Du 19 avril au 30 juin 1980
19.04.80 – « Papa ! Papa », « je veux grandir », « mais comment ? », « cherche l’UNION », mon fils, (et une belle femme, paraît). « Merci Papa ». (Mais qu’est-ce qu’il faut faire ?) « Fais le avec la tête », mon fils ! (Diable !). « Qu’est-ce que la vie ? » (et la mort ?). Ces questions essentielles sont posées par Benito Gutmacher dans son nouveau spectacle TAROT, où il est toujours tout seul à s’exprimer, mais où Catherine Pergay lui apporte un soutien logistique en s’asseyant sur une estrade avec un port de reine et en changeant plusieurs fois de costumes.
Sa beauté fait contrepoint, ainsi que son immobilité majestueuse, à l’agitation de l’« extraordinaire pantomime », dont la prestation, il faut le dire, est remarquable. D’abord parce que la technique de l’artiste est parfaite et qu’on peut vraiment parler de performance pour certains de ses numéros, comme celui, extraordinaire, où il bat des cartes en mimant le rythme de projection du cinéma muet (sans l’aide d’aucun stromboscope). (Mais c’est tout le spectacle qu’il faudrait citer au niveau de l’exhibition). Surtout parce que le contenu de ce qu’il exprime est important, me semble-t-il. Mes premières lignes ont pu donner l’impression que je me moquais. MAIS NON !
Gutmacher dit des choses essentielles avec SON LANGAGE. Et ces choses, il les dit avec humour et gentillesse. L’agressivité de Givres est dépassée. Ou alors elle est drôle, comme quand, sur l’air du BARBIER DE SÉVILLE, il se précipite férocement sur un spectateur médusé pour le barbouiller de savon à barbe. Vous me direz que le message n’est pas très original. En effet, parler de la vie et de la mort, de la fascination de l’enfant pour le père, de l’amour et de la décrépitude de la vieillesse, ce sont des thèmes rebattus. Mais il y a la manière… et là !
25.04.80 – Le sujet de HONORÉE PAR UN PETIT MONUMENT aurait pu, traité par Savary, être le prétexte d’un joli sketch de vingt-cinq minutes.
Il s’agit d’un mutilé du travail qu’il faut amputer d’une jambe, et qui exige que le chirurgien la lui rende, car il veut l’enterrer avec les honneurs.
Denise Bonal en a fait une œuvre de une heure quarante. C’est longuet. L’univers hospitalier montré était plus convaincant dans SANTÉ PUBLIQUE et dans LE SILENCE ET PUIS LA NUIT. Pourtant, l’amputé et son compagnon de chambre, joyeux drôle à qui on a enlevé l’estomac, font de leur mieux pour meubler le temps avec l’aide de deux charmantes infirmières. On est à la limite du boulevard. La toile de fond sociale (le problème de la sécurité est posé) revient épisodiquement, comme en supplément au propos. La mayonnaise ne prend pas.
28.04.80 – VOYAGES AVANT L’AN 40 de René Loyon a été conçu au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers comme une « lecture » du Journal tenu par son grand-père, magistrat colonial né d’une mère allemande et d’un père français, ce qui n’était pas confortable.
Yannis Kokkos signe avec Loyon et c’est Alexis Nitzer, remarquable, qui incarne le héros, bourgeois droitier qui porte comme croix sa double parenté et qui, de la Réunion à Madagascar puis à Dakar, transporte les schèmas de pensée qui ont fait l’Empire. A flirter avec par le détail, comme le fait le spectacle, on se découvre étonnamment familier de l’univers ressuscité : la « distance » n’exclue pas le clin d’œil, ni la critique la gentillesse, à telle enseigne qu’on peut se demander si Loyon a fait un éloge de son grand-père ou si, au contraire, il a voulu dénoncer son aliénation. Cette ambiguïté ne m’a pas gêné.
Mais il faut dire que, si j’ai bien pénétré dans le contenu, c’est parce que les événements politiques qui ponctuent la carrière du personnage sont ceux de ma petite et jeune enfance, et parce que sa mentalité m’a été familière, sinon directement familiale. J’ai donc trouvé un charme à l’entreprise avec courage, et une présence constante qui tient de la performance, Anne Bellec sert la soupe à Nitzer pendant 1 h 45. Elle lui permet de respirer par instants. Surtout, elle évite au spectacle d’être un one-man-show. En bref, j’ai bien aimé.
30.04.80 – Il y a une parenté entre le théâtre de Pierre Laville et celui de Michel Vinaver. Pourtant, le procédé cher au second selon lequel chaque personnage poursuit son itinéraire intime, de telle sorte que les questions et les réponses ne s’enchaînent pas, n’existe pas chez le premier.
Dans DU COTÉ DES ILES, les dialogues sont des dialogues. MAIS la débilité du style, l’indigence de l’écriture sont les mêmes, avec, toutefois, des moments chez Laville où le rédacteur penché sur son papier l’emporte sur l’inventeur du langage parlé quotidien. On a alors un court passage qui sent son « littéraire », des phrases allongées avec principales et subordonnées supportant des images que d’aucuns qualifieraient de « clichés ». Au demeurant, phrases complaisantes ou verbe simplifié, Laville travaille dans le cliché. Son œuvre en est une considérable accumulation. Il y a un poncif par minute au secours d’une anecdote qui aurait fait bonne figure dans CONFIDENCE ou NOUS DEUX. Je la résume : c’est la rencontre entre un type qui sort de prison et une institutrice divorcée qui a fait une dépression nerveuse et qui sort de clinique. Ces deux marginaux ne feront pas leur vie ensemble. En cherchant du boulot (difficile à trouver par les temps qui courent), le repris de justice tombera sur un petit industriel qui lui refilera son affaire… et sa fille boiteuse. Les progrès de la médecine feront de l’impotente une valide et tout se terminera le plus bourgeoisement de monde par un accouchement.
Je ne sais plus qui avait dit après une représentation des TROIS SŒURS : « Placez donc cette histoire à Romorantin et ôtez-lui l’exotisme qui en fait le charme : il n’en restera rien ». Je n’en crois rien car Tchékhov avait l’art de la touche intimiste, chacun de ses traits étant justes. Les caractères de ses personnages étaient nets et denses. Laville, qui se prend sûrement pour un Tchékhov français (et qui l’est peut-être si on admet qu’un peuple ait les Tchékhov qu’il mérite !) n’a pas su doter ses fantoches de personnalités. A part le vieux campé à gros traits par Hubert Gignoux, qui cachetonne dans sa spécialité de bougon cacochyme, les autres sont flous, falots… peut-être parce que notre temps l’est, je ne sais pas.
Dans un décor simultané très coûteux de Max Schoendorf, Jacques Rosner a monté cette insignifiante et maladroite tranche de vies médiocres, sans tirer son épingle du jeu et sans sauver l’oeuvrette. Les acteurs ne parviennent évidemment pas à faire vivre ce qui est sans étincelle.
Cela se joue à l’ODÉON et c’est produit par le J.T.N. Fait très étrange : Cournot a aimé et l’a écrit dans LE MONDE. Dont acte ! Ce critique est décidément imprévisible.
Un festival à Erlangen
08.05.80 – Une parodie tiers-mondiste par des Allemands de bonne volonté, qui voudraient bien être le CAMPESINO, telle est l’impression que m’a laissée la représentation au Festival d’Erlangon de SPLENDEUR ET MORT DE JOACHIM MURIETA par le Théâtre MANUFAKTUR de Berlin (Ouest).
Le texte de Neruda a été « bearbeitet » par le metteur en scène Otto Zonschitz. Il l’a « surpolitisé » au maximum, et de surcroît, en qualité de metteur en scène, a commenté, paraphrasé, « pléonasmisé » (si j’ose inventer ce verbe), parfois (quand même, mais rarement) prolongé ce que la parole ne disait pas suffisamment. Il n’a malheureusement pas échappé à l’esthétisme avec une toile de fond en peinture moderne, et l’utilisation, pour changer les décors, de sortes de rideaux serpents laborieusement déplacés par des acteurs qui devraient donner l’impression d’une joyeuse farandole, ou d’une sinistre procession selon les moments, et qui en vérité donnent constamment celle de s’appliquer. De même, les musiciens jouent bien et sérieusement, mais il leur manque gravement la folie sud-américaine. Quant à l’anecdote bien connue du pionnier chilien, parti avec des compagnons de misère chercher de l’or en Californie et devenu « bandit » pour se venger des Yankees racistes qui avaient assassiné sa femme, et transcendé après sa mort en héros de la résistance aux Gringos, fantôme qui paraissait partout à la fois et semait la terreur dans leurs rangs, Neruda en avait fait le symbole de la résistance à toutes les oppressions.
Et Dieu sait si elles abondent en Amérique Latine par la volonté du W.A.S.P. qui, pour vivre démocratiquement chez lui, a trouvé excellent de tenir ses voisins en sujétion.
J’ai dit le traitement qu’avait fait subir le Théâtre MANUFAKTUR à ce texte. Il lui permet de stigmatiser les dictatures actuelles du Continent. Ne soyons pas chiens : son combat est utile. Le spectacle s’adresse à des Allemands et il est bon que ces nantis donnent à la fin, comme on les en sollicite, leur obole pour que les prisonniers reçoivent des cigarettes entre deux séances de torture !
Mais quand même, sincèrement, ils se sont cassé les dents à vouloir copier Valdès.
09.05.80 – Je suis bien content de ne pas m’être trompé à propos du groupe palestinien EL HAKAWATI qui vient, en première européenne, de jouer à Erlangen devant un public malheureusement clairsemé son AU NOM DU PÈRE, DE LA MÈRE ET DU FILS que j’avais vu « en répétition » à Jérusalem et que j’avais résolu de faire venir sous nos longitudes.
Entreprise qui s’est révélée difficile car les Sionistes, il faut bien le claironner, font bonne garde et préféreraient qu’ « on » n’entende pas ce que ces gens-là ont à dire. Des pressions ont été exercées sur certains organisateurs pour qu’ils annulent leurs invitations. D’autres, d’entrée de jeu, ont fait la sourde oreille. Ils craignaient les « histoires » et, n’est-ce pas, les Palestiniens ne sont ni des Juifs d’U.R.S.S., ni des intellectuels argentins ou chiliens. Leur combat n’est pas de bon goût, et beaucoup de bons apôtres pensent qu’ils ont un sacré culot de revendiquer pour eux-mêmes cette fameuse liberté d’expression dont, pourtant, Israéliens et occidentaux droitiers se réclament candidement.
L’image du bandit terroriste, avec lequel aucun dialogue n’est possible, sied mieux à la conscience des « informateurs objectifs » de notre système, que celle d’un groupe exprimant par le théâtre et, ô suprême honte, avec ART, sa réalité de peuple occupé (comme nous le fûmes par les Allemands de 40 à 44) vivant sous le régime d’une administration militaire qui n’est pas sans avoir retenu quelques enseignements du traitement infligé à ses pères par les Nazis.
Pourtant, François Abou Salem et ses camarades, s’ils se réclament de l’identité palestinienne, ne sont pas tendres envers les défauts de cette civilisation enfermée dans ses schémas sociaux et religieux. C’est même férocement qu’ils stigmatisent la condition de la femme enchaînée à son fait-tout, dans cet univers qui « suprématise » le mâle. Pendant les trois premiers quarts d’heure, c’est même exclusivement cette mentalité archaïque qui fait la cible du spectacle.
On y voit une fille amoureuse. Mais le père ne tolère pas le libre choix et marie l’imprudente à un « acheteur » faisant le poids. Le mariage, avec son rituel du drap sanguinolent, est ridiculisé, puis la mise de chacun à sa place, l’homme sur son pouf qu’elle sert, elle, à sa cuisine, rivée à son rôle, enfermée.
La désillusion sexuelle et conjugale découle évidemment d’un tel contexte, et cette dégradation est bien montrée. Puis soudain, cet univers est placé dans un autre climat par l’irruption d’un personnage masqué qui symbolise le patron, le policier, le propriétaire, qui sont eux, Israéliens. Le rapport est tout de suite parfaitement défini comme étant « de classe ». L’oppresseur représente certes un Etat qui a le pouvoir, mais surtout il y a des hommes inférieurs et des hommes supérieurs, et ce n’est pas économiquement innocent.
Successivement, le mari (devenu père entre-temps, d’une fille d’abord, qu’il jette carrément à la poubelle, puis d’un garçon qu’on voit grandir enfermé dans un parc, (qui signifie l’éducation répressive qu’il reçoit) perd son emploi, est mis en prison sans raison, une prison qui est installée dans la salle au prix du déplacement assez brutal de quelques spectateurs, (ce séjour du maître en prison est pour le fils l’occasion de « sortir », pour la première fois de sa vie, sa mère éblouie à travers la ville, et c’est un merveilleux moment du spectacle, mais avec la libération du maître, tout devra rentrer durement dans l’ordre), puis il est expulsé de son logement et on le voit, avec sa famille, errant en quête d’un gîte. Le spectacle ne conclura rien sur le point d’arrivée de cette errance. (Comment le pourrait-il ?) et une des toutes dernières scènes montre un « chirurgien » israélien stérilisant une femme palestinienne.
Ce double contenu est servi par une invention esthétique constamment « renourrie ». L’authenticité de l’inspiration n’a pas empêché l’équipe de chercher toujours des moyens transposés d’expression, et on peut presque parler sur ce plan d’un événement, car c’est l’irruption sur la scène d’un style original, nourri d’une étonnante vitalité.
Que ce soit le meilleur spectacle que j’aie jamais vu venant du Monde Arabe est certain. Il laisse loin derrière l’intellectuel stalinien Kateb Yacine et son MOHAMMED PRENDS TA VALISE à sens unique. Mais je crois que c’est peut-être le meilleur qui nous vienne actuellement d’AILLEURS sur le marché mondial du Théâtre.
Si ceux qui cherchent à fermer la gueule de ce groupe avant qu’il l’ouvre ne réussissent pas à étouffer le cri dans l’œuf, ce devrait être le triomphe du festival de Nancy de cette année 80. Il sonne complètement vrai à tous points de vue, mais bien sûr, la façon qu’il a de confronter un obscurantisme avec une oppression à vue étroite ne peut pas plaire à tout le monde.
09.05.80 – J’ai rencontré à Erlangen un revenant : Rufus Collins, le Noir célèbre du Living Theatre des belles années qui a fondé, à Londres, en association avec un Blanc nommé Eric Richard, une troupe appelée GROUP 3.
Spécialisé dans la négritude, il présente au festival une trilogie sur les problèmes de l’Afrique Australe dont je n’ai vu que le premier volet : THE JOLLY GREEN SOLDIER, de Steve Wilmer, qui montre deux mercenaires en Angola, un Anglais bouffeur honnête (et naïf) de communistes et un nègre « de la région » carrément roublard qui déleste son camarade de ses livres sterling sous prétexte de lui procurer de la drogue. Ce dialogue du malin et du berné se passe de nuit, tandis que les lascars montent la garde face à une forêt grouillante de Cubains, dont on parle, et de bruits inquiétants, qu’on entend. Je crois qu’on ne peut pas juger cette farce sans se référer aux deux autres pièces. Du moins m’a-t-elle permis de constater que Rufus Collins était toujours un prodigieux acteur. C’est déjà quelque chose
et maintenant Nancy
14.05.80 – La pièce « argentine » de Claude Demarigny « CAJAMARCA » n’est certes pas sans intérêt.
Sur le même sujet que LE SOLEIL FOULÉ PAR LES CHEVAUX, l’auteur a imaginé entre le conquérant espagnol Pizzaro et le roi incas Atahualpa, une sorte de joute culturelle tournant autour du fait de « savoir lire et écrire ». En vérité, même pour qui entend parfaitement l’espagnol, je pense qu’il faut connaître l’anecdote, c’est-à-dire l’histoire « historique » pour bien suivre cette fresque qui extrapole autour de grands thèmes américains du sud. Pour Demarigny, l’Incas doit être vaincu par la civilisation et il comprendra que son peuple est perdu quand il s’apercevra que les vainqueurs sont incultes et analphabètes.
Sauf, bien sûr, le prêtre perfide qui conduit la négociation malhonnête. LOS VOLATINEROS sont des « saltimbanques espagnols » dont le rôle est d’ « informer le public sur les événements qui se sont passés. »
Ils le font à quatre, jouant tous les rôles sans changer de costumes et sans décors. Ils débitent à la mitrailleuse un texte rapide et ne font guère de blanc entre les scènes. J’avoue que je n’ai pas su entrer dans le « projet ». Le travail est annoncé comme collectif, je ne sais pas pourquoi puisqu’il y a un auteur et un metteur en scène. Ce dernier, Francisco Javier, ne m’a pas paru avoir dirigé les protagonistes avec beaucoup d’originalité. Et on n’a même pas la consolation de performances vocales ou gestuelles. En bref, c’est un spectacle que je n’aurais certainement pas invité au festival de Nancy si je l’avais vu à Buenos-Aires.
15.05.80 – Toujours au festival de Nancy, je vois une brave Canadienne nommée Louisette Dussault qui joue toute seule un bon spectacle de café-théâtre intitulé « Moman ». C’est le récit d’un voyage que fait une femme avec deux enfants dans un autocar bondé par temps de neige un jour de grève, et qui se refuse à jouer le rôle de mère policière que les autres voyageurs voudraient lui imposer. La comédienne a de la santé (ce qui devient un lieu commun quand on parle des Canadiens, mais exprime bien l’impression qu’ils donnent). Elle fait avec adresse et drôlerie tous les personnages. Dommage qu’elle chante de temps en temps.
15.05.80 – Le roman de Mario de Andrade, intitulé MACUNAIMA, raconte l’odyssée de trois Indiens de l’Amazonie brusquement confrontés avec la modernité de Sao Paulo, et transposant en termes mythologiques tout ce qu’ils découvrent dans la civilisation technologique.
Le héros de l’expédition est paillard, trouillard et paresseux, ce qui lui confère une indéniable personnalité. La description de ses actes « abominables » m’avait, à la lecture du texte traduit par Jacques Thiériot en adjectifs colorés, paru drôle et instructif. Le regard jeté sur l’identité indienne, faite de croyances puériles, mais débordantes d’une imagination fertile et de secrets imperméables aux Blancs, m’était apparu aussi comme tendre et je n’avais pas remarqué, comme je l’ai fait à la représentation, que l’aliénation subie par le personnage au contact de l’univers portugais était prédestinée par sa nature, ses défauts.
Au spectacle, l’œil jeté sur lui par l’écrivain m’a même paru un brin raciste, mais NON, puisque ses deux compagnons ne partagent pas ses traits négatifs. D’ailleurs, ce qui est description de l’authenticité indienne est montré positif avec des personnages généralement sympathiques. C’est en vérité la société occidentale qui est stigmatisée avec ses rapports sociaux impitoyables et ses règles inhumaines.
Et la leçon à en tirer, c’est que cette société est monstrueuse d’exiger de ceux qui sortent d’un autre âge qu’ils se fondent dans un Lumpenprolétariat en une intégration qui les dévitalise, alors que ces « sauvages » sont porteurs d’une richesse culturelle originale.
Je trouve un peu dommage que Macunaïama ait été montré d’entrée de jeu comme un Indien peu vertueux. Son aventure y perd en valeur exemplaire. Cela dit, elle y gagne en péripéties croustillantes et le GRUPO DE ARTE PAU BRASIL n’a pas ménagé ses efforts, ni le talent de ses vingt-huit artistes, pour raconter l’épopée avec brio.
L’intéressant, c’est que les moyens de ce spectacle riche sont pauvres. Il n’y a aucun décor. Juste des accessoires et une utilisation très abondante du papier journal, dont on se sert très astucieusement, même pour confectionner des costumes. Certains des costumes sont beaux, riches et colorés. Comme ceux du Carnaval de Rio, par exemple. Mais le plus souvent, les personnages sont vêtus succinctement et la nudité masculine et féminine est le lot presque permanent de la soirée.
Les Brésiliens ont l’art du « tableau baroque ». Ils ont le rythme. Ils ont l’impudeur. Ils ont des filles superbes, et celles qui sont disgracieuses ne sont pas gênées pour s’exhiber.
Evidemment, le spectacle pourrait aller plus loin dans la signifiance politique. Mais au Brésil, ce doit être déjà beaucoup qu’il y ait une identification entre l’ogre des légendes amazoniennes et le patron capitaliste. Tel qu’il est, avec son exotisme pour nous dépaysant, il est au niveau d’une belle revue, malheureusement trop longue. Au bout de deux heures, on est enchanté, et d’autant plus qu’il y a au deuxième acte le superbe tableau des statues du géant. Mais ça dure quatre heures et le renouvellement artistique, malgré un « renourissement » constant, finit par s’épuiser. La coupure d’une heure d’aventures (aisée à pratiquer puisque chaque tableau est un tout en soi) ferait sûrement gagner de l’impact au spectacle. Il est vrai que le froid qui régnait à Nancy sous le chapiteau où cela se passait était très désaliénant.
COMMENTAIRE :
16.05.80 – J’ai quitté le « Festival Mondial du Théâtre » avec le sentiment que je n’y retournerai pas. Peut-être y perdrai-je !
Peut-être LA troupe à connaître, à découvrir m’échappera-t-elle ! En vérité, j’en doute car les choix AVOUÉS de ce festival-ci indiquent clairement qu’ON a voulu marquer un tournant en dépolitisant l’entreprise. Or, quel intérêt y a-t-il pour une troupe à se payer le voyage, pour présenter son spectacle dans des conditions médiocrement professionnelles, devant le public d’une ville française moyenne et très provinciale, si ce n’est parce qu’elle pourra y dire publiquement ce qu’elle doit taire chez elle, et rentrer dans son pays renforcé par un consensus international, assurée qu’elle sera de bénéficier de pétitions si sa police l’embête ?
Si le Festival de Nancy doit devenir le rendez-vous des chercheurs ès beauté formelle, je ne dis pas qu’il perde tout attrait. Mais c’est un changement de nature et, à mes yeux, une trahison. Ici aussi LE COMPLOT s’installe, et cela se voit bien au comportement des directeurs de la conscience des intellectuels français présents sur le terrain, face au AU NOM DU PÈRE, DE LA MÈRE ET DU FILS de la troupe palestinienne EL HAKAWATI, égarée dans ce climat nouveau : mépriser, dédaigner, minimiser, ignorer l’entreprise, telles sont les consignes qui courent de bouche en cul de poule en oreille carriériste.
Bien plus intéressant leur paraît d’encenser le très élitaire AH LES BEAUX JOURS du groupe italien OUROBOROS, ou les borborygmes hautement culturels d’un Japonais quasi-centenaire.
De rendez-vous des contestataires du monde entier, le festival veut devenir celui des esthètes. Analyse stupide, car tous ceux qui sont devenus esthètes sont d’abord passés par le POLITIQUE, et c’est l’alliance d’une forme et d’un contenu qui, en son temps, a CRÉÉ LE BREAD AND PUPPET, LA CUADRA, le TEATRO CAMPESINO, le STU, le TEATRO PAYRO etc., etc., et même l’INOUK des Islandais, et le DIVALDO NA PROVASZKU, et aussi quelque part BOB WILSON… et…et…
Je dirai presque que leur premier coup, pour être de maître, a forcément DU être politique, et c’était comme une règle du jeu dans ce contexte tremplin, dont faisaient partie quelques manifs et échanges d’ « amabilités » avec les organisateurs et les flics. Bogdan, le prudent, le récupérateur de l’opération pour le compte, sinon du pouvoir, du moins de ceux qui tiennent au SILENCE des Français, recueille la moisson de cette trahison : le festival, limité aux heures tardives de la journée, semble ne plus concerner du tout la ville. Il ne se passe RIEN de jour. Il n’y a pas de rencontres fructueuses, les rues et les bistrots sont provinciaux. Le siège du festival est mollement fréquenté par des candidats spectateurs qui n’ont guère besoin de faire la queue.
Bref, ce n’est pas la « fête », et ce ne sont pas les pots d’Engel vomissant sur ses « producteurs » parce qu’il a manqué son PROMÉTHÉE, réalisé à l’aube dans une mine de fer désaffectée des environs avec le concours de l’armée –idée bien « parisienne » que Brooke avait déjà eue à Persépolis il y a plus de dix ans- qui ont réussi à créer une animation.
L’artificiel et le NON NÉCESSAIRE se sont unis pour démontrer qu’un tel festival a besoin d’une âme. Un homme de bonne volonté à sa tête ne suffit pas. Je n’ai aucune envie de rendre un hommage à Jack Lang ici, mais enfin, LUI, c’était un chef, qui savait penser, voir et inventer.
Hélas, à Nancy aussi, voici que sont en place les médiocres.
17.05.80 – Un ancien de l’AQUARIUM, Pierre-Yves Lahier, a fondé une petite compagnie théâtrale, qui s’appelle FORCE 7, et qui a choisi de proposer au local anciennement de l’ÉPÉE DE BOIS un spectacle intitulé RUE APODACA, qui est en fait une variation sur la fameuse NUIT DES ASSASSINS DE José Triana.
Ce texte, on s’en souvient, montre trois enfants, un garçon et deux filles, qui s’amusent à organiser et à perpétrer en jeu l’assassinat de leurs parents. Le fait d’avoir envie de la monter m’a toujours semblé ne pouvoir être motivé que par un compte que des adolescents pourraient avoir à régler avec leurs géniteurs. Ou peut-être l’inverse. Je suppose qu’il y a donc dans cette équipe un certain nombre d’adolescents attardés (puisque apparemment, celles et ceux qu’on voit ont dépassé leur dix-huit ans).
Serge Djenderedjan est le plus juvénile localement, à moins que sa voix ne soit à mettre sur compte de quelque homosexualité. (mais je n’affirme rien). Avec Corine Guedet et Evelyne Berger, il mène l’entreprise avec vitalité. L’œuvre étant découpée en séquences, chacune permet au metteur en scène de montrer son ingéniosité, son invention.
Bernard Ballet, le décorateur, a imaginé que l’action se passe dans une sorte de grenier à malices où des fils actionnés secrètement ou à vue font monter et descendre du linge, des vêtements, et des poupées qui seront comparses et complices. Ce dispositif aidera à ce que la partie de cache-cache cruel s’installe avec aisance.
C’est rythmé, de bonne qualité, sensible et, pourrait-on dire, « vécu ».
20.05.80 – Ce qui caractérise le café-théâtre –et peut-être est-ce pour cela que le genre plaît- c’est que, même quand le sujet traité est important, il n’est pas sérieusement exploité. Le dessein des protagonistes semble n’être que de faire rire. Et tel est le cas de Marc Moro aux Blancs-Manteaux avec son AREU = MC2, qui montre dans une crèche trois bébés appréhendant l’univers et le langage des adultes de leurs points de vue. Ce grand mystère (d’où viennent les bébés ? De quoi se souviennent-ils ? Que leur faisons-nous oublier en leur inculquant la communication avec nous ?) est escamoté ici en gentille comédie légère charmante.
04.06.80 – Après plusieurs jours d’allergie au théâtre, se traduisant par une sorte d’incapacité physique à franchir le seuil de ma porte passé 20 h, mû, -ou plutôt c’était le contraire- par le sentiment que tout acte visant à chercher un plaisir au théâtre serait d’avance voué à l’échec, je suis allé voir UN CŒUR SIMPLE de Flaubert, mis en scène par Gérald Robard, qui était repris pour cinq séances à l’ARTISTIC ATHÉVAINS. Et je dois dire que j’ai passé une fort bonne soirée culturelle.
C’est du « théâtre récit ». Trois acteurs et une actrice « lisent » le texte intégral de l’œuvre, et si Anne Bellec se définit assez vite comme étant la principale interprète de l’héroïne, cela ne signifie pas qu’elle en soit l’unique. En vérité, les partenaires se renvoient, si j’ose dire, la balle du texte, lui imprimant chacun (chacune) SON tempérament, et en sachant garder une distance toute brechtienne qui aboutit à beaucoup d’humour. Le regard jeté est critique (mais sans ostentation).
La dénonciation de la condition de cette servante qui fut véritablement toute sa vie une esclave volontaire, car elle n’imaginait pas que son sort put être autre, éclate à la seule lecture ainsi éloignée de l’œuvre. Flaubert a-t-il voulu dénoncer l’« ancillarité » telle que la concevait la société de son temps ? Et stigmatiser l’aliénation de son personnage qui mena du début à la fin une « vie » sans aucun intérêt, avec juste en relief une aventure d’amour vite transformée en déception ? A-t-il eu conscience de critiquer un état de fait ou s’est-il borné à décrire un cas qui, somme toute, devait être courant, s’amusant à dépecer, à disséquer quelque chose qui lui était fort étranger socialement ? Je pencherais plutôt, MOI, vers la non volonté politique. Tant d’êtres humains mènent encore aujourd’hui des vies médiocres parce que les classes dominantes ont besoin, qu’on les serve et qu’elles ne voient pas pourquoi ces servants (domestiques bien sûr, mais aussi tous les manœuvres, ouvriers et autres salariés que le travail pour la SURVIE abrutit) devraient trouver dans l’existence des raisons d’exaltation.
Cette RÉSIGNATION était sûrement EXEMPLAIRE au yeux de nombre de contemporains de Flaubert. Maintenant, « on » se définit SOI-MEME si on ne la condamne pas. Et avec elle, celle qui aidait le résigné à ne jamais se révolter, L’ÉGLISE, cette hypocrite aux visages divers qui a toujours menti à ses pauvres et dont on ne voit pas pourquoi elle changerait de ligne puisqu’elle s’est vendue à Satan (s’il existe, bien entendu !).
Anne Bellec imprime à sa « lecture » une grande tendresse que contrebalance la malice pointue d’Andréa Retz Rouyer. Bref, le spectateur contemple le personnage avec des yeux qui lui ont inculqué la façon dont il fallait lire la nouvelle.
On peut contester la démarche et prétendre que ce qui est écrit pour être lu n’a pas à être dit, et surtout pas interprété. Certes, mais qui vous empêche, maintenant, de lire dans votre lit UN CŒUR SIMPLE sans en sauter une ligne, et de corriger dans votre tête des moments de lecture imposée par les comédiens ? Ceux-ci vous ont donné UNE lecture. Celle-ci m’a paru juste. A vous peut-être point. Alors, vous vous définissez.
Un festival à Sarrebrück consacré à la culture française !
07.06.80 – Je suis au sympathique petit festival de Sarrebruck et j’assiste « dans la rue » au spectacle de l’UNITÉ ET CIE : « La femme chapiteau ».
C’est fondé sur le même principe que la fameuse 2 CV, sauf qu’ici, la parade autour de « la salle du spectacle » est moins évidente. On murmure aux spectateurs potentiels qu’ils vont être conviés à rentrer dans le ventre de maman en passant sous ses jupes, et que ce voyage sera unique. Et c’est bien fait, mais les personnages ne sont pas clairement référenciés.
Hervée Delafond, juchée sur le sommet d’un mini chapiteau et chaussée de bottes immenses, (c’est elle, « maman » et on passe entre ses cuisses pour pénétrer dans le lieu) sauve la situation en distribuant généreusement des œillades… et les numéros qui donneront à douze privilégiés le droit de pénétrer dans le Sein du Saint. Devant, Livchine nous explique que, dans le ventre de sa mère, la seule chose qu’on puisse raconter est une histoire d’amour. Et il nous bâille en anglais shakespearien un digest de Roméo et Juliette où les acteurs sont d’adorables souris blanches évoluant dans une ravissante maquette de décor représentant Vérone. Ca, c’est très réussi. Les souris sont d’excellentes comédiennes.
Ca dure dix minutes à tout casser et on sort ravi, enchanté. L’UNITÉ ET CIE a sans doute trouvé sa voie avec ses rapides prestations de plein air. Je n’ai pas vu LE BOULEVARD DE LA RUE, l’autre création de la troupe qui serait, paraît-il, moins bonne.
06.06.80 - Sarrebruck toujours. J’assiste à LA CAGE, spectacle d’Yves Lebreton (dont je n’avais rien vu depuis son MONSIEUR BALLON). Ce sont trois de ses « élèves » qui jouent, une fille et deux garçons.
L’anecdote (Fi donc !) est obscure, mais j’ai cru comprendre que ceux qui sont dans la cage sont en quête de beauté, de pureté et d’amour. Alors ils se trémoussent et poussent des cris vachement stridents, qui, à mon avis, et à défaut d’autre chose, doivent singulièrement les défouler.
Et puis, par moments, on entend par la sono des bruits apocalyptiques, la lumière baisse et les personnages se prostrent jusqu’au moment où, transformés en oiseaux, ils sont abattus l’un après l’autre par des rafales de mitrailleuse. A ce moment, comme le noir se fait, les spectateurs croient que c’est fini mais pas du tout : on nous inflige encore l’interminable envol des trois âmes avec leurs ailes vers le paradis… Mais ne vous réjouissez pas, car les bougresses seront refusées à la frontière et nous infligeront alors leur descente aux enfers (qui seront figurés par quelques fumigènes).
Pourquoi cet itinéraire ? Mystère ! Si j’ajoute que la gestuelle de cette bruyante pantomime m’a paru sans imagination en dépit de son agitation, vous comprendrez que cette épopée m’a paru chiante, prétentieuse, impitoyable pour le public et méprisante car, n’est-ce pas mépriser quelque part ceux à qui on s’adresse que de leur refuser toute explication ! C’est de l’ « abstrait » qui a bon dos, qui est inutile. Aux lions !...
07.06.80 – Sarrebruck toujours. Il m’est difficile d’approuver la démarche du THEATRE AUTARCIQUE, puisqu’il s‘agit d’une troupe de douze personnes qui trouvent qu’il y a trop de spectateurs quand il y en a plus de trente ! Mais je dois dire que LES GENS QUI HABITENT DANS UNE MAISON DE VERRE est une expérience intéressante. Car le public n’est pas assis. Il déambule dans les couloirs d’une maison et par des portes, ou des ouvertures ménagées dans les murs pas toujours à des hauteurs commodes, il se fait VOYEUR de ce qui se passe dans les chambres. Quand il en a assez de contempler ce qui se passe dans une, il passe à côté, à son gré, sans itinéraire de visite imposés. Parfois, c’est un cri qui l’attire quelque part. Il est lui-même dans l’insécurité car c’est il peut être bousculé par un fou brandissant un couteau et poursuivant un gardien, ou frôlé par une ménagère portant une cuvette d’eau douteuse d’un pas mal assuré…. Etc…
A l’intérieur des pièces, chaque « locataire » vit deux heures durant son psychodrame. Il y a le fou déjà cité, violent et obsédé sexuel. Il y a la nymphomane qui déchire des bouts de papier en fixant étrangement ceux qui s’arrêtent. Il y a la femme qui joue seule une partie d’échecs. Il y a l’homme qui ressasse : « J’ai quarante ans ». Etc… Etc… Ils sont tous aliénés plus ou moins. C’est leur principal point commun qui est que, par le costume, la crasse et les comportements, tout le spectacle baigne dans une atmosphère russe dostoïevskienne.
SPECTACLE ? On en devine la genèse : ces douze lascars-là ont certainement inventé chacun SA partie. Il y a du thérapeutique dans ce défoulement de fantasmes qui pour chacun dure deux heures. Car, qu’il ait un spectateur ou que momentanément le public soit ailleurs, l’acteur est obligé de tenir son rôle : à chaque instant, il peut être surpris ! C’est donc certainement pour lui-même qu’il joue d’abord, et on voit bien que ces comportements sont le contraire de distanciés. ILS VIVENT ce qu’ils font, ils l’éprouvent et ils se livrent à nos regards et à nos oreilles comme des animaux de zoo.
Je dois ajouter que ce n’est pas un spectacle pauvre. Chaque chambre est minutieusement meublée et décorée, et l’on sent bien que rien n’est laissé au hasard. Il y a une large utilisation de moyens audiovisuels, du matériel, quoi ! Et ces acteurs, intimement motivés, sont tous remarquables. Moi je crois vraiment que c’est parce qu’ils ne « jouent pas », mais parce qu’ils se « soignent »… Alors je répète : SPECTACLE ?... L’impression ressentie est en tout cas FORTE.
Un détour en rentrant
09.06.80 – Ils sont extrêmement sympathiques, ces jeunes filles et jeunes gens dont certains sont liés par le sang à des anciens du Théâtre de Bourgogne, et qui ont choisi de s’exprimer devant le monde rural à la manière de leurs ancêtres « les comédiens routiers ». Eux s’appellent THÉATRE DU GRAFFITI et ils jouent un show qui s’intitule JE T’ATTENDRAI À LA PORTE DU GARAGE, qui est un gentil salmigondis culturel, quelque part sûrement signifiant de l’état d’esprit de ces jeunes-là, puisqu’il va, sous forme d’échanges de répliques mises en gros plan, de OUTRAGE AU PUBLIC à PLUME, en passant par EN ATTENDANT GODOT.
L’attente, la provocation, l’absurde sont canalisés dans une esthétique simple et dans une gestuelle dont il faut bien dire qu’elle est assez violente. Mais ces loubards-là ne font que mimer la casse, et ces têtes brûlées ne semblent pas vraiment dangereuses : la fille de Janine Cormelas et ses camarades sont bien élevés. Ils sont aussi disciplinés : leur spectacle est au point, rigoureusement mis en place et en scène par un garçon un peu moins jeune que les autres, et qui a nom Philippe Godard.
Surtout, surtout, qu’ils n’aient pas l’idée de monter à Paris pour y faire carrière ! Qu’ils s’y soient montrés pour trois soirs au Théâtre de l’Aquarium, soit. L’anonymat pèse quand il est trop total. Mais de tels « enculturateurs » des masses paysannes sont utiles. Leur message est un peu « octroyé », certes, mais la sincérité de cette jeune bourgeoisie peut sûrement toucher les rudes agriculteurs. Leur conviction crée un climat auquel ils ne resteront pas indifférents.
14.06.80 – La Compagnie du Lierre investie par l’humour, on aura tout vu. Et pourtant c’est le cas de DÉSORMAIS, concert (qui n’est pas sans rappeler le CONCERTO du 4 L 12, encore que l’équipe de Farid Paya engagée sur la même voie n’aille jamais aussi loin), plein d’harmonies, qui illustre les qualités vocales du groupe, enrichi d’une superbe voix nouvelle (Christophe Menager), et qui est présenté dans les kiosques des jardins de Paris.
C’est dans celui du Luxembourg que je l’ai vu, mêlé à un public visiblement surpris d’abord et subjugué ensuite. Dans la panoplie des spectacles « de rue », voilà un « concert » joyeux qui peut faire mouche. Les « acteurs » ont visiblement une grande joie à improviser. Leur perfection technique frappe le populaire, ne peut qu’intéresser le spécialiste et que combler l’homme simplement de goût. Bref, une réussite. La modestie paye.
20.06.80 – Annette Lugand propose au Caf’Essaïon une « lecture » de LA PRINCESSE DE BABYLONE.
Ce texte de Voltaire est, vous le savez, une nouvelle. Pourtant, c’est bien d’une théâtralisation qu’il s’agit. Avec l’aide d’une servante très charmante, visiblement inexpérimentée mais adroite puisqu’elle navigue parmi les objets fragiles sans les renverser ni casser, entourée de beaux accessoires, l’actrice conte, et joue l’aventure morale de la belle princesse, nous la rendant concrète. Elle est vive, sensible, ne manque pas d’humour. On participe avec elle au voyage de l’énergique jeune fille qui arriverait à nous faire croire que les jeunes filles antiques têtues pouvaient choisir leurs époux selon leurs goûts. Telle qu’elle illustre l’œuvre, un producteur de films devrait être tenté par le « scénario ». On croit tout voir !
22.06.80 – ORATORIO POUR UNE VIE est un poème de Gabriel Cousin. Ce n’est pas ce qu’il y a de mieux dans le spectacle des Marionnettes de Metz. Certes, il y a de beaux instants… Je dirais « de beaux vers » si c’en étaient.
Mais le style de Cousin ne s’allège pas. Et, d’autre part, il est singulièrement misogyne : dans cet hymne à la vie (laïque) qui conte l’histoire de l’existence du premier maillon, (quelque chose de végétal qui bouge) au dernier (l’Homme), l’être féminin m’a semblé traité avec condescendance, voire mépris.
Mais qu’importe. Pour Raymond Poirson, le poème n’était évidemment qu’un support d’inspiration et dois dire que, quoiqu’un peu lent, son spectacle est très beau. Réalisé avec des matériaux très pauvres, il doit tout à la manipulation et aux lumières. Les formes qu’il montre ne sont jamais « terminées » et même l’homme et la femme sont sans visages. Mais le spectateur n’a pas grand-chose à faire pour deviner quoi est quoi.
Cela dit, le réalisateur a sans doute été mieux inspiré par la première partie du poème, qui conte ce que j’ai dit plus haut, que par la seconde, qui présente la « civilisation » (l’homme face à son univers de béton, l’homme au travail, l’incommunicabilité). Il a su émouvoir avec le mystère de nos origines. C’était, il est vrai, plus facile qu’avec le sentier rebattu du second thème.
A la fin du spectacle, Poirson démystifie la magie de la marionnette en découvrant les marionnettistes travaillant.
30.06.80 – Il y a quelques temps, j’avais assisté au spectacle du groupe HAUSER NORKATER, et je n’en avais pas parlé, par perplexité, en me raccrochant à l’excuse que ce n’était pas du théâtre. En effet, il s’agissait avant tout de l’exhibition d’un orchestre rock, entrecoupée de pauses pendant lesquelles le public assistait à des gags, auxquels les musiciens ne participaient que comme spectateurs. Un dialogue lâche s’échangeait par moments entre deux personnages, donnant à penser que ces gens étaient enfermés dans un enclos (signifié du reste par un mur élevé). Cette conversation rappelait celle de FIN DE PARTIE et l’univers extérieur avait quelque chose d’apocalyptique. REGARDEZ LES HOMMES TOMBER avait rencontré un succès considérable que j’analysais assez mal, le plaisir que j’avais pris au spectacle n’étant pas énorme et le contenu m’en semblant mal décryptable.
Et voici que, comme pour m’inculquer qu’il s’agit d’un genre nouveau dont il importe de tenir compte, un groupe implanté en Alsace, et qui s’appelle SCARFACE ENSEMBLE, montre à Montreuil un « Opéra policier » intitulé NOUS IRONS TOUS A CAPELLA qui, lui aussi, présente en toile de fond un orchestre rock qui ne se contente pas de jouer de la musique. Apparemment, le groupe est une union de musiciens, de chanteurs et de comédiens.
A la différence de leurs camarades hollandais, les neuf protagonistes savent se mélanger, s’intégrer les uns aux autres. Leur « esprit » n’est pas le même. La partie musicale du Hauser Horkater était surtout fondée sur la recherche d’un comique. Celui-ci, proprement flamand par son côté désinvolte, était fondé sur la confrontation de l’homme avec les objets, et atteignait par instants une dimension « helzapoppinesque ».
Ici, on ne cherche pas tellement à faire rire. Et je n’affirmerai pas qu’on conteste l’univers qui baigne l’anecdote très lâche, qui montre un détective lancé à la recherche d’une femme mystérieusement disparue. Cet univers, c’est celui des bandes dessinées, des films de violence. Le groupe ne s’appelle pas SCARFACE pour rien et il s’amuse à parodier notre contexte. Je ne crois pas qu’il ait voulu le critiquer, encore moins le dénoncer ou même faire un constat. Ces jeunes gens EN SONT, c’est tout. C’est un fait qu’on n’a pas le droit de prendre ou de laisser.
Ce qui est sûr, c’est qu’ils inventent une forme de théâtre qui correspond sûrement à une sensibilité contemporaine. Comment expliquer, sinon, que des foules de jeunes aillent s’égarer à Montreuil et prennent à ce qui leur est présenté un plaisir évident ? Personnellement, j’aimerais mieux me trouver en face d’un produit plus politisé, en tout cas moins CONSENTANT, moins COMPLICE.
Mais je dois dire que ledit produit est bien ficelé. L’orchestre est excellent. Son potentiomètre fatigue un peu les oreilles, surtout dans les aigus, mais c’est dans la ligne générale. Les chanteurs et les chanteuses ont de belles voix, et il y a même une fille qui en a une superbe. Ils jouent leur « intrigue »avec talent. L’ensemble est rythmé, se suit sans ennui.
Mais attention. Ces jeunes-là ne sont pas des tout jeunes. Ils tournent autour de la trentaine. C’est à considérer.
Sa beauté fait contrepoint, ainsi que son immobilité majestueuse, à l’agitation de l’« extraordinaire pantomime », dont la prestation, il faut le dire, est remarquable. D’abord parce que la technique de l’artiste est parfaite et qu’on peut vraiment parler de performance pour certains de ses numéros, comme celui, extraordinaire, où il bat des cartes en mimant le rythme de projection du cinéma muet (sans l’aide d’aucun stromboscope). (Mais c’est tout le spectacle qu’il faudrait citer au niveau de l’exhibition). Surtout parce que le contenu de ce qu’il exprime est important, me semble-t-il. Mes premières lignes ont pu donner l’impression que je me moquais. MAIS NON !
Gutmacher dit des choses essentielles avec SON LANGAGE. Et ces choses, il les dit avec humour et gentillesse. L’agressivité de Givres est dépassée. Ou alors elle est drôle, comme quand, sur l’air du BARBIER DE SÉVILLE, il se précipite férocement sur un spectateur médusé pour le barbouiller de savon à barbe. Vous me direz que le message n’est pas très original. En effet, parler de la vie et de la mort, de la fascination de l’enfant pour le père, de l’amour et de la décrépitude de la vieillesse, ce sont des thèmes rebattus. Mais il y a la manière… et là !
25.04.80 – Le sujet de HONORÉE PAR UN PETIT MONUMENT aurait pu, traité par Savary, être le prétexte d’un joli sketch de vingt-cinq minutes.
Il s’agit d’un mutilé du travail qu’il faut amputer d’une jambe, et qui exige que le chirurgien la lui rende, car il veut l’enterrer avec les honneurs.
Denise Bonal en a fait une œuvre de une heure quarante. C’est longuet. L’univers hospitalier montré était plus convaincant dans SANTÉ PUBLIQUE et dans LE SILENCE ET PUIS LA NUIT. Pourtant, l’amputé et son compagnon de chambre, joyeux drôle à qui on a enlevé l’estomac, font de leur mieux pour meubler le temps avec l’aide de deux charmantes infirmières. On est à la limite du boulevard. La toile de fond sociale (le problème de la sécurité est posé) revient épisodiquement, comme en supplément au propos. La mayonnaise ne prend pas.
28.04.80 – VOYAGES AVANT L’AN 40 de René Loyon a été conçu au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers comme une « lecture » du Journal tenu par son grand-père, magistrat colonial né d’une mère allemande et d’un père français, ce qui n’était pas confortable.
Yannis Kokkos signe avec Loyon et c’est Alexis Nitzer, remarquable, qui incarne le héros, bourgeois droitier qui porte comme croix sa double parenté et qui, de la Réunion à Madagascar puis à Dakar, transporte les schèmas de pensée qui ont fait l’Empire. A flirter avec par le détail, comme le fait le spectacle, on se découvre étonnamment familier de l’univers ressuscité : la « distance » n’exclue pas le clin d’œil, ni la critique la gentillesse, à telle enseigne qu’on peut se demander si Loyon a fait un éloge de son grand-père ou si, au contraire, il a voulu dénoncer son aliénation. Cette ambiguïté ne m’a pas gêné.
Mais il faut dire que, si j’ai bien pénétré dans le contenu, c’est parce que les événements politiques qui ponctuent la carrière du personnage sont ceux de ma petite et jeune enfance, et parce que sa mentalité m’a été familière, sinon directement familiale. J’ai donc trouvé un charme à l’entreprise avec courage, et une présence constante qui tient de la performance, Anne Bellec sert la soupe à Nitzer pendant 1 h 45. Elle lui permet de respirer par instants. Surtout, elle évite au spectacle d’être un one-man-show. En bref, j’ai bien aimé.
30.04.80 – Il y a une parenté entre le théâtre de Pierre Laville et celui de Michel Vinaver. Pourtant, le procédé cher au second selon lequel chaque personnage poursuit son itinéraire intime, de telle sorte que les questions et les réponses ne s’enchaînent pas, n’existe pas chez le premier.
Dans DU COTÉ DES ILES, les dialogues sont des dialogues. MAIS la débilité du style, l’indigence de l’écriture sont les mêmes, avec, toutefois, des moments chez Laville où le rédacteur penché sur son papier l’emporte sur l’inventeur du langage parlé quotidien. On a alors un court passage qui sent son « littéraire », des phrases allongées avec principales et subordonnées supportant des images que d’aucuns qualifieraient de « clichés ». Au demeurant, phrases complaisantes ou verbe simplifié, Laville travaille dans le cliché. Son œuvre en est une considérable accumulation. Il y a un poncif par minute au secours d’une anecdote qui aurait fait bonne figure dans CONFIDENCE ou NOUS DEUX. Je la résume : c’est la rencontre entre un type qui sort de prison et une institutrice divorcée qui a fait une dépression nerveuse et qui sort de clinique. Ces deux marginaux ne feront pas leur vie ensemble. En cherchant du boulot (difficile à trouver par les temps qui courent), le repris de justice tombera sur un petit industriel qui lui refilera son affaire… et sa fille boiteuse. Les progrès de la médecine feront de l’impotente une valide et tout se terminera le plus bourgeoisement de monde par un accouchement.
Je ne sais plus qui avait dit après une représentation des TROIS SŒURS : « Placez donc cette histoire à Romorantin et ôtez-lui l’exotisme qui en fait le charme : il n’en restera rien ». Je n’en crois rien car Tchékhov avait l’art de la touche intimiste, chacun de ses traits étant justes. Les caractères de ses personnages étaient nets et denses. Laville, qui se prend sûrement pour un Tchékhov français (et qui l’est peut-être si on admet qu’un peuple ait les Tchékhov qu’il mérite !) n’a pas su doter ses fantoches de personnalités. A part le vieux campé à gros traits par Hubert Gignoux, qui cachetonne dans sa spécialité de bougon cacochyme, les autres sont flous, falots… peut-être parce que notre temps l’est, je ne sais pas.
Dans un décor simultané très coûteux de Max Schoendorf, Jacques Rosner a monté cette insignifiante et maladroite tranche de vies médiocres, sans tirer son épingle du jeu et sans sauver l’oeuvrette. Les acteurs ne parviennent évidemment pas à faire vivre ce qui est sans étincelle.
Cela se joue à l’ODÉON et c’est produit par le J.T.N. Fait très étrange : Cournot a aimé et l’a écrit dans LE MONDE. Dont acte ! Ce critique est décidément imprévisible.
Un festival à Erlangen
08.05.80 – Une parodie tiers-mondiste par des Allemands de bonne volonté, qui voudraient bien être le CAMPESINO, telle est l’impression que m’a laissée la représentation au Festival d’Erlangon de SPLENDEUR ET MORT DE JOACHIM MURIETA par le Théâtre MANUFAKTUR de Berlin (Ouest).
Le texte de Neruda a été « bearbeitet » par le metteur en scène Otto Zonschitz. Il l’a « surpolitisé » au maximum, et de surcroît, en qualité de metteur en scène, a commenté, paraphrasé, « pléonasmisé » (si j’ose inventer ce verbe), parfois (quand même, mais rarement) prolongé ce que la parole ne disait pas suffisamment. Il n’a malheureusement pas échappé à l’esthétisme avec une toile de fond en peinture moderne, et l’utilisation, pour changer les décors, de sortes de rideaux serpents laborieusement déplacés par des acteurs qui devraient donner l’impression d’une joyeuse farandole, ou d’une sinistre procession selon les moments, et qui en vérité donnent constamment celle de s’appliquer. De même, les musiciens jouent bien et sérieusement, mais il leur manque gravement la folie sud-américaine. Quant à l’anecdote bien connue du pionnier chilien, parti avec des compagnons de misère chercher de l’or en Californie et devenu « bandit » pour se venger des Yankees racistes qui avaient assassiné sa femme, et transcendé après sa mort en héros de la résistance aux Gringos, fantôme qui paraissait partout à la fois et semait la terreur dans leurs rangs, Neruda en avait fait le symbole de la résistance à toutes les oppressions.
Et Dieu sait si elles abondent en Amérique Latine par la volonté du W.A.S.P. qui, pour vivre démocratiquement chez lui, a trouvé excellent de tenir ses voisins en sujétion.
J’ai dit le traitement qu’avait fait subir le Théâtre MANUFAKTUR à ce texte. Il lui permet de stigmatiser les dictatures actuelles du Continent. Ne soyons pas chiens : son combat est utile. Le spectacle s’adresse à des Allemands et il est bon que ces nantis donnent à la fin, comme on les en sollicite, leur obole pour que les prisonniers reçoivent des cigarettes entre deux séances de torture !
Mais quand même, sincèrement, ils se sont cassé les dents à vouloir copier Valdès.
09.05.80 – Je suis bien content de ne pas m’être trompé à propos du groupe palestinien EL HAKAWATI qui vient, en première européenne, de jouer à Erlangen devant un public malheureusement clairsemé son AU NOM DU PÈRE, DE LA MÈRE ET DU FILS que j’avais vu « en répétition » à Jérusalem et que j’avais résolu de faire venir sous nos longitudes.
Entreprise qui s’est révélée difficile car les Sionistes, il faut bien le claironner, font bonne garde et préféreraient qu’ « on » n’entende pas ce que ces gens-là ont à dire. Des pressions ont été exercées sur certains organisateurs pour qu’ils annulent leurs invitations. D’autres, d’entrée de jeu, ont fait la sourde oreille. Ils craignaient les « histoires » et, n’est-ce pas, les Palestiniens ne sont ni des Juifs d’U.R.S.S., ni des intellectuels argentins ou chiliens. Leur combat n’est pas de bon goût, et beaucoup de bons apôtres pensent qu’ils ont un sacré culot de revendiquer pour eux-mêmes cette fameuse liberté d’expression dont, pourtant, Israéliens et occidentaux droitiers se réclament candidement.
L’image du bandit terroriste, avec lequel aucun dialogue n’est possible, sied mieux à la conscience des « informateurs objectifs » de notre système, que celle d’un groupe exprimant par le théâtre et, ô suprême honte, avec ART, sa réalité de peuple occupé (comme nous le fûmes par les Allemands de 40 à 44) vivant sous le régime d’une administration militaire qui n’est pas sans avoir retenu quelques enseignements du traitement infligé à ses pères par les Nazis.
Pourtant, François Abou Salem et ses camarades, s’ils se réclament de l’identité palestinienne, ne sont pas tendres envers les défauts de cette civilisation enfermée dans ses schémas sociaux et religieux. C’est même férocement qu’ils stigmatisent la condition de la femme enchaînée à son fait-tout, dans cet univers qui « suprématise » le mâle. Pendant les trois premiers quarts d’heure, c’est même exclusivement cette mentalité archaïque qui fait la cible du spectacle.
On y voit une fille amoureuse. Mais le père ne tolère pas le libre choix et marie l’imprudente à un « acheteur » faisant le poids. Le mariage, avec son rituel du drap sanguinolent, est ridiculisé, puis la mise de chacun à sa place, l’homme sur son pouf qu’elle sert, elle, à sa cuisine, rivée à son rôle, enfermée.
La désillusion sexuelle et conjugale découle évidemment d’un tel contexte, et cette dégradation est bien montrée. Puis soudain, cet univers est placé dans un autre climat par l’irruption d’un personnage masqué qui symbolise le patron, le policier, le propriétaire, qui sont eux, Israéliens. Le rapport est tout de suite parfaitement défini comme étant « de classe ». L’oppresseur représente certes un Etat qui a le pouvoir, mais surtout il y a des hommes inférieurs et des hommes supérieurs, et ce n’est pas économiquement innocent.
Successivement, le mari (devenu père entre-temps, d’une fille d’abord, qu’il jette carrément à la poubelle, puis d’un garçon qu’on voit grandir enfermé dans un parc, (qui signifie l’éducation répressive qu’il reçoit) perd son emploi, est mis en prison sans raison, une prison qui est installée dans la salle au prix du déplacement assez brutal de quelques spectateurs, (ce séjour du maître en prison est pour le fils l’occasion de « sortir », pour la première fois de sa vie, sa mère éblouie à travers la ville, et c’est un merveilleux moment du spectacle, mais avec la libération du maître, tout devra rentrer durement dans l’ordre), puis il est expulsé de son logement et on le voit, avec sa famille, errant en quête d’un gîte. Le spectacle ne conclura rien sur le point d’arrivée de cette errance. (Comment le pourrait-il ?) et une des toutes dernières scènes montre un « chirurgien » israélien stérilisant une femme palestinienne.
Ce double contenu est servi par une invention esthétique constamment « renourrie ». L’authenticité de l’inspiration n’a pas empêché l’équipe de chercher toujours des moyens transposés d’expression, et on peut presque parler sur ce plan d’un événement, car c’est l’irruption sur la scène d’un style original, nourri d’une étonnante vitalité.
Que ce soit le meilleur spectacle que j’aie jamais vu venant du Monde Arabe est certain. Il laisse loin derrière l’intellectuel stalinien Kateb Yacine et son MOHAMMED PRENDS TA VALISE à sens unique. Mais je crois que c’est peut-être le meilleur qui nous vienne actuellement d’AILLEURS sur le marché mondial du Théâtre.
Si ceux qui cherchent à fermer la gueule de ce groupe avant qu’il l’ouvre ne réussissent pas à étouffer le cri dans l’œuf, ce devrait être le triomphe du festival de Nancy de cette année 80. Il sonne complètement vrai à tous points de vue, mais bien sûr, la façon qu’il a de confronter un obscurantisme avec une oppression à vue étroite ne peut pas plaire à tout le monde.
09.05.80 – J’ai rencontré à Erlangen un revenant : Rufus Collins, le Noir célèbre du Living Theatre des belles années qui a fondé, à Londres, en association avec un Blanc nommé Eric Richard, une troupe appelée GROUP 3.
Spécialisé dans la négritude, il présente au festival une trilogie sur les problèmes de l’Afrique Australe dont je n’ai vu que le premier volet : THE JOLLY GREEN SOLDIER, de Steve Wilmer, qui montre deux mercenaires en Angola, un Anglais bouffeur honnête (et naïf) de communistes et un nègre « de la région » carrément roublard qui déleste son camarade de ses livres sterling sous prétexte de lui procurer de la drogue. Ce dialogue du malin et du berné se passe de nuit, tandis que les lascars montent la garde face à une forêt grouillante de Cubains, dont on parle, et de bruits inquiétants, qu’on entend. Je crois qu’on ne peut pas juger cette farce sans se référer aux deux autres pièces. Du moins m’a-t-elle permis de constater que Rufus Collins était toujours un prodigieux acteur. C’est déjà quelque chose
et maintenant Nancy
14.05.80 – La pièce « argentine » de Claude Demarigny « CAJAMARCA » n’est certes pas sans intérêt.
Sur le même sujet que LE SOLEIL FOULÉ PAR LES CHEVAUX, l’auteur a imaginé entre le conquérant espagnol Pizzaro et le roi incas Atahualpa, une sorte de joute culturelle tournant autour du fait de « savoir lire et écrire ». En vérité, même pour qui entend parfaitement l’espagnol, je pense qu’il faut connaître l’anecdote, c’est-à-dire l’histoire « historique » pour bien suivre cette fresque qui extrapole autour de grands thèmes américains du sud. Pour Demarigny, l’Incas doit être vaincu par la civilisation et il comprendra que son peuple est perdu quand il s’apercevra que les vainqueurs sont incultes et analphabètes.
Sauf, bien sûr, le prêtre perfide qui conduit la négociation malhonnête. LOS VOLATINEROS sont des « saltimbanques espagnols » dont le rôle est d’ « informer le public sur les événements qui se sont passés. »
Ils le font à quatre, jouant tous les rôles sans changer de costumes et sans décors. Ils débitent à la mitrailleuse un texte rapide et ne font guère de blanc entre les scènes. J’avoue que je n’ai pas su entrer dans le « projet ». Le travail est annoncé comme collectif, je ne sais pas pourquoi puisqu’il y a un auteur et un metteur en scène. Ce dernier, Francisco Javier, ne m’a pas paru avoir dirigé les protagonistes avec beaucoup d’originalité. Et on n’a même pas la consolation de performances vocales ou gestuelles. En bref, c’est un spectacle que je n’aurais certainement pas invité au festival de Nancy si je l’avais vu à Buenos-Aires.
15.05.80 – Toujours au festival de Nancy, je vois une brave Canadienne nommée Louisette Dussault qui joue toute seule un bon spectacle de café-théâtre intitulé « Moman ». C’est le récit d’un voyage que fait une femme avec deux enfants dans un autocar bondé par temps de neige un jour de grève, et qui se refuse à jouer le rôle de mère policière que les autres voyageurs voudraient lui imposer. La comédienne a de la santé (ce qui devient un lieu commun quand on parle des Canadiens, mais exprime bien l’impression qu’ils donnent). Elle fait avec adresse et drôlerie tous les personnages. Dommage qu’elle chante de temps en temps.
15.05.80 – Le roman de Mario de Andrade, intitulé MACUNAIMA, raconte l’odyssée de trois Indiens de l’Amazonie brusquement confrontés avec la modernité de Sao Paulo, et transposant en termes mythologiques tout ce qu’ils découvrent dans la civilisation technologique.
Le héros de l’expédition est paillard, trouillard et paresseux, ce qui lui confère une indéniable personnalité. La description de ses actes « abominables » m’avait, à la lecture du texte traduit par Jacques Thiériot en adjectifs colorés, paru drôle et instructif. Le regard jeté sur l’identité indienne, faite de croyances puériles, mais débordantes d’une imagination fertile et de secrets imperméables aux Blancs, m’était apparu aussi comme tendre et je n’avais pas remarqué, comme je l’ai fait à la représentation, que l’aliénation subie par le personnage au contact de l’univers portugais était prédestinée par sa nature, ses défauts.
Au spectacle, l’œil jeté sur lui par l’écrivain m’a même paru un brin raciste, mais NON, puisque ses deux compagnons ne partagent pas ses traits négatifs. D’ailleurs, ce qui est description de l’authenticité indienne est montré positif avec des personnages généralement sympathiques. C’est en vérité la société occidentale qui est stigmatisée avec ses rapports sociaux impitoyables et ses règles inhumaines.
Et la leçon à en tirer, c’est que cette société est monstrueuse d’exiger de ceux qui sortent d’un autre âge qu’ils se fondent dans un Lumpenprolétariat en une intégration qui les dévitalise, alors que ces « sauvages » sont porteurs d’une richesse culturelle originale.
Je trouve un peu dommage que Macunaïama ait été montré d’entrée de jeu comme un Indien peu vertueux. Son aventure y perd en valeur exemplaire. Cela dit, elle y gagne en péripéties croustillantes et le GRUPO DE ARTE PAU BRASIL n’a pas ménagé ses efforts, ni le talent de ses vingt-huit artistes, pour raconter l’épopée avec brio.
L’intéressant, c’est que les moyens de ce spectacle riche sont pauvres. Il n’y a aucun décor. Juste des accessoires et une utilisation très abondante du papier journal, dont on se sert très astucieusement, même pour confectionner des costumes. Certains des costumes sont beaux, riches et colorés. Comme ceux du Carnaval de Rio, par exemple. Mais le plus souvent, les personnages sont vêtus succinctement et la nudité masculine et féminine est le lot presque permanent de la soirée.
Les Brésiliens ont l’art du « tableau baroque ». Ils ont le rythme. Ils ont l’impudeur. Ils ont des filles superbes, et celles qui sont disgracieuses ne sont pas gênées pour s’exhiber.
Evidemment, le spectacle pourrait aller plus loin dans la signifiance politique. Mais au Brésil, ce doit être déjà beaucoup qu’il y ait une identification entre l’ogre des légendes amazoniennes et le patron capitaliste. Tel qu’il est, avec son exotisme pour nous dépaysant, il est au niveau d’une belle revue, malheureusement trop longue. Au bout de deux heures, on est enchanté, et d’autant plus qu’il y a au deuxième acte le superbe tableau des statues du géant. Mais ça dure quatre heures et le renouvellement artistique, malgré un « renourissement » constant, finit par s’épuiser. La coupure d’une heure d’aventures (aisée à pratiquer puisque chaque tableau est un tout en soi) ferait sûrement gagner de l’impact au spectacle. Il est vrai que le froid qui régnait à Nancy sous le chapiteau où cela se passait était très désaliénant.
COMMENTAIRE :
16.05.80 – J’ai quitté le « Festival Mondial du Théâtre » avec le sentiment que je n’y retournerai pas. Peut-être y perdrai-je !
Peut-être LA troupe à connaître, à découvrir m’échappera-t-elle ! En vérité, j’en doute car les choix AVOUÉS de ce festival-ci indiquent clairement qu’ON a voulu marquer un tournant en dépolitisant l’entreprise. Or, quel intérêt y a-t-il pour une troupe à se payer le voyage, pour présenter son spectacle dans des conditions médiocrement professionnelles, devant le public d’une ville française moyenne et très provinciale, si ce n’est parce qu’elle pourra y dire publiquement ce qu’elle doit taire chez elle, et rentrer dans son pays renforcé par un consensus international, assurée qu’elle sera de bénéficier de pétitions si sa police l’embête ?
Si le Festival de Nancy doit devenir le rendez-vous des chercheurs ès beauté formelle, je ne dis pas qu’il perde tout attrait. Mais c’est un changement de nature et, à mes yeux, une trahison. Ici aussi LE COMPLOT s’installe, et cela se voit bien au comportement des directeurs de la conscience des intellectuels français présents sur le terrain, face au AU NOM DU PÈRE, DE LA MÈRE ET DU FILS de la troupe palestinienne EL HAKAWATI, égarée dans ce climat nouveau : mépriser, dédaigner, minimiser, ignorer l’entreprise, telles sont les consignes qui courent de bouche en cul de poule en oreille carriériste.
Bien plus intéressant leur paraît d’encenser le très élitaire AH LES BEAUX JOURS du groupe italien OUROBOROS, ou les borborygmes hautement culturels d’un Japonais quasi-centenaire.
De rendez-vous des contestataires du monde entier, le festival veut devenir celui des esthètes. Analyse stupide, car tous ceux qui sont devenus esthètes sont d’abord passés par le POLITIQUE, et c’est l’alliance d’une forme et d’un contenu qui, en son temps, a CRÉÉ LE BREAD AND PUPPET, LA CUADRA, le TEATRO CAMPESINO, le STU, le TEATRO PAYRO etc., etc., et même l’INOUK des Islandais, et le DIVALDO NA PROVASZKU, et aussi quelque part BOB WILSON… et…et…
Je dirai presque que leur premier coup, pour être de maître, a forcément DU être politique, et c’était comme une règle du jeu dans ce contexte tremplin, dont faisaient partie quelques manifs et échanges d’ « amabilités » avec les organisateurs et les flics. Bogdan, le prudent, le récupérateur de l’opération pour le compte, sinon du pouvoir, du moins de ceux qui tiennent au SILENCE des Français, recueille la moisson de cette trahison : le festival, limité aux heures tardives de la journée, semble ne plus concerner du tout la ville. Il ne se passe RIEN de jour. Il n’y a pas de rencontres fructueuses, les rues et les bistrots sont provinciaux. Le siège du festival est mollement fréquenté par des candidats spectateurs qui n’ont guère besoin de faire la queue.
Bref, ce n’est pas la « fête », et ce ne sont pas les pots d’Engel vomissant sur ses « producteurs » parce qu’il a manqué son PROMÉTHÉE, réalisé à l’aube dans une mine de fer désaffectée des environs avec le concours de l’armée –idée bien « parisienne » que Brooke avait déjà eue à Persépolis il y a plus de dix ans- qui ont réussi à créer une animation.
L’artificiel et le NON NÉCESSAIRE se sont unis pour démontrer qu’un tel festival a besoin d’une âme. Un homme de bonne volonté à sa tête ne suffit pas. Je n’ai aucune envie de rendre un hommage à Jack Lang ici, mais enfin, LUI, c’était un chef, qui savait penser, voir et inventer.
Hélas, à Nancy aussi, voici que sont en place les médiocres.
17.05.80 – Un ancien de l’AQUARIUM, Pierre-Yves Lahier, a fondé une petite compagnie théâtrale, qui s’appelle FORCE 7, et qui a choisi de proposer au local anciennement de l’ÉPÉE DE BOIS un spectacle intitulé RUE APODACA, qui est en fait une variation sur la fameuse NUIT DES ASSASSINS DE José Triana.
Ce texte, on s’en souvient, montre trois enfants, un garçon et deux filles, qui s’amusent à organiser et à perpétrer en jeu l’assassinat de leurs parents. Le fait d’avoir envie de la monter m’a toujours semblé ne pouvoir être motivé que par un compte que des adolescents pourraient avoir à régler avec leurs géniteurs. Ou peut-être l’inverse. Je suppose qu’il y a donc dans cette équipe un certain nombre d’adolescents attardés (puisque apparemment, celles et ceux qu’on voit ont dépassé leur dix-huit ans).
Serge Djenderedjan est le plus juvénile localement, à moins que sa voix ne soit à mettre sur compte de quelque homosexualité. (mais je n’affirme rien). Avec Corine Guedet et Evelyne Berger, il mène l’entreprise avec vitalité. L’œuvre étant découpée en séquences, chacune permet au metteur en scène de montrer son ingéniosité, son invention.
Bernard Ballet, le décorateur, a imaginé que l’action se passe dans une sorte de grenier à malices où des fils actionnés secrètement ou à vue font monter et descendre du linge, des vêtements, et des poupées qui seront comparses et complices. Ce dispositif aidera à ce que la partie de cache-cache cruel s’installe avec aisance.
C’est rythmé, de bonne qualité, sensible et, pourrait-on dire, « vécu ».
20.05.80 – Ce qui caractérise le café-théâtre –et peut-être est-ce pour cela que le genre plaît- c’est que, même quand le sujet traité est important, il n’est pas sérieusement exploité. Le dessein des protagonistes semble n’être que de faire rire. Et tel est le cas de Marc Moro aux Blancs-Manteaux avec son AREU = MC2, qui montre dans une crèche trois bébés appréhendant l’univers et le langage des adultes de leurs points de vue. Ce grand mystère (d’où viennent les bébés ? De quoi se souviennent-ils ? Que leur faisons-nous oublier en leur inculquant la communication avec nous ?) est escamoté ici en gentille comédie légère charmante.
04.06.80 – Après plusieurs jours d’allergie au théâtre, se traduisant par une sorte d’incapacité physique à franchir le seuil de ma porte passé 20 h, mû, -ou plutôt c’était le contraire- par le sentiment que tout acte visant à chercher un plaisir au théâtre serait d’avance voué à l’échec, je suis allé voir UN CŒUR SIMPLE de Flaubert, mis en scène par Gérald Robard, qui était repris pour cinq séances à l’ARTISTIC ATHÉVAINS. Et je dois dire que j’ai passé une fort bonne soirée culturelle.
C’est du « théâtre récit ». Trois acteurs et une actrice « lisent » le texte intégral de l’œuvre, et si Anne Bellec se définit assez vite comme étant la principale interprète de l’héroïne, cela ne signifie pas qu’elle en soit l’unique. En vérité, les partenaires se renvoient, si j’ose dire, la balle du texte, lui imprimant chacun (chacune) SON tempérament, et en sachant garder une distance toute brechtienne qui aboutit à beaucoup d’humour. Le regard jeté est critique (mais sans ostentation).
La dénonciation de la condition de cette servante qui fut véritablement toute sa vie une esclave volontaire, car elle n’imaginait pas que son sort put être autre, éclate à la seule lecture ainsi éloignée de l’œuvre. Flaubert a-t-il voulu dénoncer l’« ancillarité » telle que la concevait la société de son temps ? Et stigmatiser l’aliénation de son personnage qui mena du début à la fin une « vie » sans aucun intérêt, avec juste en relief une aventure d’amour vite transformée en déception ? A-t-il eu conscience de critiquer un état de fait ou s’est-il borné à décrire un cas qui, somme toute, devait être courant, s’amusant à dépecer, à disséquer quelque chose qui lui était fort étranger socialement ? Je pencherais plutôt, MOI, vers la non volonté politique. Tant d’êtres humains mènent encore aujourd’hui des vies médiocres parce que les classes dominantes ont besoin, qu’on les serve et qu’elles ne voient pas pourquoi ces servants (domestiques bien sûr, mais aussi tous les manœuvres, ouvriers et autres salariés que le travail pour la SURVIE abrutit) devraient trouver dans l’existence des raisons d’exaltation.
Cette RÉSIGNATION était sûrement EXEMPLAIRE au yeux de nombre de contemporains de Flaubert. Maintenant, « on » se définit SOI-MEME si on ne la condamne pas. Et avec elle, celle qui aidait le résigné à ne jamais se révolter, L’ÉGLISE, cette hypocrite aux visages divers qui a toujours menti à ses pauvres et dont on ne voit pas pourquoi elle changerait de ligne puisqu’elle s’est vendue à Satan (s’il existe, bien entendu !).
Anne Bellec imprime à sa « lecture » une grande tendresse que contrebalance la malice pointue d’Andréa Retz Rouyer. Bref, le spectateur contemple le personnage avec des yeux qui lui ont inculqué la façon dont il fallait lire la nouvelle.
On peut contester la démarche et prétendre que ce qui est écrit pour être lu n’a pas à être dit, et surtout pas interprété. Certes, mais qui vous empêche, maintenant, de lire dans votre lit UN CŒUR SIMPLE sans en sauter une ligne, et de corriger dans votre tête des moments de lecture imposée par les comédiens ? Ceux-ci vous ont donné UNE lecture. Celle-ci m’a paru juste. A vous peut-être point. Alors, vous vous définissez.
Un festival à Sarrebrück consacré à la culture française !
07.06.80 – Je suis au sympathique petit festival de Sarrebruck et j’assiste « dans la rue » au spectacle de l’UNITÉ ET CIE : « La femme chapiteau ».
C’est fondé sur le même principe que la fameuse 2 CV, sauf qu’ici, la parade autour de « la salle du spectacle » est moins évidente. On murmure aux spectateurs potentiels qu’ils vont être conviés à rentrer dans le ventre de maman en passant sous ses jupes, et que ce voyage sera unique. Et c’est bien fait, mais les personnages ne sont pas clairement référenciés.
Hervée Delafond, juchée sur le sommet d’un mini chapiteau et chaussée de bottes immenses, (c’est elle, « maman » et on passe entre ses cuisses pour pénétrer dans le lieu) sauve la situation en distribuant généreusement des œillades… et les numéros qui donneront à douze privilégiés le droit de pénétrer dans le Sein du Saint. Devant, Livchine nous explique que, dans le ventre de sa mère, la seule chose qu’on puisse raconter est une histoire d’amour. Et il nous bâille en anglais shakespearien un digest de Roméo et Juliette où les acteurs sont d’adorables souris blanches évoluant dans une ravissante maquette de décor représentant Vérone. Ca, c’est très réussi. Les souris sont d’excellentes comédiennes.
Ca dure dix minutes à tout casser et on sort ravi, enchanté. L’UNITÉ ET CIE a sans doute trouvé sa voie avec ses rapides prestations de plein air. Je n’ai pas vu LE BOULEVARD DE LA RUE, l’autre création de la troupe qui serait, paraît-il, moins bonne.
06.06.80 - Sarrebruck toujours. J’assiste à LA CAGE, spectacle d’Yves Lebreton (dont je n’avais rien vu depuis son MONSIEUR BALLON). Ce sont trois de ses « élèves » qui jouent, une fille et deux garçons.
L’anecdote (Fi donc !) est obscure, mais j’ai cru comprendre que ceux qui sont dans la cage sont en quête de beauté, de pureté et d’amour. Alors ils se trémoussent et poussent des cris vachement stridents, qui, à mon avis, et à défaut d’autre chose, doivent singulièrement les défouler.
Et puis, par moments, on entend par la sono des bruits apocalyptiques, la lumière baisse et les personnages se prostrent jusqu’au moment où, transformés en oiseaux, ils sont abattus l’un après l’autre par des rafales de mitrailleuse. A ce moment, comme le noir se fait, les spectateurs croient que c’est fini mais pas du tout : on nous inflige encore l’interminable envol des trois âmes avec leurs ailes vers le paradis… Mais ne vous réjouissez pas, car les bougresses seront refusées à la frontière et nous infligeront alors leur descente aux enfers (qui seront figurés par quelques fumigènes).
Pourquoi cet itinéraire ? Mystère ! Si j’ajoute que la gestuelle de cette bruyante pantomime m’a paru sans imagination en dépit de son agitation, vous comprendrez que cette épopée m’a paru chiante, prétentieuse, impitoyable pour le public et méprisante car, n’est-ce pas mépriser quelque part ceux à qui on s’adresse que de leur refuser toute explication ! C’est de l’ « abstrait » qui a bon dos, qui est inutile. Aux lions !...
07.06.80 – Sarrebruck toujours. Il m’est difficile d’approuver la démarche du THEATRE AUTARCIQUE, puisqu’il s‘agit d’une troupe de douze personnes qui trouvent qu’il y a trop de spectateurs quand il y en a plus de trente ! Mais je dois dire que LES GENS QUI HABITENT DANS UNE MAISON DE VERRE est une expérience intéressante. Car le public n’est pas assis. Il déambule dans les couloirs d’une maison et par des portes, ou des ouvertures ménagées dans les murs pas toujours à des hauteurs commodes, il se fait VOYEUR de ce qui se passe dans les chambres. Quand il en a assez de contempler ce qui se passe dans une, il passe à côté, à son gré, sans itinéraire de visite imposés. Parfois, c’est un cri qui l’attire quelque part. Il est lui-même dans l’insécurité car c’est il peut être bousculé par un fou brandissant un couteau et poursuivant un gardien, ou frôlé par une ménagère portant une cuvette d’eau douteuse d’un pas mal assuré…. Etc…
A l’intérieur des pièces, chaque « locataire » vit deux heures durant son psychodrame. Il y a le fou déjà cité, violent et obsédé sexuel. Il y a la nymphomane qui déchire des bouts de papier en fixant étrangement ceux qui s’arrêtent. Il y a la femme qui joue seule une partie d’échecs. Il y a l’homme qui ressasse : « J’ai quarante ans ». Etc… Etc… Ils sont tous aliénés plus ou moins. C’est leur principal point commun qui est que, par le costume, la crasse et les comportements, tout le spectacle baigne dans une atmosphère russe dostoïevskienne.
SPECTACLE ? On en devine la genèse : ces douze lascars-là ont certainement inventé chacun SA partie. Il y a du thérapeutique dans ce défoulement de fantasmes qui pour chacun dure deux heures. Car, qu’il ait un spectateur ou que momentanément le public soit ailleurs, l’acteur est obligé de tenir son rôle : à chaque instant, il peut être surpris ! C’est donc certainement pour lui-même qu’il joue d’abord, et on voit bien que ces comportements sont le contraire de distanciés. ILS VIVENT ce qu’ils font, ils l’éprouvent et ils se livrent à nos regards et à nos oreilles comme des animaux de zoo.
Je dois ajouter que ce n’est pas un spectacle pauvre. Chaque chambre est minutieusement meublée et décorée, et l’on sent bien que rien n’est laissé au hasard. Il y a une large utilisation de moyens audiovisuels, du matériel, quoi ! Et ces acteurs, intimement motivés, sont tous remarquables. Moi je crois vraiment que c’est parce qu’ils ne « jouent pas », mais parce qu’ils se « soignent »… Alors je répète : SPECTACLE ?... L’impression ressentie est en tout cas FORTE.
Un détour en rentrant
09.06.80 – Ils sont extrêmement sympathiques, ces jeunes filles et jeunes gens dont certains sont liés par le sang à des anciens du Théâtre de Bourgogne, et qui ont choisi de s’exprimer devant le monde rural à la manière de leurs ancêtres « les comédiens routiers ». Eux s’appellent THÉATRE DU GRAFFITI et ils jouent un show qui s’intitule JE T’ATTENDRAI À LA PORTE DU GARAGE, qui est un gentil salmigondis culturel, quelque part sûrement signifiant de l’état d’esprit de ces jeunes-là, puisqu’il va, sous forme d’échanges de répliques mises en gros plan, de OUTRAGE AU PUBLIC à PLUME, en passant par EN ATTENDANT GODOT.
L’attente, la provocation, l’absurde sont canalisés dans une esthétique simple et dans une gestuelle dont il faut bien dire qu’elle est assez violente. Mais ces loubards-là ne font que mimer la casse, et ces têtes brûlées ne semblent pas vraiment dangereuses : la fille de Janine Cormelas et ses camarades sont bien élevés. Ils sont aussi disciplinés : leur spectacle est au point, rigoureusement mis en place et en scène par un garçon un peu moins jeune que les autres, et qui a nom Philippe Godard.
Surtout, surtout, qu’ils n’aient pas l’idée de monter à Paris pour y faire carrière ! Qu’ils s’y soient montrés pour trois soirs au Théâtre de l’Aquarium, soit. L’anonymat pèse quand il est trop total. Mais de tels « enculturateurs » des masses paysannes sont utiles. Leur message est un peu « octroyé », certes, mais la sincérité de cette jeune bourgeoisie peut sûrement toucher les rudes agriculteurs. Leur conviction crée un climat auquel ils ne resteront pas indifférents.
14.06.80 – La Compagnie du Lierre investie par l’humour, on aura tout vu. Et pourtant c’est le cas de DÉSORMAIS, concert (qui n’est pas sans rappeler le CONCERTO du 4 L 12, encore que l’équipe de Farid Paya engagée sur la même voie n’aille jamais aussi loin), plein d’harmonies, qui illustre les qualités vocales du groupe, enrichi d’une superbe voix nouvelle (Christophe Menager), et qui est présenté dans les kiosques des jardins de Paris.
C’est dans celui du Luxembourg que je l’ai vu, mêlé à un public visiblement surpris d’abord et subjugué ensuite. Dans la panoplie des spectacles « de rue », voilà un « concert » joyeux qui peut faire mouche. Les « acteurs » ont visiblement une grande joie à improviser. Leur perfection technique frappe le populaire, ne peut qu’intéresser le spécialiste et que combler l’homme simplement de goût. Bref, une réussite. La modestie paye.
20.06.80 – Annette Lugand propose au Caf’Essaïon une « lecture » de LA PRINCESSE DE BABYLONE.
Ce texte de Voltaire est, vous le savez, une nouvelle. Pourtant, c’est bien d’une théâtralisation qu’il s’agit. Avec l’aide d’une servante très charmante, visiblement inexpérimentée mais adroite puisqu’elle navigue parmi les objets fragiles sans les renverser ni casser, entourée de beaux accessoires, l’actrice conte, et joue l’aventure morale de la belle princesse, nous la rendant concrète. Elle est vive, sensible, ne manque pas d’humour. On participe avec elle au voyage de l’énergique jeune fille qui arriverait à nous faire croire que les jeunes filles antiques têtues pouvaient choisir leurs époux selon leurs goûts. Telle qu’elle illustre l’œuvre, un producteur de films devrait être tenté par le « scénario ». On croit tout voir !
22.06.80 – ORATORIO POUR UNE VIE est un poème de Gabriel Cousin. Ce n’est pas ce qu’il y a de mieux dans le spectacle des Marionnettes de Metz. Certes, il y a de beaux instants… Je dirais « de beaux vers » si c’en étaient.
Mais le style de Cousin ne s’allège pas. Et, d’autre part, il est singulièrement misogyne : dans cet hymne à la vie (laïque) qui conte l’histoire de l’existence du premier maillon, (quelque chose de végétal qui bouge) au dernier (l’Homme), l’être féminin m’a semblé traité avec condescendance, voire mépris.
Mais qu’importe. Pour Raymond Poirson, le poème n’était évidemment qu’un support d’inspiration et dois dire que, quoiqu’un peu lent, son spectacle est très beau. Réalisé avec des matériaux très pauvres, il doit tout à la manipulation et aux lumières. Les formes qu’il montre ne sont jamais « terminées » et même l’homme et la femme sont sans visages. Mais le spectateur n’a pas grand-chose à faire pour deviner quoi est quoi.
Cela dit, le réalisateur a sans doute été mieux inspiré par la première partie du poème, qui conte ce que j’ai dit plus haut, que par la seconde, qui présente la « civilisation » (l’homme face à son univers de béton, l’homme au travail, l’incommunicabilité). Il a su émouvoir avec le mystère de nos origines. C’était, il est vrai, plus facile qu’avec le sentier rebattu du second thème.
A la fin du spectacle, Poirson démystifie la magie de la marionnette en découvrant les marionnettistes travaillant.
30.06.80 – Il y a quelques temps, j’avais assisté au spectacle du groupe HAUSER NORKATER, et je n’en avais pas parlé, par perplexité, en me raccrochant à l’excuse que ce n’était pas du théâtre. En effet, il s’agissait avant tout de l’exhibition d’un orchestre rock, entrecoupée de pauses pendant lesquelles le public assistait à des gags, auxquels les musiciens ne participaient que comme spectateurs. Un dialogue lâche s’échangeait par moments entre deux personnages, donnant à penser que ces gens étaient enfermés dans un enclos (signifié du reste par un mur élevé). Cette conversation rappelait celle de FIN DE PARTIE et l’univers extérieur avait quelque chose d’apocalyptique. REGARDEZ LES HOMMES TOMBER avait rencontré un succès considérable que j’analysais assez mal, le plaisir que j’avais pris au spectacle n’étant pas énorme et le contenu m’en semblant mal décryptable.
Et voici que, comme pour m’inculquer qu’il s’agit d’un genre nouveau dont il importe de tenir compte, un groupe implanté en Alsace, et qui s’appelle SCARFACE ENSEMBLE, montre à Montreuil un « Opéra policier » intitulé NOUS IRONS TOUS A CAPELLA qui, lui aussi, présente en toile de fond un orchestre rock qui ne se contente pas de jouer de la musique. Apparemment, le groupe est une union de musiciens, de chanteurs et de comédiens.
A la différence de leurs camarades hollandais, les neuf protagonistes savent se mélanger, s’intégrer les uns aux autres. Leur « esprit » n’est pas le même. La partie musicale du Hauser Horkater était surtout fondée sur la recherche d’un comique. Celui-ci, proprement flamand par son côté désinvolte, était fondé sur la confrontation de l’homme avec les objets, et atteignait par instants une dimension « helzapoppinesque ».
Ici, on ne cherche pas tellement à faire rire. Et je n’affirmerai pas qu’on conteste l’univers qui baigne l’anecdote très lâche, qui montre un détective lancé à la recherche d’une femme mystérieusement disparue. Cet univers, c’est celui des bandes dessinées, des films de violence. Le groupe ne s’appelle pas SCARFACE pour rien et il s’amuse à parodier notre contexte. Je ne crois pas qu’il ait voulu le critiquer, encore moins le dénoncer ou même faire un constat. Ces jeunes gens EN SONT, c’est tout. C’est un fait qu’on n’a pas le droit de prendre ou de laisser.
Ce qui est sûr, c’est qu’ils inventent une forme de théâtre qui correspond sûrement à une sensibilité contemporaine. Comment expliquer, sinon, que des foules de jeunes aillent s’égarer à Montreuil et prennent à ce qui leur est présenté un plaisir évident ? Personnellement, j’aimerais mieux me trouver en face d’un produit plus politisé, en tout cas moins CONSENTANT, moins COMPLICE.
Mais je dois dire que ledit produit est bien ficelé. L’orchestre est excellent. Son potentiomètre fatigue un peu les oreilles, surtout dans les aigus, mais c’est dans la ligne générale. Les chanteurs et les chanteuses ont de belles voix, et il y a même une fille qui en a une superbe. Ils jouent leur « intrigue »avec talent. L’ensemble est rythmé, se suit sans ennui.
Mais attention. Ces jeunes-là ne sont pas des tout jeunes. Ils tournent autour de la trentaine. C’est à considérer.