Du 14 février au 10 mars 1977

Publié le par André Gintzburger

14.02.77 – L’ATELIER VOLANT était mal foutu, mal bâti, interminable. Du moins était-ce une œuvre originale. FALSTAFE est une mixture composée au départ des « Rois » de Shakespeare. Le truculent obèse y est mis en gros plan pour servir de « faire valoir » à Marcel Maréchal dont la prépotence n’aurait su s’accommoder de jouer l’original où les Henry ont tout de même la vedette. Denis Llorca, il y a quelques années, avait commis une semblable salade –qui n’était ni moins bonne ni meilleure que celle que nous apporte le Théâtre National de Marseille. Elle était toutefois moins « riche ». Ici, on voit que Dominque Borg et Pierre Yves Leprince ont bénéficié d’un budget complaisant-. La « lecture » de Novarina se devant d’être à l’avantage du patron de la troupe, le débauché paillard divertisseur du Prince de Galles, le vicieux boulimique décrit par l’auteur élisabéthain comme une bête malfaisante assoiffée de jouissances et sans aucunes préoccupations « politiques », est infléchi de telle sorte qu’il semble porter en soi on ne sait quelle contestation « de gauche », et abriter comme une grande pensée « généreuse ». Évidemment, cela rend d’autant plus pathétique la scène finale, quand le tuteur est jeté en prison par l’élève transformé par la Couronne.
Là où le nouveau Roi rejetait simplement chez Shakespeare la gourme de sa jeunesse avec son maître ès débauche, ici c’est le pouvoir épris d’ordre qui mate INJUSTEMENT l’anarchiste poète. Falstafe Maréchal ne pouvait pas ne pas être un sympathique défenseur de la bonne fantaisie, de la liberté cigalière et de la robustesse de la « voie individuelle dans la vie ».
Tous les acteurs servent la soupe à leur gros lard de directeur. Ils le font avec un certain talent. Jany Gastaldi,   (Henri V) tire (très bien) son épingle du jeu et arrive à être par moments partenaire à part entière de son metteur en scène acteur qui, à mon avis, a tout désormais –et même le sens du conventionnel- pour briguer la « Comédie Française ».
À noter que le spectacle très ennuyeux dans sa première partie se laisse voir dans la deuxième. Certaines scènes de batailles sont réussies. Mais dites-moi en quoi ce genre de salmigondis peut me concerner ? Qu’est-ce que peuvent me foutre ces histoires d’un autre temps ? Les conservateurs présents dans la salle de l’Odéon le soir de la Générale ont bien applaudi. D’autres étaient partis à l’entracte.

16.02.77 – Dominique Houdart aurait-il achevé son parcours classique ? Le voici revenu avec LOUISE MICHEL à sa nostalgie de ces jours de la Commune de Paris au cours desquels le peuple avait cru pouvoir prendre en main son destin, cette nostalgie que lui avait inspiré en 1968 le spectacle d’intervention qui m’avait amené à m’intéresser à lui. Entre-temps, d’Arlequin en Wu et en Don Juan, la « révolté » avait semblé s’assagir au rythme d’un long trajet dans l’univers des « formes animées ». Il en était devenu l’ESCLAVE. Sa dernière réalisation, parfaite, était GLACIALE et les superbes pièces qu’il déplaçait laborieusement sur l’échiquier de DOM JUAN recélaient une odeur de mort. Avec LOUISE MICHEL, la chaleur, l’âme, le cœur, ont resurgi des profondeurs et ce survol de la vie « exemplaire » de l’héroïne anarchiste est à la fois vivant et profondément émouvant, parfois bouleversant. Il est vrai que c’est Jeanne Houdart qui joue le rôle, non point cette fois en « lectrice » étriquée, mais en actrice libérée.
Elle se déchaîne avec la passion de ceux qui croient ce qu’ils disent, mais ses partenaires « formes animées »   eux-mêmes ne sont point des joujoux pesants de maniement délicat. Grosses poupées molles de chiffon pour Thiers et Bismarck, petites poupées noires pour d’autres, elles sont aisément maniables et actives. Louise de chair et d’os joue avec elles, se mêle à elles. Tout est actif, vibrant, sensible… et sain. Disons simplement VIVANT. Je ne réagis plus comme il y a quelques années où je trouvais que n’avaient rien d’exaltant les spectacles commémoratifs d’événements qui montraient les échecs de l’Homme dans sa quête d’élévation et de bonheur. Constater qu’en un siècle, la bourgeoisie n’avait fait qu’affiner les moyens de se maintenir au Pouvoir m’eût alors semblé nocif.
Je pense maintenant qu’au contraire ces exemples peuvent provoquer d’utiles sursauts chez les moutons asservis. Il n’est pas possible que la sincérité, l’honnêteté et la générosité ne triomphent pas un jour de leurs oppresseurs. En tout cas, en sortant de cette Louise Michel-là, je n’étais pas découragé, au contraire. Peut-être est-ce parce que le spectacle n’est ni didactique ni distancié. Il ne m’invite pas à réfléchir mais à éprouver… à ressentir que la Commune, Thiers, Louise Michel et la IIIe République, tout cela n’était qu’un début. « Continuons le combat. »

18.02.77 – Je pense que si un jeune auteur apportait aujourd’hui à Lucien Attoun LA PAIX d’Aristophane dans l’adaptation de Vassoula Nicolaïdès, il ne serait pas édité. Car cette adaptation rocailleuse et vulgaire, sous prétexte sans doute d’être populaire, ne rajeunit en rien le texte, lui laisse au contraire tout son archaïsme et son souffle d’un autre âge correspondant à une sensibilité différente. LA PAIX ainsi proposée est sans impact pour nous et chiante. Et c’est bien dommage car l’œuvre, qui montrait il y a plus de deux millénaires, un peuple s’insurgeant contre une guerre que ne voulaient que les marchands et les puissants, devrait nous sembler concernante. Hélas, Yorgos Sévasticoglou achève de désamorcer la bombe en faisant s’égosiller, pendant deux heures, une troupe jeune fleurant son récent amateurisme, qui y va avec tout son cœur dans un paroxysme épuisant pour les spectateurs. La « maladresse » de ces postulants est accentuée par l’absence apparente de direction dont ils ont souffert. Le groupe PRAXIS convient bien à la Cité Internationale dont il a été promu troupe permanente. Son niveau correspond à la hauteur de Caron et son « art » de traiter d’un grand sujet signifiant en le ramenant à ce qu’il a d’archéologique, est parfaitement dans la ligne voulue par le successeur de Périnetti. Les lascars sont-ils complices ?

UNE ESCAPADE À BARCELONE

21.02.77 – Je n’avais pas vu les « Sept méditations sur le sado masochisme politique » en France, et c’est à Barcelone que je me suis rendu pour assister à l’entrée du LIVING THÉATRE en Espagne. Est-ce parce que j’ai entendu ce spectacle tout en castillan ? Est-ce parce que ce pays surgissant de l’obscurantisme fasciste fait aujourd’hui le chemin que nous suivions dans les années 68 ? Toujours est-il que, mêlé à cette foule innombrable et avide, je n’ai point partagé la réserve de mes compatriotes blasés. Car enfin, ce qu’ils reprochent à Julian Beck, dix ans après avoir été étonnés par lui, c’est de n’avoir point renouvelé son ESTHÉTIQUE ! Et alors ? Si ce style rituel est efficace auprès des masses non au parfum, qu’importe le flacon, puisque le contenu est EXEMPLAIRE ?
Entendez-moi : je ne partage pas tous les détails de la philosophie exprimée, et le système de référence qui place le problème sexuel à la base d’une réflexion qui aboutit au vieux : « Changez le monde, changez la vie », de PARADISE NOW, ne saurait me satisfaire ? MAIS l’essentiel est dit, et c’est ce que je pense profondément, que l’humanité s’est fourvoyée sur des routes erronées, pavées d’argent et d’appât du gain, de Propriété et de Capitalisme, d’exploitation de l’homme par l’homme et de tortures policières, d’Etats et de tours de Babel… La 7e méditation qui crie le désespoir de cette quête utopique, et qui pleure que le rôle de l’artiste ne soit que de dénoncer sans pouvoir transformer, elle est d’un haut pathétisme.
On n’a pas le droit, par les temps qui courent, de faire les difficiles. Oui, ils ont quelque chose de puéril, ces lascars qui parlent de la « révolution sexuelle » avec sérieux comme si leurs fantasmes étaient de quelque poids face à l’enjeu de la transformation de l’Homme. La partouze érigée au rang de la Prise de la Bastille, voire ! Un certain Marquis de Sade avait fait SA révolution sexuelle et n’était pas, que je sache, un apôtre de l’égalité ni de la fraternité.
Mais qu’importe. Ces gens ont le courage de rester imperturbablement des anciens combattants de 68. Anciens ? Pas partout, pas ici, en Espagne, où les jeunes les écoutent avec des oreilles neuves, prolongeant les conversations par petits groupes qui suivent le spectacle jusqu’à ce que le taulier menace d’appeler la police. Mais même « anciens », qu’avons-nous à leur opposer, nous qui avons démissionné de la lutte,  sinon nos gueules de sceptiques désabusés ? Faire la moue devant cette démarche anarchiste utopiste mal fondée mais sincère, entêtée et courageuse, c’est agir comme Colette Godard. D’autant que d’un point de vue professionnel, il n’y a que des félicitations à décerner à ce groupe hétéroclite qui s’est donné la peine d’apprendre intégralement ses textes, chants compris, en espagnol.
Beck a appris que pour toucher les peuples, il fallait parler leurs langages. Lui et son équipe ne sont pas des feignants. Grâce à leurs efforts, 1800 personnes entassées dans le dancing LA PALOMA ont MÉDITÉ avec les « Cathéchiseurs » qui enseignaient, avec Art à l’appui, des paroles sans complaisance. L’atmosphère avait quelque chose de religieux. La 5e méditation qui met la gégène en scène, érigeant en spectacle une des tortures les plus répandues dans notre monde, mérite une mention spéciale.
La censure espagnole (car cette structure demeure), n’a rien trouvé à y redire. Même quand on fout une électrode dans le cul du patient nu. Il y a vraiment quelque chose de changé au Royaume d’outre Pyrénées.

23.02.77 – Le bientôt sexagénaire Fr. Dürenmatt, ayant fait réflexion que son œuvre était en train de passer de mode et s’étant demandé si, au demeurant, cette œuvre valait tripette, a pondu sous le titre LE MÉTÉORE une pochade affligée de la célèbre légèreté suisse qui, en forme d’autocritique tempérée d’humour, montre un prix Nobel gloire nationale qui a pris conscience de son inutilité et ne demande qu’à mourir. Mais malgré ses efforts, il n’y parvient pas et semble condamné à survivre éternellement dans un monde où, autour de lui, tout trépasse.
C’est le bientôt quinquagénaire Gabriel Garran qui a mis en scène avec talent et classicisme cette « réflexion » courageuse et transposée dans un beau décor du quinquagénaire André Acquart. Le largement septuagénaire Claude Dauphin joue le rôle du vieillard en taquin de boulevard. De Mamouret aux vieilles dentelles à l’arsenic, le théâtre commercial est plein de ses octogénaires dérangeants qui n’ont plus rien à foutre de rien et emmerdent le monde entier en se vengeant. Généralement ils sont plus drôles. Ici, nous sommes conviés à penser et c’est à la fois chiant et d’un niveau trop moyen. Les personnages annexes servent à Dürenmatt à exprimer son point de vue sur les médecins (Jourdan), les éditeurs (Harari), les dames pipi (Denise Perron), les call-girls au cœur tendre (Véronique Jeannot) et les généreuses femmes (Armande Altaï) des peintres médiocres (Georges Ser). Les trois derniers cités sont avec Jacques Pieller, qui incarne le fils prodigue et avide, les seuls moins de 30 ans d’une distribution qui réunit pleins d’anciens combattants de 40 ans à la mort.

24.02.77 – La surprise : on se pointe un soir, juste pour faire plaisir à Jacques Seiler qui a téléphoné, au Café de la Gare à 20 h 15 pour voir un machin qui s’appelle TOPIQUES, et on sort ravi car on a assisté à un des meilleurs spectacles de sa saison. Un « topique » (du grec « topos » = lieu), selon le Larousse, « se dit des médicaments qui agissent sur des points déterminés à l’intérieur ou à l’extérieur du corps. » Pour le Petit Robert, ce mot dans la tradition aristotélicienne signifie « lieu commun ». Le décorateur Jacques Le Marquais a donc imaginé des Petits monologues, au cours desquelles des personnages « vivent » une situation. Seiler en a choisi quatre : 1/ un touriste tombe d’une fenêtre d’où d’Annunzio s’était précipité en 1922. Tombé sur la tête comme son prédécesseur, il s’identifie à son héros. 2/ Un peintre sur assiettes explique aux camarades au cours d’une réunion de cellule ce qu’est l’art populaire. 3/ Un paysan de quelque Larzac s’aperçoit qu’il a le mauvais œil. Après avoir fait sauter moult avions et tanks, il détruit l’univers et se suicide. 4/ Un membre des J.C plein d’enthousiasme sauve la face au Parti en prenant la place d’Oïstrach au cours d’un grand concert meeting. C’est délicat, fin, plein d’humour et de fantaisie, irréprochable de contenu, toujours profondément « vrai », humain. Seiler est remarquable de diversité et sa rigueur est impeccable. Il ne cède à aucune facilité. Son art est hautement professionnel.

25.02.77 – Voilà qui est suspect : Chéreau, l’impitoyable, le chirurgien, s’intéressant à une œuvre qui traite de la vieillesse, de ce moment où l’homme n’est plus « productif » : « Retraité », « retiré » à la campagne, il épuise dans l’inaction, l’ennui et l’indifférence générale, ses forces déclinantes. C’est un autre jeune dans la trentaine, Jean-Paul Wenzel, qui a écrit LOIN D’HAGONDANGE, du nom de cette localité sinistre où la couple décrit avait vécu sa vie active, et qui existe vraiment.
De la part de Wenzel, il s’agit probablement d’une situation vue de près, éprouvée. Les efforts du vieux pour se maintenir « jeune » sont pathétiques. Il voudrait baiser sa femme, mais elle ne « peut » plus. Il fabrique des objets qui ne servent à rien mais respecte ses anciens horaires de travail, se levant à la même heure que lorsqu’il pointait et ne souffrant aucune distraction. Ce qui unit les deux êtres ne peut pas s’appeler amour, mais cette habitude tendre, qui respecte la hiérarchie Homme/femme, est forte et la mort de sa compagne plongera l’esseulé dans l’épouvante de la solitude.
Pièce super réaliste, faite de petits tableaux précis, elle montre une dramatique réalité d’aujourd’hui. Dénonçant par la crudité de cette tranche de vie servie saignante le sort réservé par notre société au « 3e âge », l’abomination du « repos » bien gagné, elle illustre à quel point la campagne pour l’abaissement de l’âge de la retraite, cheval de bataille de notre gauche, est un combat démagogique et le restera tant que la retraite sera pour l’Etat l’équivalent d’un viager, ce qui implique qu’il ne fasse rien pour prolonger les bouches inutiles. Le vrai problème n’est pas d’arracher l’homme le plus tôt possible à son travail, aussi con soit-il, il est de le préparer à autre chose que « cultiver un lopin de terre » quand il ne sera plus nécessaire qu’il produise pour la communauté. LE préparer et LUI préparer le terrain en lui offrant des activités qui ne consistent pas à tourner en rond en se rongeant les freins. En somme, leur revendication devrait être : nous voulons VIVRE, nous n’en avons rien à foutre de SURVIVRE. L’œuvre suscite donc d’utiles réflexions. Malheureusement, Patrice Chéreau l’a rendue très ennuyeuse en laissant prendre à ses acteurs, François Simon et Tatiana Moukine, des temps interminables, et en leur inspirant un style de jeu décalé par rapport au réalisme. Il a voulu sûrement que les spectateurs s’emmerdent pour qu’ils ressentent mieux l’ennui dont crèvent les protagonistes sur la scène. ENNUI accru par le paysage désolé de la campagne au-delà des (non) fenêtres de la maison (on a supprimé tout mur entre le monde clos où se consument les deux vies finissantes et le monde extérieur, désert et sinistre).
Est-ce la dénonciation d’un fait de société qui a séduit Chéreau ? Sans doute, dans la mesure où la pièce ne propose aucune solution et dans celle où notre Société n’en propose pas non plus (à part quelques velléités émanant de « jeunes » charitables qui trouvent dans l’aide au vieux une occasion bien admise de s’exercer au Paternalisme). Disséquer cruellement un cas sans issue, voilà ce qui a dû motiver le peintre lucide qui s’évertuait naguère à considérer le montage d’une pièce comme une série de visions picturales. La générosité, la bonté, sont absentes, et je crois que ceux qui ont pu être émus par cette représentation n’ont puisé qu’en eux-mêmes les raisons de cette émotion.

01.03.77 – TRANSIT est à Henry Miller ce que OXTIERN est à Sade. Ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux. Reste que cette pièce délicieusement désuète se laisse regarder par le quinquagénaire que je suis comme quelque chose qui semble dater de son enfance.
La mise en scène de Joxe, terriblement « expressionniste allemand », accentue cette impression, non pas de « déjà vu », mais de « toujours vu ». Nous sommes dans un univers où les morts agissent en 2e partie comme les vivants de la 1ère. Le « politique » est absent mais le « mal de vivre » en découle. Putain au grand cœur et amoureuse suicidaire s’y partagent les faveurs d’un prédestiné maquereau dans un environnement assez cour des miracles brechtienne. Il y a une logique de l’anecdote mais celle-ci n’a pas d’importance. Pourtant, cela a du charme et Joxe y est certainement pour beaucoup. Il aime le ragtime, le charleston et les figures de manèges et de cirques. Ca aide. Au fond, c’est bien. On sort sans s’être senti concerné, mais on ne s’est pas emmerdé. C’est une démarche hors du temps. Après tout, c’est peut-être moi qui la considère d’un œil blasé. Il y avait des jeunes à Gémier. Ce n’était pas une « générale » et ils avaient l’air de marcher très bien. Les générations se retrouvent par grands-parents interposés. (Il y a eu un hiatus mais qu’en reste-t-il ?). C’est curieux…

04.03.77 – Les indiens Guaranys semblent avoir eu une très belle civilisation à base singulièrement métaphysique, étayée par une littérature poétique d’une grande beauté. Un ethnologue nommé Pierre Clastres ayant capté la confiance des survivants, a réuni quelques textes que Jean-Claude Fall, Marie-Paule André et Lucien Rosengart nous disent au théâtre Essaïon sous le titre le LE GRAND PARLER, avec beaucoup de rigueur, d’austérité, de Foi et de conviction. C’est une soirée culturelle.

05.03.77 – Il y a des pièces en face desquelles on se dit : Gaffe ! On en cause depuis si longtemps et tant de sommités en ont glosé ! Théâtre Populaire, Gallimard, Theater Heute l’ont publiée. Voici qu’Antoine Vitez la monte et l’autre jour Attoun a consacré dans son émission du vendredi matin 3/4 d’heure à l’événement. Les richesses d’IPHIGENIE HÔTEL m’ont donc été soulignées et je me souviens notamment de l’intérêt que le metteur en scène semblait porter au fait que les personnages, poursuivant chacun son monologue intérieur, « ne se répondent jamais directement les uns aux autres »…
Au centre Pompidou, Vitez a utilisé un itinéraire central cerné par les spectateurs de 2 côtés et par des portes à doubles battants des 2 autres. On est donc clairement dans un « lieu de passage ». Bien sûr, puisque ça se passe dans un hôtel, lieu de transit par excellence. Mais la salle à manger, le hall d’accueil, les chambres, et notamment celle où repose le corps d’Oreste, l’ancien propriétaire devenu concierge et qui vient de mourir, « s’intermêlent » de telle sorte que les personnages passent à côté les uns des autres selon des itinéraires aveugles que les acteurs ne savent pas tous bien assumer. Ce « dispositif », qui n’a pas été inventé par l’auteur, permet au réalisateur de rendre crédible sa thèse. Mais je crois bien qu’il a été chercher midi là où Vinaver n’avait vu que quatorze heures. Car lorsque deux personnages sont censés être dans un même lieu, ils se parlent d’une manière très directe, sauf quand une rêverie d’origine psychologique amène certains (pas tous) à s’éloigner momentanément du partenaire immédiat. Car Vinaver, je crois, a laissé « broder » parce qu’il est un habile P.D.G., mais en vérité il a écrit une pièce de boulevard (même assez odieusement vulgaire) sur fond de « politique », qu’on a fait semblant pendant des années de regarder  comme audacieusement subversif ! Car enfin, quoi ? Ces touristes français installés dans un hôtel français à Mycènes sont bloqués parce que Radio Monte Carlo, seul poste qu’ils parviennent à entendre, pratique le « sensationnel » et arrive à faire croire à ces éloignés que la France de 1959 est à feu et à sang. Soi disant, les frontières sont fermées ce qui empêcherait le gérant de l’hôtel, bloqué en France, de revenir. Moyennant quoi, nous assistons à la prise du Pouvoir A L’HOTEL par une grande gueule de portier. On attend Massu à Paris. ON A un Massu à Mycènes. L’usurpateur prendra sa retraite avec une bonniche vicieuse quand de Gaulle quittera Colombey pour venir sauver la France à Paris ! Vinaver a profité de cette toile de fond pour nous montrer des tranches de vies.
Un hôtel, c’est une bonne idée, et Ribes a eu la même depuis. La clientèle est « mélangée » et le portier fasciste le sait bien, qui va sélectionner tout ça (mais apparemment Onassis y a pensé aussi : Mycènes, vous pensez, Agamemnon, Clytemnestre… et les autres, c’est de l’or en barre !).
On voit donc évoluer une jeune femme snob et chiante et son mari toutou, un célibataire quadragénaire objet des convoitises d’une jeune fille qui a eu des déboires et qui a tout reporté sur les merveilles des civilisations antiques, -et sa mère qui ne songe qu’à la marier- ; un vieux couples d’érudits fouilleurs ; et puis –on ne les voit pas mais on en parle beaucoup- des mannequins de Dior qui viennent se faire filmer dans la mode nouvelle devant les ruines- et puis le personnel, monde servile et agressif à la fois, qui vit selon SES Lois et SES règles sur une planète où les clients n’ont pas accès. Mais ce ne sont pas des prolétaires !
« En France, dit une des bonniches, MEME UN OUVRIER, ON PEUT LUI PARLER »… Leurs intrigues l’emportent et c’est là que le mot « boulevard » se justifie.
En fait, en 1959, on n’écrivait pas autrement et ce boulevard (tout de même TRES intelligent) correspondait à l’écriture du moment. Ce n’est pas parce que la sortie parisienne de l’œuvre se fait 18 ans trop tard qu’il faut lui jeter toutes les pierres. A noter que Vitez a, cette fois-ci, tiré son épingle du jeu avec une grande subtilité, et SANS DE-SERVIR le texte. Vinaver a de la chance. C’est le J.T.N. qui présente le spectacle. Je ne savais pas que Jean-Claude Jay, Lise Martel, Roland Monod, Alain Ollivier, Thérèse Quentin, Agnès Vanier et Gilbert Vilhon fussent frais sortis du Conservatoire !

05.03.77 – JOSE de Carlos Queirez Telles (adaptation de Jacques Thiériot), mise en scène de Jean-François Prévand, est une réussite. D’abord, parce que l’unique interprète, Jean-Paul Muel, débarrassé par un habile directeur d’acteurs des « défauts » et excès qu’on lui connaît, est REMARQUABLE, jouant, on pourrait dire incarnant, un ouvrier brésilien du bâtiment, sans la moindre VULGARITE. Par rapport à ce que faisaient la veille dans la pièce de Vinaver les faux prolos de la gent servile, sa prestation est exemplaire sous cet angle. Il est vrai que le rôle est en or, mettant en scène un fait divers réellement survenu au Brésil lorsqu’un maçon surexcité par l’imminence du match de football Brésil/ Hollande, mourut d’une crise cardiaque à l’instant du coup d’envoi. Ce fait divers est pour l’auteur prétexte à dénoncer l’aliénation par le sport commercial d’un peuple asservi. On sait que (selon un mot d’humour en cours dans ce pays), l’Unité du Brésil est cimentée par « le Religion (Catholique), la langue (Portugaise) et le foot ball ! Et certes, lorsqu’on connaît Sao Paulo, certains détails localisent bien le pamphlet, qui dénonce pêle-mêle l’analphabétisme, l’obscurantisme, la superstition religieuse et magique, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’anarchie de la construction et le scandale des matériaux insuffisants, l’abrutissement par la radio et la TV etc… Mais ces turpitudes sont-elles seulement les fruits du fascisme militaire ? Le spectacle nous donne-t-il l’occasion de nous réfugier dans la bonne conscience en estimant que cela se passe ailleurs ? Certes non, et le mérite de ce travailleur aliéné par un système de civilisation qui vise à détourner l’Homme des vrais problèmes qui le concernent en mettant en gros plan des compétitions « objets », est universel. Il n’y a qu’à constater chez nous en France à quel point la vie s’arrête quand un « grand » match est lancé publicitairement.
Des « jeux » romains au rugby d’aujourd’hui en passant par la corrida, les distributeurs d’opium au peuple savent bien qu’il y a des cordes qui seront toujours et partout sensibles.
JOSE nous concerne tous et c’est pour cela que je dis : c’est bien, très bien.

08.03.77 – Il y a des troupes qui ont une réputation. Dans notre petit monde « professionnel » on en parle des années durant. Et puis un jour, elles sont là et on se dit : « Quoi ! Ce n’était que cela ? » ;
Je me suis très ennuyé à ROMANCE, spectacle des DZI CROQUETTES, travestis brésiliens bavards qui singent le MAGIC CIRCUS sans atteindre au 1/10e de son efficacité. Il faut dire que ces invertis d’Outre Atlantique ont eu la bizarre idée de vouloir introduire le monde de la Commedia dell’arte dans celui du Carnaval de Rio. Sans doute est-ce l’effet de la Samba, Arlequin, Polichinelle, Pierrot et Colombine deviennent lourds. Courageusement, les artistes disent leurs textes en français. Ou plutôt dans un baragouin qui de temps en temps laisse deviner le sens d’une phrase. Le portugais eût recélé plus de mystère et aurait évité que n’éclate la bêtise intrépide de l’anecdote qui montre une Colombine des faubourgs oscillant entre deux Pierrots à l’occasion du Carnaval. Les tableaux « somptueux » (comprendre le mot dans le sens que lui donne Savary) sont du niveau d’une revue de Province, laids et clinquants. La troupe a fait l’économie d’un orchestre et chante sur une bande sonore, ce qui accentue son côté médiocre. Les costumes ont une certaine richesse. Il paraît que la dernière virée de cette troupe à Paris avait été triomphale. Je n’avais pas vu le spectacle d’alors. Peut-être celui-ci est-il le GOOD BYE MISTER FREUD DE Dzi Croquettes. (Palace)

10.03.77 – Il fut un temps où à Genève on appelait le directeur du théâtre « Divan le terrible », parce que si une fille voulait jouer dans sa troupe, il fallait qu’elle y passe, comme on dit. Le jeune Alain Bézu, directeur d’une très jeune compagnie installée à Rouen sous le titre de THEATRE DES DEUX RIVES, a dû penser que pour présenter un travail dans la périphérie parisienne –ce qui lui vaudrait la visite des critiques- une des solutions serait de proposer à Xavier Pommeret, directeur du Centre Dramatique de Nanterre, une œuvre de Xavier Agnan Pommeret (ne confondez pas ! C’est le même, mais il tient à marquer la différence !). Bon pari : le théâtre des Amandiers et le Théâtre des deux Rives ont coproduit « L.S.B. – Le Salamandre Business » de Xavier Agnan Pommeret, et ça se joue dans la nouvelle salle polyvalente qu’anime Xavier Pommeret, à Nanterre.
Quoique X.A. Pommeret n’annonce pas la couleur, ce qui est un peu une imposture, nous rappellerons que L.S.B. est une variation autour du thème d’un roman tchèque dû à Karel Kapek (je cite de mémoire), LA GUERRE DES SALAMANDRES.
Il s’agit d’une parabole : un marin ayant découvert quelque part dans le Pacifique des animaux singulièrement intelligents a l’idée de s’en servir pour qu’ils ouvrent les huîtres sous la mer et en rapportent les perles.
Puis un promoteur international développe l’idée et met ce sous prolétariat non humain –ne bénéficiant pas des lois sociales humaines- au service de la Race Blanche. Et ça marche très bien. Les Salamandres sont actives, dociles, jamais en grève. Grâce à elles, les profits sont énormes… Jusqu’au moment où elles éprouvent le besoin d’augmenter leur espace vital, font fondre les glaces polaires et engloutissent l’humanité sous un nouveau déluge.
Brecht, avec ce sujet, aurait pu écrire un texte exemplaire et le roman tchèque a d’ailleurs été, il y a longtemps, adapté par je ne sais qui pour la scène, dans un esprit brechtien.
Pommeret, dont la confusion de pensée ne s’est pas arrangée depuis qu’il pond (trop et trop vite peut-être. Réfléchir lui ferait sans doute du bien), préfère mélanger dans son happy end le blasphème et l’appel à la Bible, la fiction et le Marxisme, en un bavardage excessivement « enculturé » qui parfois sombre dans le cabaret avec comme cible (trop facile) le pitre Maurice Druon. C’est notre CULTURE gréco-juive qui est égratignée et vous savez bien que je ne suis pas contre, MAIS la TENTATION OCCIDENTALE et EUGENIE KEPRONYME ne partaient pas d’un texte pré-écrit portant déjà en soi une moralité qui était un cri d’alarme : « Attention, disait le romancier tchèque, si vous voulez garder votre culture, n’exploitez pas ceux qui aujourd’hui ne l’ont pas. Ils pourraient vous abattre demain. » Pommeret, au fond, approuve les Salamandres, mais en même temps il place le déluge sur un plan métaphysique, comme une punition de Dieu ! C’est confus. La mise en scène de Bézu est moderne en ce sens que la partie musicale est très (trop) importante. Cette musique (qui est déjà vieille dans la ligne de Dessau) est due à un certain Marc Duconseillé. À noter que les deux filles qui la chantent ont de fort belles voix. La direction d’acteurs est rigoureuse. Tout est impeccable.
  Bézu lui-même a composé son personnage de promoteur en imitant Antoine Vitez dans ses imitations. C’est très savoureux. Ce Bézu est un excellent acteur qui sait faire beaucoup de choses. S’il avait coupé 3/4 d’heure, il aurait peut-être donné un très bon spectacle, car il a su dégager, faire éprouver quelque chose d’essentiel enfoui dans l’œuvre écrite : que l’homme, quoi qu’il fasse, reste fragile, infiniment, face aux puissances de la nature, que sa survie tient du miracle. Il souffle par instants dans le spectacle un vent cosmique. C’est un utile rappel à l’humilité.

C’est intéressant de relire ce compte rendu à l’heure où « la Chine s’éveille ».Cela donne envie de relire le roman de Karel Kapek qui, mieux qu’une adaptation théâtrale, pourrait faire l’objet d’une superbe superproduction cinématographique.

Publié dans histoire-du-theatre

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