Du 17 janvier au 1er avril 1978
17.01.78 – 18 h 30. Quand t’as une guitare, il te faut un ampli, et c’est cher un ampli, et t’as pas envie de bosser. Tu penses à faire un casse mais t’es pas doué, tu te fais casser la gueule par un pédé qui a fait du Karaté. Alors quand un copain de terrain vague te proposera de débiter de la came qu’il te fournira moyennant un bon bénef, après un baroud d’honneur, tu accepteras.
Et puis tu y tâteras toi-même, de l’herbe d’abord et puis de la piquouse. Et quand ton patron voudra te faire tâter des effets du manque, tu le corrigeras en lui infligeant une overdose à le faire crever, et toi-même t’iras t’empaler dans un arbre avec la moto que tu lui auras piquée.
J’essaye, en employant ce style, de rendre compte de celui de PUNK RATS. Le nommé Captain Cook, qui signe cette tranche de vie des temps modernes que Charlie Hebdo juge « plus de saison politiquement que du Brecht révisé », a, en vérité, le langage beaucoup plus vert et les deux acteurs mis en scène par Daniel Captagon s’expriment « à l’adolescente », c’est-à-dire en se flanquant des gnons et en jouant à la guéguerre.
Le milieu social d’un des garçons est montré par un petit film d’amateurs qui a pris autour d’une table une banale famille d’ouvriers en train de manger du boudin à la purée. On ne sent pas très exactement d’où sort l’autre (le fournisseur).
Il est sûr que PUNK RATS montre une faune de loulous qui existe. Le cinéma est plein de ces petites frappes. Laissons-lui le monopole de cette manne : des manieurs occidentaux de chaînes de vélos aux hooligans de l’Est, toutes les sociétés répressives secrètent de ces petits voyous qui font les titres de DÉTECTIVE ou de MINUTE, selon que l’anecdotique ou la politique l’emporte. Leur existence aide la police à justifier ses renforcements. Les exhiber au théâtre n’est pas UTILE. Ceux qui pourraient tirer leçon de la tragédie qui les achève ne vont pas dans les théâtres. D’ailleurs la leçon n’est pas exemplaire : l’overdose administrée n’est pas accidentelle et il n’y a pas que des voyous qui se tuent en moto. D’un autre côté, tous les fanas de la guitare électrique ne sont pas des lopettes. Bref, les bonshommes sont des cas particuliers.
J’ai songé à Granier - Roth. Ils ne rejoignent pas l’universel. Ils n’apportent pas non plus quelque chose de neuf.
Non utile, le spectacle est-il divertissant ? Oui, assez. Il y a quelques bonnes répliques. On se marre parfois. Le film est signifiant à souhait. La musique résonne bien fort, comme il convient. On ne s’ennuie pas. Mais si ça durait plus qu’une heure, on se lasserait vite.
Revenant au film, je confesse n’avoir pas bien compris le sens de certaines images à l’envers.
Les meilleurs moments du spectacle, c’est quand les types se cament. Ils ont alors une amusante façon de jouer en sautillant.
19.01.78 – Curieusement, PARADE, de Jean Bois, ressemble à JACKY PARADY (les moyens du THEATRE DE LA VILLE en moins). La dame en rose ici n’est pas la MORT mais le REMORD, incarné par une « comédienne » venue chercher du boulot dans la boîte de Pigalle où opère Evanescente de Pigalle, travesti. Une gouine pocharde tient l’établissement ; elle est sœur du Muel de Ribes, avec poigne. L’univers du spectacle est le même. Et de même le héros vit son Présent avec un passé qui lui colle aux pieds ; Anouilh pour Anouilh, j’aime mieux Jacky qu’Evanescente, car son chemin pour en sortir est quand même plus sain. Le dérèglement sexuel de Bois rapetisse le propos, quoiqu’il nous vaille une scène assez jolie entre la maman et le fils prodigue, quand elle découvre la voie suivie par l’enfant monté à Paris avec une place de manutentionnaire. Surtout, Ribes référencie son héros au Fond du problème politique de notre temps. Bois semble n’avoir pas d’autre univers que le sien propre. Il ne jette aucun regard sur le Monde. Alors, à part l’amusement ressenti à le voir jouer les Mirabelles, avec excès d’ailleurs, que me reste-t-il de la soirée au THÉATRE CAMPAGNE PREMIÈRE ? Le sentiment qu’un soir où, à la T.V., on avait le choix entre CHANTONS SOUS LA PLUIE et MONSIEUR VERDOUX, il était bien dommage d’être sorti !
25.01.78 – Eh bien, il aurait mieux valu rester sur le souvenir.
CRIPURE, repris par le Théâtre National de Marseille dix ans (quinze ans ?) après sa création par la jeune compagnie de Cothurne à Lyon, a perdu sa force émotionnelle. L’anecdote qui m’avait paru limpide en ce temps m’a semblé obscurcie. La spectacle baigne dans le flou et Marcel Maréchal le traverse de part en part en vieux Monsieur fatigué… et absent. Comme d’habitude, j’ai trouvé Tatiana Moukhine exécrable : seule la misogynie des hommes a pu créer la carrière de cette horrible mégère qui phrase tout comme si elle était ivre en permanence. (d’ailleurs n’est-ce pas le cas ?) Cela dit, l’ESPACE CARDIN est peut-être pour quelque chose dans ce non fonctionnement affligeant.
27.01.78 – La semaine semble consacrée aux ringards : Terzieff a repris ZOO STORY (d’Albee) au Lucernaire. On sait le sujet : au Park, à New York, un paisible flâneur goûte les joies de la lecture assis sur un banc. Il est l’objet d’une agression verbale de la part d’une grande graine de jeune vaurien qui cherche la communication et qui tient à lui raconter ses démêlés avec le chien de sa propriétaire, sa vie dans le taudis qu’il habite, la visite qu’il vient de faire au zoo. L’inquiétant personnage, l’abusif écorché, cherche finalement la bagarre physique, mais son dessein réalisé n’est pas de tuer, mais de se faire tuer. Le bourgeois sera traumatisé, culpabilisé.
Terzieff joue l’agresseur en adolescent attardé. J’ai trouvé bien agaçant le jeu tout fabriqué, tout truqué, de ce quadragénaire qui veut nous faire croire qu’il est la réincarnation permanente de Dostoïevski.
Pascale de Boysson et Gamil Ratib jouent en lever de rideau BOITE MAO BOITE. Tandis qu’une bourgeoise débite des fadaises sur le pont d’un navire en route vers l’Asie qui transporte aussi une vieille (et touchante) pauvresse abandonnée de tous, Mao distille quelques-unes de ses pensées. Le contrepoint des trois voix (voies) plus une quatrième, off, est assez saisissant. Face aux autres, qui sont angoissés et incertains, Mao offre de lui l’image de la certitude. Il n’en apparaît pas moins aussi SEUL que les autres. Son discours est tout autant un monologue.
31.01.78 – Mireille Laroche me fait songer à la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf : du haut de ses vingt-quatre printemps, elle n’hésite pas à s’attaquer, avec le PETIT MAHAGONNY de Brecht / Kurt Weill, à un monument de difficultés. Et elle ne réussit pas si mal. Au niveau d’un exercice de mise en scène pour la sortie d’une école d’apprentis du théâtre, on pourrait mettre une mention « Bien », l’annotation « élève à suivre ». Hélas ! en ce pays, on n’a pas le droit à l’essai à peu près réussi. Ainsi le veulent les lois économiques. Et je suis pessimiste quant à l’avenir de cette entreprise trop ambitieuse. René Gonzalez n’aurait pas dû y prêter son Théâtre Gérard Philippe.
L’argument de MAHAGONNY est mince. Trois putains ne sachant pas où aller, poursuivies par les polices derrière elles, décident de s’arrêter, là où elles sont, quelque part en Alabama, et de fonder une ville qui sera vouée au jeu et aux plaisirs. Le point de départ est séduisant. Mais après, il ne se passe pas grand-chose. MAHAGONNY n’est pas un Lehrstück. Brecht n’a pas tiré de « leçon exemplaire ». Il a prêté sa plume à un « musical ». C’est Kurt Weill qui compte, et alors là, le spectateur d’aujourd’hui bute sur une évidence : à part deux songs célèbres (« O moon of Alabama » et « Comme on fait son lit on se couche »), la partition ne vaut pas tripette. Elle sent son 1935 à pleines gammes. Elle date. C’est une espèce de pâte américanisée, molle et dissonante, qui, de surcroît, exige d’excellents instrumentistes et de belles voix. Femme de « théâtre », Mireille Laroche n’a pas vu le piège : son « orchestre » est médiocre. Et ses acteurs ne chantent pas mal, mais ils ne sont pas chanteurs professionnels et ça se voit. Elle a dû d’ailleurs le sentir puisqu’elle a, en renfort, engagé une cantatrice. Cette dernière malheureusement ne s’intègre pas à l’action.
Ajouterai-je que le dispositif tout en escaliers (on pense aux BURGRAVES de Vitez) est d’une lourdeur inutile et d’une laideur grave. Il ne SIGNIFIE rien de lisible. Il enferme la mise en place et la mise en espace dans des trajectoires obligatoires, inrenouvelables. Piège encore, dont l’ancienne assistante de Valverde aurait dû se garder en se souvenant d’OTHELLO ! Elle s’est enfermée dans un carcan qui l’a empêchée de montrer son imagination, de donner libre cours à sa verve.
Reste une question : de Beckett à Pinter et de Pinter à Brecht, la « grenouille » est ambitieuse, mais ses choix ne sont pas jeunes. Est-ce par goût ? Par manque d’audace ? J’aime les équipes, les réalisateurs, qui vont avec leur temps. Ce n’est pas le cas de Mireille Laroche. Je lui pardonnerais plus volontiers ses erreurs, et je signerais de meilleur cœur des pétitions pour elle (quand on me le demandera dans quelques temps, je crains !) si je la sentais plus actuelle, d’aujourd’hui en somme.
06.02.78 – J’ai vu, bien sûr, au cours de mon existence, des flopées d’UBU ROI, et dans toutes les langues. Je dois reconnaître à celui de Peter Brook le mérite de la lisibilité. Oui, cet UBU ROI-là est clair, facile à comprendre. Les acteurs en font des kilos, mais dans le réalisme. Ils n’ont pas cherché midi à quatorze heures ni à infléchir l’œuvre. Chacun est parti de la psychologie du personnage qu’il incarnait. Chacun joue vrai, et du coup, la pièce, délivrée des injections signifiantes dont on l’appesantit généralement, sort pour ce qu’elle est : une joyeuse pochade de lycéen.
(N’oublions jamais que le « Pouvoir » fustigé par Jarry n’était rien d’autre que celui d’un professeur de son lycée !)
Plus intéressante est la présentation (qui suit) d’UBU ENCHAINÉ. Écrite dix ans plus tard, cette oeuvrette pataphysique est une croustillante fantaisie sur « la liberté » en France à l’entour des années 1900. Le paradoxe y est manié à pleins tubes et si le style est moins brillant (en fait, l’adolescent pratiquait, sans doute à son insu, très efficacement la rupture de ton et en tirait, par surprise, des effets comiques, tandis que le jeune homme pond des dialogues plus élaborés mais moins heurtés), le contenu est plus virulent.
Encore que la « contestation » ne dépasse pas le niveau d’un sketch de cabaret.
Brook a utilisé très peu de moyens pour ces exhumations. C’est un spectacle de tournées qui peut se jouer n’importe où. Sa troupe est une véritable tour de Babel où les accents divers se choquent les uns les autres.
Pourquoi avoir repris ces classiques au vitriol émoussé ? Question à dix Francs !
09.02.78 – L’univers décrit par Pedro Vianna dans le DECRET SECRET est carrément kafkaïen. Mais ce Kafka-là existe aujourd’hui. Il est réalité dans le Brésil des Généraux. Du moins l’auteur, brésilien lui-même, l’affirme-t-il. Le sûr, c’est que les « décrets secrets » existent. Ils permettent au Pouvoir d’éliminer les opposants au prix d’une simple parodie de « justice » militaire. Vous me direz : pourquoi se fatiguent-ils à ce cérémonial, à cette caricature de légalité, puisque la sentence est prononcée d’avance ?
Et n’a-t-on pas entendu parler d’exécutions plus expéditives, voire d’assassinats discrets ? Le fascisme a-t-il besoin de cet encombrement de juridisme aliéné pour appliquer ses sentences arbitraires ?... Eh bien, connaissant un peu le Brésil, je crois que les structures mentales de ces Portugais Catholiques, pétris de Jésuitisme, sont capables d’engendrer de telles aberrations.
De même, l’œuvre montre à quel point NUL, dans ce pays, n’est à l’abri de la lettre de cachet. La victime de l’oppression montrée n’est pas un opposant : c’est une lavette de professeur d’histoire à la dévotion du système. Sa servilité est mal récompensée.
Il n’est pas victime d’une erreur, mais d’une interprétation erronée d’un acte simple qu’il a commis. Tout est donc absurde et bien mis en scène par Claude Mercutio. Tout. Y compris le fait qu’il nous conforte dans notre bonne conscience de Français à qui ça ne pourrait pas arriver. On nage dans l’exotisme. C’est chez d’autres que cela se passe et, d’accord, Pedro Vianna jette un cri sur SON Brésil, c’est normal, mais il nous montre SON fascisme comme une curiosité, il nous en montre un aspect qui frise la démence.
Cet attachement à ce qui est particulier, ce qui distingue ce fascisme-là, l’ÉLOIGNE de nous, et c’est très rassurés sur notre sort que nous quittons le théâtre. Même pas apitoyés sur la « victime », puisque c’était un salaud, et qu’apparemment elle va s’en sortir. Pedro Vianna a voulu ce happy end… A-t-il eu raison ?
14.02.78 – Trois jeunes femmes, proches du Théâtre Ecole de Montreuil, ont constitué en 1977 une « troupe » intitulée : LA MAUVAISE HERBE. Leur carrière passe par la fête de l’Huma et l’aventure du Théâtre des deux Portes.
Les voici pour quelques jours rue Würtz, au fond du 13ème arrondissement, jouant dans la confidence un spectacle sur le troisième âge : TROIS PETITES VIEILLES ET PUIS S’EN VONT.
Masquées, elles ont travaillé l’expression corporelle et donnent bien le change : chacune de ces aïeules a sa silhouette et surtout SA DÉMARCHE. (au sens manière de se mouvoir comme au sens : appréhension des jours). Le travail, on le sent, a été rigoureux et la soirée est « sans concessions ».
Les journées vécues par les trois pensionnaires d’hospice (2e étage, ce n’est pas encore tout à fait l’antichambre de la Mort, celui-là est au 3e, ou peut-être plus haut, « on ne sait pas ») sont montrées vives à l’aurore, quand les forces ont été reconstituées par le sommeil, puis de plus en plus alanguies jusqu’au tricot du crépuscule dans lequel on pique du nez. À ces moments-là, le spectateur risque d’en faire autant. Heureusement, il est ranimé par le réveil suivant (qui ne sera pas tout à fait semblable au précédent, le répétitif introduisant à chaque fois des éléments d’évolution). La fin, avec sa vision onirique de chemins allant vers le Paradis, devrait plaire à des âmes chrétiennes.
En fait, c’est un spectacle presque parfait. Car les moments d’ennui qu’éprouve le voyeur assis dans la salle sont bien sûr voulus. Il s’agit de faire passer le vide des existences prolongées.
Reste que l’ennui est l’ennui et qu’il est ennuyeux. Reste aussi que le constat, qui n’est pas dénonciation (tout le monde est très gentil à l’hospice, les vieilles ne se plaignent pas et d’ailleurs elles reconnaissent que leurs hôtes « ont beaucoup de travail »), ne débouche sur aucune proposition. Ceux qui ignoreraient comment c’est, sont informés, c’est tout. Hors du réalisme. Loin du sordide. Et puis, dans la résignation. Hors de toute mesquinerie, de toute querelle.
Nous sommes conviés à nous attendrir, peut-être à nous apitoyer. Pas « à faire quelque chose ». MAIS Y AURAIT-IL QUELQUE CHOSE À FAIRE ?
15.02.78 – A un mois d’élections qui font grand tapafge, Rétoré ne manque pas d’air d’avoir repris au TEP le NEKRASSOV de Sartre.
La pièce tourne un peu court sur la fin (certainement bâclée), mais dans l’ensemble elle a gardé une grande jeunesse et la dénonciation des méthodes d’action d’un grand journal « gouvernemental » y est menée rondement, clairement, efficacement. Au niveau de la mise en question de l’information « libre », le rappel est opportun.
C’est un certain Georges Werler qui a fait la mise en scène. Son nom est à retenir, car il a su présenter de façon moderne une œuvre que j’allais voir en pensant : le contenu prime la forme. Eh bien non, ils vont ensemble : ce théâtre presque de « boulevard », avec ses « mots d’auteur » et son ignorance de la distanciation, nous est servi au premier degré avec un rythme soutenu (la scénographie est d’André Acquart et il faut le féliciter pour ses lestes changements de décor). Sur 3 h 20 de spectacle, c’est à peine si on s’ennuie un quart d’heure en deuxième partie, quand Sartre tire laborieusement les ficelles de son dénouement.
Je suis assez curieux de voir comment nos journalistes vont commenter ce pavé dans leur mare.
18.02.78 – « L’événement de la saison » (La presse unanime) : c’est ainsi que le théâtre Marie Stuart annonce GOTCHA, pièce anglaise de Barrie Keefe, mise en scène et adaptation de Jean-Christian Grinevald.
Après PUNK RATS, on peut penser que cette salle se fait une spécialité dans l’adolescence qui a du mal à muer. Ici, c’est un môme de seize ans mal noté, sans perspectives, désespéré, qui saisit une occasion pour se venger de professeurs dont il éprouve l’indifférence et dont il pressent la médiocrité. Enfermé avec eux dans un local où est entreposée une moto, il menace de faire sauter celle-ci avec une cigarette allumée.
Il ne réclame RIEN. Cette prise d’otage lui sert à expérimenter son POUVOIR. Elle est pour lui aussi l’occasion d’un dialogue avec des supérieurs qui l’ont toujours méprisé et que la PEUR transfigure. En vérité, on peut se demander ce qui a le plus intéressé l’auteur, son jeune héros, ou ses trois « victimes », le prof’ de gym con et sa maîtresse qui enseigne aussi au collège (idylle à la sauvette, minable, et c’est d’ailleurs au moment où l’homme , marié et père, veut rompre, que le gamin surgit), et puis le proviseur de l’établissement appelé à la rescousse (et qui est joué avec beaucoup de plausibilité par François Marie). Le jeune homme sert de révélateur à ces adultes soudain dérangés de leur confort. Il manie, avec ses allumettes, le scalpel psychologique, amusé, curieux, des réactions qu’il obtient chez ses patients d’un jour, lui-même au fond du gouffre ne quémandant au bout du compte que de l’ESPOIR. Sous le loup, il y a un malheureux qui ne voit en face de lui qu’une vie minable. Que lui importe, dès lors, après son coup d’éclat, de disparaître de cette terre déchiqueté, réduit à néant ? C’est ce que comprendra la seule femme de la pièce.
Qu’éprouvera-t-elle ? De la pitié ? De la compréhension ? Un petit coup de cœur pour ce jeune mâle soudain devenu intéressant ? Toujours est-il qu’elle obtiendra ce que ni les menaces, ni les prières, ni les exhortations des autres n’avaient pu : il se désarmera lui-même. Horrible sera le comportement alors des deux hommes reprenant le POUVOIR en oubliant (le sportif surtout) la DIGNITÉ.
Le spectacle, mené avec violence et suspense, est efficace. En un temps où les prises d’otages ne sont pas rares, de telles œuvres pourraient proliférer. C’est en or : l’angoisse coule de source. La brutalité s’impose. Le spectateur se demandera toujours : pourquoi fait-il ça ? (l’agresseur) et sera intéressé, voire apitoyé, à le découvrir. Voyeur ne risquant rien, il s’amusera à voir se dégonfler les victimes. Quoi de plus cocasse qu’un Proviseur soudain projeté au bas de son socle ?
J’ai partagé « l’unanimité de la presse », c’est-à-dire que j’ai marché. La démarche n’en est pas moins COMMERCIALE pour autant. Il est cependant salutaire de faire rêver les gens sur une société qui secrète de tels pantins chez ses chefs, de tels désespoirs chez ses jeunes. Ce commerce est donc du bon commerce.
20.02.78 –À l’âge de Jean-claude Fall, j’aurais peut-être eu l’idée de monter LA THÉBAÏDE ou LES FRÈRES ENNEMIS, la première tragédie de Racine, la moins bien ficelée, la plus cornélienne, mais contenant déjà des beautés prometteuses et, à défaut de finesse psychologique, un débat sur le thème du POUVOIR dont on peut admirer que Louis XIV l’ait toléré.
Quelle joute anachronique : Etéocle et Polynice s’entretuent pour régner. Créon, traître et perfide, tirant les ficelles de combinaisons à longue échéance, ne rêve que de régner. Une longue théorie de cadavres lui apportera la réalisation de son rêve (au prix, entre autres, de la mort de ses deux fils). Mais que veut dire REGNER ?
Être le premier, le chef absolu. Pour quel dessein ? Aucun. Le peuple, vile populace, est méprisé de tous. Le drame est familial. Seul Etéocle pense aux Thébains. Mais seulement comme moyen de pression sur les autres protagonistes.
De toute manière, TOUT est écrit d’avance, puisque ce sont les dieux qui décident. Singuliers dieux qui ont fourbi eux-mêmes le crime dont Jocaste et Œdipe se sont rendus coupables, et qui poursuivent leurs descendants implacablement, comme s’ils étaient pour quelque chose dans leur destin. Il est vrai que la Mort a peu d’importance. Je ne peux, aujourd’hui, que regarder avec étonnement cette philosophie de l’Homme ver de terre où se rejoignent les conceptions de la Fatalité grecque et de l’Humilité judéo-chrétienne. POUAH !
D’Où venons-nous, grands Dieux ?... Et comme ils sont coupables, ceux qui ont aliéné notre sens de l’Homme Homme. Nous surgissons à peine de deux à trois millénaires d’épouvantable obscurantisme. Cela me paraissait éclatant en assistant à ce spectacle dont la lenteur, la rigueur, donne au public de bons moments pour penser.
Rendons hommage à Fall : il a remarquablement éclairé l’intrigue. Il a aussi bien fait ressortir l’aspect « amour de la patrie » (c’est-à-dire du petit coin de terre où on est né) qui meut les paysans habitant cette bourgade nommé Thèbes que Sophocle nous a fait prendre pour un haut lieu de civilisation. Pieds nus, vêtus de gris ou de toile écrue selon qu’ils sont d’un camp ou de l’autre, ils partagent cette dévotion pour la Terre… et pour la notion de « chez soi ». Ces « rois » seront des chefs de clans.
L’alexandrin n’est pas toujours parfaitement transcrit par les acteurs. Mais qu’est-ce que ça peut foutre : de toute manière, LA THÉBAÏDE n’est pas très bien écrite. Ce n’est pas de la « musique » comme PHEDRE. Il y a des redites et des tournures répétées. On n’est pas dans le parfait.
Bref je n’ai pas regretté ma soirée. Un peu d’archéologie de temps en temps ne messied point, et comme celle-ci couvre deux pôles essentiels de nos « racines » (sans jeu de mots), elle n’est pas inutile. Je crois que Fall l’a montée avec un œil critique. Est-ce lui qui a gommé « la grandeur » ? Ou bien, n’existait-elle pas dans l’œuvre ?
22.02.78 – J’espère que je n’ai pas donné de mauvais conseils à Mehmet. À la fin de la première de ses LÉGENDES À VENIR (reprise) à Pau, il me demandait si je ne trouvais pas ça vieilli, et bien sûr, je l’ai rassuré. Mais « quelque part », je sentais qu’il avait raison et je crois que je sais pourquoi : ce n’est pas que les admirables poèmes de Nazim Hikmet, enrichis de quelques lignes de Neruda et de Ritsos, aient perdu (hélas !) de leur actualité ni que leur chanson soit moins envoûtante. Mais Mehmet nous a habitués, depuis LE NUAGE AMOUREUX, à travailler avec une « matière », un objet » dominant, partie « essentielle » du spectacle, et l’on éprouve que cet élément MANQUE dans LES LÉGENDES.
Il ne manquait pas en 72 quand le jeune immigré nous arrivait avec ses magnifiques images issues de ses racines, et sa musique si typique. Il manque à présent parce que le bougre nous a rendus exigeants. Et je m’interroge d’ailleurs : pourquoi, reprenant le spectacle non servilement d’après un cahier de régie ancien, mais en le re-nourrissant, n’a-t-il pas cherché à repenser l’environnement ? Car c’est le point faible : ce qu’on entend est superbe. Ce qu’on voit l’est aussi quand il s’agit de ce que font les artistes. Et c’est encore le cas quand les masques, les poupées apparaissent. Mais que l’écran du fond est donc sale, et que les panneaux qui l’encadrent (c’est de la récupération de Chile Vencera) sont LAIDS ! Je sais bien que Mehmet n’a pas d’argent. Je sais bien aussi que LÉGENDES À VENIR est une transplantation de « théâtre de rue » et que la rue s’ « environne » elle-même. Sans doute, mais, pour répondre au point 2, ce théâtre de rue mis sur une scène de salle conventionnelle n’est plus tout à fait du théâtre de rue, et je doute d’ailleurs que beaucoup de moments de la soirée l’aient jamais été. Quant au point 1, je ne sais pas, mais il me semble que quelques filets tombant des cintres, quelques fourches et instruments oratoires (je ne parle QUE de ce qui SERT effectivement) auraient pu être disposés à notre vue et maniés de même, au lieu de venir de la coulisse quand on en a besoin. C’eût été un minimum. Et je donne l’idée comme telle. On n’en est pas à requérir de l’imagination, mais, comme on dirait à l’école communale, du SOIN !
Cela dit, ne nous égarons pas : LÉGENDES À VENIR est une « poétique ». Les poèmes (on serait tenté de dire : les numéros) n’ont pas de liens entre eux. C’est ce que les Allemands appellent : « une BUNTEABEND », c’est-à-dire une « soirée colorée ». Que les couleurs soient plus ou moins vives est normal. Et certaines sont TRÈS FORTES, poétiquement, et TRÈS DÉRANGEANTES, politiquement.
Aux sketchs connus, (les sardines venant à bout du requin par leur union ; l’agneau prenant des forces et finissant par devenir loup face à un berger abusif et cruel ; la lune amoureuse de la mer et dérangée par un nuage etc…) s’en ajoutent de nouveaux, fables exemplaires, comme celle de l’homme qui voulait faire le bien et qui finit sous une montagne de merde. L’univers n’est pas « bourgeois ». Il ne convaincra jamais ceux-ci. Mais il parle à l’imagination des humbles (… et des intellectuels !). Le beau s’allie à l’utile. Avec tout un bestiaire très joli, fait de poissons plus malins petits que gros, de corbeaux amis des céréales et trop amis de l’homme qui leur voulait du bien, de moutons et de loups-garous.
La nature baigne l’œuvre de Nazim Hikmet qui n’est jamais didactique sans contrepoint. C’est à ça qu’on le reconnaît immédiatement quand ses phrases surgissent après celles d’autres. Son génie est irremplaçable et Mehmet est inégalable pour l’illustrer. Le pléonasme colle si bien à l’œuvre qu’il devient prolongement. Ces moments où l’homme de théâtre donne la vie au poète sont admirables… et remplissent quand même au moins soixante-dix minutes sur cent. Alors ne soyons pas trop chiens. LÉGENDES À VENIR reste dans l’ensemble un magnifique spectacle.
Dans ce genre d’entreprise, la « présence » des acteurs est essentielle. Parmi ceux qui accrochent, il faut citer Dido Lykoudis (qui vaut largement Arlette Bonnard), Patriniani et J. F. Delacour. Parmi ceux qui n’en ont pas, Keriman Ulusoy et la nouvelle recrue, Micheline de je ne sais quoi. Les autres « passent »… On les écoute.
24.02.78 – Dans le premier quart du XX ème siècle, L’Europe a eu un peu partout ses poètes subversifs et l’Espagne a eu Valle Inclan. Interdit en permanence par les dictatures, il ressurgit aujourd’hui et les Madrilènes lui font enfin le sort d’un prophète dans son Pays.
À Paris, nous avons vu les DIVINAS PALABRAS montées par Garcia et la Compagnie Nuria Espert. Leurs génies avait « actualisé » l’œuvre. Ce n’est pas le cas de Manuel Collado de la Compagnie Maria Jose Goyanes qui présentent au joli théâtre Maria Gaerrero deux oeuvrettes : LA FILLE DU CAPITAINE et LAS GALAS DEL DIFUNTO.
L’antimilitarisme, l’anticonformisme, l’absurde enfin découvert, font la joie d’un public longtemps sevré qui ne se rend pas compte que la « production » a quarante ans d’âge ! Les décors, toiles peintes pimpantes et gaies, sont d’un réalisme total. Le jeu des acteurs, pas jeunes dans l’ensemble, l’est aussi, jeu de farce appuyée, sans beaucoup de rythme, avec des gags et des mimiques au premier degré. On a envie de dire à ces apprentis de faire appel à un Michel de Ré : rappelant ses souvenirs du QUARTIER LATIN, du temps où il s’intéressait à la bande à Bonnot, il pourrait les aider à gagner du temps pour trouver l’esprit de ce théâtre proche de celui de Vitrac. Curieusement ici, on a l’impression que le metteur en scène ne s’est intéressé qu’aux saluts. Alors que le reste est mou, ceux-ci sont vifs, alertes, cocasses.
28.02.78 – Plus j’avance en âge, et plus j’éprouve un hiatus grandissant entre une certaine Culture et moi. Dussé-je me faire accuser d’appartenir à une secrète « bande des quatre » française, je le confesse, je ne vois dans LE PAIN DUR de Claudel qu’une vieillerie sans utilité ; et je ne comprends pas qu’une équipe dynamique, de gauche et de bonne volonté, ait pu avoir seulement l’idée de l’extraire des poubelles de l’Histoire. Je sais bien que les politisés me répliqueront qu’il y a dans l’œuvre une description sans complaisance du « Pouvoir de l’Argent » sous Louis-Philippe. Ce pouvoir est allé jusqu’à détrôner le Christ, puisque le portrait du souverain, dans la Maison de Turelure, a pris la place du sacrifié. Ouais !
Mais comme l’âpre lutte pour le pognon se passe, exclusivement à l’intérieur d’une classe de roturiers parvenus sans que jamais le peuple soit évoqué, je veux dire celui qui n’est pas parvenu, et que l’auteur ne tire aucune leçon de ce combat en vase clos, si ce n’est, quelque part, que la « vraie » noblesse, c’était autre chose, je ne vois pas ce qu’un public populaire peut tirer comme enseignement du constat qu’on lui propose. Comment passer sous silence, de surcroît, l’aspect antisémite « à la française » de l’œuvre ? Je veux dire par « à la française » qu’il n’est pas question ici de pogrom ou de condamnation. Mais, « ils » sont partout, « ils » ne sont pas étrangers à l’état d’esprit âpre au gain de cette nouvelle bourgeoisie, « ils » sont gentils et bien, mais infiltrés et leurs filles, ravissantes, ne sont pas encombrées par les scrupules moraux quand l’intérêt est en jeu. Elles peuvent même avoir des sentiments quand ceux-ci recoupent des calculs mercantiles.
Vous me direz qu’en « animations », l’œuvre est utilisable. Sans doute. De bons exégètes peuvent la prolonger de débats exemplaires sur la société louis-philipparde. Voire expliquer que les grandes familles d’aujourd’hui sont tout aussi dégueulasses que leurs ancêtres. Soit ! Reste qu’un spectacle est tout en SOI, que moi je n’ai pas bénéficié d’un débat à l’issue de la représentation, et que j’ai eu l’impression qu’on me vautrait dans quelque chose de sale. Je ne crois pas à la valeur d’exaltation de la contemplation de la boue.
J’ai eu aussi le sentiment de n’être pas concerné. Monsieur l’Ambassadeur de France Paul Claudel n’a pas utilisé ses loisirs de diplomate à écrire pour moi. Grand bourgeois « racé », il s’adressait à ses pairs, à ceux qui ont érigé le MÉPRIS et la MORGUE en forteresse.À ceux-là même qui, aujourd’hui, à Neuilly, (selon la presse) font barrage à Hersant sous le prétexte qu’il y a du bon et du mauvais fric. Il s’agissait de se gausser ENTRE GENS DU MEILLEUR MONDE, de ceux qui frappent à la porte. « Pouah ! ma chère ! Voyez leurs moyens ! Voyez comme ils s’y prennent ! Ça n’est pas vraiment « Français », tout ça ! ». (Notons d’ailleurs que sur cinq personnages, deux sont juifs et un polonais ! Ce n’est certainement pas par hasard.)
Moi, la boue décrite, je ne la vois pas d’en haut, mais comme le peuple, d’en dessous. La pièce ne m’atteint pas parce qu’elle n’est pas écrite de mon point de vue. La saleté étalée l’est par un homme qui repoussait du pied vers le bas des pantins qui osaient prétendre s’élever jusqu’à sa hauteur. Moi je serais plutôt du côté des pantins.
Donc que Dominique Quéhec ait exhumé ce drame bourgeois, riche en passés simples, me surprend. L’a-t-il bien monté ? Je n’en suis pas sûr. J’ai été frappé par la gratuité de certains déplacements inculqués aux comédiens et par l’esthétisme sans justification de certaines attitudes ou postures qu’il leur fait prendre, prolongeant le texte par des pléonasmes gestuels.
Je pense que, piégé par le style de la pièce, il aura voulu ériger en « tragédie » ce qui ne pouvait s’élever ainsi. La Juive et son père tireur de ficelles sordides, la Polonaise sans feu ni lieu, le ministre roturier du Roi Bourgeois et le défricheur de Mitidja ne sont pas des Rois ou des Princes cornéliens ! Je pense que Claudel les voyait repoussants, presque ubuesques. Quéhec a pris le parti contraire.
07.02.78 – Ronse a choisi de présenter LA LEVE de Jean Audureau dans un décor qui fait plus songer à une mine belge qu’à une place de ville.
Se référant sans doute à la confusion voulue dans LE JEUNE HOMME entre la ville de Koenigsberg et l’appartement de Kant, il a entrelacé (ce qui, sauf erreur, n’était pas ici le dessein de l’auteur) la maison de celle qui « se lève chaque matin pour chercher dans la cité les partenaires de ses jeux », et cette cité elle-même. La demeure sombre, baroque, étrange, est assez convaincante, mais j’avais rêvé « la ville » plus vaste, plus soumise aux éléments, plus vide, plus inquiétante. De même que je n’avais pas imaginé le tilbury de la Lève de la façon « vénitien moderne » qui nous est octroyée. Ce vaste dossier en plexiglas n’a aucun sens et apporte un élément anachronique injustifié. De même que la tête de mort est grossièrement symbolique.
D’autre part, si Marie-Ange Duteil campe une Lève assez conforme à l’image que je m’en faisais, je dois dire que j’avais imaginé SIX (le capitaine cocher du tilbury) comme un colosse (ce qui n’est pas le cas d’Henri Pillsbury) et Notation comme une chose érotique sentant le vice, la provocation et le sperme mal séché, (alors que l’austère Laure Guizerix donne plutôt l’impression d’une jeune nonne entre deux messes). Quant aux « deux » vagabonds, Sylvain / Sylvère, ils n’ont pas grand-chose d’errant et aucune complicité intime ne paraît les unir spécialement.
Tout ceci pour dire que Ronse ne me semble pas s’être fatigué beaucoup pour essayer de rendre possible l’étrange, mais si difficile d’accès, univers d’Audureau. Il s’est, en plus, ingénié à dédramatiser l’anecdote et, à part un coup de tonnerre qui vous réveille sur la fin, c’est à un ronronnement sans « forte » ni ruptures qu’est convié le spectateur progressivement assoupi par la monotonie.
On ne peut pas, cette fois-ci, parler de trahison (comme avec Bourseiller) ou de médiocre contresens (comme avec Debauche). Ronse a été plus honnête. En apparence. Après tout, le titre de son théâtre est sans ambiguïté : OBLIQUE. Il voit donc les choses « de biais ». Sans doute est-ce pour cela qu’il a lu et reproduit l’œuvre en diagonale. Il a comme excuse l’insolite de cette œuvre secrète qui détonne dans le contexte contemporain, et dont il est difficile de dire si elle figurera dans les anthologies futures ou si elle disparaîtra dans l’oubli de l’Histoire en mouvement. Je dois avouer que je l’appréhende, moi, avec un certain respect. Et aussi sans bien comprendre. Je reste une bête cartésienne.
09.03.78 – Alors là, on rigole : Piéplu et Seiler perdus en pleine nuit, l’un sur un lit sans fin qui semble ne reposer sur rien, l’autre tombé d’un hamac sur des infinités de boîtes de conserves vides -comment sont-ils venus ? Mystère. -Pourquoi sont-ils là ? Aucune idée –Où sont-ils ? On ne saura pas…
On ne verra de Seiler que le crâne. Piéplu apparaîtra de temps à autre sous un projecteur. Le reste du temps, ils dialoguent dans le noir… et ils sont irrésistibles de drôlerie. LA GOUTTE. C’est de Guy Foissy. Il est bien servi. Il faut dire que son texte est très professionnel. On y glisse du quotidien (quoi de plus banal qu’une goutte d’eau qui empêche quelqu’un de dormir ? Quoi de plus courant qu’un dormeur dérangé par son voisin insomniaque ?) à l’insolite avec beaucoup de naturel.
Et si les moyens déclenchant le rire découlent de recettes éprouvées, eh bien tant mieux : on est heureux de voir qu’en de bonnes mains, elles sont toujours bonnes.
10.03.78 – Si le one-man-show a toujours quelque chose de narcissique, que dire du nombrilisme de Henri Gruumann qui passe une heure à se contempler en double sur un film tourné à Trouville, qui le montre coupant le cordon ombilical d’un bébé en celluloïd né de la mer et se livrant à divers exercices sur la plage ?
Barbu sur scène, imberbe sur l’écran (ou plutôt LES écrans, car GRU GRU Ier joue joliment avec la projection, créant par moment des effets de relief qui pourraient être plus saisissants encore s’ils étaient plus minutieusement réglés) le héros est plus fellinien en chair et en os qu’en images. Il signifie un petit personnage ouvrant sur le monde un regard étonné de poète traditionnel. Ce n’est pas très neuf, mais c’est gentiment troussé et efficace. On ne s’ennuie pas. On sourit parfois. Ça n’a pas un côté très professionnel.
23.03.78 – Rufus est un clown de grande classe. Mais il n’est pas qu’un clown. Périodiquement, il abandonne le style cirque pour devenir un diseur, parfois avec sérieux. Il cherche à faire rire, mais le contenu prime.
Son numéro de one-man-show est superbement composé, et il a même la sagesse de s’offrir une partenaire, fille de cirque, qui lui permet de souffler, et aux spectateurs aussi.
Cela dit, son HÉROS NATIONAL est étiré. La première demi-heure est fulgurante. Après, cela s’essouffle. Cela manque de matière. Le fil est ténu et, à force d’exploiter le détail, on finit par n’en plus finir. Et ce n’est pas parce qu’un bon quart d’heure à la fin est consacré à racoler les applaudissements qu’une solution est trouvée au problème du « nourrissement ».
De quoi s’agit-il ? Un personnage surgit d’une trappe, une valise ruisselante à la main. Il semble paumé devant les objets et l’environnement est pour lui toujours agressif. Pourtant, le bougre s’en tire bien. Il est même singulièrement habile, par ruse, ce roublard, et il passe à côté des « accidents » avec des « effets » dignes d’HELLZAPOPIN. Il apparaîtra qu’il est investi d’une « mission » et c’est pourquoi il est un héros national. IL NE PEUT PAS Y ÉCHAPPER, c’est écrit : il devra s’immoler par le feu, comme un bonze. Cela nous vaut un beau feu d’artifice final, très Magic Circus des débuts. L’esprit de l’ensemble est celui de 68 commercialisé. Très efficacement. Un peu trop.
01.04.78 – Le talent étant la chose du monde la moins partagée, voici deux Centres Dramatiques s’attaquant à des romans, l’un présentant un « récit » passionnant, l’autre rasant le sol à force de non imagination. L’un, c’est le THÉATRE DE LA SALAMANDRE et son MARTIN EDEN que j’ai été voir à Sartrouville bien après le « tout Paris ». L’autre, c’est le CENTRE THEATRAL DU LIMOUSIN et son BRAVE SOLDAT SCHWEIK que j’ai rencontré à TUNIS au hasard d’un déplacement que je n’avais pas fait pour ça.
L’un est réconfortant parce qu’il l’est de voir en province une équipe jeune, exigeante, actuelle, l’autre est affligeant parce qu’il l’est de contempler dans notre milieu de la France une troupe fatiguée, dépassée, sans invention.
Bon, on passe quand même une soirée pas mauvaise parce qu’il y a Schweik, et parce qu’il est impossible d’en gommer complètement le contenu caustique et subversif.
Le texte est le texte et quand on se souvient de l’illustration qu’avait faite Valverde, les réminiscences aident à prendre du plaisir à certains moments. Mais que le dispositif, inutilement compliqué, est donc LAID ! Et était-il nécessaire, pour bien marquer qu’il s’agit d’un roman qu’on lit, de couper l’action pour montrer des misérables dans quelque chose qui doit être un goulag déchiffrant et annonant le livre (sans doute) clandestin ? Cette horde souffrante n’ajoute rien au propos, n’actualise pas, est tout bêtement chiante et lourdingue. Larruy, avec ce Schweik, confirme qu’il n’est qu’un balourd. Son théâtre est, a toujours été et ne sera jamais que de la série B. Honnête mais ringard.
Gildas Bourdet, (pardonnez-moi d’y revenir seulement) est d’une autre classe. Vous connaissez le texte de Jack London : c’est l’histoire d’une ascension sociale. Martin veut arriver au sommet de l’échelle, et deux voies s’offrent à lui, l’une calme, âpre et sûre : il deviendra clerc et épousera la fille du notaire, qui l’aime, avec des sentiments à la mesure de sa condition ; l’autre hasardeuse mais permettant, « si ça marche », d’aller plus haut plus vite : il écrit. Il est un « artiste » (et même au sens conventionnel de la fin du Siècle dernier puisqu’il loge dans une mansarde, est sans le sou et tousse). Il CROIT en son génie. Sa confiance en SOI n’est ébranlée ni par les critiques de son oie de fiancée, ni par l’indifférence des éditeurs. IL RÉUSSIRA, deviendra riche et célèbre, puis écoeuré par le monde dans lequel il vit, se suicidera. (Il y a dans le texte deux descriptions de suicide, l’une au début, l’autre à la fin du spectacle, et elles sont toutes deux des poèmes admirables.)
Son échec sera le contrepoint romantique de sa réussite. L’humiliation sur l’autel de sa gloire de ceux qui, au long de sa carrière, l’avaient rejeté comme ne jouant pas le jeu, ne lui paraîtra sans doute pas supportable. En fait, Martin Eden, c’est celui « qui ne joue pas le jeu selon les règles de la Société. » Il est l’homme d’Elite et le marque bien, d’ailleurs, par sa profession de foi nietzschéenne. Il croit en SOI parce qu’il croit en l’être exceptionnel et qu’il croit en être un. Son suicide, tous comptes faits, sera un acte de mépris. Comme si Hitler s’était suicidé en 1940 par dégoût d’avoir vu Pétain venir lui manger dans la main !
Gildas Bourdet n’a rien gommé de l’ambiguïté du propos. Et l’on peut même être un peu surpris, à la lecture de sa lecture, qu’il s’agisse d’une œuvre figurant en bonne place dans celles qui sont recommandées au militants du P.C.F. Il a même poussé l’humour jusqu’à décrire la scène où un journaliste qualifie Martin Eden de « Socialiste » uniquement parce qu’écoutant d’une oreille distraite un discours qu’il prononçait, il l’avait entendu prononcer le mot. (Ensuite l’étiquette poursuivra le héros). MARTIN EDEN, comme toute œuvre complexe, est riche, et le mérite de Bourdet est d’avoir intelligemment simplifié cette complexité, clarifié cette richesse, et de n’avoir pas caché qu’il le faisait avec son regard. Le spectateur est donc placé en face d’un récit apparemment facile d’accès. (Mais des clefs lui sont fournies s’il veut entrouvrir certaines portes). Ce qu’IL a aimé montrer surtout, je pense, car quelque part cela doit le concerner, c’est que les VOIES du créateur artistique ressortent d’une extraordinaire FOI en soi et d’une profonde volonté intérieure. Sans doute s’agit-il du créateur « homme seul, mais, tout groupe qu’il est, le THEATRE DE LA SALAMANDRE n’est-elle pas une troupe isolée ? Je ne lui trouve pas un air de famille avec ses consoeurs décentralisées. A mon avis, cet aspect, outre les autres, a dû être déterminant dans ce choix. Faut-il ajouter que le travail est hautement professionnel, que l’intérêt ne faiblit jamais, que le rythme est vif, qu’on s’amuse souvent ?...
UN VOYAGE EN LYBIE
Je le marque d’une pierre blanche car c’est là que j’ai arrêté de fumer. J’ai laissé mon paquet de VOLTIGEURS sur la table de nuit de l’Hôtel des Familles où j’avais mes habitudes à Tunis et je suis allé faire à l’aéroport une queue insolite parce qu’il n’y avait là que des arabes et personne ne semblait entendre un mot de français. De surcroît c’était une belle foire d’empoigne. Heureusement une dame tunisienne fort aimable m’a rendu le service que j’avais moi même rendu tant de fois à des analphabètes lors de mes déplacements entre Paris et l’Algérie. Elle a rempli en Arabe ma carte d’embarquement … et à l’arrivée, elle a rempli ma carte de débarquement. Mais là n’est pas mon propos : Je savais qu’en Lybie je ne pourrais pas boire une goutte d’alcool parce que c’était rigoureusement interdit. Et je me suis dit, car tel est mon caractère : « si tu ne bois pas, pourquoi fumerais tu ? » Dès mon départ de ce Pays, j’ai repris mon goût pour le whisky. D’ailleurs dans l’avion d’UTA (Français) l’hôtesse en proposait avant même que l’appareil ait atteint son altitude de croisière. Mais je n’ai plus fumé.. J’étais marié en ce temps là. Mon épouse a mis trois semaines avant de s’apercevoir de mon abstinence. Mon associée Monique Bertin également.
Et puis tu y tâteras toi-même, de l’herbe d’abord et puis de la piquouse. Et quand ton patron voudra te faire tâter des effets du manque, tu le corrigeras en lui infligeant une overdose à le faire crever, et toi-même t’iras t’empaler dans un arbre avec la moto que tu lui auras piquée.
J’essaye, en employant ce style, de rendre compte de celui de PUNK RATS. Le nommé Captain Cook, qui signe cette tranche de vie des temps modernes que Charlie Hebdo juge « plus de saison politiquement que du Brecht révisé », a, en vérité, le langage beaucoup plus vert et les deux acteurs mis en scène par Daniel Captagon s’expriment « à l’adolescente », c’est-à-dire en se flanquant des gnons et en jouant à la guéguerre.
Le milieu social d’un des garçons est montré par un petit film d’amateurs qui a pris autour d’une table une banale famille d’ouvriers en train de manger du boudin à la purée. On ne sent pas très exactement d’où sort l’autre (le fournisseur).
Il est sûr que PUNK RATS montre une faune de loulous qui existe. Le cinéma est plein de ces petites frappes. Laissons-lui le monopole de cette manne : des manieurs occidentaux de chaînes de vélos aux hooligans de l’Est, toutes les sociétés répressives secrètent de ces petits voyous qui font les titres de DÉTECTIVE ou de MINUTE, selon que l’anecdotique ou la politique l’emporte. Leur existence aide la police à justifier ses renforcements. Les exhiber au théâtre n’est pas UTILE. Ceux qui pourraient tirer leçon de la tragédie qui les achève ne vont pas dans les théâtres. D’ailleurs la leçon n’est pas exemplaire : l’overdose administrée n’est pas accidentelle et il n’y a pas que des voyous qui se tuent en moto. D’un autre côté, tous les fanas de la guitare électrique ne sont pas des lopettes. Bref, les bonshommes sont des cas particuliers.
J’ai songé à Granier - Roth. Ils ne rejoignent pas l’universel. Ils n’apportent pas non plus quelque chose de neuf.
Non utile, le spectacle est-il divertissant ? Oui, assez. Il y a quelques bonnes répliques. On se marre parfois. Le film est signifiant à souhait. La musique résonne bien fort, comme il convient. On ne s’ennuie pas. Mais si ça durait plus qu’une heure, on se lasserait vite.
Revenant au film, je confesse n’avoir pas bien compris le sens de certaines images à l’envers.
Les meilleurs moments du spectacle, c’est quand les types se cament. Ils ont alors une amusante façon de jouer en sautillant.
19.01.78 – Curieusement, PARADE, de Jean Bois, ressemble à JACKY PARADY (les moyens du THEATRE DE LA VILLE en moins). La dame en rose ici n’est pas la MORT mais le REMORD, incarné par une « comédienne » venue chercher du boulot dans la boîte de Pigalle où opère Evanescente de Pigalle, travesti. Une gouine pocharde tient l’établissement ; elle est sœur du Muel de Ribes, avec poigne. L’univers du spectacle est le même. Et de même le héros vit son Présent avec un passé qui lui colle aux pieds ; Anouilh pour Anouilh, j’aime mieux Jacky qu’Evanescente, car son chemin pour en sortir est quand même plus sain. Le dérèglement sexuel de Bois rapetisse le propos, quoiqu’il nous vaille une scène assez jolie entre la maman et le fils prodigue, quand elle découvre la voie suivie par l’enfant monté à Paris avec une place de manutentionnaire. Surtout, Ribes référencie son héros au Fond du problème politique de notre temps. Bois semble n’avoir pas d’autre univers que le sien propre. Il ne jette aucun regard sur le Monde. Alors, à part l’amusement ressenti à le voir jouer les Mirabelles, avec excès d’ailleurs, que me reste-t-il de la soirée au THÉATRE CAMPAGNE PREMIÈRE ? Le sentiment qu’un soir où, à la T.V., on avait le choix entre CHANTONS SOUS LA PLUIE et MONSIEUR VERDOUX, il était bien dommage d’être sorti !
25.01.78 – Eh bien, il aurait mieux valu rester sur le souvenir.
CRIPURE, repris par le Théâtre National de Marseille dix ans (quinze ans ?) après sa création par la jeune compagnie de Cothurne à Lyon, a perdu sa force émotionnelle. L’anecdote qui m’avait paru limpide en ce temps m’a semblé obscurcie. La spectacle baigne dans le flou et Marcel Maréchal le traverse de part en part en vieux Monsieur fatigué… et absent. Comme d’habitude, j’ai trouvé Tatiana Moukhine exécrable : seule la misogynie des hommes a pu créer la carrière de cette horrible mégère qui phrase tout comme si elle était ivre en permanence. (d’ailleurs n’est-ce pas le cas ?) Cela dit, l’ESPACE CARDIN est peut-être pour quelque chose dans ce non fonctionnement affligeant.
27.01.78 – La semaine semble consacrée aux ringards : Terzieff a repris ZOO STORY (d’Albee) au Lucernaire. On sait le sujet : au Park, à New York, un paisible flâneur goûte les joies de la lecture assis sur un banc. Il est l’objet d’une agression verbale de la part d’une grande graine de jeune vaurien qui cherche la communication et qui tient à lui raconter ses démêlés avec le chien de sa propriétaire, sa vie dans le taudis qu’il habite, la visite qu’il vient de faire au zoo. L’inquiétant personnage, l’abusif écorché, cherche finalement la bagarre physique, mais son dessein réalisé n’est pas de tuer, mais de se faire tuer. Le bourgeois sera traumatisé, culpabilisé.
Terzieff joue l’agresseur en adolescent attardé. J’ai trouvé bien agaçant le jeu tout fabriqué, tout truqué, de ce quadragénaire qui veut nous faire croire qu’il est la réincarnation permanente de Dostoïevski.
Pascale de Boysson et Gamil Ratib jouent en lever de rideau BOITE MAO BOITE. Tandis qu’une bourgeoise débite des fadaises sur le pont d’un navire en route vers l’Asie qui transporte aussi une vieille (et touchante) pauvresse abandonnée de tous, Mao distille quelques-unes de ses pensées. Le contrepoint des trois voix (voies) plus une quatrième, off, est assez saisissant. Face aux autres, qui sont angoissés et incertains, Mao offre de lui l’image de la certitude. Il n’en apparaît pas moins aussi SEUL que les autres. Son discours est tout autant un monologue.
31.01.78 – Mireille Laroche me fait songer à la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf : du haut de ses vingt-quatre printemps, elle n’hésite pas à s’attaquer, avec le PETIT MAHAGONNY de Brecht / Kurt Weill, à un monument de difficultés. Et elle ne réussit pas si mal. Au niveau d’un exercice de mise en scène pour la sortie d’une école d’apprentis du théâtre, on pourrait mettre une mention « Bien », l’annotation « élève à suivre ». Hélas ! en ce pays, on n’a pas le droit à l’essai à peu près réussi. Ainsi le veulent les lois économiques. Et je suis pessimiste quant à l’avenir de cette entreprise trop ambitieuse. René Gonzalez n’aurait pas dû y prêter son Théâtre Gérard Philippe.
L’argument de MAHAGONNY est mince. Trois putains ne sachant pas où aller, poursuivies par les polices derrière elles, décident de s’arrêter, là où elles sont, quelque part en Alabama, et de fonder une ville qui sera vouée au jeu et aux plaisirs. Le point de départ est séduisant. Mais après, il ne se passe pas grand-chose. MAHAGONNY n’est pas un Lehrstück. Brecht n’a pas tiré de « leçon exemplaire ». Il a prêté sa plume à un « musical ». C’est Kurt Weill qui compte, et alors là, le spectateur d’aujourd’hui bute sur une évidence : à part deux songs célèbres (« O moon of Alabama » et « Comme on fait son lit on se couche »), la partition ne vaut pas tripette. Elle sent son 1935 à pleines gammes. Elle date. C’est une espèce de pâte américanisée, molle et dissonante, qui, de surcroît, exige d’excellents instrumentistes et de belles voix. Femme de « théâtre », Mireille Laroche n’a pas vu le piège : son « orchestre » est médiocre. Et ses acteurs ne chantent pas mal, mais ils ne sont pas chanteurs professionnels et ça se voit. Elle a dû d’ailleurs le sentir puisqu’elle a, en renfort, engagé une cantatrice. Cette dernière malheureusement ne s’intègre pas à l’action.
Ajouterai-je que le dispositif tout en escaliers (on pense aux BURGRAVES de Vitez) est d’une lourdeur inutile et d’une laideur grave. Il ne SIGNIFIE rien de lisible. Il enferme la mise en place et la mise en espace dans des trajectoires obligatoires, inrenouvelables. Piège encore, dont l’ancienne assistante de Valverde aurait dû se garder en se souvenant d’OTHELLO ! Elle s’est enfermée dans un carcan qui l’a empêchée de montrer son imagination, de donner libre cours à sa verve.
Reste une question : de Beckett à Pinter et de Pinter à Brecht, la « grenouille » est ambitieuse, mais ses choix ne sont pas jeunes. Est-ce par goût ? Par manque d’audace ? J’aime les équipes, les réalisateurs, qui vont avec leur temps. Ce n’est pas le cas de Mireille Laroche. Je lui pardonnerais plus volontiers ses erreurs, et je signerais de meilleur cœur des pétitions pour elle (quand on me le demandera dans quelques temps, je crains !) si je la sentais plus actuelle, d’aujourd’hui en somme.
06.02.78 – J’ai vu, bien sûr, au cours de mon existence, des flopées d’UBU ROI, et dans toutes les langues. Je dois reconnaître à celui de Peter Brook le mérite de la lisibilité. Oui, cet UBU ROI-là est clair, facile à comprendre. Les acteurs en font des kilos, mais dans le réalisme. Ils n’ont pas cherché midi à quatorze heures ni à infléchir l’œuvre. Chacun est parti de la psychologie du personnage qu’il incarnait. Chacun joue vrai, et du coup, la pièce, délivrée des injections signifiantes dont on l’appesantit généralement, sort pour ce qu’elle est : une joyeuse pochade de lycéen.
(N’oublions jamais que le « Pouvoir » fustigé par Jarry n’était rien d’autre que celui d’un professeur de son lycée !)
Plus intéressante est la présentation (qui suit) d’UBU ENCHAINÉ. Écrite dix ans plus tard, cette oeuvrette pataphysique est une croustillante fantaisie sur « la liberté » en France à l’entour des années 1900. Le paradoxe y est manié à pleins tubes et si le style est moins brillant (en fait, l’adolescent pratiquait, sans doute à son insu, très efficacement la rupture de ton et en tirait, par surprise, des effets comiques, tandis que le jeune homme pond des dialogues plus élaborés mais moins heurtés), le contenu est plus virulent.
Encore que la « contestation » ne dépasse pas le niveau d’un sketch de cabaret.
Brook a utilisé très peu de moyens pour ces exhumations. C’est un spectacle de tournées qui peut se jouer n’importe où. Sa troupe est une véritable tour de Babel où les accents divers se choquent les uns les autres.
Pourquoi avoir repris ces classiques au vitriol émoussé ? Question à dix Francs !
09.02.78 – L’univers décrit par Pedro Vianna dans le DECRET SECRET est carrément kafkaïen. Mais ce Kafka-là existe aujourd’hui. Il est réalité dans le Brésil des Généraux. Du moins l’auteur, brésilien lui-même, l’affirme-t-il. Le sûr, c’est que les « décrets secrets » existent. Ils permettent au Pouvoir d’éliminer les opposants au prix d’une simple parodie de « justice » militaire. Vous me direz : pourquoi se fatiguent-ils à ce cérémonial, à cette caricature de légalité, puisque la sentence est prononcée d’avance ?
Et n’a-t-on pas entendu parler d’exécutions plus expéditives, voire d’assassinats discrets ? Le fascisme a-t-il besoin de cet encombrement de juridisme aliéné pour appliquer ses sentences arbitraires ?... Eh bien, connaissant un peu le Brésil, je crois que les structures mentales de ces Portugais Catholiques, pétris de Jésuitisme, sont capables d’engendrer de telles aberrations.
De même, l’œuvre montre à quel point NUL, dans ce pays, n’est à l’abri de la lettre de cachet. La victime de l’oppression montrée n’est pas un opposant : c’est une lavette de professeur d’histoire à la dévotion du système. Sa servilité est mal récompensée.
Il n’est pas victime d’une erreur, mais d’une interprétation erronée d’un acte simple qu’il a commis. Tout est donc absurde et bien mis en scène par Claude Mercutio. Tout. Y compris le fait qu’il nous conforte dans notre bonne conscience de Français à qui ça ne pourrait pas arriver. On nage dans l’exotisme. C’est chez d’autres que cela se passe et, d’accord, Pedro Vianna jette un cri sur SON Brésil, c’est normal, mais il nous montre SON fascisme comme une curiosité, il nous en montre un aspect qui frise la démence.
Cet attachement à ce qui est particulier, ce qui distingue ce fascisme-là, l’ÉLOIGNE de nous, et c’est très rassurés sur notre sort que nous quittons le théâtre. Même pas apitoyés sur la « victime », puisque c’était un salaud, et qu’apparemment elle va s’en sortir. Pedro Vianna a voulu ce happy end… A-t-il eu raison ?
14.02.78 – Trois jeunes femmes, proches du Théâtre Ecole de Montreuil, ont constitué en 1977 une « troupe » intitulée : LA MAUVAISE HERBE. Leur carrière passe par la fête de l’Huma et l’aventure du Théâtre des deux Portes.
Les voici pour quelques jours rue Würtz, au fond du 13ème arrondissement, jouant dans la confidence un spectacle sur le troisième âge : TROIS PETITES VIEILLES ET PUIS S’EN VONT.
Masquées, elles ont travaillé l’expression corporelle et donnent bien le change : chacune de ces aïeules a sa silhouette et surtout SA DÉMARCHE. (au sens manière de se mouvoir comme au sens : appréhension des jours). Le travail, on le sent, a été rigoureux et la soirée est « sans concessions ».
Les journées vécues par les trois pensionnaires d’hospice (2e étage, ce n’est pas encore tout à fait l’antichambre de la Mort, celui-là est au 3e, ou peut-être plus haut, « on ne sait pas ») sont montrées vives à l’aurore, quand les forces ont été reconstituées par le sommeil, puis de plus en plus alanguies jusqu’au tricot du crépuscule dans lequel on pique du nez. À ces moments-là, le spectateur risque d’en faire autant. Heureusement, il est ranimé par le réveil suivant (qui ne sera pas tout à fait semblable au précédent, le répétitif introduisant à chaque fois des éléments d’évolution). La fin, avec sa vision onirique de chemins allant vers le Paradis, devrait plaire à des âmes chrétiennes.
En fait, c’est un spectacle presque parfait. Car les moments d’ennui qu’éprouve le voyeur assis dans la salle sont bien sûr voulus. Il s’agit de faire passer le vide des existences prolongées.
Reste que l’ennui est l’ennui et qu’il est ennuyeux. Reste aussi que le constat, qui n’est pas dénonciation (tout le monde est très gentil à l’hospice, les vieilles ne se plaignent pas et d’ailleurs elles reconnaissent que leurs hôtes « ont beaucoup de travail »), ne débouche sur aucune proposition. Ceux qui ignoreraient comment c’est, sont informés, c’est tout. Hors du réalisme. Loin du sordide. Et puis, dans la résignation. Hors de toute mesquinerie, de toute querelle.
Nous sommes conviés à nous attendrir, peut-être à nous apitoyer. Pas « à faire quelque chose ». MAIS Y AURAIT-IL QUELQUE CHOSE À FAIRE ?
15.02.78 – A un mois d’élections qui font grand tapafge, Rétoré ne manque pas d’air d’avoir repris au TEP le NEKRASSOV de Sartre.
La pièce tourne un peu court sur la fin (certainement bâclée), mais dans l’ensemble elle a gardé une grande jeunesse et la dénonciation des méthodes d’action d’un grand journal « gouvernemental » y est menée rondement, clairement, efficacement. Au niveau de la mise en question de l’information « libre », le rappel est opportun.
C’est un certain Georges Werler qui a fait la mise en scène. Son nom est à retenir, car il a su présenter de façon moderne une œuvre que j’allais voir en pensant : le contenu prime la forme. Eh bien non, ils vont ensemble : ce théâtre presque de « boulevard », avec ses « mots d’auteur » et son ignorance de la distanciation, nous est servi au premier degré avec un rythme soutenu (la scénographie est d’André Acquart et il faut le féliciter pour ses lestes changements de décor). Sur 3 h 20 de spectacle, c’est à peine si on s’ennuie un quart d’heure en deuxième partie, quand Sartre tire laborieusement les ficelles de son dénouement.
Je suis assez curieux de voir comment nos journalistes vont commenter ce pavé dans leur mare.
18.02.78 – « L’événement de la saison » (La presse unanime) : c’est ainsi que le théâtre Marie Stuart annonce GOTCHA, pièce anglaise de Barrie Keefe, mise en scène et adaptation de Jean-Christian Grinevald.
Après PUNK RATS, on peut penser que cette salle se fait une spécialité dans l’adolescence qui a du mal à muer. Ici, c’est un môme de seize ans mal noté, sans perspectives, désespéré, qui saisit une occasion pour se venger de professeurs dont il éprouve l’indifférence et dont il pressent la médiocrité. Enfermé avec eux dans un local où est entreposée une moto, il menace de faire sauter celle-ci avec une cigarette allumée.
Il ne réclame RIEN. Cette prise d’otage lui sert à expérimenter son POUVOIR. Elle est pour lui aussi l’occasion d’un dialogue avec des supérieurs qui l’ont toujours méprisé et que la PEUR transfigure. En vérité, on peut se demander ce qui a le plus intéressé l’auteur, son jeune héros, ou ses trois « victimes », le prof’ de gym con et sa maîtresse qui enseigne aussi au collège (idylle à la sauvette, minable, et c’est d’ailleurs au moment où l’homme , marié et père, veut rompre, que le gamin surgit), et puis le proviseur de l’établissement appelé à la rescousse (et qui est joué avec beaucoup de plausibilité par François Marie). Le jeune homme sert de révélateur à ces adultes soudain dérangés de leur confort. Il manie, avec ses allumettes, le scalpel psychologique, amusé, curieux, des réactions qu’il obtient chez ses patients d’un jour, lui-même au fond du gouffre ne quémandant au bout du compte que de l’ESPOIR. Sous le loup, il y a un malheureux qui ne voit en face de lui qu’une vie minable. Que lui importe, dès lors, après son coup d’éclat, de disparaître de cette terre déchiqueté, réduit à néant ? C’est ce que comprendra la seule femme de la pièce.
Qu’éprouvera-t-elle ? De la pitié ? De la compréhension ? Un petit coup de cœur pour ce jeune mâle soudain devenu intéressant ? Toujours est-il qu’elle obtiendra ce que ni les menaces, ni les prières, ni les exhortations des autres n’avaient pu : il se désarmera lui-même. Horrible sera le comportement alors des deux hommes reprenant le POUVOIR en oubliant (le sportif surtout) la DIGNITÉ.
Le spectacle, mené avec violence et suspense, est efficace. En un temps où les prises d’otages ne sont pas rares, de telles œuvres pourraient proliférer. C’est en or : l’angoisse coule de source. La brutalité s’impose. Le spectateur se demandera toujours : pourquoi fait-il ça ? (l’agresseur) et sera intéressé, voire apitoyé, à le découvrir. Voyeur ne risquant rien, il s’amusera à voir se dégonfler les victimes. Quoi de plus cocasse qu’un Proviseur soudain projeté au bas de son socle ?
J’ai partagé « l’unanimité de la presse », c’est-à-dire que j’ai marché. La démarche n’en est pas moins COMMERCIALE pour autant. Il est cependant salutaire de faire rêver les gens sur une société qui secrète de tels pantins chez ses chefs, de tels désespoirs chez ses jeunes. Ce commerce est donc du bon commerce.
20.02.78 –À l’âge de Jean-claude Fall, j’aurais peut-être eu l’idée de monter LA THÉBAÏDE ou LES FRÈRES ENNEMIS, la première tragédie de Racine, la moins bien ficelée, la plus cornélienne, mais contenant déjà des beautés prometteuses et, à défaut de finesse psychologique, un débat sur le thème du POUVOIR dont on peut admirer que Louis XIV l’ait toléré.
Quelle joute anachronique : Etéocle et Polynice s’entretuent pour régner. Créon, traître et perfide, tirant les ficelles de combinaisons à longue échéance, ne rêve que de régner. Une longue théorie de cadavres lui apportera la réalisation de son rêve (au prix, entre autres, de la mort de ses deux fils). Mais que veut dire REGNER ?
Être le premier, le chef absolu. Pour quel dessein ? Aucun. Le peuple, vile populace, est méprisé de tous. Le drame est familial. Seul Etéocle pense aux Thébains. Mais seulement comme moyen de pression sur les autres protagonistes.
De toute manière, TOUT est écrit d’avance, puisque ce sont les dieux qui décident. Singuliers dieux qui ont fourbi eux-mêmes le crime dont Jocaste et Œdipe se sont rendus coupables, et qui poursuivent leurs descendants implacablement, comme s’ils étaient pour quelque chose dans leur destin. Il est vrai que la Mort a peu d’importance. Je ne peux, aujourd’hui, que regarder avec étonnement cette philosophie de l’Homme ver de terre où se rejoignent les conceptions de la Fatalité grecque et de l’Humilité judéo-chrétienne. POUAH !
D’Où venons-nous, grands Dieux ?... Et comme ils sont coupables, ceux qui ont aliéné notre sens de l’Homme Homme. Nous surgissons à peine de deux à trois millénaires d’épouvantable obscurantisme. Cela me paraissait éclatant en assistant à ce spectacle dont la lenteur, la rigueur, donne au public de bons moments pour penser.
Rendons hommage à Fall : il a remarquablement éclairé l’intrigue. Il a aussi bien fait ressortir l’aspect « amour de la patrie » (c’est-à-dire du petit coin de terre où on est né) qui meut les paysans habitant cette bourgade nommé Thèbes que Sophocle nous a fait prendre pour un haut lieu de civilisation. Pieds nus, vêtus de gris ou de toile écrue selon qu’ils sont d’un camp ou de l’autre, ils partagent cette dévotion pour la Terre… et pour la notion de « chez soi ». Ces « rois » seront des chefs de clans.
L’alexandrin n’est pas toujours parfaitement transcrit par les acteurs. Mais qu’est-ce que ça peut foutre : de toute manière, LA THÉBAÏDE n’est pas très bien écrite. Ce n’est pas de la « musique » comme PHEDRE. Il y a des redites et des tournures répétées. On n’est pas dans le parfait.
Bref je n’ai pas regretté ma soirée. Un peu d’archéologie de temps en temps ne messied point, et comme celle-ci couvre deux pôles essentiels de nos « racines » (sans jeu de mots), elle n’est pas inutile. Je crois que Fall l’a montée avec un œil critique. Est-ce lui qui a gommé « la grandeur » ? Ou bien, n’existait-elle pas dans l’œuvre ?
22.02.78 – J’espère que je n’ai pas donné de mauvais conseils à Mehmet. À la fin de la première de ses LÉGENDES À VENIR (reprise) à Pau, il me demandait si je ne trouvais pas ça vieilli, et bien sûr, je l’ai rassuré. Mais « quelque part », je sentais qu’il avait raison et je crois que je sais pourquoi : ce n’est pas que les admirables poèmes de Nazim Hikmet, enrichis de quelques lignes de Neruda et de Ritsos, aient perdu (hélas !) de leur actualité ni que leur chanson soit moins envoûtante. Mais Mehmet nous a habitués, depuis LE NUAGE AMOUREUX, à travailler avec une « matière », un objet » dominant, partie « essentielle » du spectacle, et l’on éprouve que cet élément MANQUE dans LES LÉGENDES.
Il ne manquait pas en 72 quand le jeune immigré nous arrivait avec ses magnifiques images issues de ses racines, et sa musique si typique. Il manque à présent parce que le bougre nous a rendus exigeants. Et je m’interroge d’ailleurs : pourquoi, reprenant le spectacle non servilement d’après un cahier de régie ancien, mais en le re-nourrissant, n’a-t-il pas cherché à repenser l’environnement ? Car c’est le point faible : ce qu’on entend est superbe. Ce qu’on voit l’est aussi quand il s’agit de ce que font les artistes. Et c’est encore le cas quand les masques, les poupées apparaissent. Mais que l’écran du fond est donc sale, et que les panneaux qui l’encadrent (c’est de la récupération de Chile Vencera) sont LAIDS ! Je sais bien que Mehmet n’a pas d’argent. Je sais bien aussi que LÉGENDES À VENIR est une transplantation de « théâtre de rue » et que la rue s’ « environne » elle-même. Sans doute, mais, pour répondre au point 2, ce théâtre de rue mis sur une scène de salle conventionnelle n’est plus tout à fait du théâtre de rue, et je doute d’ailleurs que beaucoup de moments de la soirée l’aient jamais été. Quant au point 1, je ne sais pas, mais il me semble que quelques filets tombant des cintres, quelques fourches et instruments oratoires (je ne parle QUE de ce qui SERT effectivement) auraient pu être disposés à notre vue et maniés de même, au lieu de venir de la coulisse quand on en a besoin. C’eût été un minimum. Et je donne l’idée comme telle. On n’en est pas à requérir de l’imagination, mais, comme on dirait à l’école communale, du SOIN !
Cela dit, ne nous égarons pas : LÉGENDES À VENIR est une « poétique ». Les poèmes (on serait tenté de dire : les numéros) n’ont pas de liens entre eux. C’est ce que les Allemands appellent : « une BUNTEABEND », c’est-à-dire une « soirée colorée ». Que les couleurs soient plus ou moins vives est normal. Et certaines sont TRÈS FORTES, poétiquement, et TRÈS DÉRANGEANTES, politiquement.
Aux sketchs connus, (les sardines venant à bout du requin par leur union ; l’agneau prenant des forces et finissant par devenir loup face à un berger abusif et cruel ; la lune amoureuse de la mer et dérangée par un nuage etc…) s’en ajoutent de nouveaux, fables exemplaires, comme celle de l’homme qui voulait faire le bien et qui finit sous une montagne de merde. L’univers n’est pas « bourgeois ». Il ne convaincra jamais ceux-ci. Mais il parle à l’imagination des humbles (… et des intellectuels !). Le beau s’allie à l’utile. Avec tout un bestiaire très joli, fait de poissons plus malins petits que gros, de corbeaux amis des céréales et trop amis de l’homme qui leur voulait du bien, de moutons et de loups-garous.
La nature baigne l’œuvre de Nazim Hikmet qui n’est jamais didactique sans contrepoint. C’est à ça qu’on le reconnaît immédiatement quand ses phrases surgissent après celles d’autres. Son génie est irremplaçable et Mehmet est inégalable pour l’illustrer. Le pléonasme colle si bien à l’œuvre qu’il devient prolongement. Ces moments où l’homme de théâtre donne la vie au poète sont admirables… et remplissent quand même au moins soixante-dix minutes sur cent. Alors ne soyons pas trop chiens. LÉGENDES À VENIR reste dans l’ensemble un magnifique spectacle.
Dans ce genre d’entreprise, la « présence » des acteurs est essentielle. Parmi ceux qui accrochent, il faut citer Dido Lykoudis (qui vaut largement Arlette Bonnard), Patriniani et J. F. Delacour. Parmi ceux qui n’en ont pas, Keriman Ulusoy et la nouvelle recrue, Micheline de je ne sais quoi. Les autres « passent »… On les écoute.
24.02.78 – Dans le premier quart du XX ème siècle, L’Europe a eu un peu partout ses poètes subversifs et l’Espagne a eu Valle Inclan. Interdit en permanence par les dictatures, il ressurgit aujourd’hui et les Madrilènes lui font enfin le sort d’un prophète dans son Pays.
À Paris, nous avons vu les DIVINAS PALABRAS montées par Garcia et la Compagnie Nuria Espert. Leurs génies avait « actualisé » l’œuvre. Ce n’est pas le cas de Manuel Collado de la Compagnie Maria Jose Goyanes qui présentent au joli théâtre Maria Gaerrero deux oeuvrettes : LA FILLE DU CAPITAINE et LAS GALAS DEL DIFUNTO.
L’antimilitarisme, l’anticonformisme, l’absurde enfin découvert, font la joie d’un public longtemps sevré qui ne se rend pas compte que la « production » a quarante ans d’âge ! Les décors, toiles peintes pimpantes et gaies, sont d’un réalisme total. Le jeu des acteurs, pas jeunes dans l’ensemble, l’est aussi, jeu de farce appuyée, sans beaucoup de rythme, avec des gags et des mimiques au premier degré. On a envie de dire à ces apprentis de faire appel à un Michel de Ré : rappelant ses souvenirs du QUARTIER LATIN, du temps où il s’intéressait à la bande à Bonnot, il pourrait les aider à gagner du temps pour trouver l’esprit de ce théâtre proche de celui de Vitrac. Curieusement ici, on a l’impression que le metteur en scène ne s’est intéressé qu’aux saluts. Alors que le reste est mou, ceux-ci sont vifs, alertes, cocasses.
28.02.78 – Plus j’avance en âge, et plus j’éprouve un hiatus grandissant entre une certaine Culture et moi. Dussé-je me faire accuser d’appartenir à une secrète « bande des quatre » française, je le confesse, je ne vois dans LE PAIN DUR de Claudel qu’une vieillerie sans utilité ; et je ne comprends pas qu’une équipe dynamique, de gauche et de bonne volonté, ait pu avoir seulement l’idée de l’extraire des poubelles de l’Histoire. Je sais bien que les politisés me répliqueront qu’il y a dans l’œuvre une description sans complaisance du « Pouvoir de l’Argent » sous Louis-Philippe. Ce pouvoir est allé jusqu’à détrôner le Christ, puisque le portrait du souverain, dans la Maison de Turelure, a pris la place du sacrifié. Ouais !
Mais comme l’âpre lutte pour le pognon se passe, exclusivement à l’intérieur d’une classe de roturiers parvenus sans que jamais le peuple soit évoqué, je veux dire celui qui n’est pas parvenu, et que l’auteur ne tire aucune leçon de ce combat en vase clos, si ce n’est, quelque part, que la « vraie » noblesse, c’était autre chose, je ne vois pas ce qu’un public populaire peut tirer comme enseignement du constat qu’on lui propose. Comment passer sous silence, de surcroît, l’aspect antisémite « à la française » de l’œuvre ? Je veux dire par « à la française » qu’il n’est pas question ici de pogrom ou de condamnation. Mais, « ils » sont partout, « ils » ne sont pas étrangers à l’état d’esprit âpre au gain de cette nouvelle bourgeoisie, « ils » sont gentils et bien, mais infiltrés et leurs filles, ravissantes, ne sont pas encombrées par les scrupules moraux quand l’intérêt est en jeu. Elles peuvent même avoir des sentiments quand ceux-ci recoupent des calculs mercantiles.
Vous me direz qu’en « animations », l’œuvre est utilisable. Sans doute. De bons exégètes peuvent la prolonger de débats exemplaires sur la société louis-philipparde. Voire expliquer que les grandes familles d’aujourd’hui sont tout aussi dégueulasses que leurs ancêtres. Soit ! Reste qu’un spectacle est tout en SOI, que moi je n’ai pas bénéficié d’un débat à l’issue de la représentation, et que j’ai eu l’impression qu’on me vautrait dans quelque chose de sale. Je ne crois pas à la valeur d’exaltation de la contemplation de la boue.
J’ai eu aussi le sentiment de n’être pas concerné. Monsieur l’Ambassadeur de France Paul Claudel n’a pas utilisé ses loisirs de diplomate à écrire pour moi. Grand bourgeois « racé », il s’adressait à ses pairs, à ceux qui ont érigé le MÉPRIS et la MORGUE en forteresse.À ceux-là même qui, aujourd’hui, à Neuilly, (selon la presse) font barrage à Hersant sous le prétexte qu’il y a du bon et du mauvais fric. Il s’agissait de se gausser ENTRE GENS DU MEILLEUR MONDE, de ceux qui frappent à la porte. « Pouah ! ma chère ! Voyez leurs moyens ! Voyez comme ils s’y prennent ! Ça n’est pas vraiment « Français », tout ça ! ». (Notons d’ailleurs que sur cinq personnages, deux sont juifs et un polonais ! Ce n’est certainement pas par hasard.)
Moi, la boue décrite, je ne la vois pas d’en haut, mais comme le peuple, d’en dessous. La pièce ne m’atteint pas parce qu’elle n’est pas écrite de mon point de vue. La saleté étalée l’est par un homme qui repoussait du pied vers le bas des pantins qui osaient prétendre s’élever jusqu’à sa hauteur. Moi je serais plutôt du côté des pantins.
Donc que Dominique Quéhec ait exhumé ce drame bourgeois, riche en passés simples, me surprend. L’a-t-il bien monté ? Je n’en suis pas sûr. J’ai été frappé par la gratuité de certains déplacements inculqués aux comédiens et par l’esthétisme sans justification de certaines attitudes ou postures qu’il leur fait prendre, prolongeant le texte par des pléonasmes gestuels.
Je pense que, piégé par le style de la pièce, il aura voulu ériger en « tragédie » ce qui ne pouvait s’élever ainsi. La Juive et son père tireur de ficelles sordides, la Polonaise sans feu ni lieu, le ministre roturier du Roi Bourgeois et le défricheur de Mitidja ne sont pas des Rois ou des Princes cornéliens ! Je pense que Claudel les voyait repoussants, presque ubuesques. Quéhec a pris le parti contraire.
07.02.78 – Ronse a choisi de présenter LA LEVE de Jean Audureau dans un décor qui fait plus songer à une mine belge qu’à une place de ville.
Se référant sans doute à la confusion voulue dans LE JEUNE HOMME entre la ville de Koenigsberg et l’appartement de Kant, il a entrelacé (ce qui, sauf erreur, n’était pas ici le dessein de l’auteur) la maison de celle qui « se lève chaque matin pour chercher dans la cité les partenaires de ses jeux », et cette cité elle-même. La demeure sombre, baroque, étrange, est assez convaincante, mais j’avais rêvé « la ville » plus vaste, plus soumise aux éléments, plus vide, plus inquiétante. De même que je n’avais pas imaginé le tilbury de la Lève de la façon « vénitien moderne » qui nous est octroyée. Ce vaste dossier en plexiglas n’a aucun sens et apporte un élément anachronique injustifié. De même que la tête de mort est grossièrement symbolique.
D’autre part, si Marie-Ange Duteil campe une Lève assez conforme à l’image que je m’en faisais, je dois dire que j’avais imaginé SIX (le capitaine cocher du tilbury) comme un colosse (ce qui n’est pas le cas d’Henri Pillsbury) et Notation comme une chose érotique sentant le vice, la provocation et le sperme mal séché, (alors que l’austère Laure Guizerix donne plutôt l’impression d’une jeune nonne entre deux messes). Quant aux « deux » vagabonds, Sylvain / Sylvère, ils n’ont pas grand-chose d’errant et aucune complicité intime ne paraît les unir spécialement.
Tout ceci pour dire que Ronse ne me semble pas s’être fatigué beaucoup pour essayer de rendre possible l’étrange, mais si difficile d’accès, univers d’Audureau. Il s’est, en plus, ingénié à dédramatiser l’anecdote et, à part un coup de tonnerre qui vous réveille sur la fin, c’est à un ronronnement sans « forte » ni ruptures qu’est convié le spectateur progressivement assoupi par la monotonie.
On ne peut pas, cette fois-ci, parler de trahison (comme avec Bourseiller) ou de médiocre contresens (comme avec Debauche). Ronse a été plus honnête. En apparence. Après tout, le titre de son théâtre est sans ambiguïté : OBLIQUE. Il voit donc les choses « de biais ». Sans doute est-ce pour cela qu’il a lu et reproduit l’œuvre en diagonale. Il a comme excuse l’insolite de cette œuvre secrète qui détonne dans le contexte contemporain, et dont il est difficile de dire si elle figurera dans les anthologies futures ou si elle disparaîtra dans l’oubli de l’Histoire en mouvement. Je dois avouer que je l’appréhende, moi, avec un certain respect. Et aussi sans bien comprendre. Je reste une bête cartésienne.
09.03.78 – Alors là, on rigole : Piéplu et Seiler perdus en pleine nuit, l’un sur un lit sans fin qui semble ne reposer sur rien, l’autre tombé d’un hamac sur des infinités de boîtes de conserves vides -comment sont-ils venus ? Mystère. -Pourquoi sont-ils là ? Aucune idée –Où sont-ils ? On ne saura pas…
On ne verra de Seiler que le crâne. Piéplu apparaîtra de temps à autre sous un projecteur. Le reste du temps, ils dialoguent dans le noir… et ils sont irrésistibles de drôlerie. LA GOUTTE. C’est de Guy Foissy. Il est bien servi. Il faut dire que son texte est très professionnel. On y glisse du quotidien (quoi de plus banal qu’une goutte d’eau qui empêche quelqu’un de dormir ? Quoi de plus courant qu’un dormeur dérangé par son voisin insomniaque ?) à l’insolite avec beaucoup de naturel.
Et si les moyens déclenchant le rire découlent de recettes éprouvées, eh bien tant mieux : on est heureux de voir qu’en de bonnes mains, elles sont toujours bonnes.
10.03.78 – Si le one-man-show a toujours quelque chose de narcissique, que dire du nombrilisme de Henri Gruumann qui passe une heure à se contempler en double sur un film tourné à Trouville, qui le montre coupant le cordon ombilical d’un bébé en celluloïd né de la mer et se livrant à divers exercices sur la plage ?
Barbu sur scène, imberbe sur l’écran (ou plutôt LES écrans, car GRU GRU Ier joue joliment avec la projection, créant par moment des effets de relief qui pourraient être plus saisissants encore s’ils étaient plus minutieusement réglés) le héros est plus fellinien en chair et en os qu’en images. Il signifie un petit personnage ouvrant sur le monde un regard étonné de poète traditionnel. Ce n’est pas très neuf, mais c’est gentiment troussé et efficace. On ne s’ennuie pas. On sourit parfois. Ça n’a pas un côté très professionnel.
23.03.78 – Rufus est un clown de grande classe. Mais il n’est pas qu’un clown. Périodiquement, il abandonne le style cirque pour devenir un diseur, parfois avec sérieux. Il cherche à faire rire, mais le contenu prime.
Son numéro de one-man-show est superbement composé, et il a même la sagesse de s’offrir une partenaire, fille de cirque, qui lui permet de souffler, et aux spectateurs aussi.
Cela dit, son HÉROS NATIONAL est étiré. La première demi-heure est fulgurante. Après, cela s’essouffle. Cela manque de matière. Le fil est ténu et, à force d’exploiter le détail, on finit par n’en plus finir. Et ce n’est pas parce qu’un bon quart d’heure à la fin est consacré à racoler les applaudissements qu’une solution est trouvée au problème du « nourrissement ».
De quoi s’agit-il ? Un personnage surgit d’une trappe, une valise ruisselante à la main. Il semble paumé devant les objets et l’environnement est pour lui toujours agressif. Pourtant, le bougre s’en tire bien. Il est même singulièrement habile, par ruse, ce roublard, et il passe à côté des « accidents » avec des « effets » dignes d’HELLZAPOPIN. Il apparaîtra qu’il est investi d’une « mission » et c’est pourquoi il est un héros national. IL NE PEUT PAS Y ÉCHAPPER, c’est écrit : il devra s’immoler par le feu, comme un bonze. Cela nous vaut un beau feu d’artifice final, très Magic Circus des débuts. L’esprit de l’ensemble est celui de 68 commercialisé. Très efficacement. Un peu trop.
01.04.78 – Le talent étant la chose du monde la moins partagée, voici deux Centres Dramatiques s’attaquant à des romans, l’un présentant un « récit » passionnant, l’autre rasant le sol à force de non imagination. L’un, c’est le THÉATRE DE LA SALAMANDRE et son MARTIN EDEN que j’ai été voir à Sartrouville bien après le « tout Paris ». L’autre, c’est le CENTRE THEATRAL DU LIMOUSIN et son BRAVE SOLDAT SCHWEIK que j’ai rencontré à TUNIS au hasard d’un déplacement que je n’avais pas fait pour ça.
L’un est réconfortant parce qu’il l’est de voir en province une équipe jeune, exigeante, actuelle, l’autre est affligeant parce qu’il l’est de contempler dans notre milieu de la France une troupe fatiguée, dépassée, sans invention.
Bon, on passe quand même une soirée pas mauvaise parce qu’il y a Schweik, et parce qu’il est impossible d’en gommer complètement le contenu caustique et subversif.
Le texte est le texte et quand on se souvient de l’illustration qu’avait faite Valverde, les réminiscences aident à prendre du plaisir à certains moments. Mais que le dispositif, inutilement compliqué, est donc LAID ! Et était-il nécessaire, pour bien marquer qu’il s’agit d’un roman qu’on lit, de couper l’action pour montrer des misérables dans quelque chose qui doit être un goulag déchiffrant et annonant le livre (sans doute) clandestin ? Cette horde souffrante n’ajoute rien au propos, n’actualise pas, est tout bêtement chiante et lourdingue. Larruy, avec ce Schweik, confirme qu’il n’est qu’un balourd. Son théâtre est, a toujours été et ne sera jamais que de la série B. Honnête mais ringard.
Gildas Bourdet, (pardonnez-moi d’y revenir seulement) est d’une autre classe. Vous connaissez le texte de Jack London : c’est l’histoire d’une ascension sociale. Martin veut arriver au sommet de l’échelle, et deux voies s’offrent à lui, l’une calme, âpre et sûre : il deviendra clerc et épousera la fille du notaire, qui l’aime, avec des sentiments à la mesure de sa condition ; l’autre hasardeuse mais permettant, « si ça marche », d’aller plus haut plus vite : il écrit. Il est un « artiste » (et même au sens conventionnel de la fin du Siècle dernier puisqu’il loge dans une mansarde, est sans le sou et tousse). Il CROIT en son génie. Sa confiance en SOI n’est ébranlée ni par les critiques de son oie de fiancée, ni par l’indifférence des éditeurs. IL RÉUSSIRA, deviendra riche et célèbre, puis écoeuré par le monde dans lequel il vit, se suicidera. (Il y a dans le texte deux descriptions de suicide, l’une au début, l’autre à la fin du spectacle, et elles sont toutes deux des poèmes admirables.)
Son échec sera le contrepoint romantique de sa réussite. L’humiliation sur l’autel de sa gloire de ceux qui, au long de sa carrière, l’avaient rejeté comme ne jouant pas le jeu, ne lui paraîtra sans doute pas supportable. En fait, Martin Eden, c’est celui « qui ne joue pas le jeu selon les règles de la Société. » Il est l’homme d’Elite et le marque bien, d’ailleurs, par sa profession de foi nietzschéenne. Il croit en SOI parce qu’il croit en l’être exceptionnel et qu’il croit en être un. Son suicide, tous comptes faits, sera un acte de mépris. Comme si Hitler s’était suicidé en 1940 par dégoût d’avoir vu Pétain venir lui manger dans la main !
Gildas Bourdet n’a rien gommé de l’ambiguïté du propos. Et l’on peut même être un peu surpris, à la lecture de sa lecture, qu’il s’agisse d’une œuvre figurant en bonne place dans celles qui sont recommandées au militants du P.C.F. Il a même poussé l’humour jusqu’à décrire la scène où un journaliste qualifie Martin Eden de « Socialiste » uniquement parce qu’écoutant d’une oreille distraite un discours qu’il prononçait, il l’avait entendu prononcer le mot. (Ensuite l’étiquette poursuivra le héros). MARTIN EDEN, comme toute œuvre complexe, est riche, et le mérite de Bourdet est d’avoir intelligemment simplifié cette complexité, clarifié cette richesse, et de n’avoir pas caché qu’il le faisait avec son regard. Le spectateur est donc placé en face d’un récit apparemment facile d’accès. (Mais des clefs lui sont fournies s’il veut entrouvrir certaines portes). Ce qu’IL a aimé montrer surtout, je pense, car quelque part cela doit le concerner, c’est que les VOIES du créateur artistique ressortent d’une extraordinaire FOI en soi et d’une profonde volonté intérieure. Sans doute s’agit-il du créateur « homme seul, mais, tout groupe qu’il est, le THEATRE DE LA SALAMANDRE n’est-elle pas une troupe isolée ? Je ne lui trouve pas un air de famille avec ses consoeurs décentralisées. A mon avis, cet aspect, outre les autres, a dû être déterminant dans ce choix. Faut-il ajouter que le travail est hautement professionnel, que l’intérêt ne faiblit jamais, que le rythme est vif, qu’on s’amuse souvent ?...
UN VOYAGE EN LYBIE
Je le marque d’une pierre blanche car c’est là que j’ai arrêté de fumer. J’ai laissé mon paquet de VOLTIGEURS sur la table de nuit de l’Hôtel des Familles où j’avais mes habitudes à Tunis et je suis allé faire à l’aéroport une queue insolite parce qu’il n’y avait là que des arabes et personne ne semblait entendre un mot de français. De surcroît c’était une belle foire d’empoigne. Heureusement une dame tunisienne fort aimable m’a rendu le service que j’avais moi même rendu tant de fois à des analphabètes lors de mes déplacements entre Paris et l’Algérie. Elle a rempli en Arabe ma carte d’embarquement … et à l’arrivée, elle a rempli ma carte de débarquement. Mais là n’est pas mon propos : Je savais qu’en Lybie je ne pourrais pas boire une goutte d’alcool parce que c’était rigoureusement interdit. Et je me suis dit, car tel est mon caractère : « si tu ne bois pas, pourquoi fumerais tu ? » Dès mon départ de ce Pays, j’ai repris mon goût pour le whisky. D’ailleurs dans l’avion d’UTA (Français) l’hôtesse en proposait avant même que l’appareil ait atteint son altitude de croisière. Mais je n’ai plus fumé.. J’étais marié en ce temps là. Mon épouse a mis trois semaines avant de s’apercevoir de mon abstinence. Mon associée Monique Bertin également.