Du 17 août au 26 octobre 1977
Du 17 au 21.08.77
SHIRAZ
Je crois que ce festival de Shiraz fut le dernier.Le vent de l’Islamisme militant flottait surl’Iran et le Shah qui avait fêté avec son « Camp du Drap d’Or » l’année dernière le 2.500ème anniversaire de sa dynastie,n’y assumait plus qu’à bouts de bras contestés par le monde entier sa volonté de moderniser son pays.Il faut dire que souverain culturellement éclairé quelque part il était aussi un tyran impitoyable.
Quoi qu’il en soit,les organisateurs de ce festival ne m’avaient pas tenu rigueur des turpitudes du Grand Magic Circus l’an passé,et ils m’avaient invité en ma qualité d’administrateur du GROUPE TSE,avec lequel je travaillais depuis la fameuse HISTOIRE DU THÉÂTRE.C’est d’ailleurs là que j’ai découvert la dernière création d’Alfredo Arias.
17.08.77 – Inspirée par le bestiaire de Granville plus que par la nouvelle de Balzac, la réalisation des PEINES DE CŒUR D’UNE CHATTE ANGLAISE par le groupe TSE a charmé le public et les officiels du festival de Shiraz, ainsi que Colette Godard, W. Ghossoub, F. Gaffary, Ninon Tallon Karlweiss (qui est bien souffrante et bien amaigrie) et quelques autres V.I.P. qui feront fonctionner le bouche à oreille sur Paris. Il faut dire que si Geneviève Serreau, dans son adaptation du texte, a discrètement essayé de faire « signifiant », ce n’a pas été le souci d’Alfredo Rodriguez Arias, et le contenu ne passe qu’au niveau de l’anecdote : il s’agit de la très triste histoire d’une chatte très jolie, mais pauvre, qui subira une éducation spécialement répressive avant d’être mariée à un vieux Lord gâteux de chat Angora, qui ne la dépucellera jamais. C’est un chat français, attaché d’Ambassade, mauvais garçon de gouttières, qui la séduira et la prendra. Mais le capitaine Renard, neveu du Lord, tuera le brave chat botté. La Chatte Anglaise divorcera et se fera un nom dans la littérature en publiant un best-seller inspiré de sa vie. Certaines scènes font songer à du Tchékhov, ou encore à du Ionesco, tant la peinture de la société anglaise du 19e siècle (entendez la BONNE société) transposée dans l’univers animal, est forte. Des problèmes sont effleurés et notamment celui de la condition féminine. On peut dire que cette chatte anglaise est un symbole d’émancipation après prise de conscience provoquée par une crise.
Mais je ne crois pas que ces aspects –qui passent pourtant- aient beaucoup intéressé Alfredo Rodriguez Arias. « Ce que les Français attendent de nous », dit-il, « c’est que nous restions des étrangers ». Il dit aussi : « Le fait que nous nous exprimions dans une langue qui n’est pas notre langue maternelle, nous oblige à tout faire passer par le cerveau. Si nous montions le même mélodrame en espagnol, le spectacle serait beaucoup plus chargé d’émotion ».
Ces deux réflexions éclairent le travail. Chaque acteur articule pour se faire comprendre et y parvient, mais garde son accent.
J’avoue que si cela ne me gêne guère d’entendre le pasteur irlandais s’exprimer avec l’accent d’Oliver Hardy, je suis plus réservé quand j’entends Facundo Bo incarner le chat français. Le fait que les masques (admirablement réalisés par Daboujinsky) soient extraordinairement expressifs (ils sont d’une technique qui les rend mobiles), aboutit, cela dit, à ce que les interprètes s’y ressemblent à eux-mêmes. On ne voit jamais un visage, mais c’est sans possibilité d’erreur ; Marilu Marini qui joue Beauty, Alfredo Rodriguez Arias la vieille fille à bec de corneille, Zobeida Jaua, le Pair bedonnant etc… Le groupe s’est visiblement passionné à travailler sur l’expression corporelle compte tenu du fait que la mimique directe n’était plus possible. La réussite est certaine, aidée par le fait que les masques choisis annonçaient les caractères : corneille caquetante, renard perfide, caille stupide, laide et pelée, cigogne hautaine, épagneul bon chien etc… En vérité, cette histoire entre chats fait appel à toute une Société animale qui caricature l’humanité. Le prolétariat y est représenté par les rats.
Une jolie musique inspirée de Berlioz, des danses bien réglées achèvent, malgré quelques longueurs de texte, de faire de cette réalisation rigoureuse (enfin, elle le sera, car à Shiraz, même Alfredo Rodriguez Arias n’a pas pu venir complètement à bout de la nonchalance iranienne, et quelques bavures d’éclairage l’ont fait rougir de honte) quelque chose « d’excellent, savoureux, brillant, intelligent » (je cite des adjectifs entendus).
Et l’idée qui a inspiré de faire se dérouler l’action devant des toiles peintes issues des traditions de l’Opéra du XIXe siècle, achève d’emporter l’adhésion. Car elles sont rétro en diables, ces toiles. Vous verrez qu’elles feront des petits dans les années à venir. Après tout c’est commode, une toile, c’est spectaculaire et ça se transporte aisément. Celles-ci, faites en Italie par Emilio Carano, sont très éloquentes et fort réalistes. Les troupes qui réussissent aujourd’hui sont celles qui savent doser les éléments de la mayonnaise.
Le groupe TSE y excelle. LES PEINES DE CŒUR D’UNE CHATTE ANGLAISE ne dérangeront personne. La critique sera enchantée d’avoir une matière utilisable en glosant sur cette recherche hautement professionnelle. Et le public ? Mon Dieu, il sera content de la gauche à la droite, car c’est joli, plaisant, original (si on oublie CHANTECLAIR, mais c’est vieux). L’histoire se laisse écouter mais il n’est pas utile d’y attacher de l’importance. Et l’on ne s’ennuie pas. Parfois, il y a de l’humour. Nul doute qu’en année électorale, on érige un piédestal de production majeure à cette bluette.
18.08.77 – Le site de Naqsh-e-Rostam à Persepolis, illustré par les tombeaux de Cyrus, Darius et Xerxes, est de ceux qui prêtent à rêver aux Siècles qui nous contemplent. La montagne ocre et imposante, dans laquelle sont creusées ces nécropoles, domine l’aire immense où il est possible de jouer. On n’imagine pas ici un spectacle qui ne soit lié au murmure muet du roc et de la pierre sculptée.
Carolyn Carlson l’a bien compris, qui a inventé sous le titre HUMAN CALLED BEING, un ballet de 90 minutes qui –sans anecdote apparente- ne cesse d’opposer la fragilité minuscule de l’être humain à l’infini en espace et à l’éternité dans le temps. Ces gnomes marchent, courent, dansent même, dans un mouvement perpétuel vain (entendez cet adjectif au sens : vanité, tout est vanité). Vanité elle-même la représentation, qui n’est QUE spectacle. Un car vient à la fin ramasser les danseurs. Ils s’en iront vers NOTRE civilisation laissant se rendormir les illustres ancêtres un moment dérangés.
Je n’avais jamais vu le groupe de Carolyn Carlson et je ne suis pas expert en chorégraphie, mais il m’a semblé que cette équipe parfaitement impeccable méritait son sous-titre de « groupe de recherche théâtrale de l’Opéra de Paris ». Car l’invention dans les pas et mouvements m’a paru constante. Je dois avouer que le ciel étoilé aidant, et le rêve s’en mêlant, j’ai passé une belle et grande soirée.
18.08.77 – Le théâtre populaire persan fait songer à nos clowneries de cirque. La farce de notre Moyen Åge devait être proche de cet art frustre aux effets appuyés. Le public très nombreux prenait grande joie aux ébats visiblement vulgaires des comiques peinturlurés dont les jeux de mots faisaient hurler de rire la foule. Hélas, je n’entends point le Farsi !
19.08.77 – Ecouté vers minuit dans un beau jardin éclairé par des lampes à huile, un concert de musique classique iranienne. Aucun folklore. Les messieurs jouent en complet noir avec chemise blanche et cravate sombre, les dames en longues robes beiges.
Les instruments sont étranges mais très élaborés. Les mélodies ressortent d’une gamme qui n’est pas la nôtre, mais on ne peut parler ni de musique arabe, ni de musique indienne encore que ces deux influences se rencontrent. Avec en plus des réminiscences russes.
C’est une ligne personnelle, fort savante, parfois trop : on sent l’effort.
Les mélomanes étaient heureux d’applaudir cet authentique concert sans concessions.
20.08.77 – En face de LA CLASSE MORTE du Polonais Tadeusz Kantor, je réagis un peu comme je l’ai fait en face de AND DIE MUSIK il y a deux ans. C’est-à-dire que je suis très admiratif pour l’Art qui m’est offert, mais que je suis réservé en ce qui concerne le contenu. J’ai dit « réservé » et non « révulsé ». C’est qu’ici, il ne s’agit pas de Juifs dans un camp nazi, mais de personnages datant de l’avant première guerre mondiale dont la misère physique et morale ne peut pas m’atteindre directement.
D’ailleurs, pour comprendre précisément à quel jeu se livrent ces personnages morts, réunis dans l’école de leur enfance, située en zone polonaise occupée par l’Empire austro-hongrois, et tournant en rond, ressassant des souvenirs toujours les mêmes, avec des moments où ils semblent entendre la musique des anges tandis qu’à d’autres la mort implacable les balaie, les ploie, les humilie, il faudrait entendre le polonais, ce qui n’est pas mon cas. Ce qui me gêne, c’est le morbide visible, le scatologique, la violence complaisante, le raffinement dans la torture qui baignent le spectacle. J’ai envie de dire qu’on n’est pas drôle à Cracovie et qu’on s’y complaît un peu trop, pour mon goût, dans la fange, l’excrément et la crasse. Kantor (qui dirige la représentation tel un chef d’orchestre et qui est un spectacle à soi seul) a un extraordinaire sens de l’efficacité et son dosage sons, musique, textes, actes sans paroles, silences, est fantastique. Il est aidé par une troupe sans jeunesse qui réagit au quart de tour aux indications du Maître. Des objets (une boîte qui se balance avec une pierre dedans, scandant le temps ; une bicyclette 1900, un instrument à écarteler, des livres poussiéreux, un journal jauni qui parle en français de grève générale, une faux etc…) et des mannequins représentant les enfants qu’ils ont sans doute été, aident les protagonistes à SIGNIFIER leur message –que je n’ai malheureusement pas perçu. Ce qui est sûr, c’est que LA CLASSE MORTE ne s’inscrit pas dans la ligne de l’édification du Socialisme. Mais c’est un grand spectacle qui par moments vous coupe le souffle.
RETOUR EN FRANCE
23.08.77 – Ayant, en plein mois d’août, lu dans LE MONDE une critique de Cournot très favorable pour un spectacle affiché au Théâtre Mouffetard, j’ai profité de mon passage d’un soir à Paris pour aller voir ÉROSTRATE, réalisation d’Yves Gourvil.
EROSTRATE est une nouvelle de Sartre parue dans le recueil LE MUR. Ce personnage grec AURAIT incendié le temple d’Ephèse, une des sept merveilles du monde, à seule fin de se faire remarquer. De même, Paul Hilbert modeste employé de bureau solitaire, se met à tuer des femmes parce que cela lui donne la sensation d’EXISTER.
Yves Gourvil et son équipe se réclament de Mesguich, et au-delà, de Vitez. Ils n’ont pas adapté la nouvelle. Ils la jouent intégralement, se répartissant le texte entre deux hommes (on pourrait dire Hilbert lui-même et son double incitateur, pour simplifier) et une femme. Le défaut de cette « lecture », c’est qu’elle commente l’œuvre de façon trop pléonastique. La démarche m’a, tous comptes faits, parue facile et en même temps que les artistes exprimaient les phrases en jouant les sentiments et en mettant en gros plan certains mots ou groupes de mots, je pouvais, dans ma tête, imaginer une autre façon de dire, qui eût été plus sobre, plus simple, plus directement adressée à MOI, spectateur. Néanmoins, et quoi que Jean-Louis Grinfeld, Philippe Duclos et Martine Irzenski ne se renvoient la balle qu’entre eux sans jamais ME fixer ou M’agresser, je dois dire que le spectacle, qui dure 70 minutes, est assez efficace. Sa « façon » n’est point irritante, malgré sa gratuité un peu artificielle, et finalement, me laisse ECOUTER le contenu exprimé par Sartre, ce qui, en fin de compte, est l’essentiel.
07.09.77 – Deux Belges qui s’intitulent THÉATRE HYPOCRITE donnent vie à des textes de Chaval qui, comme Wolinski, est surtout connu comme dessinateur. Ces GROS CHIENS contiennent quelques perles et je garderai un bon souvenir de sketches comme : MOLIÈRE, qui conte la carrière du frère de Jean-Baptiste, BALZAC, qui est fondé sur des jeux de mots amusants, et PASTEUR qui dresse, par un confrère jaloux, un sévère réquisitoire contre le savant. Tout est assez caustique, mais ce n’est pas fondé sur une réflexion politique. D’autre part, il y a des morceaux moins bien choisis que ceux que je viens de citer. Le spectacle est donc inégal et Philippe Geluck et Alain Lahaye, mis en scène très simplement par Stéphane Verrue, en font, d’une façon générale, trop. Ça se laisse voir parce que ça ne dure qu’une heure.
(Théâtre Oblique – 18 h 30)
13.09.77 – Trente-trois comédiens de l’atelier Andreas Voutsinas présentent sous le titre PRENDS BIEN GARDE AUX ZEPPELINS, un « travail » qu’a dirigé un inconnu (pour moi), Didier Flamand. La semaine dernière le Maître proposait un « travail » de Bernard Rousselet que je n’ai pas vu : j’étais méfiant. J’ai peut-être eu tort. J’irai sans doute la semaine prochaine considérer le « travail » de Jean-Luc Terrade qui clôturera cette trilogie. Car le « travail » de Flamand a produit un vrai spectacle qui peut être considéré comme une réussite.
Naturellement, on imagine que dans ce genre d’entreprise, chaque participant (bénévole, ne l’oublions pas) veuille montrer ce qu’il sait faire. L’art de Didier Flamand a d’abord consisté à le permettre à ses camarades sans que la représentation soit une foire d’empoigne de couvertures tirées à soi. Il a clairement su s’imposer comme maître d’œuvre et tout semble réglé au quart de tour (tout, sauf les éclairages, qui m’ont paru ressembler à ceux du Magic Circus certains soirs !). Il est vrai qu’il a enfermé sa série de sketchs dans un carcan musical et une bande sonore remarquablement efficaces qui ne laissent aucune place aux débordements.
Ce « travail » m’a paru assez exemplaire d’une ligne de force peut-être importante : il est « politique » puisqu’il traite de la guerre et de ses horreurs, MAIS il est hors de NOS préoccupations d’AUJOURD’HUI. La guerre est celle de 14. Elle est montrée dérisoire, baroque, insensée, mais aussi cruelle. ON passe du rire au ricanement et à une certaine qualité émotionnelle. Cette réalisation qui ne s’appuie sur aucun texte (quand les acteurs parlent, ils s’expriment en Brookien), stigmatise la guerre EN SOI, comme je le faisais sans autrement réfléchir quand j’écrivais mes premières œuvres vers les années 45.
Sans doute faut-il insister sur l’aspect signifiant du fait qu’il n’ait pas été fait appel à un écrivain. Il n’y a donc pas eu de réflexion intellectuelle. Et ça se sent. On peut imaginer que, conciliants les uns envers les opinions des autres, les « élèves » de Voutsinas aient voulu trouver un sujet qui mette tout le monde d’accord et permette aux violents et aux cyniques de s’exprimer comme aux doux, aux amers, aux poètes et aux amoureux !
C’est donc un spectacle ASEPTIQUE, non dérangeant pour quiconque.
Cela dit, il est très bien, ce spectacle, et d’abord parce que, pendant deux heures, on ne s’ennuie pas un instant. Les tableaux se succèdent à un rythme vif, faisant alterner l’horreur et le comique, le mélancolique et le grotesque. Les références sont signées Bob Wilson, Julian Beck, Alain Resnais, Jérôme Savary –et j’en oublie sûrement (à dire vrai, je n’ai pas cherché à jouer à ce jeu, mais il est certain que Flamand s’est amusé à nous livrer des « sources »). Ce n’est pas du « théâtre » ? direz-vous. Sûrement, puisque ce n’était pas chiant. Flamand est sûrement à suivre.
14.09.77 – À moins que le P.C.F. n’ait donné à ses militants en cette saison électorale : « Surtout les gars, pas de vagues, pas de politique au théâtre, faites du pas signifiant, du pas interprétable… », je ne m’explique pas qu’une jeune femme de vingt-quatre ans, en l’occurrence Mireille Laroche, ait eu envie de monter LE RETOUR de Pinter.
Singulièrement ambiguë, l’œuvre appartient à la catégorie du boulevard intelligent. On peut la juger extrêmement misogyne, puisqu’elle montre une famille d’hommes singulièrement défiante à l’égard du sexe opposé et ne ménageant pas les propos imagés, ou au contraire fort « misoandre », puisque la femme, objet ballotté au gré des mâles, sort de sa passivité pour, peut-être, prendre le Pouvoir. Dans l’ensemble, le spectacle est ennuyeux avec pourtant quelques scènes drôles. Jean-Paul Farré campe une remarquable silhouette de vieillard irlandais irascible. Il est fort croustillant et s’y confirme excellent comédien.
Claude Lévêque, Evelyne Istria et les autres ne m’ont pas semblé très à l’aise. En fait, conçue pour le grand public anglo-saxon, la pièce est écrite pour que des monstres lui confèrent leur personnalité. La bonne distribution de LA PÉNICHE ne suffit pas.
Ah oui ! J’ai oublié de rappeler que Mireille Laroche est une militante du PCF.
18.09.77 – Pour un Dimanche après-midi, PAS D’ORCHIDÉE POUR MISS BLANDISH est un spectacle parfait. C’est Frédéric Dard qui a adapté le best-seller de Chase et c’est Hossein qui l’a mis en scène. Tout est au premier degré en tranches de bifteck saignant. Comme dit Harari, qui joue le rôle de Doc à la manière de Charlie Chan, c’est « bien ficelé ». Hossein s’est réservé Slim. Il est beaucoup trop beau ténébreux pour le personnage, décrit fort laid par l’auteur original, mais Jean-Marie Proslier est parfait en Maman.
Ça m’étonnerait que ça ne marche pas, encore que les décors, visiblement conçus en pensant « tournée », m’aient paru un brin pauvrets. Les bulletins d’information pendant les noirs exigés par les changements de décors, rappellent opportunément les événements des années 1929.
22.09.77 – Je ne peux pas exprimer une opinion précise sur le ROMÉO ET JULIETTE de Carmelo Bene, parce que je n’entends pas l’italien. Or, le texte est très important dans cet « essai critique » qui traite l’œuvre de Shakespeare avec un irrespect qui s’apparente à celui de Laforgue dans HAMLET. La démarche m’est donc parvenue tronquée et je risque, en ne parlant que de ce que j’ai vu et entendu, de rendre compte à faux du spectacle. J’ai éprouvé une impression de tape-à-l’œil assez violent, mais beau, avec un décor fait de gigantesques coupes à vin rougeâtres, lieu informel où s’expriment des personnages romantiques très Bissoniens toujours à travers une sono et même en play-back, avec un grand renfort de musiques claironnantes, le tout voulant visiblement parodier le cinéma, ou plutôt obtenir chez le spectateur l’effet de la bande son cinématographique. Y a-t-il « scandale », comme le festival d’Automne aimerait nous l’inculquer ? Si oui, c’est par ce qui est dit. J’ai vu, moi, une représentation agréable, jolie, et fort courte. Tout Paris était là.
12.10.77 – J’ai vu un certain nombre de fois dans ma vie des films où le réalisateur introduisait des séquences comiques en montrant des comédiens d’« AVANT GARDE » s’exercer à leur « ART », sérieux comme des Papes, investis par la nécessité de communiquer un « MESSAGE » incompréhensible. Ces scènes, placées en contrepoint d’actions claires bien troussées, font généralement hurler de rire les publics populaires qui voient en ces doux déphasés des inutiles prétentieux. MARCHAND DE PLAISIR, MARCHAND D’OUBLIES DE Georges Aperghis fournirait à ces cinéastes une mine inépuisable ! La classe ouvrière y est montrée figée, proférant de petits cris stridents (n’oublions pas qu’il s’agit de théâtre « musical »), effectuant en saccades des gestes toujours semblables qui semblent avoir été inspirés par la salle commune d’un hôpital psychiatrique, puis s’identifiant lorsque le son s’enfle aux musiciens qui vont jouer à être le « chœur » pour une « Antigone ». Selon le programme, des ateliers d’enfants tenus à Bagnolet ont aidé le groupe à concevoir ce « jeu », qui en est peut-être un pour les « artistes », mais pas pour les spectateurs ! Je n’ai en tout cas pas été perméable, moi, à (je cite) « la tragédie qui vit par intermittence, un peu à l’image des enfants qui jouent aux morts et qui se lèvent de nouveau pour mourir une seconde fois ». Évidemment, cette synthèse proposée en spectacle à l’issue de huit mois de travail d’ATELIER avec des mômes de 8 à 10 ans qui avaient « CHOISI » (Hum !) le thème d’Antigone, ne peut pas donner, peut-être, une idée juste de la ligne d’Aperghis.
Le but de l’entreprise n’était pas cet aboutissement déraciné (Chaillot Gémier). On me dit que le précédent exercice de fin d’année, « LA BOUTEILLE A LA MER », que je n’ai pas vu, était très intéressant. Soit ! Je ne conclurai pas encore que cette démarche me semble bien suspecte et que la collaboration du Festival d’Automne avec la municipalité de Bagnolet me rappelle un peu beaucoup celle du Festival de Shiraz avec le T.G.P. ! En plus grave car ICI, il semble bien que le but de l’entreprise soit d’ASEPTISER NOTRE QUOTIDIEN. J’irai au prochain Aperghis, mais en me méfiant.
14.10.77 – Loin des bruits et des fureurs du Festival, le Théâtre du Chêne Noir poursuit auprès de ses publics du Vaucluse un travail de fourmi qui porte ses fruits puisque, hier soir, la salle était pleine, alors que pour la troisième ou quatrième fois, Gérard Gélas présentait une troisième version de ses CHANTS POUR LE DELTA, LA LUNE ET LE SOLEIL, avec non plus seulement textes et musique, mais mise en espace, avec le concours du corps de ballet de l’Opéra d’Avignon. Un corps de ballet tout jeune, dont la moyenne d’âge est de vingt ans, qui n’a pas la classe internationale, mais pète de fraîcheur, d’enthousiasme et d’application. Soyons indulgents : pour un premier coup, sans être un coup de maître, ce n’est franchement pas mal et la chorégraphie de Gérard Gélas, plus à l’aise dans la ligne HAIR que dans le style LAC DES CYGNES, grouille d’imagination. Bref, ce groupe de trente-quatre personnes ne donne pas l’impression d’un collage. La danse est intégrée au spectacle que nous connaissions, elle y est comme intégrée et le sert, ajoutant à sa magie ; on n’a pas une impression d’enrichissement, par contre je suis sûr que si je revois ces CHANTS POUR LE DELTA sans cet apport, j’aurai, maintenant, un sentiment d’appauvrissement.
Cette collaboration (habile, car Gélas –ô tempora, ô mores- est en train de devenir le chéri du maire… et un suspect aux yeux de Puaux), pourrait déboucher, après travail technique et disciplinaire, sur un vrai spectacle de théâtre quasi-total. Je constate en tout cas que mon idée de proposer Gélas pour Persepolis est très valable. Il saura décrypter la magie du lieu. N’a-t-il pas spontanément le sens –à travers ses beaux et émouvants poèmes- des « siècles qui nous contemplent » ? Il devra professionnaliser ses nouvelles recrues. C’est une question de temps si le Maître de ballet a de la classe (c’est là que le bât blesse peut-être).
PARENTHÈSE
De toute manière, le vent de l’histoire avait soufflé. Le Président de la République Française, Valéry Giscard-d’Estaing avait rendu aux religieux Iraniens leur Ayatola chéri qui s’ennuyait dans la banlieue parisienne. Plus question de festival.
Il devra aussi, sans doute, choisir un peu plus ses inspirations. Le tableau qui environne le poème sur le Nil est très hollywoodien. Il termine sur une note de pas très bon goût une soirée qui, jusque-là, avait baigné dans l’exigence, quoique atteignant au cœur un public reconnaissant à l ‘équipe de lui chanter le Rhône, la Nationale 7, les Cigales et… Les Emigrés. Le contenu n’a pas bougé : point de revendication. Une amertume, une nostalgie du passé, une mélancolie. C’est un état d’âme qui est décrit, qui devrait toucher les vieux du Combat. Apparemment, il émeut aussi les jeunes. Le THÉATRE DU CHENE NOIR est devenu (sans jeu de mots) un CONSTAT ! Ses racines sont authentiques. Cela l’explique et le justifie. Il est « de gauche », mais il est chantre du chauvinisme, celui qui rassure parce qu’il ne se pare pas de l’Occitanie comme d’une plate forme revendicatrice. Rien n’interdit au POUVOIR de verser des larmes de crocodile face à cette démarche locale claire.
15.10.77 – Je ferai d’abord une critique concernant le théâtre Sylvia Monfort : le temps où la « jeunesse » bourgeoise aimait à s’entasser sur des cubes inconfortables ou par terre est passé de mode. Quand le produit proposé au consommateur ne recèle de surcroît rien d’exaltant, l’erreur devient faute.
Quand Régis Santon est venu me voir il y a quelques mois, le texte de LA GUERRE CIVILE sous le bras en me disant : « C’est une pièce fasciste, mais elle traite du problème du POUVOIR en des termes si forts que j’ai envie de la monter », j’ai lu la pièce de Montherlant, dans l’esprit d’y chercher quelque chose qui aurait un rapport avec le monde dans lequel nous vivons. La préface m’apprenait que l’auteur avait eu l’idée de son sujet pour la première fois à propos des événements de 1934 et qu’il avait porté son sujet en soi pendant vingt-trois ans avant de l’aboutir en 1957. Cette lecture ne m’avait rien laissé décrypter. La représentation n’a rien arrangé.
Pompée, car c’est de lui qu’il s’agit, est certes un chef irrésolu. Et des chefs irrésolus, nous en avons connu beaucoup entre 1932 et 1957. Mais le contexte de la bataille de Pharsale est romain. Les personnages, Caton, Brutus, Cicéron, César etc. (on ne les voit pas tous mais tous sont présents) sont historiques et connus. On les voit causer et ce qu’ils disent, bien sûr, est de Montherlant dont on reconnaît de-ci de-là la facture à certains mots d’auteurs. La guerre civile décrite est dérisoire car elle oppose des gens de la même « famille », entendez de la même « classe ». Le camp choisi l’est par hasard, ou par intérêt, ou par affinités. Aucun projet de société, aucun dessein ne meut quiconque. Une telle guerre civile ne serait pensable aujourd’hui que dans des pays sous-développés où deux généraux noirs se disputeraient une présidence. Mais encore : l’un se réclamerait de Mao et l’autre de Carter ou de Brejnev, ou il représenterait une ethnie contre une autre.
L’œuvre de Montherlant n’est donc absolument pas concernante pour MOI et je ne vois pas ce qu’elle fout dans un cycle sur le POUVOIR ! Pompée a eu le goût de l’échec. Bon ! Et alors ?
Santon s’est-il aperçu en cours de route qu’il n’y avait rien à tirer du texte ? On pourrait le croire car rarement j’ai vu une mise en scène aussi peu imaginative , et il y a bien longtemps que je n’avais vu entendu des acteurs « déblayer » avec autant de hâte. On a l’impression qu’ils courent après un train à ne pas le rater. C’est nul, nul, nul !
Zenacker joue Pompée. Il n’est pas nul, évidemment. Il en fait ses kilos habituels. Mais il n’est pas Pompée. C’est une erreur de distribution. Pierre Viehescaze incarne Caton. Moi, j’aurais préféré un acteur moins coutumier des gueuletons. Il est empâté, mou. Il eût mieux convenu à Pompée. Marie-France Santon est l’allégorie de la Guerre Civile. Elle est très antipathique. La seule réussite, c’est le décor : une tente en forme de parachute. Santon l’a-t-il voulu en symbole ?
Toute cette entreprise, pour reprendre les mots mêmes de Montherlant, chiante, inutile, interminable, vaine, mériterait la mort, « la mort pour médiocrité ! »
16.10.77 – Je ne cite que pour mémoire la « création » au T.G.P. par le GROUPE TSE des PEINES DE CŒUR D’UNE CHATTE ANGLAISE. Du spectacle, je n’ai rien de plus à dire depuis Shiraz, si ce n’est que le perfectionnisme absolu ne semble plus être le dada d’Alfredo Rodriguez Arias. Les imperfections, que j’avais mises sur le compte de la nonchalance iranienne, existent ici aussi : une toile est plantée trop profond, les éclairages sont souvent plats. Le jeu est laissé très LIBRE et chacun peut y tirer son épingle. L’invention a été permise aux interprètes et l’on peut redouter que Jérôme Nicolin, sublime aujourd’hui, n’en fasse trop demain. C’est une soirée divertissante, jolie et futile. Comme je le supposais, le tout-Paris glose sur la technique des masques et les membres du P.C. sont enchantés : il n’y aura pas de « danger » ce mois d’octobre au T.G.P. !
19.10.77 – Le TRISTAN ET YSEULT de la Compagnie Daru raconte en formes animées l’histoire des amants célèbres. Pas un mot n’est prononcé et l’anecdote n’est pas non plus mimée. Sur fond musical, c’est une illustration du mythe. Pour savoir où il en est, le spectateur doit se référer à la feuille ronéotypée qui lui est distribuée. En fait, cela n’a guère d’importance et il suffit, pour apprécier le travail, de se laisser porter par les séquences que soulignent la musique et les « contextes sonores » synthétisés par Philippe Angrand, avec Patrick Moulou aux guitares. J’ai écrit « pour apprécier le travail ». Je n’ai pas écrit « pour être charmé par le travail », car là est le bât qui blesse : ce spectacle est beau, parfait, mais il ne touche pas parce qu’il sent l’effort. C’est le Houdart de la recherche formelle qui inspire évidemment la démarche. Et la question s’est imposé à moi : est-ce que les marionnettes (Daru emploie lui-même ce mot impropre en l’espèce) sont capables de faire décoller un spectacle ? Est-il possible d’éviter que les poupées engendrent autre chose qu’une sensation morte ? Et comment la magie pourrait-elle opérer quand on voit, derrière les personnages, s’agiter en bons artisans consciencieux et inexpressifs, les trois manipulateurs ? Leur « absence » voulue de ce qui s’exprime grâce à leur habileté, n’engendre-t-elle pas une excessive distanciation ? Quel mystère subsiste, à tant montrer (si j’ose dire) les ficelles ? Est-ce par hasard que le théâtre à l’Italienne s’ingénie si bien à cacher les machineries que les metteurs en scène modernes montrent souvent, mais pour les cacher aussi par des moyens plus subtils que les frises et les pendrions ? Je crois que cet art qui convient à Guignol ou aux exotiques, n’a de valeur que comme complément d’autre chose. Dans LOUISE MICHEL, c’est la femme de chair et de sang qui conquiert. Dans l’appoint, je crois à cette utilisation. La marionnette devenue centre du spectacle pourra provoquer mon admiration, mon étonnement, pas mon émotion.
Voilà ce que m’a inspiré ce beau TRISTAN ET YSEULT. C’est le premier de la saison. Il paraît qu’il y en aura trois. Attendons les autres.
20.10.77 – Si Georges Lavaudant a voulu, avec son PALAZZO MENTALE, montrer qu’un Centre Dramatique National n’avait RIEN à exprimer, si ce n’est le vide figé d’une Société bloquée dès le premier quart du Siècle que nous vivons, s’il a voulu signifier qu’impuissant et inutile, la mission d’un tel organisme était de jeter l’argent par les fenêtres pour bien montrer qu’il en avait ; si Pierre Bourgeade de son côté, a entendu prouver qu’un auteur pouvait toucher des droits après avoir pondu un NON texte (en fait il signe un collage), ils ont très bien réussi leur coup. Le décor est superbe et colossal. Le groupe SPHEROE crée un environnement musical super pop. Des fumigènes mettent la salle dans le brouillard. Un gadget traverse la scène en lançant des étincelles : c’est l’avion de Blériot (paraît-il). Et Lavaudant nous montre des groupes immobiles, qui sont, les uns sur une pelouse trop verte, les autres perceptibles à travers les fenêtres d’un immeuble. (Ca donne la « vision fragmentaire pour tous », Vitez est dépassé !). Ils dansent parfois très lentement. Dans une mansarde, un couple est vaguement plus vivant que le reste.
Tout cela est mort, morne, mais cultivé. Lavaudant montre ses références. Les personnages s’appellent Fritz lang, Erich Von Stroheim, Borges, Ginsburg, Guzman, Proust, Nosferatu, Kafka ! les conteste-t-il ? Les condamne-t-il ? Il est sûr qu’il s’en sert pour se faire valoir. Mais que CONSTATE le spectateur ? On ne l’oriente guère, le pauvre, ça n’est pas dans la ligne d’aujourd’hui. Ce PALAZZO MENTALE m’a fait baigner dans le type d’atmosphère de Claretta de Vitez. Ce Centre Dramatique National des Alpes nous montrera dans un mois le HAMLET de Mesguich. Il y a là une famille, avec laquelle je ne me sens pas en cousinage. Monique Bertin qui n’a pas aimé PALAZZO MENTALE plus que moi, disait qu’à vingt ans elle aurait crié au génie ! Alors !!!?...
22.10.77 – Je suis content d’avoir été revoir le spectacle du THÉATRE DE L’AQUARIUM, « La jeune lune… » sur le terrain, en tournée, à Douai, devant un public, qui, de toute évidence, ne réunissait pas que des intellectuels dits « de gauche ». Il y avait même là un comité d’entreprise, au grand complet, 120 personnes pour qui c’était la sortie annuelle avec souper au Café Excelsior après la séance. Les artistes y étaient conviés !
Depuis sa création, cette JEUNE LUNE a été retravaillée et réactualisée. La représentation garde quelques passages à vide, mais dans l’ensemble, elle est fort efficace et la théâtralisation de la vie ouvrière est si habile que ce qui pourrait être gênant (se servir à des fins esthétiques de ce qui est le quotidien de millions de gens) est au contraire reçu avec amusement par les concernés. Les transpositions de machines, les dialogues entre les hommes et les outils de travail, sont remarquablement mimés et joués. Je ne me dédis pas de ce que j’ai écrit naguère : les gens de l’Aquarium sont allés en touristes dans les entreprises occupées et cela crée une DISTANCE entre les événements et ce qu’ils expriment. Mais ils ont eu l’œil acéré, ils ont observé, écouté, avec une attention digne des meilleurs journalistes. Ils ont su pénétrer au fond des préoccupations de ceux qu’ils voulaient décrire, et je trouve, tous comptes faits, que l’injection de l’ART dans leur « chronique » est exemplaire… parce que bourrée d’imagination et hautement professionnelle.
Leur plume narratrice se veut objective. Ils relatent ce qu’ils ont vu et tâchent de le faire éprouver à d’autres. Mais ils ne sont pas neutres, et l’on peut comprendre l’agacement de la CGT en constatant l’importance accordée à la critique du Syndicalisme professionnel. Le sketch des pieds et des mains est admirable, mais il est « dur ». La description des huiles venant une heure à une manif, parce que les photographes sont là, ne peut guère plaire aux dirigeants des centrales. Reste que l’essentiel demeure la lutte des ouvriers contre les patrons et que celle-ci ne peut gêner que ces derniers. L’attitude cégétiste qui a consisté, ici ou là, à censurer le spectacle, à empêcher les camarades de le voir, est donc scandaleuse et peu conforme à l’image démocratique que le P.C.cherche à donner aujourd’hui de lui-même.
D’autant que l’équipe ne se refuse nullement aux débats. Le journal de la classe ouvrière qui a titré « ordre de démobilisation » a donc été en contradiction avec sa ligne, car loin d’empêcher les militants de venir, il fallait les encourager à soutenir un spectacle qui parlait d’eux et de leurs problèmes, quitte à ce qu’ils discutent. Mais la « tête » n’a peut-être pas jugé sa « base » assez mûre pour cela… ou peut-être y avait-il trop de vérités dites.
En tout cas, revoir cette JEUNE LUNE après le PALAZZO MENTALE, c’est prendre un bain de mer après une phtisie galopante. Nous avons encore, heureusement, des jeunes qui n’ont pas baissé les bras, qui combattent, qui critiquent et qui le font sans désespoir pour que la prise de conscience débouche sur une autre société. Mais voilà : Lavaudant est plus jeune que l’AQUARIUM. Il est de la génération d’APRES. Qu’est-ce qu’elle a dans la tête, cette génération-là ? Ses jeunes bourgeois sont-ils tous nihilistes, comme la bande à Baader, chacun à sa manière, chacun dans son domaine, et le constat du PALAZZO MENTALE serait-il celui d’une impuissance, d’un refus, d’un SUICIDE ? Dans ce cas, l’ENNUI distillé ferait partie de la leçon à moi inculquée et l’on pourrait penser que Lavaudant a parfaitement dit ce qu’il avait à (ne pas) dire. Son spectacle serait essentiel.
24.10.77 –Vouloir tenter d’infléchir le MACBETH de Shakespeare vers une signifiance contemporaine, est une utopie. La société décrite dans la pièce est la société féodale. La lutte pour le POUVOIR n’y correspond pas à des motifs économiques. Les personnages se meuvent selon un code qui a disparu. Mehmet Ulusoy a néanmoins voulu faire acte de metteur en scène de gauche. Son recours a été de mettre dans la bouche des comparses, serviteurs et soldats, des répliques empruntées à Brecht : ce collage n’est pas gênant, mais, en fait, il n’apporte rien, tant il est plaqué. Plaqué aussi, le dialogue où Macbeth et Lady Macbeth deviennent pour une minute Ubu et la mère Ubu.
Dire que l’œuvre n’a pas de résonance actuelle n’est cependant juste que du point de vue habituel en la matière, c’est-à-dire matérialiste.
Si on se place sous l’angle des courants nietzschéens qui semblent vouloir actuellement soulever des vagues venues de la métaphysique païenne, certaines couches de la nouvelle jeunesse, il en va différemment. Comme l’OR DU RHIN ou la WALKYRIE, comme ZARHATOUSTRA, MACBETH peut atteindre ces profondeurs de l’âme qui enfantent le fascisme. Je crois que cette pièce aurait pu être citée dans LE MATIN DES MAGICIENS. Car elle baigne dans un climat magique. Si Mehmet Ulusoy avait joué cette carte, il aurait pu faire de son Macbeth un précurseur d’un Hitler –ô combien plus dangereux encore- qu’actionneraient les forces obscures d’un au-delà imaginaire.
Il n’a pas été intéressé par cette piste. Son spectacle est terrien. Il n’a donc pas trouvé la correspondance secrète avec notre Monde à nous. D’autant plus qu’il a voulu montrer la dérision de la lutte engagée. Cette lutte, hors de la dimension cosmique, est en effet dérisoire. Le fait divers l’emporte, et les nez de clowns dont s’affublent les partenaires ne sont qu’amusante anecdote, alors qu’ils auraient pu, peut-être, acquérir la valeur d’un contrepoint terrible ! L’assassin allant commettre son crime sur un air de cirque et un fil de funambule, c’eût été extraordinaire si le personnage avait été décrit mû par des impulsions irrésistibles, lui échappant, venant d’ailleurs. Bourreau mais victime…
En fait, il manque au MACBETH de Mehmet, la grandeur de la tragédie. Il a rapetissé le propos. Il est passé à côté d’un texte qui ne se laisse pas trahir.
Macbeth, selon Mehmet, devient de plus en plus petit enfant à mesure que, le meurtre ayant été perpétré, l’étau se resserre pour le châtier. Gratuite dans le spectacle, l’idée aurait pu découler du parti non utilisé. Une fatalité eût alors diminué progressivement le grand homme. Ici, cela apparaît d’autant moins que les quatre acteurs jouant Macbeth n’indiquent pas cette évolution, sauf un peu Soulier, le dernier, mais il vient trop tard ! Quant à Samier et Patrignani, je ne perçois pas la différence entre eux. Ils sont le premier et le troisième… Reste le deuxième, qui est une femme !!! Et qui est Keriman Ulusoy !!!!!! Je confesse que là, je ne suis pas du tout : pourquoi, aussitôt après l’acte criminel, Macbeth réapparaît-il sous une enveloppe féminine ? Je n’ose penser que Mehmet ait voulu y faire ressortir un premier signe de REGRESSION ! Ce serait d’un misogyne tel que mon humanisme m’obligerait à crier au scandale, car rien (en tout cas de professionnel) ne justifie que ce soit Keriman Ulusoy qui incarne ce Macbeth-là. Elle est exécrable. Elle baragouine son texte à la manière des actrices des théâtres municipaux d’Istanbul. Est-ce par vengeance que Mehmet lui inflige l’humiliation d’être chaque soir le désastre de la représentation ? Au contraire, est-ce Keriman qui, sur l’oreiller, lui aura insufflé cette idée ? Elle serait alors néfaste à son compagnon.
Car nonobstant tout ce que je viens d’écrire, je suis sûr que Mehmet Ulusoy est un des plus grands metteurs en scène de ce temps. L’invention foisonne en lui et si son MACBETH est une erreur, c’est une GRANDE erreur. De la poésie de Nazim Hikmet aux souffles épiques du Walhalla, il y a un abîme qu’il ne peut pas franchir… Ou peut-être l’aurait-il pu s’il avait réfléchi, ou s’il s’était entouré de dramaturges non brechtiens… (il nous faudrait peut-être, aujourd’hui, avec les nouvelles tendances, des dramaturges de l’inconnaissable). Je crois que son MACBETH est raté, mais il comporte beaucoup de grandes beautés. Il a travaillé dans la spontanéité, avec SES idées préconçues. Il a abordé l’œuvre en sachant ce qu’il voulait faire. Il ne s’est pas laissé porter par elle… longuement. Pourquoi a-t-il eu envie de monter MACBETH ? C’est ça qu’il ne s’est apparemment pas demandé. S’il s’était interrogé sur CETTE impulsion, peut-être, entrant en lui-même, eût-il découvert… et exploité des mannes qui l’eussent mené au succès, c’est-à-dire à l’harmonie avec une ligne de forces d’AUJOURD’HUI qu’il faut combattre car « le ventre est toujours fécond qui engendrera la bête immonde ».
26.10.77- Silvia Montfort a beau grimacer toute la soirée un sourire forcé, Nuova Colonia de Pirandello mis en scène par Anne Delbée m’a ennuyé. Le sujet n’est pourtant pas sans intérêt : quelques malheureux, mécontents ou rebuts de l’humanité, décident d’aller se refaire une virginité dans une île. Le microcosme de société qu’ils créent n’a rien d’une renaissance. Chacun épie l’autre. Les mauvaises passions s’exacerbent. L’atmosphère est étouffante. Bref, Pirandello a écrit le contraire de ce moi j’aurais écrit sur le même sujet. Je rejette son pessimisme.
Mais soyons clairs : ce n’est pas l’indignation qui m’a fait partir à l’entracte. C’est le fait que je me faisais chier. Et je me faisais chier parce qu’Anne Delbée a voulu distancier l’indistanciable. Pirandello, ça se joue au premier degré. Elle est sotte.
SHIRAZ
Je crois que ce festival de Shiraz fut le dernier.Le vent de l’Islamisme militant flottait surl’Iran et le Shah qui avait fêté avec son « Camp du Drap d’Or » l’année dernière le 2.500ème anniversaire de sa dynastie,n’y assumait plus qu’à bouts de bras contestés par le monde entier sa volonté de moderniser son pays.Il faut dire que souverain culturellement éclairé quelque part il était aussi un tyran impitoyable.
Quoi qu’il en soit,les organisateurs de ce festival ne m’avaient pas tenu rigueur des turpitudes du Grand Magic Circus l’an passé,et ils m’avaient invité en ma qualité d’administrateur du GROUPE TSE,avec lequel je travaillais depuis la fameuse HISTOIRE DU THÉÂTRE.C’est d’ailleurs là que j’ai découvert la dernière création d’Alfredo Arias.
17.08.77 – Inspirée par le bestiaire de Granville plus que par la nouvelle de Balzac, la réalisation des PEINES DE CŒUR D’UNE CHATTE ANGLAISE par le groupe TSE a charmé le public et les officiels du festival de Shiraz, ainsi que Colette Godard, W. Ghossoub, F. Gaffary, Ninon Tallon Karlweiss (qui est bien souffrante et bien amaigrie) et quelques autres V.I.P. qui feront fonctionner le bouche à oreille sur Paris. Il faut dire que si Geneviève Serreau, dans son adaptation du texte, a discrètement essayé de faire « signifiant », ce n’a pas été le souci d’Alfredo Rodriguez Arias, et le contenu ne passe qu’au niveau de l’anecdote : il s’agit de la très triste histoire d’une chatte très jolie, mais pauvre, qui subira une éducation spécialement répressive avant d’être mariée à un vieux Lord gâteux de chat Angora, qui ne la dépucellera jamais. C’est un chat français, attaché d’Ambassade, mauvais garçon de gouttières, qui la séduira et la prendra. Mais le capitaine Renard, neveu du Lord, tuera le brave chat botté. La Chatte Anglaise divorcera et se fera un nom dans la littérature en publiant un best-seller inspiré de sa vie. Certaines scènes font songer à du Tchékhov, ou encore à du Ionesco, tant la peinture de la société anglaise du 19e siècle (entendez la BONNE société) transposée dans l’univers animal, est forte. Des problèmes sont effleurés et notamment celui de la condition féminine. On peut dire que cette chatte anglaise est un symbole d’émancipation après prise de conscience provoquée par une crise.
Mais je ne crois pas que ces aspects –qui passent pourtant- aient beaucoup intéressé Alfredo Rodriguez Arias. « Ce que les Français attendent de nous », dit-il, « c’est que nous restions des étrangers ». Il dit aussi : « Le fait que nous nous exprimions dans une langue qui n’est pas notre langue maternelle, nous oblige à tout faire passer par le cerveau. Si nous montions le même mélodrame en espagnol, le spectacle serait beaucoup plus chargé d’émotion ».
Ces deux réflexions éclairent le travail. Chaque acteur articule pour se faire comprendre et y parvient, mais garde son accent.
J’avoue que si cela ne me gêne guère d’entendre le pasteur irlandais s’exprimer avec l’accent d’Oliver Hardy, je suis plus réservé quand j’entends Facundo Bo incarner le chat français. Le fait que les masques (admirablement réalisés par Daboujinsky) soient extraordinairement expressifs (ils sont d’une technique qui les rend mobiles), aboutit, cela dit, à ce que les interprètes s’y ressemblent à eux-mêmes. On ne voit jamais un visage, mais c’est sans possibilité d’erreur ; Marilu Marini qui joue Beauty, Alfredo Rodriguez Arias la vieille fille à bec de corneille, Zobeida Jaua, le Pair bedonnant etc… Le groupe s’est visiblement passionné à travailler sur l’expression corporelle compte tenu du fait que la mimique directe n’était plus possible. La réussite est certaine, aidée par le fait que les masques choisis annonçaient les caractères : corneille caquetante, renard perfide, caille stupide, laide et pelée, cigogne hautaine, épagneul bon chien etc… En vérité, cette histoire entre chats fait appel à toute une Société animale qui caricature l’humanité. Le prolétariat y est représenté par les rats.
Une jolie musique inspirée de Berlioz, des danses bien réglées achèvent, malgré quelques longueurs de texte, de faire de cette réalisation rigoureuse (enfin, elle le sera, car à Shiraz, même Alfredo Rodriguez Arias n’a pas pu venir complètement à bout de la nonchalance iranienne, et quelques bavures d’éclairage l’ont fait rougir de honte) quelque chose « d’excellent, savoureux, brillant, intelligent » (je cite des adjectifs entendus).
Et l’idée qui a inspiré de faire se dérouler l’action devant des toiles peintes issues des traditions de l’Opéra du XIXe siècle, achève d’emporter l’adhésion. Car elles sont rétro en diables, ces toiles. Vous verrez qu’elles feront des petits dans les années à venir. Après tout c’est commode, une toile, c’est spectaculaire et ça se transporte aisément. Celles-ci, faites en Italie par Emilio Carano, sont très éloquentes et fort réalistes. Les troupes qui réussissent aujourd’hui sont celles qui savent doser les éléments de la mayonnaise.
Le groupe TSE y excelle. LES PEINES DE CŒUR D’UNE CHATTE ANGLAISE ne dérangeront personne. La critique sera enchantée d’avoir une matière utilisable en glosant sur cette recherche hautement professionnelle. Et le public ? Mon Dieu, il sera content de la gauche à la droite, car c’est joli, plaisant, original (si on oublie CHANTECLAIR, mais c’est vieux). L’histoire se laisse écouter mais il n’est pas utile d’y attacher de l’importance. Et l’on ne s’ennuie pas. Parfois, il y a de l’humour. Nul doute qu’en année électorale, on érige un piédestal de production majeure à cette bluette.
18.08.77 – Le site de Naqsh-e-Rostam à Persepolis, illustré par les tombeaux de Cyrus, Darius et Xerxes, est de ceux qui prêtent à rêver aux Siècles qui nous contemplent. La montagne ocre et imposante, dans laquelle sont creusées ces nécropoles, domine l’aire immense où il est possible de jouer. On n’imagine pas ici un spectacle qui ne soit lié au murmure muet du roc et de la pierre sculptée.
Carolyn Carlson l’a bien compris, qui a inventé sous le titre HUMAN CALLED BEING, un ballet de 90 minutes qui –sans anecdote apparente- ne cesse d’opposer la fragilité minuscule de l’être humain à l’infini en espace et à l’éternité dans le temps. Ces gnomes marchent, courent, dansent même, dans un mouvement perpétuel vain (entendez cet adjectif au sens : vanité, tout est vanité). Vanité elle-même la représentation, qui n’est QUE spectacle. Un car vient à la fin ramasser les danseurs. Ils s’en iront vers NOTRE civilisation laissant se rendormir les illustres ancêtres un moment dérangés.
Je n’avais jamais vu le groupe de Carolyn Carlson et je ne suis pas expert en chorégraphie, mais il m’a semblé que cette équipe parfaitement impeccable méritait son sous-titre de « groupe de recherche théâtrale de l’Opéra de Paris ». Car l’invention dans les pas et mouvements m’a paru constante. Je dois avouer que le ciel étoilé aidant, et le rêve s’en mêlant, j’ai passé une belle et grande soirée.
18.08.77 – Le théâtre populaire persan fait songer à nos clowneries de cirque. La farce de notre Moyen Åge devait être proche de cet art frustre aux effets appuyés. Le public très nombreux prenait grande joie aux ébats visiblement vulgaires des comiques peinturlurés dont les jeux de mots faisaient hurler de rire la foule. Hélas, je n’entends point le Farsi !
19.08.77 – Ecouté vers minuit dans un beau jardin éclairé par des lampes à huile, un concert de musique classique iranienne. Aucun folklore. Les messieurs jouent en complet noir avec chemise blanche et cravate sombre, les dames en longues robes beiges.
Les instruments sont étranges mais très élaborés. Les mélodies ressortent d’une gamme qui n’est pas la nôtre, mais on ne peut parler ni de musique arabe, ni de musique indienne encore que ces deux influences se rencontrent. Avec en plus des réminiscences russes.
C’est une ligne personnelle, fort savante, parfois trop : on sent l’effort.
Les mélomanes étaient heureux d’applaudir cet authentique concert sans concessions.
20.08.77 – En face de LA CLASSE MORTE du Polonais Tadeusz Kantor, je réagis un peu comme je l’ai fait en face de AND DIE MUSIK il y a deux ans. C’est-à-dire que je suis très admiratif pour l’Art qui m’est offert, mais que je suis réservé en ce qui concerne le contenu. J’ai dit « réservé » et non « révulsé ». C’est qu’ici, il ne s’agit pas de Juifs dans un camp nazi, mais de personnages datant de l’avant première guerre mondiale dont la misère physique et morale ne peut pas m’atteindre directement.
D’ailleurs, pour comprendre précisément à quel jeu se livrent ces personnages morts, réunis dans l’école de leur enfance, située en zone polonaise occupée par l’Empire austro-hongrois, et tournant en rond, ressassant des souvenirs toujours les mêmes, avec des moments où ils semblent entendre la musique des anges tandis qu’à d’autres la mort implacable les balaie, les ploie, les humilie, il faudrait entendre le polonais, ce qui n’est pas mon cas. Ce qui me gêne, c’est le morbide visible, le scatologique, la violence complaisante, le raffinement dans la torture qui baignent le spectacle. J’ai envie de dire qu’on n’est pas drôle à Cracovie et qu’on s’y complaît un peu trop, pour mon goût, dans la fange, l’excrément et la crasse. Kantor (qui dirige la représentation tel un chef d’orchestre et qui est un spectacle à soi seul) a un extraordinaire sens de l’efficacité et son dosage sons, musique, textes, actes sans paroles, silences, est fantastique. Il est aidé par une troupe sans jeunesse qui réagit au quart de tour aux indications du Maître. Des objets (une boîte qui se balance avec une pierre dedans, scandant le temps ; une bicyclette 1900, un instrument à écarteler, des livres poussiéreux, un journal jauni qui parle en français de grève générale, une faux etc…) et des mannequins représentant les enfants qu’ils ont sans doute été, aident les protagonistes à SIGNIFIER leur message –que je n’ai malheureusement pas perçu. Ce qui est sûr, c’est que LA CLASSE MORTE ne s’inscrit pas dans la ligne de l’édification du Socialisme. Mais c’est un grand spectacle qui par moments vous coupe le souffle.
RETOUR EN FRANCE
23.08.77 – Ayant, en plein mois d’août, lu dans LE MONDE une critique de Cournot très favorable pour un spectacle affiché au Théâtre Mouffetard, j’ai profité de mon passage d’un soir à Paris pour aller voir ÉROSTRATE, réalisation d’Yves Gourvil.
EROSTRATE est une nouvelle de Sartre parue dans le recueil LE MUR. Ce personnage grec AURAIT incendié le temple d’Ephèse, une des sept merveilles du monde, à seule fin de se faire remarquer. De même, Paul Hilbert modeste employé de bureau solitaire, se met à tuer des femmes parce que cela lui donne la sensation d’EXISTER.
Yves Gourvil et son équipe se réclament de Mesguich, et au-delà, de Vitez. Ils n’ont pas adapté la nouvelle. Ils la jouent intégralement, se répartissant le texte entre deux hommes (on pourrait dire Hilbert lui-même et son double incitateur, pour simplifier) et une femme. Le défaut de cette « lecture », c’est qu’elle commente l’œuvre de façon trop pléonastique. La démarche m’a, tous comptes faits, parue facile et en même temps que les artistes exprimaient les phrases en jouant les sentiments et en mettant en gros plan certains mots ou groupes de mots, je pouvais, dans ma tête, imaginer une autre façon de dire, qui eût été plus sobre, plus simple, plus directement adressée à MOI, spectateur. Néanmoins, et quoi que Jean-Louis Grinfeld, Philippe Duclos et Martine Irzenski ne se renvoient la balle qu’entre eux sans jamais ME fixer ou M’agresser, je dois dire que le spectacle, qui dure 70 minutes, est assez efficace. Sa « façon » n’est point irritante, malgré sa gratuité un peu artificielle, et finalement, me laisse ECOUTER le contenu exprimé par Sartre, ce qui, en fin de compte, est l’essentiel.
07.09.77 – Deux Belges qui s’intitulent THÉATRE HYPOCRITE donnent vie à des textes de Chaval qui, comme Wolinski, est surtout connu comme dessinateur. Ces GROS CHIENS contiennent quelques perles et je garderai un bon souvenir de sketches comme : MOLIÈRE, qui conte la carrière du frère de Jean-Baptiste, BALZAC, qui est fondé sur des jeux de mots amusants, et PASTEUR qui dresse, par un confrère jaloux, un sévère réquisitoire contre le savant. Tout est assez caustique, mais ce n’est pas fondé sur une réflexion politique. D’autre part, il y a des morceaux moins bien choisis que ceux que je viens de citer. Le spectacle est donc inégal et Philippe Geluck et Alain Lahaye, mis en scène très simplement par Stéphane Verrue, en font, d’une façon générale, trop. Ça se laisse voir parce que ça ne dure qu’une heure.
(Théâtre Oblique – 18 h 30)
13.09.77 – Trente-trois comédiens de l’atelier Andreas Voutsinas présentent sous le titre PRENDS BIEN GARDE AUX ZEPPELINS, un « travail » qu’a dirigé un inconnu (pour moi), Didier Flamand. La semaine dernière le Maître proposait un « travail » de Bernard Rousselet que je n’ai pas vu : j’étais méfiant. J’ai peut-être eu tort. J’irai sans doute la semaine prochaine considérer le « travail » de Jean-Luc Terrade qui clôturera cette trilogie. Car le « travail » de Flamand a produit un vrai spectacle qui peut être considéré comme une réussite.
Naturellement, on imagine que dans ce genre d’entreprise, chaque participant (bénévole, ne l’oublions pas) veuille montrer ce qu’il sait faire. L’art de Didier Flamand a d’abord consisté à le permettre à ses camarades sans que la représentation soit une foire d’empoigne de couvertures tirées à soi. Il a clairement su s’imposer comme maître d’œuvre et tout semble réglé au quart de tour (tout, sauf les éclairages, qui m’ont paru ressembler à ceux du Magic Circus certains soirs !). Il est vrai qu’il a enfermé sa série de sketchs dans un carcan musical et une bande sonore remarquablement efficaces qui ne laissent aucune place aux débordements.
Ce « travail » m’a paru assez exemplaire d’une ligne de force peut-être importante : il est « politique » puisqu’il traite de la guerre et de ses horreurs, MAIS il est hors de NOS préoccupations d’AUJOURD’HUI. La guerre est celle de 14. Elle est montrée dérisoire, baroque, insensée, mais aussi cruelle. ON passe du rire au ricanement et à une certaine qualité émotionnelle. Cette réalisation qui ne s’appuie sur aucun texte (quand les acteurs parlent, ils s’expriment en Brookien), stigmatise la guerre EN SOI, comme je le faisais sans autrement réfléchir quand j’écrivais mes premières œuvres vers les années 45.
Sans doute faut-il insister sur l’aspect signifiant du fait qu’il n’ait pas été fait appel à un écrivain. Il n’y a donc pas eu de réflexion intellectuelle. Et ça se sent. On peut imaginer que, conciliants les uns envers les opinions des autres, les « élèves » de Voutsinas aient voulu trouver un sujet qui mette tout le monde d’accord et permette aux violents et aux cyniques de s’exprimer comme aux doux, aux amers, aux poètes et aux amoureux !
C’est donc un spectacle ASEPTIQUE, non dérangeant pour quiconque.
Cela dit, il est très bien, ce spectacle, et d’abord parce que, pendant deux heures, on ne s’ennuie pas un instant. Les tableaux se succèdent à un rythme vif, faisant alterner l’horreur et le comique, le mélancolique et le grotesque. Les références sont signées Bob Wilson, Julian Beck, Alain Resnais, Jérôme Savary –et j’en oublie sûrement (à dire vrai, je n’ai pas cherché à jouer à ce jeu, mais il est certain que Flamand s’est amusé à nous livrer des « sources »). Ce n’est pas du « théâtre » ? direz-vous. Sûrement, puisque ce n’était pas chiant. Flamand est sûrement à suivre.
14.09.77 – À moins que le P.C.F. n’ait donné à ses militants en cette saison électorale : « Surtout les gars, pas de vagues, pas de politique au théâtre, faites du pas signifiant, du pas interprétable… », je ne m’explique pas qu’une jeune femme de vingt-quatre ans, en l’occurrence Mireille Laroche, ait eu envie de monter LE RETOUR de Pinter.
Singulièrement ambiguë, l’œuvre appartient à la catégorie du boulevard intelligent. On peut la juger extrêmement misogyne, puisqu’elle montre une famille d’hommes singulièrement défiante à l’égard du sexe opposé et ne ménageant pas les propos imagés, ou au contraire fort « misoandre », puisque la femme, objet ballotté au gré des mâles, sort de sa passivité pour, peut-être, prendre le Pouvoir. Dans l’ensemble, le spectacle est ennuyeux avec pourtant quelques scènes drôles. Jean-Paul Farré campe une remarquable silhouette de vieillard irlandais irascible. Il est fort croustillant et s’y confirme excellent comédien.
Claude Lévêque, Evelyne Istria et les autres ne m’ont pas semblé très à l’aise. En fait, conçue pour le grand public anglo-saxon, la pièce est écrite pour que des monstres lui confèrent leur personnalité. La bonne distribution de LA PÉNICHE ne suffit pas.
Ah oui ! J’ai oublié de rappeler que Mireille Laroche est une militante du PCF.
18.09.77 – Pour un Dimanche après-midi, PAS D’ORCHIDÉE POUR MISS BLANDISH est un spectacle parfait. C’est Frédéric Dard qui a adapté le best-seller de Chase et c’est Hossein qui l’a mis en scène. Tout est au premier degré en tranches de bifteck saignant. Comme dit Harari, qui joue le rôle de Doc à la manière de Charlie Chan, c’est « bien ficelé ». Hossein s’est réservé Slim. Il est beaucoup trop beau ténébreux pour le personnage, décrit fort laid par l’auteur original, mais Jean-Marie Proslier est parfait en Maman.
Ça m’étonnerait que ça ne marche pas, encore que les décors, visiblement conçus en pensant « tournée », m’aient paru un brin pauvrets. Les bulletins d’information pendant les noirs exigés par les changements de décors, rappellent opportunément les événements des années 1929.
22.09.77 – Je ne peux pas exprimer une opinion précise sur le ROMÉO ET JULIETTE de Carmelo Bene, parce que je n’entends pas l’italien. Or, le texte est très important dans cet « essai critique » qui traite l’œuvre de Shakespeare avec un irrespect qui s’apparente à celui de Laforgue dans HAMLET. La démarche m’est donc parvenue tronquée et je risque, en ne parlant que de ce que j’ai vu et entendu, de rendre compte à faux du spectacle. J’ai éprouvé une impression de tape-à-l’œil assez violent, mais beau, avec un décor fait de gigantesques coupes à vin rougeâtres, lieu informel où s’expriment des personnages romantiques très Bissoniens toujours à travers une sono et même en play-back, avec un grand renfort de musiques claironnantes, le tout voulant visiblement parodier le cinéma, ou plutôt obtenir chez le spectateur l’effet de la bande son cinématographique. Y a-t-il « scandale », comme le festival d’Automne aimerait nous l’inculquer ? Si oui, c’est par ce qui est dit. J’ai vu, moi, une représentation agréable, jolie, et fort courte. Tout Paris était là.
12.10.77 – J’ai vu un certain nombre de fois dans ma vie des films où le réalisateur introduisait des séquences comiques en montrant des comédiens d’« AVANT GARDE » s’exercer à leur « ART », sérieux comme des Papes, investis par la nécessité de communiquer un « MESSAGE » incompréhensible. Ces scènes, placées en contrepoint d’actions claires bien troussées, font généralement hurler de rire les publics populaires qui voient en ces doux déphasés des inutiles prétentieux. MARCHAND DE PLAISIR, MARCHAND D’OUBLIES DE Georges Aperghis fournirait à ces cinéastes une mine inépuisable ! La classe ouvrière y est montrée figée, proférant de petits cris stridents (n’oublions pas qu’il s’agit de théâtre « musical »), effectuant en saccades des gestes toujours semblables qui semblent avoir été inspirés par la salle commune d’un hôpital psychiatrique, puis s’identifiant lorsque le son s’enfle aux musiciens qui vont jouer à être le « chœur » pour une « Antigone ». Selon le programme, des ateliers d’enfants tenus à Bagnolet ont aidé le groupe à concevoir ce « jeu », qui en est peut-être un pour les « artistes », mais pas pour les spectateurs ! Je n’ai en tout cas pas été perméable, moi, à (je cite) « la tragédie qui vit par intermittence, un peu à l’image des enfants qui jouent aux morts et qui se lèvent de nouveau pour mourir une seconde fois ». Évidemment, cette synthèse proposée en spectacle à l’issue de huit mois de travail d’ATELIER avec des mômes de 8 à 10 ans qui avaient « CHOISI » (Hum !) le thème d’Antigone, ne peut pas donner, peut-être, une idée juste de la ligne d’Aperghis.
Le but de l’entreprise n’était pas cet aboutissement déraciné (Chaillot Gémier). On me dit que le précédent exercice de fin d’année, « LA BOUTEILLE A LA MER », que je n’ai pas vu, était très intéressant. Soit ! Je ne conclurai pas encore que cette démarche me semble bien suspecte et que la collaboration du Festival d’Automne avec la municipalité de Bagnolet me rappelle un peu beaucoup celle du Festival de Shiraz avec le T.G.P. ! En plus grave car ICI, il semble bien que le but de l’entreprise soit d’ASEPTISER NOTRE QUOTIDIEN. J’irai au prochain Aperghis, mais en me méfiant.
14.10.77 – Loin des bruits et des fureurs du Festival, le Théâtre du Chêne Noir poursuit auprès de ses publics du Vaucluse un travail de fourmi qui porte ses fruits puisque, hier soir, la salle était pleine, alors que pour la troisième ou quatrième fois, Gérard Gélas présentait une troisième version de ses CHANTS POUR LE DELTA, LA LUNE ET LE SOLEIL, avec non plus seulement textes et musique, mais mise en espace, avec le concours du corps de ballet de l’Opéra d’Avignon. Un corps de ballet tout jeune, dont la moyenne d’âge est de vingt ans, qui n’a pas la classe internationale, mais pète de fraîcheur, d’enthousiasme et d’application. Soyons indulgents : pour un premier coup, sans être un coup de maître, ce n’est franchement pas mal et la chorégraphie de Gérard Gélas, plus à l’aise dans la ligne HAIR que dans le style LAC DES CYGNES, grouille d’imagination. Bref, ce groupe de trente-quatre personnes ne donne pas l’impression d’un collage. La danse est intégrée au spectacle que nous connaissions, elle y est comme intégrée et le sert, ajoutant à sa magie ; on n’a pas une impression d’enrichissement, par contre je suis sûr que si je revois ces CHANTS POUR LE DELTA sans cet apport, j’aurai, maintenant, un sentiment d’appauvrissement.
Cette collaboration (habile, car Gélas –ô tempora, ô mores- est en train de devenir le chéri du maire… et un suspect aux yeux de Puaux), pourrait déboucher, après travail technique et disciplinaire, sur un vrai spectacle de théâtre quasi-total. Je constate en tout cas que mon idée de proposer Gélas pour Persepolis est très valable. Il saura décrypter la magie du lieu. N’a-t-il pas spontanément le sens –à travers ses beaux et émouvants poèmes- des « siècles qui nous contemplent » ? Il devra professionnaliser ses nouvelles recrues. C’est une question de temps si le Maître de ballet a de la classe (c’est là que le bât blesse peut-être).
PARENTHÈSE
De toute manière, le vent de l’histoire avait soufflé. Le Président de la République Française, Valéry Giscard-d’Estaing avait rendu aux religieux Iraniens leur Ayatola chéri qui s’ennuyait dans la banlieue parisienne. Plus question de festival.
Il devra aussi, sans doute, choisir un peu plus ses inspirations. Le tableau qui environne le poème sur le Nil est très hollywoodien. Il termine sur une note de pas très bon goût une soirée qui, jusque-là, avait baigné dans l’exigence, quoique atteignant au cœur un public reconnaissant à l ‘équipe de lui chanter le Rhône, la Nationale 7, les Cigales et… Les Emigrés. Le contenu n’a pas bougé : point de revendication. Une amertume, une nostalgie du passé, une mélancolie. C’est un état d’âme qui est décrit, qui devrait toucher les vieux du Combat. Apparemment, il émeut aussi les jeunes. Le THÉATRE DU CHENE NOIR est devenu (sans jeu de mots) un CONSTAT ! Ses racines sont authentiques. Cela l’explique et le justifie. Il est « de gauche », mais il est chantre du chauvinisme, celui qui rassure parce qu’il ne se pare pas de l’Occitanie comme d’une plate forme revendicatrice. Rien n’interdit au POUVOIR de verser des larmes de crocodile face à cette démarche locale claire.
15.10.77 – Je ferai d’abord une critique concernant le théâtre Sylvia Monfort : le temps où la « jeunesse » bourgeoise aimait à s’entasser sur des cubes inconfortables ou par terre est passé de mode. Quand le produit proposé au consommateur ne recèle de surcroît rien d’exaltant, l’erreur devient faute.
Quand Régis Santon est venu me voir il y a quelques mois, le texte de LA GUERRE CIVILE sous le bras en me disant : « C’est une pièce fasciste, mais elle traite du problème du POUVOIR en des termes si forts que j’ai envie de la monter », j’ai lu la pièce de Montherlant, dans l’esprit d’y chercher quelque chose qui aurait un rapport avec le monde dans lequel nous vivons. La préface m’apprenait que l’auteur avait eu l’idée de son sujet pour la première fois à propos des événements de 1934 et qu’il avait porté son sujet en soi pendant vingt-trois ans avant de l’aboutir en 1957. Cette lecture ne m’avait rien laissé décrypter. La représentation n’a rien arrangé.
Pompée, car c’est de lui qu’il s’agit, est certes un chef irrésolu. Et des chefs irrésolus, nous en avons connu beaucoup entre 1932 et 1957. Mais le contexte de la bataille de Pharsale est romain. Les personnages, Caton, Brutus, Cicéron, César etc. (on ne les voit pas tous mais tous sont présents) sont historiques et connus. On les voit causer et ce qu’ils disent, bien sûr, est de Montherlant dont on reconnaît de-ci de-là la facture à certains mots d’auteurs. La guerre civile décrite est dérisoire car elle oppose des gens de la même « famille », entendez de la même « classe ». Le camp choisi l’est par hasard, ou par intérêt, ou par affinités. Aucun projet de société, aucun dessein ne meut quiconque. Une telle guerre civile ne serait pensable aujourd’hui que dans des pays sous-développés où deux généraux noirs se disputeraient une présidence. Mais encore : l’un se réclamerait de Mao et l’autre de Carter ou de Brejnev, ou il représenterait une ethnie contre une autre.
L’œuvre de Montherlant n’est donc absolument pas concernante pour MOI et je ne vois pas ce qu’elle fout dans un cycle sur le POUVOIR ! Pompée a eu le goût de l’échec. Bon ! Et alors ?
Santon s’est-il aperçu en cours de route qu’il n’y avait rien à tirer du texte ? On pourrait le croire car rarement j’ai vu une mise en scène aussi peu imaginative , et il y a bien longtemps que je n’avais vu entendu des acteurs « déblayer » avec autant de hâte. On a l’impression qu’ils courent après un train à ne pas le rater. C’est nul, nul, nul !
Zenacker joue Pompée. Il n’est pas nul, évidemment. Il en fait ses kilos habituels. Mais il n’est pas Pompée. C’est une erreur de distribution. Pierre Viehescaze incarne Caton. Moi, j’aurais préféré un acteur moins coutumier des gueuletons. Il est empâté, mou. Il eût mieux convenu à Pompée. Marie-France Santon est l’allégorie de la Guerre Civile. Elle est très antipathique. La seule réussite, c’est le décor : une tente en forme de parachute. Santon l’a-t-il voulu en symbole ?
Toute cette entreprise, pour reprendre les mots mêmes de Montherlant, chiante, inutile, interminable, vaine, mériterait la mort, « la mort pour médiocrité ! »
16.10.77 – Je ne cite que pour mémoire la « création » au T.G.P. par le GROUPE TSE des PEINES DE CŒUR D’UNE CHATTE ANGLAISE. Du spectacle, je n’ai rien de plus à dire depuis Shiraz, si ce n’est que le perfectionnisme absolu ne semble plus être le dada d’Alfredo Rodriguez Arias. Les imperfections, que j’avais mises sur le compte de la nonchalance iranienne, existent ici aussi : une toile est plantée trop profond, les éclairages sont souvent plats. Le jeu est laissé très LIBRE et chacun peut y tirer son épingle. L’invention a été permise aux interprètes et l’on peut redouter que Jérôme Nicolin, sublime aujourd’hui, n’en fasse trop demain. C’est une soirée divertissante, jolie et futile. Comme je le supposais, le tout-Paris glose sur la technique des masques et les membres du P.C. sont enchantés : il n’y aura pas de « danger » ce mois d’octobre au T.G.P. !
19.10.77 – Le TRISTAN ET YSEULT de la Compagnie Daru raconte en formes animées l’histoire des amants célèbres. Pas un mot n’est prononcé et l’anecdote n’est pas non plus mimée. Sur fond musical, c’est une illustration du mythe. Pour savoir où il en est, le spectateur doit se référer à la feuille ronéotypée qui lui est distribuée. En fait, cela n’a guère d’importance et il suffit, pour apprécier le travail, de se laisser porter par les séquences que soulignent la musique et les « contextes sonores » synthétisés par Philippe Angrand, avec Patrick Moulou aux guitares. J’ai écrit « pour apprécier le travail ». Je n’ai pas écrit « pour être charmé par le travail », car là est le bât qui blesse : ce spectacle est beau, parfait, mais il ne touche pas parce qu’il sent l’effort. C’est le Houdart de la recherche formelle qui inspire évidemment la démarche. Et la question s’est imposé à moi : est-ce que les marionnettes (Daru emploie lui-même ce mot impropre en l’espèce) sont capables de faire décoller un spectacle ? Est-il possible d’éviter que les poupées engendrent autre chose qu’une sensation morte ? Et comment la magie pourrait-elle opérer quand on voit, derrière les personnages, s’agiter en bons artisans consciencieux et inexpressifs, les trois manipulateurs ? Leur « absence » voulue de ce qui s’exprime grâce à leur habileté, n’engendre-t-elle pas une excessive distanciation ? Quel mystère subsiste, à tant montrer (si j’ose dire) les ficelles ? Est-ce par hasard que le théâtre à l’Italienne s’ingénie si bien à cacher les machineries que les metteurs en scène modernes montrent souvent, mais pour les cacher aussi par des moyens plus subtils que les frises et les pendrions ? Je crois que cet art qui convient à Guignol ou aux exotiques, n’a de valeur que comme complément d’autre chose. Dans LOUISE MICHEL, c’est la femme de chair et de sang qui conquiert. Dans l’appoint, je crois à cette utilisation. La marionnette devenue centre du spectacle pourra provoquer mon admiration, mon étonnement, pas mon émotion.
Voilà ce que m’a inspiré ce beau TRISTAN ET YSEULT. C’est le premier de la saison. Il paraît qu’il y en aura trois. Attendons les autres.
20.10.77 – Si Georges Lavaudant a voulu, avec son PALAZZO MENTALE, montrer qu’un Centre Dramatique National n’avait RIEN à exprimer, si ce n’est le vide figé d’une Société bloquée dès le premier quart du Siècle que nous vivons, s’il a voulu signifier qu’impuissant et inutile, la mission d’un tel organisme était de jeter l’argent par les fenêtres pour bien montrer qu’il en avait ; si Pierre Bourgeade de son côté, a entendu prouver qu’un auteur pouvait toucher des droits après avoir pondu un NON texte (en fait il signe un collage), ils ont très bien réussi leur coup. Le décor est superbe et colossal. Le groupe SPHEROE crée un environnement musical super pop. Des fumigènes mettent la salle dans le brouillard. Un gadget traverse la scène en lançant des étincelles : c’est l’avion de Blériot (paraît-il). Et Lavaudant nous montre des groupes immobiles, qui sont, les uns sur une pelouse trop verte, les autres perceptibles à travers les fenêtres d’un immeuble. (Ca donne la « vision fragmentaire pour tous », Vitez est dépassé !). Ils dansent parfois très lentement. Dans une mansarde, un couple est vaguement plus vivant que le reste.
Tout cela est mort, morne, mais cultivé. Lavaudant montre ses références. Les personnages s’appellent Fritz lang, Erich Von Stroheim, Borges, Ginsburg, Guzman, Proust, Nosferatu, Kafka ! les conteste-t-il ? Les condamne-t-il ? Il est sûr qu’il s’en sert pour se faire valoir. Mais que CONSTATE le spectateur ? On ne l’oriente guère, le pauvre, ça n’est pas dans la ligne d’aujourd’hui. Ce PALAZZO MENTALE m’a fait baigner dans le type d’atmosphère de Claretta de Vitez. Ce Centre Dramatique National des Alpes nous montrera dans un mois le HAMLET de Mesguich. Il y a là une famille, avec laquelle je ne me sens pas en cousinage. Monique Bertin qui n’a pas aimé PALAZZO MENTALE plus que moi, disait qu’à vingt ans elle aurait crié au génie ! Alors !!!?...
22.10.77 – Je suis content d’avoir été revoir le spectacle du THÉATRE DE L’AQUARIUM, « La jeune lune… » sur le terrain, en tournée, à Douai, devant un public, qui, de toute évidence, ne réunissait pas que des intellectuels dits « de gauche ». Il y avait même là un comité d’entreprise, au grand complet, 120 personnes pour qui c’était la sortie annuelle avec souper au Café Excelsior après la séance. Les artistes y étaient conviés !
Depuis sa création, cette JEUNE LUNE a été retravaillée et réactualisée. La représentation garde quelques passages à vide, mais dans l’ensemble, elle est fort efficace et la théâtralisation de la vie ouvrière est si habile que ce qui pourrait être gênant (se servir à des fins esthétiques de ce qui est le quotidien de millions de gens) est au contraire reçu avec amusement par les concernés. Les transpositions de machines, les dialogues entre les hommes et les outils de travail, sont remarquablement mimés et joués. Je ne me dédis pas de ce que j’ai écrit naguère : les gens de l’Aquarium sont allés en touristes dans les entreprises occupées et cela crée une DISTANCE entre les événements et ce qu’ils expriment. Mais ils ont eu l’œil acéré, ils ont observé, écouté, avec une attention digne des meilleurs journalistes. Ils ont su pénétrer au fond des préoccupations de ceux qu’ils voulaient décrire, et je trouve, tous comptes faits, que l’injection de l’ART dans leur « chronique » est exemplaire… parce que bourrée d’imagination et hautement professionnelle.
Leur plume narratrice se veut objective. Ils relatent ce qu’ils ont vu et tâchent de le faire éprouver à d’autres. Mais ils ne sont pas neutres, et l’on peut comprendre l’agacement de la CGT en constatant l’importance accordée à la critique du Syndicalisme professionnel. Le sketch des pieds et des mains est admirable, mais il est « dur ». La description des huiles venant une heure à une manif, parce que les photographes sont là, ne peut guère plaire aux dirigeants des centrales. Reste que l’essentiel demeure la lutte des ouvriers contre les patrons et que celle-ci ne peut gêner que ces derniers. L’attitude cégétiste qui a consisté, ici ou là, à censurer le spectacle, à empêcher les camarades de le voir, est donc scandaleuse et peu conforme à l’image démocratique que le P.C.cherche à donner aujourd’hui de lui-même.
D’autant que l’équipe ne se refuse nullement aux débats. Le journal de la classe ouvrière qui a titré « ordre de démobilisation » a donc été en contradiction avec sa ligne, car loin d’empêcher les militants de venir, il fallait les encourager à soutenir un spectacle qui parlait d’eux et de leurs problèmes, quitte à ce qu’ils discutent. Mais la « tête » n’a peut-être pas jugé sa « base » assez mûre pour cela… ou peut-être y avait-il trop de vérités dites.
En tout cas, revoir cette JEUNE LUNE après le PALAZZO MENTALE, c’est prendre un bain de mer après une phtisie galopante. Nous avons encore, heureusement, des jeunes qui n’ont pas baissé les bras, qui combattent, qui critiquent et qui le font sans désespoir pour que la prise de conscience débouche sur une autre société. Mais voilà : Lavaudant est plus jeune que l’AQUARIUM. Il est de la génération d’APRES. Qu’est-ce qu’elle a dans la tête, cette génération-là ? Ses jeunes bourgeois sont-ils tous nihilistes, comme la bande à Baader, chacun à sa manière, chacun dans son domaine, et le constat du PALAZZO MENTALE serait-il celui d’une impuissance, d’un refus, d’un SUICIDE ? Dans ce cas, l’ENNUI distillé ferait partie de la leçon à moi inculquée et l’on pourrait penser que Lavaudant a parfaitement dit ce qu’il avait à (ne pas) dire. Son spectacle serait essentiel.
24.10.77 –Vouloir tenter d’infléchir le MACBETH de Shakespeare vers une signifiance contemporaine, est une utopie. La société décrite dans la pièce est la société féodale. La lutte pour le POUVOIR n’y correspond pas à des motifs économiques. Les personnages se meuvent selon un code qui a disparu. Mehmet Ulusoy a néanmoins voulu faire acte de metteur en scène de gauche. Son recours a été de mettre dans la bouche des comparses, serviteurs et soldats, des répliques empruntées à Brecht : ce collage n’est pas gênant, mais, en fait, il n’apporte rien, tant il est plaqué. Plaqué aussi, le dialogue où Macbeth et Lady Macbeth deviennent pour une minute Ubu et la mère Ubu.
Dire que l’œuvre n’a pas de résonance actuelle n’est cependant juste que du point de vue habituel en la matière, c’est-à-dire matérialiste.
Si on se place sous l’angle des courants nietzschéens qui semblent vouloir actuellement soulever des vagues venues de la métaphysique païenne, certaines couches de la nouvelle jeunesse, il en va différemment. Comme l’OR DU RHIN ou la WALKYRIE, comme ZARHATOUSTRA, MACBETH peut atteindre ces profondeurs de l’âme qui enfantent le fascisme. Je crois que cette pièce aurait pu être citée dans LE MATIN DES MAGICIENS. Car elle baigne dans un climat magique. Si Mehmet Ulusoy avait joué cette carte, il aurait pu faire de son Macbeth un précurseur d’un Hitler –ô combien plus dangereux encore- qu’actionneraient les forces obscures d’un au-delà imaginaire.
Il n’a pas été intéressé par cette piste. Son spectacle est terrien. Il n’a donc pas trouvé la correspondance secrète avec notre Monde à nous. D’autant plus qu’il a voulu montrer la dérision de la lutte engagée. Cette lutte, hors de la dimension cosmique, est en effet dérisoire. Le fait divers l’emporte, et les nez de clowns dont s’affublent les partenaires ne sont qu’amusante anecdote, alors qu’ils auraient pu, peut-être, acquérir la valeur d’un contrepoint terrible ! L’assassin allant commettre son crime sur un air de cirque et un fil de funambule, c’eût été extraordinaire si le personnage avait été décrit mû par des impulsions irrésistibles, lui échappant, venant d’ailleurs. Bourreau mais victime…
En fait, il manque au MACBETH de Mehmet, la grandeur de la tragédie. Il a rapetissé le propos. Il est passé à côté d’un texte qui ne se laisse pas trahir.
Macbeth, selon Mehmet, devient de plus en plus petit enfant à mesure que, le meurtre ayant été perpétré, l’étau se resserre pour le châtier. Gratuite dans le spectacle, l’idée aurait pu découler du parti non utilisé. Une fatalité eût alors diminué progressivement le grand homme. Ici, cela apparaît d’autant moins que les quatre acteurs jouant Macbeth n’indiquent pas cette évolution, sauf un peu Soulier, le dernier, mais il vient trop tard ! Quant à Samier et Patrignani, je ne perçois pas la différence entre eux. Ils sont le premier et le troisième… Reste le deuxième, qui est une femme !!! Et qui est Keriman Ulusoy !!!!!! Je confesse que là, je ne suis pas du tout : pourquoi, aussitôt après l’acte criminel, Macbeth réapparaît-il sous une enveloppe féminine ? Je n’ose penser que Mehmet ait voulu y faire ressortir un premier signe de REGRESSION ! Ce serait d’un misogyne tel que mon humanisme m’obligerait à crier au scandale, car rien (en tout cas de professionnel) ne justifie que ce soit Keriman Ulusoy qui incarne ce Macbeth-là. Elle est exécrable. Elle baragouine son texte à la manière des actrices des théâtres municipaux d’Istanbul. Est-ce par vengeance que Mehmet lui inflige l’humiliation d’être chaque soir le désastre de la représentation ? Au contraire, est-ce Keriman qui, sur l’oreiller, lui aura insufflé cette idée ? Elle serait alors néfaste à son compagnon.
Car nonobstant tout ce que je viens d’écrire, je suis sûr que Mehmet Ulusoy est un des plus grands metteurs en scène de ce temps. L’invention foisonne en lui et si son MACBETH est une erreur, c’est une GRANDE erreur. De la poésie de Nazim Hikmet aux souffles épiques du Walhalla, il y a un abîme qu’il ne peut pas franchir… Ou peut-être l’aurait-il pu s’il avait réfléchi, ou s’il s’était entouré de dramaturges non brechtiens… (il nous faudrait peut-être, aujourd’hui, avec les nouvelles tendances, des dramaturges de l’inconnaissable). Je crois que son MACBETH est raté, mais il comporte beaucoup de grandes beautés. Il a travaillé dans la spontanéité, avec SES idées préconçues. Il a abordé l’œuvre en sachant ce qu’il voulait faire. Il ne s’est pas laissé porter par elle… longuement. Pourquoi a-t-il eu envie de monter MACBETH ? C’est ça qu’il ne s’est apparemment pas demandé. S’il s’était interrogé sur CETTE impulsion, peut-être, entrant en lui-même, eût-il découvert… et exploité des mannes qui l’eussent mené au succès, c’est-à-dire à l’harmonie avec une ligne de forces d’AUJOURD’HUI qu’il faut combattre car « le ventre est toujours fécond qui engendrera la bête immonde ».
26.10.77- Silvia Montfort a beau grimacer toute la soirée un sourire forcé, Nuova Colonia de Pirandello mis en scène par Anne Delbée m’a ennuyé. Le sujet n’est pourtant pas sans intérêt : quelques malheureux, mécontents ou rebuts de l’humanité, décident d’aller se refaire une virginité dans une île. Le microcosme de société qu’ils créent n’a rien d’une renaissance. Chacun épie l’autre. Les mauvaises passions s’exacerbent. L’atmosphère est étouffante. Bref, Pirandello a écrit le contraire de ce moi j’aurais écrit sur le même sujet. Je rejette son pessimisme.
Mais soyons clairs : ce n’est pas l’indignation qui m’a fait partir à l’entracte. C’est le fait que je me faisais chier. Et je me faisais chier parce qu’Anne Delbée a voulu distancier l’indistanciable. Pirandello, ça se joue au premier degré. Elle est sotte.