Du 10 janvier au 12 février 1979

Publié le par André Gintzburger

10.01.79 – Philippe Bouclet, qui joue Brutus, serait le fils secret de Jean Danet que ça ne m’étonnerait pas. Il en a le physique et le jeu extérieur. Alain Mac Moy incarne un César plausible mais infiniment trop âgé. Rétoré a bien réglé la pièce de Shakespeare, sans innovation. La direction d’acteurs est résolument conventionnelle mais intelligente. La dispositif d’André Acquard est laid, mais il a l’avantage d’être en grande surélévation par rapport au plateau, ce qui, pour une fois, confère à tous les spectateurs une visibilité correcte. Maurice Delarus, « collaborateur à la dramaturgie », a, semble-t-il, cherché à montrer à quel point le complot contre César était une affaire de patriciens tenant la plèbe en grand mépris, et c’est sans doute lui qui a inspiré à l’acteur jouant l’esclave de Brutus de le faire avec un excès d’obséquiosité synonyme de début de résistance. Mais le JULES CÉSAR de Shakespeare est sans doute, et ce n’est pas peu dire, l’œuvre du célèbre Elisabéthain qui traite le plus mal la populace. Le peuple se laisse manipuler avec une excessive connerie, la cruauté est aussi stupide qu’aveugle. C’est aussi celle qui fait le plus l’éloge du pouvoir personnel. Rétoré a montré César vaniteux ; certes, le personnage parle de lui à la troisième personne. Mais ses motivations, ses desseins sont excellents !
Claude Evrard joue Metellus Cimber. Il est devenu gros.

20.01.79 – Les comédiens sont de bien étranges animaux : vous assistez à la dernière répétition privée d’un spectacle. Vous y prenez un réel et vif plaisir, événement qui n’est pas si courant même avec des réalisations rôdées, vous êtes frappé par le fait que la présentation est professionnellement presque au point : peu de ces incidents qui ornent généralement les couturières. Certes, il reste des choses à parfaire mais il est évident que le spectacle est riche, nourri d’inventions, drôle, très drôle même, et, ce qui n’est pas dommage, clair politiquement, vraiment populaire. Bref, vous êtes content et, pour une fois, vous venez en coulisses avec le projet de féliciter l’équipe qui participe à cet événement pour lui dire sincèrement votre joie, et qu’elle tient un succès… et vous tombez sur des gueules longues comme ça, sur une atmosphère de défaite. Tous sont sûrs d’être dans un bide. Alors que la seule chose qui manque vraiment pour que la représentation soit complètement satisfaisante, c’est que chacun s’y « défonce », « y aille », comme on dit, dans l’enthousiasme, se donne du bonheur, « joue » sans se mesurer. Ils se terrent dans la mauvaise humeur, se regardent les uns les autres en chiens de faïence, parlent de leur metteur en scène comme s’il était de la merde, et en vérité donnent l’impression qu’ils ont envie de faire de ce probable grand succès un échec… motivation qui n’est peut-être pas inexistante chez certains.
Je parle de l’ENTERREMENT DU PATRON de Dario Fo, mise en scène de Mehmet Ulusoy.
Et j’affirme que si le public ne fait pas un triomphe à ce que j’ai vu, c’est parce qu’ il y aura eu SABOTAGE.
Cela dit, l’œuvre de Dario Fo ne sera pas du goût de tout le monde. Elle n’a pas été conçue pour « convaincre les classes moyennes », encore moins les critiques bourgeois. Ceux-ci seront peut-être sensibles à la farce, mais ils ne manqueront pas de minimiser le message avec le vieil argument « qu’on sait bien tout ça ». En effet, on sait bien que le patronat et la police sont de connivence, on sait bien que les usines polluent, on sait bien que les transplantations cardiaques ont quelque chose de monstrueux en ce qu’elles donnent à l’un la vie qui est enlevée à l’autre, on sait bien que les statistiques d’accidents du travail sont fonction des conditions de travail et que la mort d’un ouvrier est donc prévisible –ce qui l’assimile à un assassinat. On sait bien tout ça mais « à quoi bon le redire », n’est-ce pas ? Surtout en termes simples qui permettent aux moins intellectuels des spectateurs de comprendre les mécanismes.
Voilà où le bât blesse : Mehmet, à la différence de Fo, est obligé de passer pas le crible des médias pour se faire entendre… (et n’a-t-il pas d’ennemis dans la place ?) Il doit donc emporter l’adhésion non par le contenu, mais par le spectacle. A ce niveau, il serait utile que sa troupe soit frappée de folie, qu’elle se défige. On est en Italie, au pays de la Commedia dell’Arte, pas chez les constipés du Nord. Il n’y a pas à être exact ou précis. C’est l’affaire de la régie, ça. Il y a à communiquer gaiement quelques vérités.
Fo est habile : il n’attaque QUE des absents. Il n’agresse pas son public puisqu’à ses yeux, ce public est son COMPLICE. C’est cette complicité, même si elle est factice et limitée au temps du spectacle, qu’il faut trouver. Comment se trouvera-t-elle si la troupe n’est pas militante ? Et ne croit pas elle-même, sinon à son message, au moins à un style de jeu ? A ce niveau, si Marc Dudicourt, Louis Samier et Emiliano Suarez, et dans une mesure encore honorable Serge Spira, Dominique Bony et Dido Likoudis approchent de la dimension « hénaurme » à atteindre, il y a un boulet dans la distribution, c’est Silvia Monfort qui, dans le rôle en or de la veuve, semble coincée, et, dans le rôle de l’ouvrière du début, paraît complètement déracinée. ENTRERA-T-ELLE UN JOUR DANS L’ENTREPRISE ? Il faudrait qu’elle oublie qu’elle a « mille choses à faire » en dehors d’être sur la scène. A être trop partout, elle n’est nulle part et notamment pas « présente ». ELLE va vers le bide et c’est peut-être parce qu’elle le sent, qu’elle voudrait que le mal qu’elle a dans SA peau se communique au spectacle. Peut-être en tournée oubliera-t-elle ses soucis et projets, et se rappellera-t-elle alors d’être non pas une « actrice » mais une comédienne toute simple : ah ! si elle pouvait se défouler sur la scène au lieu d’y répéter des gestes appris immuables !
L’autre boulet, c’est le dispositif tout en bois clair et en cordages. On a l’impression d’être dans un hangar de bateaux au Danemark, là où les ménagères passent leur temps à briquer. Ils s’y sont mis à trois pour pondre ce contresens malaisé à manipuler et qui évoque tout ce qu’on veut, sauf une usine italienne décrite, de surcroît, comme polluante. C’est de la crasse qu’il aurait fallu et, à la limite, des murs de plateaux nus auraient mieux représenté les ateliers où se passe l’action.
Les costumes sont par contre une réussite et la musique de Claude Bolling a l’air de sortir de la bande d’un film de De Sica. C’est du Rota ou du Cigognini au premier degré.
Il y a d’autre part dans la mise en scène des moments formidables, mais pas tout le temps. L’inspiration n’a pas habité Mehmet sans trous. Notamment, il n’a pas su rendre vivantes les dix premières minutes qui m’avaient paru chiantes à la lecture. Surtout, il n’a pas trouvé sa fin. : Fo veut que la pièce enchaîne sur un débat constat de l’impuissance où l’on est, acteurs comme spectateurs, de signifier la mort au théâtre, fût-ce par le truchement de l’égorgement d’un agneau. Je ne comprends pas pourquoi Mehmet ne veut pas de cette conclusion. Mais alors, qu’il finisse sur une pirouette mais pas en nœud de boudin.
Finalement, si je me tourne sur ce que je viens d’écrire au fil de la plume, je vois qu’il y a beaucoup de bric et de broc dans le spectacle, et peut-être bien pas une tête pensante pour l’avoir organisé. Néanmoins, il fonctionne déjà et peut deux fois plus être efficace demain ? C’est que Fo et bordel ne sont pas plus incompatibles que bordel et Mehmet. Il y a rencontre.
Dommage qu’elle ne s’étende pas à Silvia Monfort.

23.01.79 – Il est dommage que la pièce de Volker Braun intitulée REVES ET ERREURS DU MANŒUVRE PAUL BAUSCH AUX PRISES AVEC LE SABLE, LE SOCIALISME ET LES FAIBLESSES HUMAINES soit trop longue, diffuse et, dans sa deuxième partie, affligée du rythme allemand, ce qui la rend indigeste pour le spectateur français. Car la démarche de l’auteur est-allemand est complètement révolutionnaire, puisqu’il s’agit d’une œuvre jouée en R.D.A. qui traite des problèmes actuels de la R.D.A. et notamment d’une question capitale : comment des ouvriers qui font huit heures par jour un travail sale et con pourraient-ils avoir conscience de participer à l’édification du Socialisme ? La réponse est : un jour, des machines remplaceront ces stupides gestes et l’Homme (tous les hommes) pourra se consacrer aux tâches exaltantes.
Entre temps, on peut toujours transformer le travail en sport. C’est le Stakhanovisme : on dépassera les exigences du « plan », non pas pour accroître la production, mais pour trouver dans l’effort (que les chefs savent inutiles) une joie.
Je pense qu’il doit y avoir une « lecture » interne à la R.D.A. d’une pièce qui rend sans doute un son caustique pour un public qui vit quotidiennement dans un système qui ne parle que d’objectifs à atteindre, de travailleurs émérites et de sabotages, quand tout ne va pas sur le terrain comme les fonctionnaires l’ont rêvé dans les bureaux. Il paraît qu’à Berlin, on se marre beaucoup au spectacle. Ici, ce documentaire sur les préoccupations du lumpenprolétariat communiste est sérieux, d’autant que Max Denès et ses acteurs n’ont rien fait pour égayer le propos. A telle enseigne que la leçon tirée par une spectatrice qui n’est pas de gauche était : « On n’a vraiment pas envie d’y aller ». Sa présentation à Gennevilliers s’inscrit donc dans la lige actuelle du P.C.F. : comme ces pays nous sont étrangers ! Avec une question qu’on se pose légitimement là-bas, on fait un spectacle d’où il ressort que la condition ouvrière n’est pas meilleure là-bas qu’ici.
Denès a accentué le côté sinistre. L’environnement dans lequel évoluent ces paumés est lugubre. Leur foyer de détente est réduit au minimum. Du directeur aux chercheurs, la hiérarchie est signifiée par le costume. Le danger « policier » est rendu palpable. La militante du parti est une refoulée sexuelle.
En deuxième partie, après l’exaltation de la brigade quand elle a bousculé les normes et la retombée après l’accident qui coûte les jambes à un ouvrier, il y a une série chiante de scènes psychologiques à deux qui sont jouées mollement, comme si les acteurs (aussi) s’y ennuyaient. Cette représentation est grise comme le charbon mélangée au sable.
Pourtant, on a voulu mettre les spectateurs en situations insolites. On change trois fois d’angle.

24.01.79 – L’ENFANCE DE VLADIMIR KOBALT ou MILLE GÉNÉRATIONS EN CHUTE LIBRE s’intitule « spectacle Pétrika Ionesco ». Apparemment, il n’y a pas d’ « auteur » au sens où nous y sommes habitués. Au générique, venant après les noms des décorateurs, il est indiqué qu’un certain André Abegg a écrit les « dialogues ». Le réalisateur porte donc la responsabilité globale du spectacle, y compris au niveau du contenu. On peut jusqu’à un certain point penser qu’il s’identifie à Vladimir, le metteur en scène du film dont il  nous montre le tournage, c’est-à-dire à l’Artiste extravagant dont les fantasmes doivent se libérer à travers l’œuvre personnelle, même inaccessible au commun des mortels, même folle et délirante, les comédiens, décorateurs, musiciens et techniciens étant les serviteurs de cette sorte de psychanalyse autogérée, en somme toute une équipe au service de la LIBERTÉ D’EXPRESSION D’UN SEUL. En opposition, le « Producteur » (c’est un Capitaliste, mais ne peut-on voir en lui par glissement le Ministère roumain de la Culture ?) qui représente l’ouvrage bien faite, conventionnelle mais parfaite, l’Art figé dans des sommets non bousculés. Le thème est d’importance. Il ne s’agit pas moins que de la place du « génie » dans la Société, du « droit au génie » et aussi des moyens matériels accordés au génie pour s’exprimer. En apparence, ceux qui ont été accordés à Pétrika Ionesco à Nanterre sont considérables et les décors de Radu Boruzescu (qui avait fait ceux de TURANDOT à la Gaîté Lyrique. La parenté saute aux yeux avec l’omniprésence du baroque rococo) occupent admirablement l’espace de l’immense scène de la Maison de la Culture. Mais à regarder le programme de près, on lit que l’Odéon, le Théâtre de la Ville  et l’Opéra de Paris doivent être remerciés pour leurs « prêts d’éléments de décor ». Il nous est donc discrètement indiqué que le « génie » est contraint de recourir à la débrouille.
Si Vladimir est identifiable à Ionesco, l’importance des souvenirs d’enfance doit être soulignée. La référence aux amours enfantines du héros, qui a perdu une camarade aimée parce qu’ils se sont jetés du haut d’une falaise pour imiter les oiseaux et qu’il en a réchappé seul, est peut-être un accident qui est vraiment arrivé. L’émotion ressentie par le jeune garçon est transcrite en termes d’impressions esthétiques. Mais ne croyez pas que ce thème soit unique. Le spectacle est riche à tous les sens du mot et les degrés s’y superposent, les uns chargés d’émotion, les autres d’humour. Il y a toujours quelqu’un qui « regarde » les autres.
L’expérience est importante car on se trouve en face d’une œuvre individuelle (certainement pas collective) directement écrite en théâtre sans passer (ou fugitivement le temps d’un script) par le texte figé dans son imprimerie. On peut parler de réussite jusqu’à un certain point, de beauté, d’efficacité. On peut regretter que ce que disent les acteurs soit trop souvent inaudible. Et qu’il y ait des longueurs, que l’intérêt ne soit pas toujours également soutenu. On doit noter le style de jeu au niveau expression corporelle, chaque acteur ayant son style, et la perfection des prestations chorégraphiques des danseurs de l’Opéra, et celle de Carolyn Carlson sur l’écran. Je pense que L’ENFANCE DE VLADIMIR KOBALT restera dans ma mémoire quelque part comme le SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ du même Pétrika Ionesco, qui est sans nul doute un artiste de valeur.

25.01.79 – La jeune troupe du THÉATRE DE LA CAVERNE vaut le détour par le théâtre de la rue Dunois. Son spectacle, LES MOROSOPHES, est composé d’une série de sketchs sans tellement de liens entre eux, si ce n’est qu’on y retrouve de loin en loin, revenant, un clown nommé Auguste, qui a remplacé un soir un clown malade nommé Antoine, qui s’est suicidé le lendemain parce que ledit Auguste avait eu plus de succès que lui.
Guy Aguenier, professeur à Vincennes si j’ai bien compris, a fait la mise en scène qui, un peu comme le Zeppelin, est destinée à montrer ce que chaque interprète sait faire. Les influences sont nombreuses (ou les réminiscences, à moins que ce ne soit des rencontres) et successivement « les intellectuels » de service, (« qui existent », dit à un moment un personnage, « pour aider les prolétaires à conceptualiser leur non-dits ») pensent au Théâtre d’en Face, à Bob Wilson, au LIVING THEATRE de Mysteries, à l’Open Theatre, au Bread and Puppet, j’en passe, sans oublier le Théâtre de la Colline avec des scènes qui semblent avoir été orchestrées par Jean-Michel Desprats. L’apport musical, presque toujours en direct, est de qualité et les voix, sans être aussi travaillées que celles de la Compagnie du Lierre, sont justes et rythmées.
D’un sketch à l’autre se retrouve un principe qui est le mélange de deux démarches, l’une se superposant alternativement à l’autre et produisant un effet de contrepoint souvent comique, parfois dramatisant. Par exemple, une fille chante l’histoire de son fils qui la quitte et, en même temps, un homme compte et recompte ce qui est à lui, « monocordement ». Le répétitif est permanent. Il est un principe de langage.
Parmi les sketchs, citons celui de la maman qui se désole au square parce que son enfant (qui joue à la guerre) est chétif et malingre par rapport à ses camarades. « Au revoir Madame Hitler », dit une autre maman en la quittant. Pirouette habile. Reste que le message transmis par ces jeunes gens n’a rien d’exaltant. On n’est pas en présence d’une révolte, mais d’une résignation triste.Et explicitée, lucidement.

30.01.79 – Une certaine Louise Cormelia signe un spectacle mis en scène par Patrick Feigelson qui s’appelle : TU ME MÈNES EN BATEAU ?
Laurence Feigelson (qui me semble avoir le cul vaniteux, mais qui ne manque pas de sensibilité) y donne la réplique à un jeune talentueux nommé Daniel Tarrare.
Sous leurs photos, dans le programme, il y a leurs numéros de téléphone. C’est une histoire d’amour un peu drôle, un peu triste, faite de petites pièces rapportées. Il y a un grand moment quand ils dansent au son d’un disque de Tino Rossi. Et quelques jolies répliques. « Il n’y a pas de forteresse imprenable », dit-elle, « il n’y a que des forteresses mal attaquées ». Un brin d’humour, deux doigts de romantisme, cet univers est sans gravité.

30.01.79 – Puisque les temps sont au théâtre de divertissement, c’est-à-dire dans le domaine de l’Art aux jeux sans messages, j’avouerai que j’ai pris plaisir à la PHÈDRE de Racine montée au Théâtre Marie Stuart par Jean Christian Grinewald « à l’économie ». Il n’y a en scène, (une sorte de vasque ronde qu’entourent les spectateurs et que recouvre une matière animale) que Hippolyte : ce sera le seul homme visible du spectacle, Phèdre, Aricie et une Oenone fourre-tout, qui est en même temps Théramène, Panope et Ismène. Quant à Thésée, Jean-Christian Grinewald l’incarne par micro interposé. On ne le verra jamais. On ne fera qu’entendre ce père terriblement craint et redoutablement con, sa voix seule étant octroyée au milieu d’un grand fracas de pas sonores et de portes claquées. Mon plaisir a été assez complet pendant les trois premiers actes et il faut dire que la jeune Dominique Raymond, qui joue le rôle de Phèdre, y a été pour quelque chose car son interprétation est singulièrement attachante : jeune femme rigolarde, sûrement rusée, coquine, l’événement qui la frappe est complètement imprévu. Son désespoir vient de ce qu’elle est dépassée. Mais quand elle fait front, c’est presque l’adolescente qui resurgit. Elle est belle de surcroît. Auprès d’elle, Odile Locquin ne fait pas le poids en Aricie. Et quant à Stéphane Jobert, c’est un superbe Hippolyte loulou baraqué qu’on verrait mieux manier la chaîne de bicyclette que le « dard ».
Après le trois, j’ai un peu décroché et je crois que cela vient de ce que, soudain, au quatre, ce qui, jusque là, « passait » sans encombres, se met soudain à emboucher la trompette, qu’on a fait ça pour économiser des acteurs et des costumes. La présence physique de THÉSÉE manque dans son « explication » avec Hippolyte. Et au quatre, cela m’a gêné de voir revenir Oenone pour le monologue de Théramène. D’AUTANT PLUS qu’au moment de sa mort, l’actrice, Marie-Ange Dutheil, était sortie de scène. Jusque là, tout le monde était tout le temps présent et la fiction de la distribution des rôles à vue entrait dans un système. A la fin du quatre, le réalisateur rompt avec son système. Phèdre aussi va se reposer dans sa loge en attendant de revenir mourir comme d’habitude à la fin de la pièce. Avec ce Thésée, qui résolument reste caché alors qu’il devrait conduire le cinq, cela fait un vide de fonctionnement.
Cependant, dans l’ensemble, la démarche est réussie. Les battements du cœur de Phèdre sont soulignés par un rythme africain. C’est très impressionnant, et pourquoi pas ?
Les costumes viennent d’un souk saharien. Ils sont magnifiques. Sous les lourds manteaux de laine, les filles portent des tuniques qui moulent leurs nudités.
Les vers sont dits sans ostentation mais ils sont bien respirés. De temps en temps, Grinewald s’amuse à en casser un à contresens. Il faut bien que jeunesse se passe. De temps en temps aussi, Phèdre et Oenone ont l’air de se marrer. C’est fugitif mais excellent pour distancier. Dois-je ajouter que le réalisateur a voulu des contacts physiques sensuels entre ses personnages, certains à contresens en prolongation des sentiments dits. L’étreinte entre Hippolyte et Phèdre peut s’écrire : « Rêve de Phèdre qui croit que c’est arrivé » ou « Hippolyte palpe ce qu’on lui offre ».
Et la tragédie me direz-vous ? Elle est là. Jamais peut-être l’obscurantisme du 17ème siècle n’a été aussi bien servi. Et la preuve est administrée que Racine résiste mieux aux traitements singuliers qu’à ceux que lui infligent trop souvent le « respect » et la « convention ».
Grinewald devait, comme d’autres, passer cet examen pour lui-même. Il aura un deuxième prix.

30.01.79 – André du Bouchet a traduit FINNEGANS WAKE de James Joyce de façon si admirable que j’ai éprouvé le besoin (absurde) de vérifier que l’auteur n’avait pas écrit son œuvre directement en français. A dire le vrai, je manque de moyens de comparaison : ce du Bouchet a peut-être trahi, massacré l’original. Qu’importe : le grand auteur, alors, ce serait lui.
Tout est d’abord, dans le spectacle que présentent Jean Gillibert et Frédérique Ruchaud au Marie Stuart à 22 h 45 (après Phèdre), question de « langage ». Avec Farid Paya et Didier Flamand, avec Brook, des réalisations plus ou moins récentes ont été fondées sur l’invention d’un idiome. Leur prédécesseur les enfonce tous car, en vérité, on arrive à entendre le sens de ce qu’il exprime mais à travers des phrases tarabiscotées où les mots (ici français) sont comme orthographiés à l’albanaise, ou à la néerlandaise, en plus croustillant. Parfois, on pense au japonais (mais c’est faux : ce qu’on entend ne découle pas d’un « système »). Les calembours affleurent. Une tournure arrache parfois un rire. L’esprit en éveil cherche à chaque instant par où le texte a tordu le cou à l’écriture.
Les deux interprètes nagent dans cette étrange manière de s’exprimer avec un étonnement naturel, surtout Gillibert, qui s’y meut avec une évidence à vous couper le souffle. Quel acteur ! Qu’il soit larve dans son cocon au début, ou mort devenu fantôme à la fin, il assume la difficile aventure avec une santé vigoureuse, aidé en cela par son grand corps bien baraqué. A côté de son Tristan irlandais, la « fiction d’Yseult » de Frédérique Ruchaud est plus sage. Trop peut-être. Le délire verbal a besoin de folie et Gillibert dépasse sa partenaire dans l’incarnation de la démence. C’est peut-être cette familiarité, d’ailleurs, qui lui permet d’entrebâiller la porte de cette littérature voulue hermétique. « Un jour », écrivait Thorton Wilder, « ce grand livre sera accessible même au lecteur pressé. »
Ses schémas, secrets, paraîtront au grand jour. Ses secrets, ses mystifications, ses provocations seront élucidés. » Nous n’en sommes pas là avec la représentation proposée, mais la « jungle » n’est pas complètement impénétrable, et Gillibert a su nous inspirer un plaisir à le suivre dans son défrichage. Joie d’intellectuel. Certes. Bonheur élitaire. Soit. Mais personne ne songe à le nier.
La musique de Wagner qui souligne certains moments le contrepoint n’est pas pléonasme, mais elle est trop discrète à mon gré. Wagner, faut que ça gueule. Ou que ça ait l’air de venir de très loin. Un potentiomètre n’y suffit pas.
Le décor de Pierre Frilay est beau et mystérieux.
Mais foin de faire le difficile. Cette démarche purement ART POUR ART qui ne revendique rien d’autre est satisfaisante.
Je dis que le théâtre doit être « utile ou divertissant ». « Divertissant » ne veut pas forcément dire « populaire ». Gillibert me ramène au temps où les premiers 200 de la Maison des lettres pensaient être les seuls dépositaires de l’intelligence en France. J’en étais. Nous sommes entre nous. J’ai « pris mon pied » qui n’est pas n’importe quel pied à cet « éveil de Finnegan »…

02.02.79 –Heiner Müller est l’auteur est-allemand de la célèbre bataille (DIE SCLACHT) que le T.G.P avait invitée l’an dernier avec la VOLKSBÜHNE.
Sa spécialité au début de sa carrière a consisté (je cîte le programme) à « traiter des contradictions qui ont accompagné la construction du Socialisme en R.D.A., tant dans l’industrie qu’à la campagne ». Après 1960, la sagesse a été inspirée au bouillant auteur du « Briseur de salaire », du « Chantier », de « la Comédie des femmes » et il se consacre pendant huit ans à une exploration de la mythologie et de la tragédie grecque : Prométhée, Philoctète, Œdipe Roi etc… Depuis 1968/70, son œuvre étudie l’Histoire de l’Allemagne et « s’interroge sur les formes spécifiquement allemandes du terrorisme d’Etat. »
Mauser appartient à l’orée de cette manière. HAMLET MACHINE correspond au terme de la démarche, l’ « adieu à la pièce didactique ».
Les deux pièces que présente Jean Jourdheuil au T.G.P. sont très différentes l’une de l’autre.
La première, MAUSER, traite du grave problème de la nécessité de tuer en cas de révolution. Ecrite dans le style de HIROSHIMA MON AMOUR, elle raconte comment un type qui a reçu l’ordre du Parti de liquider les « traîtres », tâche comme une autre, s’en est acquitté pendant neuf jours et a craqué le dixième, ce qui l’a ipso facto lui-même, aussitôt, condamné à mort. La répression impitoyable, sanguinaire, aveugle, qui a marqué certains épisodes de l’Histoire soviétique (la chose se passe à Vitebsk), est dénoncée en termes clairs. Opportun coup de projecteur, et courageux dans son contexte de l’Est. L’ennui est que la pièce n’y a pas été jouée ! Ici, en occident, elle rend un son familier. Nous savons tout cela. Les médias ont eu soin de nous en informer depuis des lustres. Le seul fait nouveau est que l’exposé soit proféré sur la scène d’un théâtre phare du P.C.F. Baste : Celui-ci est devenu masochiste. Grand bien lui fasse. Quand il aura eu fini de démystifier ses épopées, il fera ses comptes et verra quelles exaltations et émulations animent encore ses troupes ! Le seul théâtre « politique » de cette saison, c’est celui-là. Chapeau !...
Pour cette piécette de quarante minutes à deux personnages, qui pourrait se situer sur une lande déserte du genre de celle de Godot, Joudheuil a fait appel à une décoratrice, Titina Maselli, qui a imaginé deux camions frappés de gigantisme. Ce dispositif écrase les deux acteurs tout à fait inutilement. A la fin, il y a un gag : Jourdheuil vient à l’avant-scène, brochure à la main, et les acteurs font comme si le « jeu » se déglinguait, comme s’ils hésitaient sur le texte, comme si devait être montré dérisoire le « fait » théâtral.
De toute manière, dès le début, Jean Dautremay et Gérard Desarthe ont été dirigés de telle sorte que leurs qualités n’apparaissent pas. Ils débitent, boulent, ne forcent pas la voix –c’est le moins qu’on puisse dire- ronronnent ce texte qui est lui-même péniblement répétitif.
HAMLET MACHINE est présenté trente minutes plus tard. L’entracte est rendu nécessaire par le fait qu’il faut enlever les gros camions et mettre à la place une construction en deux étages de Gilles Aillaud. En haut, il y a un tableautin très anglais 16ème siècle fort joli de vingt mètres de large sur deux mètres de haut. Plus bas, se découpe dans la masse noire une sorte de grotte caverne cave où Hamlet travaille,  avec l’aide d’une machine à écrire, d’un magnétophone et d’une chaîne haute fidélité.
Jean Dautremay donne la réplique à Gérard Desarthe Hamlet en jouant au piano une musique que le programme baptise « effets sonores de Yves Dalman ». Cette variation sur Hamlet s’apparente un peu à celle de Laforgue, ce qui veut dire qu’elle est plaisante. Elle baigne dans le contexte Est avec discrétion.
Arlette Chausson, très médiocre, joue Ophélie. Elle est drôle pendant trois minutes quand on la voit avec des grandes ailes incarnant Ophélie sauvée des eaux !
Je crois que la pièce a du mal à passer car je la pense déracinée dans la grande salle du T.G.P. Je crois que j’en aurais mieux apprécié les finesses au Marie Stuart. Là, les noirs trop fréquents, et l’éloignement des acteurs, grossissent le côté allemand du comique.
Jourdheuil a voulu aussi qu’il y ait des longs silences qui sont interminables. Le rideau brechtien est blanc comme il sied.

04.02.79 – Revu L’ENTERREMENT DU PATRON à Luxembourg. C’est devenu plus qu’un spectacle prometteur. Ce pourrait être le grand spectacle POLITIQUE de l’année car, sur le public, la pièce fonctionne fantastiquement.
La fin (l’égorgement du mouton) a provoqué dans la salle des mouvements divers très intéressants. L’ennui, c’est qu’ils ont semblé paniquer les comédiens qui n’ont eu qu’une idée : écourter, éluder, rassurer, en finir au plus vite. Pour Luxembourg d’ailleurs, la « leçon » a suffi. Un spectateur est venu exprimer à Silvia Monfort  dans sa loge qu’il n’avait jamais au théâtre éprouvé une émotion aussi vive. Mais ailleurs, il faut laisser la mayonnaise monter. Après tout, le débat voulu par Dario Fo ne vient pas forcément APRÈS que la décision est intervenue de ne pas tuer la bête. Ce qu’il faut, c’est l’amener à s’installer PENDANT LE SUSPENSE, pendant que la menace pèse, et les acteurs n’ont pas tellement à s’en mêler.
Il faudrait là que, sur la scène, il n’y ait non pas quelqu’un qui, comme Silvia Monfort, croit qu’elle joue une pièce « politiquement dépassée » racontant des événements « historiques », mais une Franca Rame, c’est-à-dire une militante rompue à « sentir jusqu’où on peut aller trop loin », et à improviser la conclusion quand il en est temps. Cette conclusion, bien sûr, c’est qu’on ne tuera pas le mouton.
Quant au « débat », pourquoi Mehmet ne pondrait-il pas cinq lignes de texte invitant les gens à aller le faire chez eux, entre eux, à la « Savary » ?...
Bref, la fin n’est pas encore trouvée, mais peut-être fallait-il le contact avec le public pour l’accoucher. Espérons.
A part cela, je maintiens que le début est chiant, et de références politiques qui nous sont étrangères et surannées. Il y a là vingt minutes terribles à dépasser, avec des interventions genre Evariste d’un gratteur de guitare, style Paul Barraud, qui n’arrangent rien. Silvia Monfort en « ouvrière » s’y trimballe avec des cheveux d’or longs bien coiffés et salopette de prolétaire que Cardin a dû lui fournir. Le dialogue est théorique, verbeux. C’est à couper aux trois quarts. J’en suis formel.
Cela dit, je tombe beaucoup à bras raccourcis sur Silvia Monfort. Il faut être juste : elle est beaucoup trop distinguée pour jouer l’ouvrière, mais quand celle-ci se transforme en veuve du patron, elle devient très bien. Elle peut d’ailleurs aller plus loin dans les accents tragiques, et aura intérêt à perdre son petit ton plaintif. En pétomane, il est clair que Mehmet doit la faire lever. On ne pète pas assis.
Voilà, il y a encore des bricoles à retravailler. Mais que la pièce est donc forte, bon Dieu ! Je crois vraiment au succès. J’y crois même peut-être à l’insu des protagonistes. Encore que… Je ne sais pas si c’est mon passage qui a été bénéfique, ou le fait qu’incontestablement, à Luxembourg, le spectacle avait porté. Mais l’ambiance vire vers la confiance, et si rien ne vient déconner, le beau fixe pourrait surgir.
Il serait utile, car la générale à Paris, les enfants, ça risque de ne pas être de la tarte… quoique… selon Silvia, Marcabru « adorerait » la pièce. On voit le coup qui se prépare. Les bras raccourcis tomberaient sur Mehmet ! MAIS SERA—CE POSSIBLE ? Il doit écouter ses conseillers AMIS ! Ne pas s’entêter. Cela dit, je l’ai vu, à Luxembourg, boire relativement peu.

12.02.79 - Catherine Monnot est une personne bien étrange. Je la crois intelligente et pourtant son œuvre, qu’elle marque au coin de l’autosatisfaction, est spectacle après spectacle, de plus en plus débile, de plus en plus infantile, comme si la femme qu’elle est régressait. Si encore cette spécialité qu’elle se taille dans le crétinisme affiché était drôle –on riait de Pierre Dac- mais non ! Si encore elle était signifiante, mais baste : peut-être s’estime-t-elle reflet d’une société imbécile –n’est-elle pas la femme de Rufus ? Cette ligne, si elle est consciente, est au deuxième degré, enfouie sous l’improbable. Il y a pourtant quelques moments qui émergent plaisamment, comme celui où elle fait faire les exercices d’accouchement sans douleur à trois types. J’oubliais de dire que, pour cette affaire, elle s’est entourée de quatre garçons et d’une autre fille.
Il y a des lyrics d’une bêtise mièvre voulue. La partenaire fille est spécialement désinvolte, avec de la présence. Je ne sais pas le titre du spectacle
 

Publié dans histoire-du-theatre

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