 – Je ne regrette pas d’avoir fait un détour conséquent pour aller à THIONVILLE assister à une représentation de C’ÉTAIT… C’est mai 68, vu par Charles Tordjman (trente ans aujourd’hui, communiste en carte. A l’époque des événements, il était à Metz et n’en est pas sorti) et mis en scène par Jacques Kraemer (un peu plus âgé mais guère. Communiste en carte. A fait en 68 le voyage de Villeurbanne).
Faut-il s’étonner que ce générique ait produit un spectacle qui reflète très exactement le point de vue de Marchais, Séguy et consorts ? C’ÉTAIT… illustre que ceux qui le content ici n’ont rien compris, parce qu’ils ne l’ont pas vécu, –leur lecture est de seconde main- à ce qui s’est passé : le souffle généreux d’une jeunesse  qui « aurait voulu que ça change », sa quête immense et désespérée d’ « autre chose », leur sont passés complètement par-dessus la tête. Et c’est grave car, dans leur petite salle lorraine, ils s’adressent surtout à des adolescents dont ils faussent la vision tout autant que nos grands-pères le faisaient en nous narrant l’épopée coloniale.
Je m’explique : Tordjman écrit : « Mon spectacle, c’est la confrontation de deux milieux antagonistes, celui où l’on est dépossédé de la parole, le monde ouvrier, et celui où la parole vous possède, le monde intellectuel et bourgeois ». Ouais ; mais ce « monde ouvrier » est étrangement dépolitisé. Le père, immigré italien, lit l’ÉQUIPE. Apparemment, le « fils qui veut s’en sortir » et à qui la famille veut payer des études, n’a jamais lu Marx… ou Marcuse ! Le journal qu’il tire avec son copain Jean, (jeune fils à papa qui a soutiré au vieux le pognon nécessaire) est apparemment vide de contenu. Le « message » qu’il délivre est purement intuitif ! Il n’intéresse donc personne. Le combat de Jean et de sa maîtresse Catherine (qui se tapera Antoine, le fils d’ouvriers ci-dessus décrit) est une quête impossible, car ces jeunes bourgeois, imbus de théories fumeuses, ne connaissent pas le travail en usine et ne savent pas de quoi ils parlent.
Tordjman a donc faussé son analyse de mai 68, en choisissant au départ des prototypes issus de son propre « à-priorisme ». Non seulement il juge la révolte étudiante à travers le prisme déformant du P.C. Mais en plus, provincial s’affirmant tel, il a vu les choses de loin.
J’évoquais en voyant le spectacle (dont le rythme laisse de larges plages à la réflexion personnelle), l’œil incrédule du Belge Rossius, directeur alors de la M.C. de Namur, quand je tentais de lui expliquer que toutes nos propositions pour la saison 68-69 tombaient… « Mais que se passe-t-il donc en France ? », me demandait-il. En fait, en « France », il se passait peu de choses, mais à Paris c’était différent. J’Y ÉTAIS. Tordjman et Kraemer n’y étaient pas. Comment éprouveraient-ils que le POUVOIR a peut-être été à portée de main de « la gauche » en ce printemps joyeux ? Leur cellule ne leur ont certainement pas inculqué que l’occasion n’a pas été saisie, sans doute pour de justes raisons en partie, mais sans doute aussi parce que le Comité Central du P.C. regardait « l’agitation » des jeunes d’il y a dix ans AVEC MÉPRIS, ce MÉPRIS qui a inspiré aujourd’hui Tordjman et Kraemer.
Est-ce pour donner de la « densité » aux personnages ou pour accentuer leur « aliénation » ? Tordjman a voulu, en plus, créer un lien « incestueux » entre Antoine et sa sœur. La mère est une mante religieuse, et le père un vieux jeune désabusé à demi paralysé du genre « lion terrassé ». Et puis, APRÈS les événements, quand chacun jettera son masque, Antoine découvrira son homosexualité !... et que tout ce qu’il a fait, y compris de coucher avec Catherine (la maîtresse de Jean), c’est parce qu’il aimait Jean !... et je te cite la parenté adamovienne, et moi je te dis « merde », parce que vos petits fantasmes, pardonnez-moi, ils sont hors du sujet que vous prétendez traiter, même ramené à sa plus petite dimension. Et même quand vous frisez l’odieux, en traitant avec dérision les suicides par le feu, par lesquels, à l’imitation des Bonzes, certains ont cru réveiller les indécrottables. Oui, leur acte était stupide parce que tout le monde s’en foutait. Mais vous êtes-vous demandé, Tordjman, POURQUOI il était possible, et à la suite de quels cheminements  que votre sûreté de vous ne distingue pas au-delà de vos horizons rapprochés, que des HOMMES en arrivent à se supprimer AINSI pour attirer une attention indifférente de leurs contemporains ?
Votre spectacle est un crachat à la gueule de ceux qui ont cru que vos pareils les comprendraient. Mais vous ne vous en souciez pas, de les entendre : noyés dans les eaux glacées de vos calculs égoïstes, vous réclamiez votre S.M.I.G. et vos ambitions s’arrêtaient là, dans un monde où les gens du Bangladesh vous regardent bouffer SANS QUE CELA vous DÉRANGE. Les farfelus de 68, ils rêvaient d’un monde SANS MISÈRES, PARTOUT. Vous ne voyez midi qu’à VOTRE PORTE et c’est pourquoi vous êtes si SOUVERAINS, si fermés. Je vous en veux d’avoir conçu COMME ÇA une commémoration de ce qui fut AUTRE CHOSE. Un proverbe suisse dit : « Quand on ne sait pas, on ne va pas ». Vous n’auriez pas dû « aller ».
Cela dit, à ceci près que votre mépris des autres s’étend aux spectateurs, et qu’il vous importe peu qu’ils s’emmerdent par moments, si vous aviez suivi, avec les joies de la rigueur, vos lignes provocatrices aux instants où votre bon plaisir avait décidé qu’elles devaient l’être, vous y êtes allés assez bien.
Votre C’ÉTAIT… se laisse voir avec son réalisme (style LOIN D’HAGONDANGE version Chéreau) prolongé (influence vitézienne sur le pléonasme, mais nous échappons au phrasé). On se demande pourquoi Yannis Kokkos a séparé deux aires de jeu, l’une devant, salle commune de la famille d’Antoine et, finalement, lieu commun des actions « psychologiques », l’autre derrière, polyvalente, fauteuil de Jean sirotant son whisky symbole de l’aisance bourgeoise, coin cuisine et coin télé de la famille (ouvrière) d’Antoine, coin cave de la Révolution en marche avec la rotative inutile (mais coûteuse) tournant, par une cloison vitrée. À la réflexion, je pense que ces vitres sont purement fonctionnelles : la simultanéité des lieux ne devrait pas tenir sans une « astuce ». Bon. Pourquoi pas celle-là ? Elle fait rêver le gogo… (mais vous avez sûrement une « explication » plus fine à leur servir.)
La distribution est homogène, solide, professionnelle, obéissante. Elle ne trahit pas. François Clavier, qui vient de chez Vitez et joue le père, est assez remarquable. Mais c’est injuste de le distinguer d’Yves Gourvil, Antonin Moëri, Frédérique Pierson, Jacqueline Pellisson et Rose Thierry.
Bon… Ouf !... en voilà de la place consacrée à ce « C’ETAIT… » Oui. Il le fallait parce que cette merde est exemplaire en ce qu’elle hérite d’un esprit qui fut celui des communistes en 1968, ces communistes qui n’ont pas compris ce qui se passait, sauf quelques jeunes aujourd’hui muets. Souvenez-vous : ceux qui, dans les usines, refusaient d’obéir aux consignes des syndicats qui ordonnaient la reprise du travail.

06.05.78 – Au demeurant plaisant, agréable, et ennuyeux seulement sur la dernière demi-heure, le spectacle du THÉATRE DU TROC créé au T.N.S. et intitulé HAUT LES MAINS PEAU DE LAPIN, ne m’a pas complètement satisfait. Mais, à la réflexion, pouvait-il en être autrement compte tenu du propos de l’équipe ? Partir du costume pour devenir un certain personnage. L’habit, ici, fait le moine.
L’exercice consiste pour le comédien à changer plusieurs fois de costume et, ainsi à revêtir diverses peaux. « Exercice », j’ai écrit le mot spontanément et c’est bien ça : les élèves sortants de la classe de Petitpierre (qui a d’ailleurs suivi le travail intégralement) sont partis d’une démarche pédagogique dont le spectacle, indiscernable au début du travail à tel point qu’il était impossible d’annoncer une approche de ce qu’il serait, est l’aboutissement provisoire. En fait, les sept comédiens de la troupe voulaient se prouver à eux-mêmes qu’ils savaient leur métier sur le bout des doigts, et même, qu’ils étaient des virtuoses.
L’ennui, c’est que cette virtuosité, ils ne la montrent pas. L’armoire à costumes, les tables à maquillage, les faux-nez et les perruques sont en coulisses. Là, se déroule sans doute un marathon où chacun modifie en hâte son aspect extérieur et son émotivité. Mais nous ne le voyons pas. Sur la scène, un hall bien propre de grand hôtel balnéaire a été édifié. Derrière son comptoir, le portier trône, régentant la vie de son établissement, et devant nous, dans ce vestibule prétexte, causent entre eux, en de courtes scènes qui groupent rarement plus de deux interlocuteurs, les clients ou le personnel. Et c’est vrai que cela fait au total quarante ou cinquante personnages, mais comme on ne les a pas vus se transformer et, qu’après tout, ce n’est pas rare aujourd’hui de rencontrer des groupes où sept acteurs jouent six rôles chacun, on n’est pas du tout épaté. Et on l’est encore moins du fait qu’ils jouent « sincère », ce qui n’est pas à la mode, sans distanciation brechtienne ni prolongements vitéziens, comme des braves artistes de jadis, quasi boulevard dans ce cadre qui fait songer à OMPHALOS HOTEL.
L’équipe vous explique qu’elle est à la recherche d’une forme actualisée de commedia dell’Arte. Soit ! Louable quête. Mais il faudrait d’abord inventer des archétypes modernes qui, tel Arlequin, Colombine ou Pantalon, seraient reconnaissables à des signes que tout le public reconnaîtrait.
C’est une entreprise de longue haleine dont je n’ai rien entrevu à cette représentation. Et d’ailleurs, qui pourraient être ces personnages symboles d’aujourd’hui ? Donald, Babar, Casimir ? C’est sûrement du côté des médias qu’il faudrait les chercher. Je ne pense pas que nos postulants en aient l’idée, puisque, au niveau du contenu, lesdits médias ont été utilisés aux fins d’illustrer leur nocivité : tous les textes dits, tous les dialogues, ont été découpés dans des journaux.
Ça va de FRANCE DIMANCHE (proie facile) à LIBÉ (pour le politique intellectuel). L’aboutissement est donc un COLLAGE, chacun dans l’équipe ayant choisi ce qui, à ses yeux, était le plus signifiant de la vie d’aujourd’hui. Très agréablement, ce survol à bâtons rompus qui n’est ni très caustique ni bien dérangeant, et qui est débité sagement, sans agression, sans excès de passion, sur un ton de conversation toujours fort courtoise, fait songer à LOCUS SOLUS. C’est le style, le procédé de Roussel, à ceci près que les sujets sont moins culturels et plus quotidiens.
Mais pendant un temps, j’ai savouré le même délice, tant il est vrai qu’à un certain degré, le SUPERFICIEL devient démonstratif, et que la RUPTURE DE TON a toujours été à mes yeux source de joie…
Reste que l’ensemble ne va pas loin. Ça manque de transposition, de dimension, de folie. Ce n’est pas un cri, encore moins un cri jeune. Et comme dirait Bisson, « ça n’est pas profond »… Juste de quoi passer un bout de bonne soirée de type café-théâtre… et encore, quand le « témoin » Petitpierre aura coupé trente minutes sur les quatre-vingt-dix actuelles.

RETOUR A LA MAISON

10.05.78 – Une page de générique, un décor imposant, et sur la scène, Marie-Christine Barrault toute seule jouant CONVERSATION CHEZ LES STEIN SUR MONSIEUR DE GOETHE ABSENT. En fait de « conversation », c’est un monologue. Monsieur de Stein est en coulisses et répond de temps en temps par un grognement, un soupir, voire un ronflement à l’intarissable soliloque de Charlotte, qui fut, peut-être ne le saviez-vous pas, maîtresse du génial écrivain à Weimar.
En vérité, l’œuvre est plaisante pour qui est bien imbibé de Kultur allemande. Et même, elle baigne dans un humour irrespectueux envers le « grand » Homme qui est assez délicieux.
Apparemment, Goethe n’était pas un amant très assidu et ses lettres d’amour n’étaient pas toujours très passionnées. Reste que, malgré le talent de l’interprète, quatre-vingt-quinze minutes sur ce sujet qui ne recoupe AUCUNE de mes préoccupations, c’est un peu long. D’autant que Jean-Pierre Engelbach a fait une mise en scène « rigoureuse ».
Marie-Christine Barrault est sobre de bout en bout, et même quelquefois un brin monotone. Au début du spectacle, des housses recouvrent les meubles qui serviront. Elles seront ôtées à mesure des besoins, jusqu’à la baignoire où l’héroïne, se baignant toute nue, nous montrera qu’elle n’est pas mal bâtie. Une espèce de tour lui permet de disparaître par moments et de se changer. Subtilement, les éclairages se modifient constamment. Bref, l’entreprise est sérieuse. Ce sont Jean Jourdheuil et Jean-Louis Besson qui ont fait la traduction.

11.05.78 – Encore de la Kultur allemande : au Théâtre de l’Epicerie, fort joli lieu rococo sis rue du Renard, le TRACE THÉATRE propose une pièce de Kleist : MICHAEL KOHLHAAS.
L’œuvre raconte l’aventure d’un marchand de chevaux aux prises avec des grands de ce monde, l’Electeur de Saxe et le Duc de Brandebourg. Le malheureux apprendra à ses dépens qu’il ne fait pas bon s’y frotter, ce qui, après tout, n’est pas tout à fait inactuel.
Cela dit, est-ce la pièce de Kleist que nous livre la troupe de Gilles Bouillon ? La présence en générique d’une « dramaturge », d’un « scénographe » et de deux « adaptateurs », confirme l’impression recueillie à la fin de la représentation et qui est que NON. Ces jeunes gens se sont servi de Kleist sans aucune vergogne, accentuant jusqu’à la caricature les traits sociaux distinctifs, et cherchant à impressionner les spectateurs par leur virtuosité. De fait, le début, avec une machinerie à vue, assez habile, qui nous montre les deux chevaux objets du litige tournant comme dans un manège, est assez saisissant. Et certaines idées sont bonnes, qui permettent de livrer en une continuité la multiplicité des lieux avec peu de moyens.
Mais la distribution est faible et cependant immodeste, ce qui la rend peu sympathique. Les comédiens ont tous l’air un peu pédé. Et pourtant, il y a une nana juive américaine à vous rendre antisémite, tant elle a l’air con et suffisant. Sa présence n’est explicable que de deux manières : ou bien elle couche avec le metteur en scène, ou bien elle a mis le pognon dans l’entreprise. Son baragouin inintelligible est insupportable. À noter, cependant, que cette représentation irritante ne m’a pas ennuyé. Je pense que c’est à l’anecdote inventée par Kleist, qui se laisse gentiment suivre quoique le TRACE THÉATRE (en voilà un drôle de nom !) n’ait rien fait pour l’éclairer, que je le dois.

12.15.78 – Les MILLE ET UNE NUITS se suivent et ne se ressemblent pas. Celles du THEATRE 9 s’appellent « DE LA 24ÈME À LA 31ÈME NUIT, SHARAZADE DIT »… Ce titre indique que l’accent est mis ici sur le « poétique ». J’ajouterai que ce dernier est vu intellectuellement. Les contes fameux n’étant pas EN SOI liés à mes préoccupations, je peux attendre de leur « représentation » qu’ils me divertissent ou me charment.
L’adaptation de Michel Hermon et Lucien Melki, mise en scène par ce dernier et en musiques par Karin Trow, n’a fait, malgré sa joliesse, que m’ennuyer. Je ne sais vraiment pas comment ces gens s’y sont pris, car enfin ces contes sont agréables, bourrés de suspense et exotiques. Je crois que l’équipe s’est prise trop au sérieux.
Et puis… est-ce que c’était vraiment une bonne idée de faire jouer le sultan par une femme ? Truculence pour truculence, pourquoi pas alors Hermon en Shéhérazade (pardon SHEHRAZADE !...) ? Ça se passait à la Tempête.

16.05.78 – J’aurais aimé que BURGOU, création collective des TRÉTEAUX DE LA TERRE ET DU VENT, soit un spectacle complètement satisfaisant. En vérité, il n’en est pas loin et certains tableaux de ces « grands jours et petits gestes » d’un bandit limousin célèbre sous Louis-Philippe, sont de véritables petits joyaux, tel celui du curé inculquant à ses jeunes élèves la hiérarchie Dieu, Jésus, Saint Esprit = Sainte Trinité : Marie, le Pape, les Cardinaux etc… et en parallèle le Roi, la Reine, les héritiers, les ministres etc… avec en apothéose la chanson : « Dormez Zoizillons » où chacun, dans l’ordre, demeure admirablement à sa Place Sociale.
Le premier mérite de l’équipe qu’anime Hassan Géretly est, à propos de ce héros de l’imagerie populaire, d’avoir refusé l’épopée. Burgou, c’est l’anti Robin des Bois et il faut certes, quelque courage, quand on est étranger à une région, pour en démystifier ainsi une gloire locale. Même, on pourrait qualifier de réactionnaire une démarche qui vise à montrer que le voleur au grand cœur « qui prenait l’argent aux riches pour le donner aux pauvres », selon la légende, n’était en réalité pas si « justicier » que cela. La façon dont on le découvre, donnant ses compagnons aux flics pour obtenir une remise de peine, et dont on soulève un coin du voile de sa vie obscure après sa sortie de prison en suggérant qu’il aurait pu être indicateur, voire policier lui-même, pourrait être regardée comme insolente par ceux qui vivent aujourd’hui dans le blanc tout blanc et le noir tout noir, le premier à Limoges (où nous sommes) étant occitan, et le seconde de langue d’oïl.
Mais l’équipe désarme l’accusation de « réactionnaire », car elle brosse de la société louis-philipparde un tableau redoutablement sans  complaisance, où les uns se vautrent dans le luxe, l’abondance, les attitudes, la lutte sans merci entre SOI et contre le peuple, tandis que les autres, aliénés par l’éducation inventée par les riches et propagée par le clergé, meurent tout simplement de faim, ce qui n’exclue pas la malice, voire une certaine joie de vivre.
En vérité, l’équipe qui a conçu et monté BURGOU n’est pas de Limoges. Elle a fait son enquête à Rochechouart, patrie du bandit, et en a tiré SA lecture, qui n’a rien de chauvin parce que cet Egyptien, ces Normands et ces Parisiens n’en ont rien à foutre du « local ».
SITUÉ en Limousin, leur exposé des faits pourrait être de n’importe où parce que l’action de la bande à Burgou n’a aucune signification patriotique. Ces « rétablisseurs » d’égalité ne s’attaquent pas aux étrangers. Il sont révoltés en Limousin parce qu’ils sont du Limousin. Ils le seraient en Hongrie s’ils étaient nés à Szeged ! Le héros local est donc UTILISÉ aux fins de mettre en scène l’éternel conflit universel riches-pauvres et, parmi ces derniers,  ceux qui se résignent et ceux qui n’acceptent pas.
BURGOU pourrait donc faire le tour du Monde, l’Occitanie servant seulement à lui donner une « couleur », si le spectacle était moins… « provincial ».
Hélas, il l’est avec sa petite boîte de 6 m X 6 (au jugé) dont les acteurs ne sortent jamais, malgré le vaste proscénium qui les sépare des spectateurs ; et sa technique laborieuse qui nous vaut des trous (souvent des noirs) entre les séquences. Je sais bien que la pauvreté du groupe toléré à l’ombre du CENTRE THÉATRAL DU LIMOUSIN, l’a obligé à récupérer, plus qu’à concevoir, des éléments de décor et les costumes. Mais pourquoi la complaisance a-t-elle empêché Hassan Gérétly, qui signe en tant que « régisseur de mise en scène », de couper là où il fallait. Pratiquement TOUS LES TABLEAUX sont trop longs quelque part. L’un d’eux, le tribunal, est même interminable, et cela se sent d’autant plus qu’il n’a pas été « traité » comme les autres. Son premier degré tranche avec les « signes » esthétiques, amusants ou intéressants, délivrés antérieurement.
Telle scène est « naturaliste », telle autre singe le vaudeville ou l’opérette, telle nous ramène au contemporain etc… (malheureusement, le parti n’est pas systématique).
Très réussie est la partie musicale et les chansons sont souvent des perles. La distribution, où l’on retrouve René Coutaudier, décidément vedette de ce Centre dramatique, est honorable mais pas « brillante » (question de moyens ?). Il n’y a pas UN acteur qui joue Burgou. Toute l’équipe l’incarne tour à tour, même les filles. Le programme nous explique que c’est pour éviter qu’un comédien ne se laisse aller à le jouer en héros. Soit. Le but est en tout cas atteint.
Pendant cette soirée, qui dure deux heures quinze plus l’entracte, je ne me suis pas ennuyé et j’ai été enchanté PARFOIS. J’en sors pourtant avec le sentiment que quelque chose n’est pas satisfaisant. Outre le fait qu’il faudrait couper vingt à trente minutes au bas mot, il manque je ne sais quoi, pas le talent, il y en a, pas l’imagination, elle foisonne ; le génie peut-être…

18.15.78 – Il est probable que si j’avais vu CYRANO OU LES SOLEILS DE LA RAISON à Limoges, j’aurais été frappé par la qualité de certaines scènes. A Chaillot, assistant à ce son et lumière illustré de théâtre, avec lequel Périnetti a voulu prouver au monde qu’on pouvait utiliser la grande salle, j’ai surtout remarqué que, quand on était au deuxième rang, rideau de fer baissé, on avait l’impression de se taper la tête contre un mur. Quand quelque chose se passe à droite ou à gauche dans les hauteurs, il faut se démettre le cou. Quand on change de place, ce que j’ai fait après l’entracte, on embrasse mieux l’ensemble, mais on a l’impression que les comédiens n’articulent plus. Périnetti a mis vingt-trois ringards au service d’un texte sérieux, élaboré en universitaire consciencieux par Claude Bonnefoy. Les citations y abondent et nous sont signifiées comme à l’école par la projection de l’image de l’auteur de référence. Denis Llorca, sans moyens, il y a deux ou trois ans, nous avait baillé des MILLE ET UNE NUITS DE CYRANO DE BERGERAC claires, simples, disant plaisamment ce qu’avait eu à dire le poète décrit plus tard par Rostand. Le remake riche de Périnetti est encombré de gadgets, mais à tout prendre, il est confus. Quelques tableaux sont jolis et, dans le détail, il y a des réussites. Mais le tout est laborieux, lourd, long.
Parmi les comédiens désignés ci-dessus sous le vocable de ringards (j’ai repéré J.J. Lagarde, J. Giraud, F. Lalande, M. Ruhl, Marc Imbert, Florence Giorgetti, Monique Saintay, notamment), il faut décerner une mention à Claude Aufaure qui est (sans plaisanter) admirable en Elie expliquant le paradis. La scène qu’il anime est d’ailleurs une des réussites du spectacle. Une autre est le tribunal des oiseaux.

19.05.78 – Max Denès, compagnon de route de Sobel, a découvert que ce que chantaient et « causaient » les comiques des années 50 n’était pas dépourvu de contenu. (Par années 50, entendez le milieu du siècle, puisque j’ai ouï dans le spectacle parler de la guerre d’Algérie et susurrer « le plus beau tango du monde »). La découverte de cette signifiance par les maîtres à penser de l’orthodoxie communiste ne manque pas de saveur car leurs pères, en leur temps, n’étaient que mépris pour ces chanteurs et diseurs « populaires » au premier degré. Or, que découvrent nos docteurs en démystification : à part Jean Nohain, évidemment distributeur d’opium au peuple, les autres ne sont pas à ridiculiser tellement. À tel point que le metteur en scène a inculqué à l’un de ses acteurs de jouer SÉRIEUX. (Est-ce Roland Amstutz ou Alain David ? Je n’en sais rien, mais l’un, assez pédé sans doute, est souvent drôle, l’autre est lugubre et je n’aimerais pas qu’un de mes enfants le rencontrât au coin d’une pissotière). Or Bourvil, Jean Richard, Fernand Raynaud (etc…) savaient certainement qu’ils exprimaient des idées. Mais, tel Molière, il les faisait passer par le rire. Les efforts déployés ici pour que le rire soit impossible rendent les textes chiants. Max Denès a réussi un chef-d’œuvre : il a rendu ennuyeux ce qui a fait rire toute la France. Chapeau ! Des besognes comme ça, faut les faire ! Cela s’appelle HEU-REUX. Cela dure cinquante-cinq minutes. Après Gennevilliers, cela ira distraire les travailleurs au repos dans les camps de vacances du T.E.C. !

23.05.78 – « L’homme se distingue de l’animal par la cuisine que fait la femme ». « Avec un peu d’amour, le foyer brille, et la jeune mariée brique, entraînée par les vieilles, et soliloque sur « l’œuf au plat », et autres mets (dont 350 kilos de frites) qu’il est de son devoir de préparer et cuire pour son mari. Pour ce dernier, qui rentre fatigué de son travail, elle devra, en plus, le soir, être « disponible »…
Imaginez que LA SŒUR DE SHAKESPEARE (c’est le titre du spectacle) ait eu autant de génie que son frère, et qu’à dix-sept ans, bouillant de monter sur les planches, elle soit partie seule pour Londres ; aurait-elle eu la même chance de s’exprimer que l’adolescent ? Serait-elle devenue célèbre ? Aurait-elle pu seulement franchir le seuil du théâtre, autrement que pour aller à la couche du Directeur ? Poser la question, c’est évidemment y répondre.
Quand on a connu la misogynie de L’AQUARIUM à ses débuts, on est un brin épaté de voir cette troupe se faire chantre de la condition de la femme, et nous livrer un réquisitoire mélancolique que seule modifie à la fin l’apparition d’une gamine, incarnation de l’héroïne positive, qui, non sans mépris apparent pour ses mères et aïeules, nous laissera supposer que sa génération va changer tout ça. Il est vrai que cet AQUARIUM-là est réduit à six personnes, dont quatre jeunes femmes. De la vieille équipe, ne subsistent que Thierry Bosc et Jean-Louis Benoît qui sont, il faut le dire, assez « croustillantes ».
J’emploie le féminin puisqu’ils incarnent les femmes âgées, celles qui acceptent l’héritage de sujétion qu’elles ont reçu du fond des âges. Ils sont les contrepoints des jeunes révoltées, ou en tout cas conscients que quelque chose ne va pas dans le rapport des sexes.
Le spectacle est parti d’une enquête effectuée dans l’Essonne avec des groupes de femmes. Il met en gros plan l’interview d’une mère de deux enfants qui a renoncé à travailler parce qu’il lui semblait « très important de les élever » ; et aujourd’hui elle se demande ce qu’elle fait de ses journées. C’est la méthode de LA JEUNE LUNE… et le résultat est peut-être encore plus évident, quoique les transpositions poétiques soient moins fortes. Je n’ai pas retrouvé l’équivalent du sketch de la tête et des pieds, par exemple. Mais je pense que LA SŒUR DE SHAKESPEARE connaîtra un vif succès du côté du P.C.F. Les « camarades » de Lille, qui assistaient au spectacle en même temps que moi, se félicitaient de n’y avoir pas détecté de gauchisme. Et la lutte pour l’émancipation de la femme n’est-elle pas inscrite dans le programme commun ? Au fait, la droite « pour une nouvelle Société » n’est pas contre une certaine promotion de nos compagnes non plus. Alors qui sera contre ? Les Arabes et Michel Debré… Ça donne une belle proportion du public potentiel.
Jacques Nichet signe « le montage ». Il insiste sur la modestie de son rôle.

25.05.1978 – José Valverde rouvre dans la confidence le théâtre Essaïon et a fait appel pour son premier spectacle à Edmond Tamiz. Celui-ci a été dénicher une nouvelle de Tchékhov intitulée LA CIGALE, et il nous la propose en forme de « théâtre récit ». Ce genre commence à être répandu. Avec MARTIN EDEN, je l’avais trouvé efficace. Ici aussi. Il permet d’illustrer un texte en théâtralisation pure. Je veux dire que les acteurs, puisqu’ils « lisent », n’ont pas à s’identifier, à s’aliéner à des personnages, sinon en de brèves périodes aussitôt cassées par l’apparition dans le texte de phrases non dialoguées. Ici, le descriptif, le narratif l’emportent même.
Sur scène, une actrice. Bernadette Castay incarne et raconte l’héroïne. En face d’elle, un acteur, François Dalou. Il incarne et raconte la plupart de ses partenaires et fait, en plus, le narrateur.
On sait l’anecdote : une jeune femme, à l’âme artiste, épouse un homme « qui n’entend rien à l’art », mais qui est, à part cela, un excellent mari, libéral, compréhensif, patient, père plus qu’époux, pourrait-on dire. Sa quête de « grands hommes » conduira LA CIGALE de salon en salon et de peintres en poètes, en un butinage dont l’inanité finira par lui apparaître quand, son mari étant mort, elle s’apercevra que lui seul était excellent et qu’elle l’aimait.
J’ai dit que Dalou jouait presque tous les partenaires de l’héroïne. Mais il ne fait que « dire » le mari. Celui-ci est signifié par une marionnette, une poupée plutôt, constamment présente (parfois recouverte d’un voile) que la femme manipule, couche, lève, assoit, toujours avec respect. C’est réellement le personnage le plus réalistement présent. Et l’idée que le mari soit une telle poupée permet à Tamiz d’illustrer la retenue, la pudeur, la réserve, avec laquelle dans cette Société en ce temps-là s’exprimaient les passions. Tout dans le spectacle est d’ailleurs volontairement poli, feutré, bien élevé. Les sentiments sont enfermés dans des marmites mais les couvercles ne sautent pas.
Tout cela fait une soirée intelligente, d’une très haute tenue professionnelle. Les deux acteurs présents sont parfaits et la marionnette, qui a la barbe de Zola (à moins que ce ne soit celle de Tamiz), est singulièrement présente et expressive. Reste que la nouvelle de Tchékhov, si elle me livre d’intéressants points de vue sur la société moscovite cultivée des années 80 / 90 (du 19ème siècle), pas très nouveaux cependant, est mineure et est loin de m’atteindre au même titre qu’ONCLE VANIA, LES TROIS SŒURS OU LA CERISAIE ! La connexion avec MES préoccupations d’aujourd’hui ne se fait pas. Cette CIGALE ne recoupe pas MON univers et je reste donc froid devant elle. Cela dit, elle se laisse voir, d’autant que le spectacle, s’inspirant d’une pensée de l’auteur, qu’il n’a pas toujours quant à lui suivie, « la brièveté est sœur du talent », est court.

31.05.78 – Je serais bien embêté, si j’étais critique, et si je devais, pour des lecteurs à inciter ou à décourager, écrire sur le spectacle que Régis Santon présente à Gémier : LES BARACOS de Jean-Jacques Varoujean. C’est une espèce de bric-à-brac confus (mais est-ce l’œuvre qui l’est ou est-ce la « lecture » du metteur en scène ?) où l’on voit dans un grand ensemble (très stylisé, je dirai même qu’il faut le savoir) combien est difficile la cohabitation des gens qui n’appliquent pas la maxime : la liberté commence où s’arrête la gêne des autres. Le héros est drôlet : son amour, c’est sa bagnole, mais, détail cocasse, il n’a pas le permis de conduire. Cette voiture briquée, superbe, est la vedette de la soirée. Santon l’a mise en vedette. Elle trône sur la scène tournante. La distribution qui l’entoure est honorable.
François Joxe, avec un petit rôle « modeste », se laisse gentiment remarquer. Et au demeurant, le spectacle n’est pas très ennuyeux. Je n’ai pas tout le temps décroché. Mais ce n’est certes pas une soirée qui me laissera un grand souvenir !

22.06.78 – À 22 h, au Théâtre de l’Oeuvre, Gilles Atlan présente LA BRISE L’AME d’un certain Robert Pouderou. Le titre se réfère à une machine aliénante sur laquelle deux femmes répètent huit heures par jour les mêmes gestes, sous la surveillance flicarde d’un contremaître lubrique et malhonnête.
Il y a une vieille et une jeune. La vieille est la mère d’un garçon qu’a épousé la jeune. Le bougre s’est tiré et les deux l’attendent. En de courtes scènes, on les voit tour à tour attelées à la tâche, ou ressassant espoir et souvenirs dans leur misérable logement.
On est en plein dans la ligne de Krotz ou Deutsch. Attoun a inscrit l’œuvre à son répertoire de France Culture. Je l’aurais juré au bout d’un quart d’heure de représentation. Il faut noter toutefois que Robert Pouderou, à la différence des deux « maîtres » que j’ai cités, n’échappe pas à la tentation du sentimentalisme.
L’analyse n’est pas clinique, quoique impitoyable. Adamov aurait dit que son œuvre était BOULDUME ! (« Bouleversante d’humanité » - à prendre sarcastiquement bien sûr).
Gilles Atlan a monté le texte avec exactitude, sans chercher à en gommer les aspects trop littéraires qui rendent parfois peu plausible le « langage » de ces deux prolétaires. L’univers familial est résolument traité réaliste (avec vrai gaz et vraie eau). L’univers « usine » est par contre transposé. La machine sur laquelle s’échinent les travailleuses ne sert visiblement à rien. Le « jeu » des artistes est « vécu » avec intensité. Je suis sûr que Paula Dehelly et Joëlle Larivière trouvent à interpréter ces rôles des satisfactions que plus de distanciation leur aurait refusées.
À dire le vrai, le spectacle se laisse voir avec un certain sentiment d’insatisfaction. Outre qu’il est bourré de réminiscences (l’impression de déjà-vu est constante), il lui manque une dimension qui en ferait un LOIN D’HAGONDANGE ou un ENTRAINEMENT DU CHAMPION AVANT LA COURSE. Je crois qu’il manque à Gilles Atlan l’audace. Mais aurait-il pu transcender ce texte tout compte fait vieux de forme ?

 UN FESTIVAL À LA ROCHELLE 

28.06.78 – Évidemment, cela étonne et cela gêne. Une première dans un festival en l’absence du metteur en scène, c’est exceptionnel. Et il est probable que Pablo Vigil et son collectif théâtral argentin ont dû souffrir de cette carence durant les derniers jours des répétitions. D’autant plus que, outre les difficultés inhérentes à la création, ils ont eu à subir les mauvaises humeurs de Claude Samuel.
C’est dommage car, malgré le handicap, LA SOMBRA DE VENCESLAO est presque un très bon spectacle.
Savary a su admirablement utiliser spectaculairement le lieu (un garage désaffecté) et je dois dire que, sous l’angle des décors, Chocho a fait un travail absolument fantastique. Pour qui connaît la minceur du budget, c’est stupéfiant de richesses avec un bouillonnement d’invention permanent. L’atmosphère argentine semble, d’autre part, être assez fidèlement rendue à travers quelques postulats : Nature déchaînée. Il pleut, il vente, les orages sont violents, le sol peut trembler. Rien à voir avec notre aimable climat « tempéré ». Les rivières qui inondent la Pampa, les fleuves de boue qui barrent irrémédiablement les routes : l’insécurité dans laquelle vivent les hommes dans cette région du monde vient sans doute, en partie, de ce que la lutte pour la survie est un combat physique permanent.
Cette insécurité entraîne le peu d’attachement à la possession.
Dès que Venceslao est libéré de ses obligations envers un terrain par la mort accidentelle de sa femme gâteuse, il fourgue tout, maison et sol, à sa fille, qui est sans doute de lui, et à son fils, dont ce n’est pas sûr. Au risque d’un inceste, les enfants se marieront, mais eux-mêmes n’auront qu’une idée : foutre le camp vers la ville fabuleuse, Buenos Aires… Et lui, il selle le cheval et il part vers le Nord, en compagnie d’une voisine qui, pour le suivre, elle aussi fourgue tout.
Le sexe est très important. Les femmes sont lubriques et les hommes ont toujours la verge prête. Reste à savoir si ce dernier point est vraiment « argentin », ou plus proprement « Copien » ? Il doit y avoir un peu des deux.
Insécurité due aux éléments, errance débouchent sur l’insécurité due aux actes des hommes. Périodiquement, durant le spectacle, des pétarades crépitent et des pétards claquent. Ils signifient, bien sûr, rafales de mitraillettes et éclatements de bombes.
La façon dont la jeune femme meurt en pleine excitation de la danse, en s’étonnant de ce qui lui arrive, ne doit pas être rare au Rio de la Plata. Cela dit, si l’on dépasse la première impression assez satisfaisante de la représentation, je crois qu’on n’a pas lieu de se faire le complice de Savary quand il se vante d’avoir fait un super spectacle avec une pièce « pas très bonne ». En vérité, il n’a pas monté la pièce. Il a fait tout son spectacle autour de l’œuvre, et n’en a clairement pas suffisamment nourri son imagination. L’extérieur, la truculence l’ont intéressé, mais il n’a rien approfondi. C’est regrettable, car peut-être aurait-il découvert –c’est une supposition mais je la crois tenable- que l’œuvre n’est pas si mineure que ça.

04.07.78 – La Rochelle encore.
La Compagnie Granier Rauth présente son adaptation de PHILOCTETE intitulée « LE MOMENT OPPORTUN ». J’avais lu le texte et je me souviens l’avoir trouvé fort suspect politiquement. De quoi s’agit-il, en effet ? Les « dieux » ont décrété que, pour venir à bout de Troie, il serait nécessaire que le fils d’Achille tire des flèches avec un certain Philoctète. Or celui-ci, jadis poursuivi par la vindicte d’Ulysse, a été abandonné sur une île déserte, banni, exilé, oublié, héros devenu inutile. Un grand nombre d’années, il a remâché sa rancœur, d’autant plus que, piqué par un serpent, il souffre horriblement, ne pue pas moins et survit en bête sauvage à l’orée d’une caverne que le décorateur a imaginée astucieusement comme un squelette de dinosaure. Ulysse est chargé de l’expédition de récupération. Et il s’explique : c’est dur d’être un « chef ». Il faut obéir aux « nécessités de l’Histoire » même au risque de se salir les mains. Le jeune fils Achille a des principes. Il ne veut pas ruser avec le banni disgracié. Il veut le combattre « à la loyale ». Mais Ulysse aura tôt fait d’amener l’adolescent à Sa raison. Quant à Philoctète, celui dont on n’avait plus besoin et dont on a de nouveau besoin, il se laisse manipuler avec l’air d’un imbécile, mais, au fond, il est lucide.
Cette « Philosophie » du jeu des Pouvoirs, d’où le peuple est totalement absent, est totalement accentuée dans l’adaptation par l’invention d’un personnage de matelot juvénile, qui devient à la fin une sorte de cosmonaute dont on distingue la nudité virile sous une enveloppe de plastique et qui signifie que ce qui fut sera. Du moins est-ce ce qu’on m’a expliqué, car à la représentation, le propos n’était guère lisible. Cette explication ne m’a d’ailleurs pas rassuré.
Bouffre ! Quel pessimisme ! Ainsi pour les Garnier, Rauth, les aberrations qui ont fait Hitler (Ulysse) et Pétain (Philoctète), et qui sont encore fécondes (Pinochet, Videla… Kissinger… Barre ?) seront encore là demain ?
MA FOI EN L’HOMME M’OBLIGE A RÉCUSER L’OFFRE : je n’ai pas envie de me suicider. Et je crois que les temps viendront où l’homme aura droit à son grand H. C’est le sens de mon acceptation de ce Monde, car je le vois EN EVOLUTION et en POTENTIALITÉ. (Mais quelle est la culture politique de Granier et de Rauth ? Ne se laissent-ils pas porter par des pulsions et des impressions sentimentales au lieu de réfléchir ?)
Heureusement, à la représentation, toute cette lecture du Monde et de la Vie était « indécryptable ». L’assistance choisie (et pas « de gauche ») du Festival ne comprenait visiblement rien. « On » évoquait le Pompée de Montherlant, qu’avait monté Santon pour le « cycle sur le pouvoir » de Silvia Montfort. Autre extrapolation illisible d’un autre âge, comme surgirait aujourd’hui sans doute l’ELECTRE de Giraudoux et la Judith de Bernstein. Quand nos amateurs de faire dire à des textes anciens quelque chose de contemporain comprendront-ils que cette littérature n’est PAS ADAPTABLE à NOTRE évolution ? Sauf peut-être pour les Calvinistes, et encore, puisque les « dieux » y régissent tout, manipulant des hommes marionnettes IRRESPONSABLES : le destin les poursuit. Ils n’y peuvent rien.
Veut-on nous inculquer qu’il en va de même aujourd’hui ? Ce qu’à MES DIEUX NE PLAISE…
Ajouterai-je que l’adaptation de Max Koskos n’a pas grande valeur littéraire (elle contient même quelques perles !) et que les acteurs ne sont pas fabuleux, à l’exception de Rauth qui joue décontracté avec art. Celui qui incarne Ulysse est croustillant car, bedonnant, il semble ne s’exprimer qu’en proférant des oracles.
Bref, c’est un échec, mais si on se souvient que quelque chose quelque part m’avait gêné dans le précédent spectacle de cette compagnie (au point que j’avais laissé passer une belle affaire), il signifie que la circonspection à son endroit s’impose. Je verrai en Avignon la pièce montée par Rauth.

07.07.78 – Les textes de théâtre manquant, comme chacun sait, et l’imagination créatrice à l’état pur faisant défaut en ces temps de victoire de la droite, la branche féministe des ATHÉVAINS (Monique Fabre et Anne-Marie Lazarini) a choisi, pour exprimer sa revendication, de relire « imaginairement » l’œuvre de Virginia Woolf, et cela donne un spectacle composé de cinq séquences, sans liens les unes avec les autres, intitulé DES PETITS CAILLOUX DANS LES GRANDS.
Singulièrement « rétro », cette démarche a le mérite de rassurer la gent masculine, car on ne peut pas ne pas mesurer le chemin parcouru par nos compagnes depuis un siècle en voyant dans quels obscurantisme et sujétion elles étaient alors cantonnées. Au demeurant, cette exploration de l’œuvre n’est pas très convaincante. Elle ne remplace pas la lecture des originaux et ne les complète pas. La paraphrase n’est convaincante que quand, par moments hélas trop rares, elle est JOUÉE et devient ainsi THÉATRE. Mais trop souvent le « récit » n’est que lu, « monocordement », et l’ennui s’installe.

AVIGNON LA ROUTINE
        Apparemment j’y arrive sur la fin

Publié dans histoire-du-theatre

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