Du 25 Mai 1983 au 10 Septembre 1983

Publié le par André Gintzburger

Pas mal de délacements en ce Printemps 1983 mais pas de grands voyages 28.05.83 - J’ai vu le cul de Livchine. Il y a trois acteurs et une actrice. Ils vont jouer PROMÉTHÉE ENCHAINÉ dans la rue pour un public jusque-là délaissé, les chiens ! Livchine sait bien par quelle partie du corps passent les jeux favoris des spectateurs qu’il a choisis pour L’UNITÉ ET Cie. Il a donc dénudé son derrière. Mais il n’a pas osé l’enduire de friandises telles que rillettes, pâtés ou sucre de betteraves liquide. « Si les chiens viennent me lécher le cul », dit-il, « j’ai peur que ça me choque !!! » Le public chien a évidemment la vedette et chaque représentation aura sa physionomie, faite par les spectateurs. Gloutons, ou au contraire chipoteurs ; curieux, attentifs, remuants les queues ou au contraire méprisants, indifférents, tournant les dos ; agressifs ou peureux ; tranquilles ou timides, ils étaient fascinants à celle de ce midi sur la Place du Vieux Marché à Sarrebrück, et très actifs, hurlant lorsque les artistes jouent « de la musique pour chiens » et dévorant consciencieusement saucisses et salami ! Quant à la parodie de PROMÉTHÉE, très improvisée, elle s’inscrivait dans le souci de donner (enfin !) aux chiens une CULTURE, celle qui leur avait toujours été refusée. La troupe retournait donc aux sources de la culture des hommes, à la tragédie grecque. La performance tient le parcours pendant une demi-heure et rame un peu pendant le dernier quart d’heure. Mais c’est très drôle. PROMÉTHÉE n’est pas toujours au programme. La circonstance, c’était la représentation dans le festival, du spectacle de Pesanti. Demain ce peut être ŒDIPE ou les SEPT CONTRE THÈBES. La troupe trimballe avec elle Sophocle et Eschyle dans la Pléiade. Sa bonne humeur reste égale. 28.05.83 - Encore des culs, mais laids et en salles, ceux-là. Le « théâtre étonné » donne d’ESCURIAL de Ghelderode une extrapolation qui suppose une connaissance préalable du texte par deux types presque nus. Ils gesticulent sans parvenir à créer un sentiment. Leur démarche m’a paru très étrangère. 29.05.83 - Talonné par un administrateur excessivement actif, j’avais promis d’aller voir à LA COMÉDIE DE LORRAINE le one-man-show de Jeanine Védrenne mis en scène par Francis Henriot, LA DEMARIEUSE, de Gilbert Léautier. Au bout d’un quart d’heure, j’avais compris que le texte, écrit pour une femme seule, avait été pondu par un homme. La description de cette nana qui pleurniche pendant plus d’une heure, parce son Albert s’est tiré, sent en effet sa misogynie à tous les détours. L’actrice, qui a du talent, incarne avec sensibilité la malheureuse délaissée, mais Michèle Degoutin, la décoratrice, l’a noyée dans un décor inutilement réaliste. Une vraie rue, avec magasins « vrais » et station-service, reste désespérément vide pendant toute la représentation. On doit se contenter d’entendre le brouhaha d’une ville. L’actrice se meut dans cette trop vaste aire de jeu, s’agitant sans justification et faisant même à un moment de l’acrobatie pour crier sa douleur du toit d’une cabine téléphonique. De même qu’Andrée Tainsy épluche des légumes dans la plupart des pièces qu’elle joue pour se donner une contenance, Jeannine Védrenne fait des choses. Par exemple, elle lave une bagnole et fait marcher les essuie-glaces. Ou bien elle mange. Elle s’assoit par terre. À la fin, elle empoigne les panneaux en trompe-l’œil et finit la représentation en faisant bouger les maisons. Tout ça m’a semblé gratuit, inutile. Le texte, un peu littéraire mais pas sans valeur, ne demandait pas tant d’environnement ni d’agitation. On regrette l’argent dépensé. 29.05.83 - Dernière soirée à Nancy pour moi : LE PUPILLE VEUT ETRE TUTEUR de Peter Handke, mis en scène par Philippe Van Kessel. Une fois encore, la technique, en retard, provoque une demi-heure d’attente avant que le spectacle ne commence. Puis la lumière se fait sur le devant d’une maison en briques rouges. Un garçon, vautré devant la porte, mange très lentement une première pomme, puis, après un très long temps, une deuxième pomme. Un demi masque interdit les mimiques au comédien qui incarne la pupille. Un homme fort, masqué en gueule carrée, du genre boucher d’abattoir, marque son pouvoir sur l’adolescent. Puis le décor change. Les deux acteurs poussent en arrière le haut du mur qui pivote sur lui-même verticalement, le bas venant vers le public. Les acteurs manutentionnaires poussent la machinerie vers l’arrière, pivots à vue, le mur se retourne et devient celui de l’intérieur de la maison. Une table, deux chaises, le tuteur et le pupille restent face à face, presque immobiles, muets. Ils ne bougent que par à-coups, comme s’ils animaient une bande dessinée. Le grand et fort a l’air d’avoir été inventé par Chaval. Ils ne diront pas un mot, mais le rapport de force ne cessera de mettre le détenteur du pouvoir en périls successifs de plus en plus graves. Alternativement, le jeune sert, obéit, se soumet, ou se révolte, refuse, s’oppose à l’inertie. C’est une partie qui se joue, où chacun marque des points. Je n’ai pas bien perçu certains signes, liés à l’initiation maçonne, que dessine le maître sur la porte, ni pourquoi le TUTEUR asperge la pièce avec une fumée d’encens s’échappant d’une poêle, ni pourquoi à un moment le jeune saigne. D’autre part, le parti de lenteur est peut-être excessif. Il se veut, bien sûr, provocateur. Mais je dois dire que l’entreprise, menée avec une rigueur implacable, fonctionne. Soixante-quinze minutes est le temps de la représentation. C’est juste bien pour qu’on ne s’ennuie pas. Ce théâtre, plus dépouillé que celui de Beckett, appartient évidemment au « complot » allemand. Mais à la différence du « complot » français, dont l’abscondité n’est qu’esthétique, celui-ci recèle un contenu, une violence latente sur le conflit maître / esclave et en même temps vieux / jeune. Le temps y est une denrée palpable qui joue son rôle dans le conflit, qui évolue par tout petits événements dérisoires, insignifiants. Pourtant, on reçoit un choc, car tout ce non-dit est très vigoureux. La puissance du silence est formidable, quand, comme ici, elle est chargée de violence, d’un déséquilibre que les spectateurs ressentent intimement. À part l’astuce un peu putain mais spectaculaire du changement de décor, quel est l’apport de Van Kessel ? La rigueur, la netteté, l’exactitude, une direction d’acteurs parfaite et une obéissance à la lettre du non texte de l’œuvre. Mais il ne tire pas la même épingle du jeu que dans ELLA. 03.06.83 - L’INCROYABLE ET TRISTE HISTOIRE DE LA CANDIDE ERENDIRA ET DE SA GRAND-MÈRE DIABOLIQUE est une nouvelle de Gabriel Garcia Marquez. Miguel Torrès en a fait une adaptation pour le théâtre. Augusto Boal a transformé l’essai en spectacle. Un spectacle haut en couleurs, mené à grand rythme par une troupe de trente-cinq personnes qui animent, égayent deux heures durant qui n’ont rien de comploteuses, le plateau du T.E.P. L’héroïne, jouée par une Marina Vlady engrossée par un carreau de plâtre au-dessus duquel elle se vêt -sans doute est-ce pour montrer au public qu’elle n’est point vraiment frappée d’obésité, qu’elle s’exhibe au lever du rideau, « nue dans sa baignoire-, est une sorte de Célestine, mais la maquerelle n’aurait qu’une seule pute à son service, sa petite-fille, qui doit racheter les frais qu’ont causés son éducation, en se prostituant jusqu’à remboursement. La gamine, soumise et de bonne volonté, acceptera, après dépucelage brutal mais lucratif, de se faire enfiler carrément à la chaîne, jusqu’à ce qu’elle tombe amoureuse du fils d’un explorateur anglais avec qui elle tuera la grand-mère exploiteuse. C’est que tout se passe dans un confins de quelque Guatemala où les Indiens sont chez eux, et les Blancs violents par goût et par nécessité. Ce qui fait le prix du spectacle, c’est son aspect haut en couleurs locales. Avec, tout de même, la connotation d’une forte présence militaire qui n’a pas l’allure de soldats d’opérette. On y trouve aussi cette étrange amoralité baroque, on pourrait dire cette animalité, qui est si fréquente dans la littérature sud-américaine, où l’Église, omniprésente cependant, n’a pas réussi à refroidir la chaleur du sexe. Ici la vie est dangereuse et bon marché. Ca n’empêche pas le spectacle d’être très divertissant. Son message passe au travers d’une soirée agréable, quelque part proche de celles que dispense Savary. 08.06.83 - Était-il nécessaire de montrer deux fois aux spectateurs, au cours d’une même saison, la même histoire surannée de MADEMOISELLE ELSE ? Après Guy Naigeon et Sylvie Mongin, voici Hélène Lapiower mise en scène par Didier Bezace. À L’AQUARIUM, la mise en bouche de la nouvelle d’Arthur Schnitzler s’appelle LA DÉBUTANTE. Le réalisateur a réadapté la traduction de Dominique Auclères. Ainsi touchera-t-il les droits d’auteur. La pianiste unique de la version du « Petit Athénée » est remplacée par un orchestre de trois musiciens à cordes. Ils jouent romantiquement l’accompagnement, avec délicatesse. Les stances douloureuses de la jeune vierge, outrée que sa mère n’ait pas hésité à lui demander d’user de ses charmes pour tirer du fric à une vieille baderne, sont assumées par l’actrice avec sentiment. Mais elle a une voix désagréable, heurtante, irritante. Didier Bezace a tenu à montrer son désespoir jusque dans ses méandres. Aussi l’héroïne prend-elle tout son temps pour s’exprimer. Ca dure une heure trente-cinq, mais au bout d’une heure, on commence à trouver qu’elle est bien lente à se suicider. Puisqu’elle a annoncé cette décision et qu’on sait qu’elle n’en changera pas, qu’elle le fasse, bon Dieu, pense-t-on. Mais NON ! L’horaire est respecté au rythme d’un train omnibus. L’image m’est évidemment inspirée par les rails qui traversent toujours le local. Cette fois-ci, ils sont recouverts de gazon, mais ils subsistent : le lit de la pucelle est monté sur roues et il traversera tout le hangar avant que, dénudée, la malheureuse boive le breuvage fatal. Voici donc achevé le « voyage » entrepris par l’AQUARIUM cette saison à travers quatre auteurs. Le dernier choix est le plus surprenant de tous. Je n’y vois aucun regard jeté sur quoi que ce soit de contemporain. Décidément, l’embourgeoisement a investi la troupe. Où sont LES ÉVASIONS DE MONSIEUR VOISIN ? 09.06.83 - Les spectateurs sont invités par Michel Massé à attendre dans un vestibule où sont exposées des œuvres réputées d’art. En vérité, ce sont des croûtes assez incroyables et hétéroclites, qui ont été récupérées dans les magasins du Grand Théâtre de Nancy. Bourseiller allait les jeter. Jadis, elles ornaient les panneaux des décors d’opérettes. Ce sont des panneaux et objets tels qu’épées en carton, piques, cygne en celluloïd etc… À un moment, quatre guides apparaissent, très conventionnellement vêtus, avec casquette et veste stricte. Trois sont des hommes, le quatrième est une femme. L’un d’eux prend la parole très solennellement : « Amis de l’Art et de l’Histoire, BONSOIR »… Nous sommes à Gentilly, dans la salle du 4 Litres 12 qui a été édifiée au-dessus de l’ancien château de Gentilly. Nous sommes conviés à la visiter. Quatre groupes se forment, conduits chacun par un des lascars. Les quatre trajectoires emmènent les touristes dans différents recoins du théâtre, des oubliettes à la chambre des tortures. Les actes des anciens propriétaires nous sont contés à la fois séparément et ensemble. Car les itinéraires se recoupent, se contrarient. Entre les guides, il y a des tensions. Les discours se mélangent, deviennent cacophonie. La belle folie du groupe se délie pour la plus grande joie du public qui passe du foyer aux couloirs, à la scène et, pourquoi pas, aux loges et, enfin, à la salle, où il est prié, fermement, de s’asseoir, de parts et d’autres d’une passerelle qui va de la scène au fond, sur dix mètres de long et un mètre de large, à hauteur de hanches quand vous êtes assis. Irrégulièrement : cette surface de circulation ludique est plane depuis la scène sur six mètres. Puis sur deux mètres, elle est en pente raide vers le sol. Là, les artistes se casseront souvent la gueule. Puis un escalier remonte à une porte qui permet de ménager les entrées par le fond. C’est que les guides, enthousiasmés par leurs exposés, ont décidé non plus de raconter l’histoire, mais de la vivre. L’un après l’autre, l’exemple de l’un entraînant l’autre, ils se dépouillent de leurs tenues et revêtent les panoplies des personnages qu’ils veulent incarner. Les laissés-pour-compte du Grand Théâtre, robes, dessous, costumes, armures, perruques, sont entassés un peu partout dans un bric-à-brac apparemment désordonné. Mais ils ne se trompent pas et vont nous conter les quatre retours du preux chevalier, parti quatre fois en croisade pour ramener à Gentilly le tombeau du Christ, tandis que son épouse restait enfermée dans une ceinture de chasteté. À son dernier voyage, le héros mourant, une épée fichée dans sa poitrine, voudra coucher avec sa femme, mais son armure restera coincée dans ladite ceinture et il faudra l’intervention d’un super héros pour les séparer. Tout cela est irrésistiblement drôle. La parodie n’est jamais simpliste, le gag n’est jamais forcé. Le comique surgit naturellement de l’absurde des situations qui sont exploitées à fond, sans que jamais la mesure soit dépassée. Il faut dire que ces artistes sont devenus des grands maîtres dans l’art d’improviser à l’intérieur d’un contexte précis. Aujourd’hui, une heure seulement du spectacle est mise en ordre. Quand elle sera dans un carcan, cette première partie sera inoubliable. Elle l’est déjà ! Et la guerre de cent ans ?, me direz-vous, puisque le titre c’est : LA GUERRE DE CENT ANS, 1 ÈRE SEMAINE. Baste, de toute manière et au gré des objets récupérés qui ont inspiré les idées en une démarche exactement inverse de celle qui meut d’habitude, les réalisateurs, les époques se mélangent allègrement. Le comte part en Palestine pour bouter les Anglais hors de France, par exemple. La logique n’est pas le premier souci de l’équipe. Et pourtant j’ai senti, cette fois-ci, qu’il y avait dans l’anecdote une réelle continuité. Je n’ai pas vu la deuxième partie, puisque Massé n’a pas voulu montrer à ses amis (il avait passé quelques coups de fil et nous étions cent cinquante dans la salle !!!) un travail jugé par lui encore balbutiant. Mais ce qu’il en raconte montre qu’il y aurait boucle : à la fin, les guides redeviendraient des fonctionnaires et la sortie des spectateurs correspondrait à la fin de la visite. Mais n’en parlons plus. Ce n’est pas fixé et cela peut donc changer. Je retiens pour l’instant que j’ai énormément ri. Pourvu qu’en se figeant, la spontanéité n’estompe pas la fraîcheur !!! 13.06.83 - On ne saurait, bien sûr, accuser l’intègre François Marthouret, frais transfuge de l’écurie fondamentalement honnête de Peter Brook, d’avoir eu une préoccupation commerciale en montant DES JOURS ET DES NUITS, mais il est clair que si les « petits morceaux de vie que Pinter a observés, filtrés de son regard aigu et tendre », qui constituent le spectacle avaient été dus à une plume moins rentable, l’entreprise n’eût pu espérer être produite ailleurs que dans un café-théâtre. À la Gaîté Montparnasse, nous assistons à une série de saynètes arbitrairement liées les unes aux autres par un peu de musique et un brin de ménage, réalisé par les artistes qui utilisent un beau bric-à-brac, échafaudage d’objets hétéroclites imaginé par Hortense Gallimard dans l’esprit du 4 L 12. C’est agréable un moment, drôlet quoique non désopilant, ça baigne dans un certain humour, ça trimballe l’univers poliment homosexuel qu’affectionne l’auteur, c’est parfois longuet, c’est bien joué. Pour ma part, j’ai préféré Rosa Thiéry et Michel Berto, mais Sylvie Fennec est bien et Bernard Murat, comme le metteur en scène François Marthouret, n’est pas mal. C’est mineur, c’est gentil, ça ne laissera pas de trace. Pourquoi les grands auteurs laissent-ils jouer leurs petites œuvres ? 15.06.83 - Philippe Van Kessel brille davantage dans le pas gai que dans le joyeux, même quand ce dernier est signifiant. Néanmoins, son VINGT MINUTES D’ENTRACTE, suite des sketchs de Karl Valentin, a trois mérites : il fait entendre des textes qu’on n’avait pas encore dans l’oreille ; il n’est jamais vulgaire ; il est bien joué, notamment par ce merveilleux acteur qu’est Jacques Boudet. 25.06.83 - Ce n’est pas qu’en ce mois de juin il y ait moins de choses soi-disant à voir, mais j’en ai marre. Ainsi ai-je carrément négligé l’exposition de jeunes compagnies organisée chaque année par Gennevilliers. Alléché par l’idée de voir une pièce de ce Mishima qui semble soudain séduire tout le monde, je suis quand même sorti ce samedi soir pour voir « Madame de Sade », adapté par André Pieyre de Mandiargues dans une salle de fortune du Quai de la Gare. Je ne ferai pas une méchante plaisanterie autour du nom de la Compagnie, LE THÉATRE EN MORCEAUX, mais sincèrement, ces demoiselles -il n’y a que des femmes- vêtues de robes en cuir synthétique, ont encore besoin de fréquenter un cours d’art dramatique et de se faire des beautés. Quant au texte, il m’a paru grandement conventionnel. 27.06.83 - C’est Jacques Echantillon qui a monté LE CALCUL de Janine Worms. À juste titre, il a coupé presque une moitié de l’œuvre, que l’auteur avait conçue comme une pyramide trop symétrique. Le héros, petit rond de cuir minable et envieux, y vit un fantasme qui, de fils en aiguilles hiérarchiques, l’amène à se prendre pour Dieu en personne. L’ascension imaginaire du bonhomme est drôle, encore qu’il ne faille pas surestimer la leçon à tirer de cette vengeresse griserie du pouvoir. Janine Worms ne dépasse pas le niveau anecdotique. Mais elle est servie par un acteur remarquable, Pierre Santini, qui confère au personnage une réalité incontestable. Grâce à lui, l’intérêt ne faiblit jamais. Qu’en eût-il été s’il avait dû interpréter intégralement la reprise de conscience du personnage, sa chute degré par degré depuis les sommets cosmiques jusqu’à sa table de travail ? Tant mieux qu’on n’ait pas à le savoir. Sous Echantillon, ce n’est pas en parachute qu’il retombe, c’est en chute libre. L’acteur vient saluer qu’on n’est pas encore consolé de voir le malheureux ramené à sa pauvre misérable dimension. C’est que, voyez-vous, péter plus haut que son cul, faut pas. Compris, Janine Worms. 09.07.83 - Le THÉATRE DE L’ALIBI de Rennes présente dans un même spectacle copieux trois pièces de Labiche, dont la fameuse AFFAIRE DE LA RUE DE LOURCINE, qui en son temps avait attiré sur le jeune Patrice Chéreau les regards de la profession. L’équipe rennaise a choisi de jouer le vaudeville pour le vaudeville, à gros traits, sans s’embarrasser de signifiance. On rit bien. C’est du théâtre. 19.07.83 - Ils sont sympathiques, ces jeunes gens du ZINC THÉATRE dont j’avais remarqué, voici deux ans, le FORCE SEPT accueilli par l’AQUARIUM pour deux soirs. Ils sont plus ou moins implantés à ALÈS, et c’est dans le cadre du festival de cette ville que j’ai vu leur dernière création : LE ROMAN D’UNE STAR. Il leur a malheureusement manqué un poète pour écrire littérairement l’histoire qu’ils ont inventée et mise en scène au départ de leurs improvisations. Hervé Petit, à qui ils ont fait appel (à l’extérieur du groupe) pour les diriger, n’a pu que mettre un peu d’ordre dans le scénario, et montrer qu’il avait le sens, sinon du rythme qui s’étale trop par moments, du moins de la rigueur avec une réelle imagination par instants. Oscillant entre le comique et le psychologique sérieux, c’est dans ce dernier domaine qu’on éprouve l’absence d’une plume, voire d’une réflexion. C’est que l’anecdote vaguement policière (un type a-t-il tué une star de l’écran pour prendre sa place dans le tournage d’un film ?), est mollement conduite, inconsistante. À dire le vrai, je ne vois pas l’intérêt du propos. Si ce n’est qu’il permet quelques scènes amusantes (celles-là sont bien menées). Anne Florey a certainement comme comédienne du talent, et comme patronne de troupe de l’abattage. J’ai retrouvé dans cette aventure Patrick Valverde, qui incarne gentiment un réalisateur de films dépassé par les coups du sort ! 20.07.83 - 22 h 30. Revu SÉANCE FRICTIONS par le Théâtre de la Mie de Pain. Retrouvé la folie tellement appréciée l’an dernier. La comparaison avec le CONCERTO du 4 Litres 12 s’impose évidemment avec, toutefois, je ne sais à quoi ça tient, quelque chose de plus profond -je l’écris sans rire- chez Massé et ses amis. Mais c’est vraiment très drôle, parfaitement assumé et très justement connoté si on imagine que les modèles du groupe seraient de véritables musiciens d’orchestre. 21.07.83 - 17 h. SAX DOMINE de Bernard Cavanna, musique (étrange) de Christian Veschambre, texte, est un petit opéra de chambre qui permet à Daniel Kientzy de montrer sa virtuosité au saxophone en accompagnant Véronique Dietschy, soprano, et Alain Zaepffel, haute contre (ce qui veut dire voix de tête !). C’est Gilles Zaepffel qui a fait la mise en scène, à un niveau très éloigné de celui de LA BRASSE À L’ENVERS ! Je suis très loin de ce type d’art-là, mais à la Chapelle des Cordeliers il y avait un public 21.07.83 - 21 h 30. Sincèrement, je ne sais pas comment je réagirais si un metteur en scène s’emparait un jour de deux de mes pièces, L’APOCALYPSE SELON MOI et LE DÉSERT, et les mélangeait pour faire un spectacle ! On commencerait par exemple avec L’APOCALYPSE, respectueux du texte pendant un temps, et puis soudain, au moment où le Docteur Gunsbach se concentre pour devenir HOMME HOMME, il se transformerait en Ernest aux prises avec les affres de la création et les tentations avilissantes. Certes, une dialectique intéressante semblerait alors s’établir entre le déjà héros en quête de perfection absolue, et le singe incapable de se dégager de sa condition de singe, mais enfin, je n’ai pas traité mes sujets ensemble. Ils se situent à des moments différents de mon imagination. Si j’avais voulu identifier Gunsbach à Ernest, ne l’aurais-je pas fait moi-même ? Or Gérard Gelas s’est octroyé ce droit en mélangeant deux nôs de l’auteur japonais Yukio Mishima. L’anecdote est d’abord celle du fameux « TAMBOUR DE SOIE », puis, quand, dans la deuxième partie, le vieux concierge suicidé apparaît en fantôme à la belle Hakano, elle devient soudain celle de « SOTOBA KOMACHI ». La star de la photo de mode devient une très vieille mendiante et le vieillard un jeune poète… L’idée qui a suscité cette O.P.A. d’une pièce à une autre, c’est que l’irruption de l’univers de la vie dans la mort ne pouvait se transposer, dans la mesure où vivants et morts ne se rencontrent, que dans le théâtre. Voire ! C’est faire bon marché de la conception nippone de la mort. Gelas a soigneusement gommé toute japonaiserie de son spectacle, mais pouvait-il athéiser ainsi ce qui baigne primitivement dans des certitudes de croyances ancrées ? En rejetant le contexte, en oubliant que l’auteur écrivait pour des gens ayant de l’interférence des royaumes de la mort et de la vie une certaine conception, qui n’est pas la nôtre, il s’est condamné à trouver une conception tarabiscotée au comportement des protagonistes. À mon avis, il s’est trompé. Il fallait jouer AYA NO TSUZUMI tout seul. Je crois que l’œuvre méritait, pour un public qui ne la connaissait pas, d’être simplement servie, y compris au niveau de son contenu, qui est parfaitement intéressant puisqu’il oppose en contradiction dénoncée le Japon moderne -ô combien envahi par les tics occidentaux- et celui de la tradition, où les morts rôdent parmi les vivants, porteurs de châtiments. Cela dit, je ne suis pas en mesure de dire comment la confusion que je sentais grandir à un certain moment de la représentation aurait été résorbée ou pas, car une panne de courant intervenue une demi-heure avant la fin, alors que je sentais pointer un brin d’ennui et un certain agacement, a interrompu la séance. Je ne sais donc pas si Gelas serait retombé sur ses pieds. Dommage. J’aurais bien voulu me faire une opinion complète car, oublions le fond de la question, AYA NO TSUZUMI est extérieurement très bien monté. Décors, costumes, musiques, lumières, tout, comme d’habitude au Chêne Noir, contribue à l’efficacité. Le jeu des acteurs, aussi, transposé dans un certain excès esthétique, très juste lorsqu’il signifie la sophistication « sur-occidentalisée » d’une classe sociale qui surjoue son rôle. Maryline Sins, la patronne, « Madame », ne dit pas une phrase naturellement, et tous ses acolytes feignent le cent à l’heure dopé -d’ailleurs ils consomment force whisky. Là, Gelas a trouvé le ton de l’œuvre, car son vieillard, en contrario est naturellement naturel, de même que la petite messagère qui va d’une maison à l’autre. Mais justement, ayant senti, pressenti le message, fallait-il l’alourdir par l’introduction d’un second thème, au demeurant moins lisible ? Je ne le saurai que quand j’aurai vu la fin ! J’ai été un peu déçu par la trouvaille espagnole de Gelas : Cristina Higueras ne m’a pas convaincu. Son accent est à couper au couteau. Par contre, tous les autres sont très bien et menés de main de maître. (Vu la fin de AYA NO TSUZUMI. Moi je trouve que c’est bien, magique, et fonctionnant habilement. Tout de même, ce deuxième Nô injecté dans LE TAMBOUR DE SOIE, c’est un peu un cheveu dans une soupe. ) 22.07.83 - Escapade avec Tiry et Gachet. Nous voici au large de Marseille, dans l’île du Frioul. Un faux temple grec tout neuf domine une marina pieds dans l’eau. Il paraît qu’ici, naguère, le roc était vierge. La béton l’a humanisé. Silvia Montfort jouera là sa Phèdre la semaine prochaine, mais aujourd’hui, c’est NINA SEGAMOUR par le Théâtre Vallard de LA RÉUNION, que nous sommes venus voir… Et nous passons une soirée très agréable en même temps qu’instructive. Le parisianisme n’a pas atteint l’île française de l’Océan Indien. L’anecdote a été datée en 1940, afin que les vérités que souhaitait dire la troupe n’aient pas l’air contemporaines. Mais la fiction ne trompe personne et, d’ailleurs, les anachronismes viennent périodiquement à point pour signifier que le recul dans le temps n’est qu’un prétexte à, je ne dirai pas dénoncer -ce serait exagéré- mais à chiner gentiment le colonialisme, le racisme, la classification sociale, la misogynie etc… La musique, la danse, le chant, la délicieuse langue créole, la beauté des filles, la spontanéité des acteurs, leur hardiesse à nouer contact avec le public, leur sens du rythme, tout contribue à rendre plaisante l’épopée de cette jeune paysanne avide de vivre qu’un jeune planteur, un peu maître de l’île, remarquera, fera élire Miss Bourbon 1940 avec comme prix un billet de bateau pour la métropole… Où elle se commettra avec les Allemands. En vérité, c’est l’armée actuelle, le clergé d’aujourd’hui, la suprématie blanche et droitière toujours vivaces qui sont égratignés, à grand renfort de commérages croustillants. Spectacle plaisant, à une seule lecture, et qui a de la santé et dans lequel actrices et acteurs s’investissent visiblement avec bonheur. 27.08.83 - Les « Rencontres du Théâtre du Carreau » du Temple ne m’ont pas paru déplacer des foules immenses. Pour LA FOLLE ENVIE, par le Carquois d’Amiens, nous devions être en ce vendredi 27 août une cinquantaine dans la salle de fortune aménagée dans le marché de la rue Eugène Spuller. En sortant, j’ai vu que le Théâtre de la Mezzanine jouait FASTES D’ENFER dans le square jouxtant. La nuit était superbe. Il pouvait y avoir dans les cent spectateurs ! Peut-être le prix des places (60 FF, réductions 50 FF) est-il dissuasif. LA FOLLE ENVIE, c’est le nom de l’auberge, et le surnom de l’accorte patronne d’une auberge décrite par Maupassant dans sa nouvelle BOULE DE SUIF. La satire sociale y est vive. La hiérarchie humaine, rigoureusement dessinée lorsque, par suite des circonstances, devront cohabiter dans une diligence un couple de nobles, un de bourgeois commerçants, une bonne sœur et une pensionnaire patriote de maison close, s’efface lorsque l’intérêt conduit les privilégiés à s’unir dans le but précis d’inciter la prostituée à accepter de coucher avec un Allemand, (nous sommes en 1870 et la route entre Rouen et Le Havre est coupée par un poste teuton de contrôle) ce à quoi répugne son cœur de Française ! L’auteur manie le paradoxe avec malice, mettant la morale dans le camp de la méprisée et accentuant les traits cyniques des égoïstes « respectables ». Le Carquois a fidèlement théâtralisé la nouvelle, en donnant une lecture honnête d’où le parisianisme est banni. Les acteurs incarnent leurs personnages avec un talent certain. Les spectateurs suivent l’anecdote avec intérêt. C’est un bon boulot sur un thème pas anachronique (hélas !). Le contenu n’est pas masqué. La caricature a été évitée grâce à la justesse de la ligne suivie. « Nous n’avons pas la presse de gauche », se plaignait dans mon giron l’administrateur du groupe. Parbleu, ce spectacle n’est, bien sûr, pas à la mode ! Il est vrai que Jacques Labarrière, qui a fait la mise en scène et l’adaptation, n’est pas un jeune homme. 30.08.83 - Soirée bien parisienne sous le chapiteau de Sylvia Montfort à Vaugirard. Mais le spectacle était charmant, et, bien servi par le THÉATRE DU BAROUF, Jean Tardieu, cette fois-ci, ne m’a pas paru débile. L’auteur, qui était dans la salle, était hilare, à juste titre : L’ARCHIPEL SANS NOM met fort bien en valeur sa malice gentille et sa subversion verbale, qui précédait l’attaque contre le langage orchestré ensuite par Ionesco vers 1958. Isa Mercure et Gilles Guillot se sont un peu encombrés de matériel, mais ils ont su avec finesse promouvoir les morceaux de bravoure de ce « théâtre de chambre », qui ne manque pas de perles, même si quelques scories alourdissent par moments le tempo. Tardieu na pas été aussi loin que ses successeurs. Son irrévérence avec la langue ne dépasse pas le niveau du canular, de la facétie. C’est un farceur. Il ne croyait sûrement pas écrire des choses importantes. Mais il a son charme. Il rend gai. Avec son ARCHIPEL SANS NOM, on passe une bonne soirée, à mon avis moins grâce à la mise en scène, qui impose aux acteurs des allées et venues inutilement sportives -ils surgissent d’alvéoles, ils disparaissent dans les dessous, ils gravissent la pente ardue d’un praticable terroriste, ils déplacent des meubles qui restent en équilibre- que par la faveur de l’abattage des comédiens, tous excellents et visiblement heureux de jouer. Il serait injuste, outre les deux protagonistes, de ne pas citer Jacques Lalande, Rémy Darcy, Liliane Rovère, Nicole Vassel et Philippe Lemercier. Du solide. 05.09.83 - Convoqué par l’Ambassade d’Israël, je me suis rendu au Lucernaire, où le théâtre d’Haïfa présentait un spectacle en… arabe. Sans doute s’agissait-il de me montrer qu’il n’y avait pas que le groupe El Hakawati qui oeuvrât dans ces contrées. Youssef Abou Warda et Makram Kouhoury sont de bons Arabes qui collaborent. Certes. Pourtant, le choix de L’ILE, d’Athol Fugard, qui montre deux prisonniers très maltraités par des tortionnaires cherchant à les dresser l’un contre l’autre, n’est, à l’évidence, pas innocent. D’autant plus que les deux héros, à l’occasion d’un spectacle qu’ils doivent montrer pour divertir les deux gardiens et les détenus ( !), décident de jouer ANTIGONE, c’est-à-dire le droit de désobéir à une loi inique. Le public de Juifs très officiels qui assistaient à la représentation au Lucernaire, me faisait penser à ces Allemands de 1942, qui venaient voir LES MOUCHES, et glosaient sur la liberté « philosophique », comme si l’auteur n’avait pas parlé aussi de la liberté tout court ! Cela dit, c’est un Juif, Amit Gazit, qui les a mis en scène. Leurs interprétations sont en tranches de bifsteack saignant, sauce Stanislavski.

Publié dans histoire-du-theatre

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