Du 16 novembre au 17 décembre 1979

Publié le par André Gintzburger

LE DÉSENCHANTEMENT

Sur les routes à la recherche d’une découverte

16.11.79 –Bruxelles. Je suis allé voir « UNE CONVERSATION CHEZ LES STEIN SUR MONSIEUR GOETHE ABSENT ». Je ne me rappelle plus ce que j’avais écrit quand Marie-Christine Barrault avait joué le texte de l’Allemand de l’Est Peter Hacks, au Théâtre Oblique. En vérité, cette soirée ne m’a pas laissé de traces. Le Théâtre du Crépuscule a choisi une certaine Janine Godinas, actrice de formation classique, pour incarner la maîtresse du poète, épouse de Josias de Stein, grand écuyer de la Cour de Weimar ; la liaison dure depuis dix ans et elle est publique. C’est à son mari que Charlotte, seule en scène, est censée s’adresser.
Bien entendu, le monologue auquel elle se livre est pour la comédienne un moyen de se faire valoir. Le morceau de bravoure dure quatre-vingts dix minutes. Je suis sûr qu’il doit être extrêmement percutant en Allemagne, car son principal intérêt, c’est que l’héroïne y démystifie à belles dents l’illustrissime gloire culturelle germanique. J’avoue qu’en Belgique, j’aurais trouvé plus courageux de me trouver en face d’une « Conversation chez les Van Steen sur Monsieur Maeterlinck absent ». Ou chez nous une « conversation chez les Dupont sur Monsieur Rousseau absent… ou sur le Maréchal Foch absent…ou »… enfin vous voyez ce que je veux dire ! Car je ne me sens pas assez européen pour ressentir quelque chose lorsque je vois un auteur allemand se colleter avec SES valeurs patrimoniales. Et encore moi, je connais un peu Goethe pour avoir été germaniste. Mais combien de gens en France savent autre chose que le fait qu’il soit le librettiste du Faust de Gounod et du Werther de Massenet ? L’entreprise, venant de Gil Lagay, que j’ai connu militant pour des causes plus immédiates, m’a donc paru relever de l’impuissance contemporaine à savoir quoi exprimer.
Cela dit, pour qui connaît le rôle joué par Goethe dans l’Allemagne des princes du XIXème siècle, quel régal ! L’œuvre est d’un humour certain, et cela pourrait bien faire partie du système de Hacks que le compte qu’il règle avec le Pape reconnu de la littérature dans sa langue ne puisse être ressenti que comme une insulte par les incultes de son pays (où la pièce n’est pas jouée) tandis que les cultivés occidentaux, et plus spécialement belges en l’occurrence, en dégustent le suc avec un parisianisme bien imité.
Je crois me souvenir que Marie-Christine Barrault jouait Charlotte très réaliste. Elle s’adressait à un vrai Josias. Janine Godinas donne trop souvent l’impression de monologuer dans le vide. Elle parle à la cantonade et ne donne aucune consistance à son partenaire muet et débonnaire. Mais Gil Lagay l’a dirigée au-delà du premier degré et la logique n’entre pas constamment dans son phrasé. Son interprétation est donc plus personnelle. Elle n’est jamais « boulevard » et pourtant il y a des effets qui feraient mouche avec un peu de putasserie. Il faut la complimenter pour sa discrétion. C’est une actrice de qualité qui respire bien son propos. Le jeu conventionnel, certes, resurgit un peu de temps en temps. Marivaux n’est pas loin. Mais qu’importe, puisqu’elle est efficace.
En tout cas, les femmes de l’assistance lui savent gré d’incarner sans militantisme exagéré une femme émancipée du XIXème siècle, revendiquant son droit à l’Amour marginal et aux opinions personnelles. Comme nous sommes en Belgique, cela va avec un peu d’érotisme et une ébauche de masturbation. Cela faisait longtemps que je n’en avais plus vu au théâtre. La nudité de Janine Godinas est agréable à voir. Quand elle est vêtue, elle fait plus vieille à la scène qu’à la ville. Cela prouve sa conscience professionnelle, puisque Charlotte est en effet sur le retour et qu’un doute plane sur l’« absence » de Monsieur Goethe : provisoire ou définitive ? Très bel environnement de meubles, de tentures, et également très beaux costumes reconstitués minutieusement du temps, conçus par Jean-Claude de Bermels. L’adaptation de Jourdheuil et Besson coule si bien qu’on pourrait croire à une œuvre originale en langue française. Ca, c’est un compliment.

17.11.79 – Gogo et Didi ne sont plus des clochards. C’est un couple qui attend Godot, non plus au pied de d’un arbre sec isolé au milieu d’une lande en plein jour, mais à un coin de rue, de nuit, dans une ville humide sur laquelle flotte un brouillard glacial. Sans doute est-ce pour faire participer les spectateurs : ceux-ci sont assis sur des bancs sans dossiers et sont chauffés par seulement quelques rampes à infrarouge d’une efficacité parcimonieuse.
Nous sommes à Strasbourg, dans l’entrepôt où André Engel a déjà déplacé la presse parisienne alléchée par les environnements astucieux qu’il a su inventer. Didi et Gogo  ne sont pas seuls sur cette place, où stationnent deux voitures, qui s’orne de trois vitrines de boutiques, avec dans l‘une une TV qui montre le programme du soir de TF1, d’un début d’immeuble avec premier étage qui se révèlera être sans doute une officine de médecin, enfin d’un bar feutré aux lumières tamisées derrière des vitres obscurcies, où l’on aperçoit une autre TV branchée, celle-là, sur Antenne 2. Il n’y a pas là que Gogo et Didi. Il y a une mariée qui se fait prendre, dégoûtée, comme une bête, par son époux ivre, deux types dont l’un a une casquette de capitaine allemand de la Marine marchande, et l’autre un pied bot. Il y a un type aussi que le programme désigne comme « l’homme au Ricard », je ne sais pas pourquoi.
De toute façon, cette faune, qui erre sur un espace aussi joyeux que Strasbourg by night dans les quartiers périphériques, est quasi-invisible, et c’est au son que j’ai reconnu Claude Bouchery et Gérard Desarthe, par exemple. Le boulot du dramaturge Bernard Pautrat a consisté à découper en tranches le dialogue de Beckett, et à redistribuer entre différentes bouches ce qui était échangé entre deux personnes. Ce jeu intellectuel est absurde car il désamorce ce que voulait l’auteur, à savoir que deux êtres glosaient interminablement dans l’attente d’une hypothèse. L’amitié qui était essentielle entre Wladimir et Estragon, cette solidarité admirable de deux démunis attachés malgré tout à l’espérance de quelque chose… ET QUI REVIENDRONT DEMAIN, n’existent plus. Chacun est seul dans un univers qui n’est plus guère que métaphysique, qui est rabaissé à Hitchcock ! ILS ALLAIENT OBSCURS DANS LA NUIT SOLITAIRE est un tripotage qui m’a beaucoup irrité, car cette élucubration a dû coûter fort cher et elle m’a paru ressortir de ce que j’appellerai, pensant à Stein et à Wilson, le parisianisme germano-américain. On s’étonne que le Festival d’Automne n’ait pas dare-dare invité ce « renouvellement », et qu’Andress Neumann n’ait pas, immédiatement, proposé le Teatro Tenda pour qu’on y reconstruise la ville montrée par le décorateur Nicky Riéti.
Je voudrais bien savoir si Beckett est au courant, ce qu’il pense de ce détournement de son chef-d’œuvre : qu’il s’en fout, sans doute parce qu’il n’a rien à perdre ! Engel, paraît-il, voudrait nous dire que les générations actuelles n’ont aucunes perspectives devant elles. Soit, c’est un thème actuel, encore qu’on aimerait que ces privilégiés du système qui s’amusent à s’imaginer qu’ils sont des victimes se mettent à réfléchir. « Faut tout repenser, fiston »,
a-t-on envie de leur dire et, en effet, pourquoi, eux qui se disent jeunes, passent-ils leur temps à mâchonner que rien ne va, que rien n’ira ? Ont-ils une incapacité chronique à inventer et à agir ? NON Messieurs Dames, ce n’est pas ça. Ils se complaisent dans ce masochisme qui plaît beaucoup au Pouvoir en place. SA presse ne les promeut-elle pas ? Ce créneau est excellent pour faire carrière dans un Théâtre National. Au Privé, bien sûr, ce serait une autre affaire : il faudrait plaire au public. En tous cas l’impardonnable de l’entreprise, c’est de l’avoir conçue au départ d’une des œuvres les plus signifiantes de ce siècle. Je dis « au départ » car, en dehors du fait que plusieurs personnes se partagent le texte, celui-ci, de surcroît, a été largement coupé. L’enfant, si essentiel, qui vient annoncer que Godot s’excuse et qu’il propose un nouveau rendez-vous, a disparu. Le premier acte est à peu près assumé mais le deuxième, qui est accolé au premier, n’est que survolé. Pozzo est blessé par une explosion qui n’est pas explicitée. Le scandale, c’est qu’Engel ne nous ait pas proposé une œuvre originale. Là encore, cette imposture a servi sa carrière.
Car pourquoi suis-je venu à Strasbourg ? Parbleu, parce que Godot était cité. Parce qu’on me faisait miroiter une mise en scène originale de EN ATTENDANT… Pour être originale, elle l’est. C’est une authentique trahison.

18.11.79 – C’est à Pont-à-Mousson que j’ai vu LES VERS DE TERRE de Peter Waschinsky. Spectacle rigoureux, très brechtien dans l’esprit, d’une technique habile et personnelle. Le public de spécialistes qu’avait réuni Jacques Thiériot est enchanté de la manipulation adroite des objets, de l’agilité des mains et des doigts. La signifiance est obtenue avec une rare économie de moyens. Pour moi, j’ai aussi apprécié les contenus de certaines fables exemplaires d’une moralité très « Est ». Waschinsky fait son spectacle avec une certaine décontraction qui, selon ceux qui le connaissent déjà, lui serait venue avec la présente tournée.

21.11.79 – Si l’on admet que le mélodrame se caractérise soit par le fait que des êtres qui croient accéder au bonheur en sont privés par les intrigues qu’ourdissent des traîtres insoupçonnés, soit par le fait qu’un bonheur est détruit à cause de l’intervention d’un hasard malencontreux, ce ne sont pas des mélodrames que nous proposent Savary dans ses MÉLODIES DU MALHEUR, dernier né des spectacles du GRAND MAGIC CIRCUS et, je le dis tout de suite, le meilleur depuis ROBINSON. Ce que Savary a retenu du genre, c’est que des victimes innocentes y souffrent.
A la différence de ceux qui, comme Martin Barbaz, ont cherché à faire rire au détriment d’œuvres du XIXème siècle, utilisant l’excès des passions et des catastrophes pour en dégager l’outrance, entreprise finalement assez simpliste à l’efficacité trop garantie, Savary a écrit lui-même quatre mini pièces et il a, bien sûr, cherché à faire rire, et il y parvient, mais cette hilarité ne laisse pas d’être grinçante. Pas tellement dans « La Siamoise amoureuse » qui ouvre la soirée et qui part d’une situation plausible mais  hautement improbable. Pas tellement non plus avec « l’Acrobate paralytique » qui, par contre, narre une aventure horrible mais imaginable. Moins paradoxale que la Jumelle, dont la situation absurde chasse les arrière-pensées, cette malheureuse tombée du trapèze parce que son amant la trompait et à qui un clown sentimental fabrique un numéro, pourrait arracher des larmes sincères à un public capable de vibrer. Mais avec « Le cadre supérieur prisonnier de son attaché-case », c’est à une critique politique de notre Société que se livre Savary et le représentant de commerce au sourire « bon vendeur », qui sera impitoyablement vidé lorsque sa mâchoire cessera de rapporter au patron, n’est en rien imaginaire. L’envie de rire ici vient des gags accumulés mais, en vérité, nous assistons à un drame contemporain. Quant à « la strip-teaseuse frileuse » qui clôture le spectacle en faisant appel à tous les poncifs de la convention : homme tuberculeux au chômage mis en prison pour avoir volé du lait dans un supermarché afin de nourrir son bébé affamé, jeune femme chassée de son logis et errant, la nuit de Noël chère à Savary, son petit serré contre sa poitrine, puis trouvant un job d’effeuilleuse dans une baraque foraine, mais n’arrivant pas à enlever sa grosse culotte de laine, malgré les injonctions des « fêtards » ; j’estime que le sketch atteint à son dénouement lorsque l’héroïne meurt effectivement de froid et qu’on entend s’élever les vagissements de l’orphelin, à une authentique dimension de tragédie.
Admirablement dosé, construit, structuré, le spectacle est baigné de cette chaleur humaine, de cette bonté généreuse qui font que Savary, avec ce qui dans d’autres mains ne serait que canulars, parvient, tout en nous divertissant et sans jamais nous ennuyer, à toucher chez les spectateurs des zones profondes. Il sait aller au-delà du bout d’une idée ou d’une situation, et il le fait sans prendre garde à ce qu’il dérange au passage jusqu’à un degré où ce dérangement risque, pour certains, de devenir malaise. Il n’a pas besoin de troisième couteau ou d’échafaudage qui s’effondre mal opportunément pour dénoncer ses intrigues, car le deux ex machina, pour lui, c’est la VIE elle-même. Dont il est évident que l’homme Savary dénonce l’impitoyable machiavélisme.
MÉLODRAME ROADSHOW est un sous-titre trop modeste pour ces quatre joyaux d’une haute tenue d’où, il faut le souligner, la vulgarité est presque absente. Savary d’ailleurs n’improvise plus guère et s’il continue à s’en tenir, pour l’essentiel, à son texte écrit, il aura raison. S’il se livre à ses lazzis habituels, il rabaissera son propos. Je pense qu’il ne le voudra pas. Il ne le FAUT pas !
La troupe qui joue ces MÉLODIES DU MALHEUR n’a plus grand-chose à voir avec le Grand Magic Circus d’antan. A part Savary et Mona, n’en restent que Poisson (qui du reste est le seul à demeurer fidèle à une certaine vulgarité) et Carlos Pavlidis (qui est merveilleux de poésie). Leslie Rain, qui vient de chez Rufus, Clémence Massard, Maxime Lombard et les autres sont des nouveaux venus qui n’ont pas dans la vie l’esprit « maison », mais qui ont sur la scène une rigueur professionnelle bénéfique. Savary pense que cette mutation était indispensable, les vieux du Circus s’étant perdus par excès d’« autosatisfaction ». Il pourrait y avoir du vrai dans cette affirmation.
Je ne me risquerai pas à prédire ce que sera la carrière de ces MÉLODIES. Si le Grand Magic Circus était un groupe courant après la mode, je dirais qu’il est mal parti. Mais il y a des troupes qui FONT la mode, qui la précèdent, et j’espère que le Magic Circus figurera parmi celles-là. Le second souffle qui l’anime est fort, authentique, d’une qualité difficile à contester. Et une fois de plus, il prouve que ses imitateurs n’ont pas le mode d’emploi. Il est unique.

27.11.79 – Jusqu’à un passé relativement récent, il était interdit en France d’être gaucher. Il y a eu une campagne. Maintenant, dans les écoles et les administrations, il est licite de se servir de sa main gauche pour écrire. Et voilà. On n’en fait pas des spectacles. Et le clan des gauchers ne milite pas pour faire du prosélytisme auprès des bambins. Ils ne clament pas à tout bout de champ qu’ils sont « normaux ».
Les pédés, qui dans notre métier n’ont jamais été des victimes et qui au contraire ont souvent monopolisé le marché grâce à leur franc-maçonnerie internationale, qui leur permet de recouper le monde de la presse et celui de la diplomatie, sont repassés à l’offensive.
Hier, c’était le tour de chant de Michel Hermon. Aujourd’hui, c’est ESSAYEZ DONC  NOS PÉDALOS d’Alain Marcel, avec Michel Dussarat et Jean-Paul Muel. Une société a les combats qu’elle mérite. La décadence de la nôtre éclate dans ce plaidoyer bourré de contradictions, (par exemple, il faudrait choisir entre l’affirmation qu’il est normal d’être homosexuel et celle qui indique que cette déviation est venue chez un des protagonistes parce que sa maman lui avait fait peur un jour en lui disant qu’elle allait manger son zizi !), qui oscille entre le thème « Excusez-nous, on ne l’a pas fait exprès », et le thème « Laissez venir à nous les petits enfants » ; et qui vise abusivement à faire croire que quelque analogie existerait entre le sort des Juifs sous Hitler, voire des Cambodgiens aujourd’hui, et celui des pédés chez nous. En vérité, ils sont comme les timides qui en font trop. Ils ont quelque part mauvaise conscience et ils se déballent. Reconnaissons que dans ce spectacle, qui passe à 23 h à la Cour des Miracles, ils le font avec verve et de jolies chansons. Mais franchement, n’y a-t-il rien d’autre à dire aujourd’hui que : « Eh bien quoi, oui je suis pédé !.... Et alors, ça te dérange ducon ?… Allez viens, tu vas voir, c’est bien mieux qu’avec ces salopes ! »… Si encore c’était fait gentiment, mais c’est qu’ils sont agressifs les bougres, c’est qu’ils revendiquent à la fois d’être reconnus comme différents et qu’on banalise leur aliénation. Sincèrement, je m’en fous.
Qu’ils amusent la galerie pendant que le pouvoir s’assoit chaque jour plus « fascistement ».

28.11.79- Sans prévenir, Hubert Jappelle a monté deux piécettes de Labiche au Théâtre Oblique, non plus en marionnettes mais en chair et en os.
Je suis allé voir une marchandise et on m’en a servi une autre. Médiocre

01.12.79 – Le Théâtre du Grolétaire a pris la relève des clowns Maclôma sous le chapiteau de la Cartoucherie de Vincennes. Cette troupe, constituée « de comédiens scénographes » qui poursuivaient leurs études au sein de l’Université Paris VIII Vincennes, à l’Institut théâtral, existe depuis six ans.
Son meilleur élément est François, un dissident des Maclôma, qui fait, à vue mais dans l’ombre, une régie son absolument étonnante, un spectacle astucieux à soi seul. Les sept protagonistes qui, sur la scène, jouent L’OBJET AIMÉ d’Alfred Jarry, ne sont malheureusement pas à son niveau. Dire qu’ils en font des tonnes serait modeste. Croient-ils inspirer le rire en multipliant les tics et les grimaces, en appuyant jusqu’à l’excès les jeux de composition » ? On se croirait en face d’amateurs complètement débutants. C’est d’autant plus grave que le théâtre pataphysique est fragile. En soi, la parodie d’Opéra écrite par Jarry en vers de mirliton, qui cependant riment, n’est qu’un prétexte.
La réalisation du Théâtre du Grolétaire semble être fidèle à la lettre, n’ayant « adapté » le texte que pour le truffer d’anachronismes (comme quand l’« objet aimé » déclare avoir  sa « libido », ou comme quand un personnage annonce : « Comme disent les prolétaires de tous les pays, que faire ? »). En vérité, par maladresse, le spectacle du Théâtre du Grolétaire ne fonctionne pas « politiquement ». Mais peut-être est-ce aussi parce que l’agression contre la Culture ne passe plus aujourd’hui par les chemins de Jarry. Récupéré par l’establishment, ce « combat » n’est plus le nôtre. Seuls de jeunes bourgeois n’ayant pour but que d’épater Papa et de choquer Maman, peuvent être tentés par cet absurde désuet qui met face à face des caricatures d’individus sans consistance sociale ou humaine, des personnages qui ne peuvent gêner personne.
Pour rendre signifiant cet univers, IL FAUT S’EN SERVIR, le détourner. Ici, le premier degré est total. « On » n’a songé qu’au superficiel. SANS TALENT.

02.12.79 – Si je devais, pour Pariscope par exemple, résumer d’une phrase le spectacle de Michel Puig que j’ai vu à Orléans, je pourrais écrire : « Son et Lumière culturel sur la vie du peintre Monet », et, en gros, je ne travestirais pas la vérité. Car il s’agit d’une symphonie en quatre mouvements, inventée par la musicien Puig, et que le metteur en scène Puig a voulu illustrer en images. Sur la scène il y a l’artiste, que Puig joue avec une ressemblance saisissante quand il est de dos, et son modèle, qui est aussi sa femme. Monet ne dit rien. La femme chante en « musique moderne » d’une voix suraiguë. Elle se montre aussi toute nue, et comme c’est Sylvie Kühn qui joue le rôle, ce n’est pas laid à voir malgré un brin de cellulite.
Derrière la scène, il y a des écrans et des grandes voiles sur lesquels sont projetées des diapos des œuvres picturales qui ont inspiré le musicien, et un film qui montre de l’eau en mouvement.
« Ce spectacle, écrit Puig, est une méditation sur le problème du réalisme tel qu’on peut l’imaginer vécu par le peintre Claude Monet ». Et il ajoute : « Ni pièce, ni ballet, dialogue entre Claude Monet et Camille, à travers l’obsession de l’eau, cette symphonie pose dans chacun de ses mouvements une question, et évoque la réponse que Monet lui a peut-être donnée ».
Ces préoccupations sur l’Art ne me touchent pas très intimement, mais je comprends que d’aucuns les aient. C’est un jeu intellectuel, une recherche. D’autres font des études sous forme de traités. Pourquoi pas en manière de spectacle. Un Chéreau pourrait faire une démonstration éblouissante dans un tel domaine.
Puig ne fait pas le poids : un tel parti suppose une musique « signifiante ». Or celle qui nous est octroyée ne m’a pas « parlé ». Plus grave, je l’ai trouvée commune, le genre entendu cent fois sans agrément. Le maniement des projecteurs d’images suppose, d’autre part, une excellente régie et une perfection de réalisation. Outre que les tableaux ne sont pas toujours montrés au bon moment, ce qui est excusable à une Première, les projecteurs sont souvent trop sombres, ce qui trahit le peintre, et paraît guère pouvoir être corrigé.
Bref, cette démarche, qui ne m’a pas paru dépasser le niveau du didactisme car elle ne transcende par le genre dont j’ai parlé au début, est de surcroît insuffisamment exécutée. Ce n’est pas très exaltant !

06.12.79 – Lorca étant un auteur qui se vend et Gallimard ayant le goût des œuvres complètes, notre super éditeur est allé récupérer des œuvres de Federico  qui n’avaient jamais été publiées. Parmi celles-ci, un drame, LE PUBLIC, et un premier acte d’un machin intitulé S.T. (Sans titre). Avec ce matériau, sur lequel il dit s’être précipité, Bourseiller a pondu un spectacle d’une heure qui montre un metteur en scène dirigeant des répétitions tandis qu’au-dehors on se bat. Ce PRIX DE LA RÉVOLTE AU MARCHÉ NOIR façon Antoine m’a laissé sur une faim certaine. Des « spectateurs » bourgeois, favorables à l’ordre qui est en train de prendre le Pouvoir, y interviennent de la salle comme on le faisait du temps où Hébertot programmait du Diégo Fabbri. Très étrangement, aucun des artistes qui répètent là ne semblent avoir envie de participer aux événements, dont ils ont peur, mais qu’ils subissent avec fatalisme. Lorca (Denis) s’est fait couper les cheveux à la fasciste et il joue figé comme s’il était déjà mort. Tout sent d’ailleurs la mort dans ce spectacle hors de la réalité, et qui ne peut intéresser personne, même la distribution qui semble avoir rassemblé des acteurs exclusivement en impasses : repéré notamment Jean-Pierre Bisson, bien abîmé par l’excès de chair, Marianne Épin, dont la fraîcheur s’est éteinte, Danièle Lebrun, qui joue « tragédienne », et Greg Germain, le seul qui ait l’air sain dans l’entreprise. Je ne connais pas les autres, mais on sent bien qu’ils cachetonnent. Bref, ce spectacle n’ajoute rien à la gloire de l’auteur de LA MAISON DE BERNARDA ALBA, et je n’ai pas le sentiment que son montage ait correspondu pour Bourseiller à une intime nécessité. Il a dû se dire, sans chercher plus loin que le bout de son nez, qu’un Lorca inédit ferait courir le tout-Paris. C’est probablement ce qui a aussi incité Jérôme Hulot à lui confier son « Petit Montparnasse » pour en essuyer les plâtres. Jolie petite place de deux cents places sur des bancs en bois assez vitéziens, mais avec dossiers, bien conçue pour la visibilité.

07.12.79 – Il y a dans LA SAINTE TRINITÉ de Régis Santon un très beau moment qui dure à peu près un quart d’heure. C’est quand l’héroïne s’adresse au soi-disant Président du Tribunal pour lui démontrer que l’humanité n’en est plus aux signes précurseurs de l’Apocalypse, mais que celle-ci est déjà commencée tiers par tiers, avec un tiers des rivières déjà polluées, un tiers des bombes atomiques en passe d’être jetées sur un tiers des villes, un tiers des autos détruites en collisions, que sais-je, etc., j’invente, l’énumération fait frémir.
L’Héroïne, c’est une pseudo avocate, et procès pour procès, la défense de son client lui importe peu, sauf deux minutes à la fin quand, agenouillée, elle supplie MESSIEURS les Jurés (il est souligné une dizaine de fois que lesdits jurés sont tous des mâles) de ne pas condamner à mort son client. Et là encore, elle a de beaux accents en évoquant la vie, cette chose que l’écrivain a visiblement eu du mal à exprimer en phrases. En vérité, cette avocate jouée par Marie-France Santon, seule sur la scène du Théâtre Marie Stuart face à un tribunal que l’auteur identifie au public comme je le faisais moi-même dans ma LOCOMOTIVE, est la porte-parole de Régis Santon qui en a gros sur la patate et qui dit, à travers elle, pêle-mêle, tout ce qui à ses yeux ne va pas dans ce monde.
Cet « état du monde » selon Régis Santon est désespérant. Il y a là un cri, hélas sans originalité car il devient multiple, hélas diffus, car il trahit le trouble de ceux qui ne savent pas à qui s’en prendre, et qui accusent dans le vide de tous les côtés à la fois. Cette Société dans laquelle nous vivons a tellement désamorcé ou récupéré les combats de ceux qui la contestent que ces derniers, privés d’horizons qui chantent, n’ont plus que le choix de se taper la tête contre les murs.
Même cette constatation sans revendication étayée n’est pas « à la mode ». Les valets du pouvoir veillent à ce que le prêcheur crie dans le désert. Qu’ils soient désespérés, ces jeunes gens, mais qu’ils la bouclent. Qu’ils s’intègrent au système ou qu’ils meurent : à moins qu’il ne se mette à réfléchir POLITIQUEMENT, c’est à dire en se groupant d’abord avec ceux qui ne considèrent pas que l’aliénation satanique du communisme exposé dans les vitrines des pays de l’Est SIGNIFIE que le communisme soit mauvais EN SOI, ou que les aberrations du PCF ne puissent être défiées, A MOINS QU’IL NE SE DISE QUE TOUT EST A REPENSER, ce qui suppose qu’il ait quelques part la fois de croire que c’est possible, c’est-à-dire que l’Homme n’est pas irrémédiablement mauvais, à moins que tout cela, l’évolution de Régis Santon, s’il est conséquent avec lui même, devrait le conduire au suicide. LE MONDE relaterait-il cet acte dans ses « petites nouvelles » ? Pas sûr !
Quoi qu’il en soit, nous étions huit, un samedi soir, pour voir cette femme dire le texte de son mari. C’est elle, sans doute, qui a ajouté la touche féministe. Il faut dire qu’elle n’est pas très plausible en avocate. Il lui manque le lyrisme et la redondance. Le souffle aussi. Son personnage est également peu crédible, car à qui fera-t-on croire que les avocats n’appartiennent pas au même milieu social que les Présidents ? Santon demande trop aux spectateurs de faire l’impasse sur ses illogismes. Il leur assène aussi trop de rancœurs à la fois. Tout y passe, comme au défilé. Heureusement, l’humour est au rendez-vous. On ne se marre pas en se tapant sur les cuisses pendant l’heure que dure le spectacle mais j’ai gloussé plusieurs fois.

08.12.79 –Moi j’aime bien, quand on me convie à un one-man-show, qu’on me l’annonce. Bien sûr, j’aurais pu, avant d’aller voir au 28 rue Dunois le VICTOR S’EN MELE du Théâtre du Troc, lire les articles de la presse alsacienne qu’on m’avait envoyés. Je n’ai pas voulu me laisser influencer et j’ai été piégé. Comment aurais-je pu penser que cette troupe s’était réduite à un acteur ? Hervé Pierre, puisqu’il faut l’appeler par son nom, est un chauffeur de taxi strasbourgeois qui vit une histoire d’amour (à sens unique car on n’a pas l’avis du partenaire) avec un poisson rouge, dans une chambrette où il y a un juke-box, un appareil à sous, des rails de chemins de fer, un lavabo avec de l’eau dedans et un plumard. Vêtu d’un deux-pièces léopard, le héros s’affuble successivement de diverses identités, ce qui lui permet, en soixante-quinze minutes, de montrer au public ce qu’il sait faire, et qui n’a rien d’extraordinaire. Il faut dire que ces « clients », dont il usurpe, pour nous les offrir, les personnalités, sont d’une assez grande banalité, même si, à un certain niveau, ils sont signifiants de notre Société. Le texte est d’ailleurs un « collage » où on repère de-ci de-là des poncifs politiques, comme ceux de Michel Debré par exemple, ou des « signes » référenciés à des auteurs comme Céline, Tchékhov, etc… Il est regrettable que le rythme du spectacle soit très suisse. Bon Dieu, qu’est-ce que ça traîne entre chaque scène. Je veux bien que l’artiste ait besoin de souffler, mais quand même…

10.12.79 – C’est Antoine Vitez qui « présente » LA FAMILLE DESCHIENS par la Compagnie Jérôme Deschamps aux Bouffes du Nord. Le spectacle a été créé au Printemps d’Ivry.
Ca ne me surprend pas que ces clowns-là aient particulièrement plu à Vitez. Tout ce qu’ils font est en effet chargé de signifiance et ils ne font rire que rarement. Leur combat avec les objets –qui est la base de l’art des clowns- a quelque chose de tragique. Leurs dégaines tiennent de Wladimir et Estragon (Godot), les voitures d’enfants déglinguées qu’ils traînent du 4 L 12. Clochards paumés aux  itinéraires tortueux, ils ont par instants des gags éclairs sublimes, mais il faut être Colette Godard pour estimer qu’ils expriment toute la misère du monde. Ces trois hommes méritent l’attention. Ils se distinguent des autres clowns en ce qu’ils ne sont presque plus clowns. C’est un spectacle sans paroles… ou presque. Juste une phrase qui rappelle de temps en temps « qu’il a été élevé en Touraine et n’a connu l’usage des lavabos qu’à l’âge de douze ans… »

12.12.79 – Il semble évident que si L’ILE PRISON d’Athol Fugard était située quelque part au large du Kamchatka Soviétique, et si les deux Nègres qui y sont montrés étaient des Juifs « dissidents », les médias auraient fait ce qu’il fallait pour que le public s’intéresse  au nouveau spectacle de Catherine de Seynes.
Mais l’Afrique du Sud dérange l’Occident chrétien à l’intérieur de SON contexte, et profondément, à l’heure de la « nouvelle droite », il n’est pas évident que  l’ « inconscience collective » ne trouve pas justifiable quelque part la thèse néo-nazie du « développement séparé des races » tel qu’il est pratiqué là-bas, c’est-à-dire les autres étant au service des Blancs.
Pourtant, la pièce de l’auteur militant ne dénonce la prison pour Nègres que pour ceux qui savent qu’elle est POUR Noirs. Cela pourrait être un univers carcéral chilien sans qu’un mot soit changé au texte, puisqu’ON ne sait pas QUI sont « politiquement » les deux détenus, ni POURQUOI ils sont là. Il se peut que ce soit, comme cherche à nous l’inculquer le programme, pour un péché véniel. Mais seraient-ils d’authentique criminels que ce serait pareil. L’œuvre est muette sur les motifs. Reste qu’elle décrit avec minutie, tendresse et beaucoup d’humanité la complicité amicale de deux prisonniers, et que ce sont deux acteurs de couleur ADMIRABLES, John Kani et Winston Ntshona, qui les incarnent, en VIVANT les rôles.
Deux événements traversent leur intimité : il y aura une fête à la prison et l’un des détenus, apparemment intellectuel, essaye d’apprendre à l’autre une scène d’ANTIGONE, œuvre évidemment contestatrice dans cet univers. Le Pouvoir réagira d’ailleurs mal à la représentation. Sans doute le coupable y puisera-t-il une raison de rester enfermé alors qu’il avait bénéficié d’une réduction de peine. Une très belle scène avait montré la modification des rapports ainsi créée entre celui qui allait sortir dans trois mois et celui qui restait sine die, réellement heureux pour son camarade, mais jaloux, et l’avouant avec santé.
Qu’il s’agisse du racisme ou d’une description du monde où des hommes en tiennent d’autres à totale discrétion, les thèmes ne sont pas à la mode. Nous n’étions que six hier soir au Théâtre Essaïon, et il se peut que le combat de la courageuse Catherine de Seynes finisse par déboucher sur une certaine affluence, mais ce n’est pas évident. D’autant plus que ce beau travail probe n’accumule pas les degrés et appelle un chat par son nom. Mauvais, ça ! Le peuple pourrait comprendre.

13.12.79 – LE THÉATRE ÉLÉMENTAIRE de Bruxelles est un enfant des enseignements de Grotowski et de Barba. Les acteurs ont donc une parfaite maîtrise de leurs corps et organes.
Toutefois, Michel Dezoteux ne leur a pas demandé d’en faire étalage. Dans LETTRES DE LA PRISON DE GRAMSCI que j’ai vu au Théâtre de la « Communauté Française de Belgique », jolie salle sise face au palais Beaubourg, ces moyens sont au service d’un spectacle hautement professionnel, où les images formées par les mouvements sont belles, où le rythme est soutenu, où le son, avec des chants d’oiseaux et le retour en leit motiv de quelques notes de piano, toujours les mêmes, permet à l’esprit d’entrelacer, sans contradiction intime, les notions de temps qui passe et d’éternel recommencement. Ce mixage est accentué aussi par le retour périodique d’un appel des personnages, et par le fait que des attitudes et des positions les unes par rapport aux autres se répètent. Esthétisme ? me direz-vous. Certes. Mais point dans la gratuité. Point pour faire de l’ « Art ». Tout m’a paru motivé et fonctionner politiquement. LETTRES DE LA PRISON DE GRAMSCI est une « lecture » de l’emprisonnement et de la vie carcérale sous Mussolini d’un député communiste italien., Antonio. L’univers fasciste n’est qu’en sous-jacence. La brutalité n’est pas dénoncée. C’est le militant qu’on voit en gros plan, et les siens, avec ses douleurs –séparation de la femme et des enfants, retour à la mère et à l’enfance-, son fatalisme face à la détention qu’il sait inévitable, son dynamisme à écrire une œuvre car « il faut penser à la postérité », son attitude devant la maladie et la mort. Autour de lui, les êtres de sa vie vont et viennent, peu palpables, sauf pour quelques gros plans situés et répétés. Le spectacle n’est pas réaliste,  mais il n’est pas ésotérique. Il a sa logique propre, qui se situe dans une espèce d’ailleurs. Peut-être est-il fait des images qui sont nées dans la tête de Dezoteux quand il a lu les lettres. Curieusement, on admire l’homme et son entêtement dans une foi qui semblait en son temps condamnée, mais qui brillait dans les âmes avec la blancheur de la mystification : le nom de Moscou n’est prononcé que deux fois, mais avec la même ferveur que dans les TROIS SŒURS. (et puisque j’évoque Tchékhov, disons, autre curiosité, que les trois filles et les deux garçons qui jouent ce spectacle hors du temps et des dimensions m’y ont souvent fait penser). Cependant, l’atmosphère générale est à la mélancolie, à la désespérance. Dezoteux aurait-il su, (a-t-il voulu ?) tirer une leçon ? Le sûr est que cette nostalgie est signifiante.
Spectacle donc hautement professionnel et quasi-parfait, fonctionnant sensiblement et porteur d’un message (même si on est triste de croire savoir le lire). Cette troupe est sûrement à suivre.

17.12.79 – Il y avait une fois à Bordeaux une compagnie théâtrale qui avait des idées et pas d’argent. Elle éprouvait à tel point sa précarité qu’elle s’était appelée LA COMPAGNIE DU JOUR OU ON JOUE. Et il y en avait une autre qui n’avait pas beaucoup d’imagination créatrice, mais qui avait un petit peu de sous parce que la municipalité du bon Maire Chaban-Delmas lui dispensait une petite manne en raison de son activité en milieux jeune et scolaire. Celle-là s’intitulait THÉATRE DE LA SOURCE. Un sens aigu du « politique » les a incitées à s’unir opportunément au moment où la ville réfectionnait les ENTREPOTS LAINÉS, ce qui leur a permis de partager le gâteau de ce lieu polyvalent avec le C.D.R. et SIGMA.
Elles présentent ce soir, la Première à 19 h, la deuxième à 21 h 30, les fruits de leur travail en commun, et disons tout de suite qu’il est clair que si les moyens (camion, sono, projecteurs et même comédiens) ont été mis dans un blot, ce n’a pas empêché chacune de conserver sa personnalité, son originalité. C’est certainement la première, évidemment plus « intellectuelle » -n’y retrouve-t-on pas le Coconier, qui avait en faculté soutenu une thèse sur le Magic Circus ?- qui a inventé le titre commun de FARTOV ET BELCHER du nom des « savants » cités par Lucky dans EN ATTENDANT GODOT. Son spectacle, TRAIN FANTOME, n’a rien à voir avec son titre. C’est un collage qu’une certaine logique lie de tableaux en tableaux par le biais d’une émission imaginaire de TV, mi-APOSTROPHES mi-MASQUE ET LA PLUME, où trois écrivains ayant tous trois consacré un ouvrage à un certain Harcourt en discutent, conduits, bien sûr, par un meneur de jeu pervers.
Nous ne faisons qu’entendre cette « improvisation » , qui sert à meubler les noirs, mais elle est désopilante et c’est grâce à elle que se dessine l’image d’un homme fondateur du « Parti Populaire Purifié » qui fut un politicien et un mystique (mais lequel avant l’autre ?) et dont on n’est même pas sûr qu’il soit mort, car il s’était jeté dans les chutes du Niagara et n’avait pas reparu, mais n’était-ce pas une disparition voulue ?
Inexplicablement , ce gourou m’a fait penser à Garaudy. Mais ce sont sans doute davantage les meneurs de sectes indo américaines qui l’ont inspiré. Quoi qu’il en soit, nous avons devant nous un espace neutre, que délimite en fond un dispositif à trois étages coupé également dans le sens de la hauteur en trois, ce qui donne neuf « boîtes living theatre » qui servent tour à tour d’écrans pour projections et d’aires de jeu compartimentés. Certaines scènes sont très inspirées, comme celle des trois hommes sur un banc qui cherchent à croiser les jambes dans le même sens. (On est presque là dans l’univers des Maclôma). D’autres sont drôles, mais pas d’un très haut niveau, comme celle de la T.V. qui montre en direct un reportage sur un jeune homme sautant du troisième étage de la Tour Eiffel, et que Scoff aurait pu intégrer à son modeste CAUSE À MON CUL… ! D’autres sont un peu ésotériques, comme celle des deux types qui ont entendu frapper, chacun croyant que c’est l’autre et en vérité ce n’est ni l’un ni l’autre, et ils poursuivent un dialogue de sourds, provocateur peut-être, mais sûrement ennuyeux.
L’ensemble manque de « filling ». Les enchaînements n’ont pas été assez pensés. Mais c’est, cela dit, un spectacle très intelligent, extrêmement drôle en moyenne, tout à fait assumé techniquement et joué avec humeur et professionnalisme. Il n’y manque que la folie pour devenir tout à fait satisfaisant. Il y manque peut-être aussi que l’aspect « collage » qui a servi à le concevoir soit maintenant épuré de tout ce qui, de près ou de loin, n’a pas trait au personnage de William Harcourt. Je suis sûr que s’il était davantage centré, le spectacle prendrait une meilleure signifiance contemporaine, et, de farce gentille encore un brin « taupine », s’élèverait vers un niveau plus « national ». Ah Messieurs, l’ANECDOTE !... n’oubliez pas l’anecdote !...
L’autre troupe, où l’on retrouve les mêmes acteurs plus d’autres, plus deux  filles, nous plonge dans un tout autre univers, ma foi rafraîchissant, puisque c’est celui de l’aliénation et du premier degré. Ici, point de montage collectif dont le résultat est le produit des fantasmes de chacun. Un tâcheron de la mise en scène est descendu de Paris. Et  ce personnage a fait avec un découpage du Château des Carpates de Jules Verne, réalisé par un certain Daniel Compère, un spectacle complètement conventionnel en forme de tranche de bifsteack saignant, ou les acteurs ont été dirigés en style « décentralisation », avec une musique de film d’épouvante hollywoodien à l’appui. Des choses comme ça, il en faut pour donner des cauchemars aux enfants, mais elles ne valent pas 550 Kms pour venir les voir.
Heureusement, il y avait LE TRAIN FANTOME. LA COMPAGNIE DU JOUR OU L’ON JOUE mérite qu’on la suive avec attention. Tiendra-t-elle ses promesses ? Attention : si elle sombre dans l’autosatisfaction, elle est perdue. Il lui manque quelque chose. J’y songe : c’est peut-être bien d’avoir conjugué ce que chacun de ses membres ressent  intimement face à notre monde. Hors cette enquête, elle demeurera SUPERFICIELLE.

Publié dans histoire-du-theatre

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