Du 21 janvier au 11 février 1977

Publié le par André Gintzburger

21.01.77 – J’ai beau me battre les flancs, une nuit ayant passé, pour me convaincre que j’ai aimé L’AMANT MILITAIRE de Goldoni monté par Jacques Lassalle en son studio de Vitry, je n’en reste pas moins dans le sentiment que je ne me suis amusé qu’aux trouvailles de la dernière demi-heure du spectacle, et dans le souvenir que je m’étais assez fait chier jusqu’à l’entracte. Le moins qu’on puisse dire, en effet, est que pendant ces 90 premières minutes, le réalisateur ne cherche pas l’effet comique et l’on aurait plutôt tendance à évoquer LES SOLDATS de Lenz ou LE PRINCE DE HOMBOURG qu’une joyeuse comédie.
Pourtant, si Goldoni a créé des personnages à une seule facette, c’était sans doute pour faire rire. Lassalle se sert de ces facettes pour pousser à l’extrême l’odieux, la naïveté, le grotesque de chacun pour en faire ressortir la signifiance sociale. Ai-je besoin de dire que seuls échappent à cette caricature grinçante les « prolétaires », c’est-à-dire le valet Arlequin ou la servante de Rosaura. Eux sont « humains », mais cette humanité n’atteint pas leurs camarades militaires que leur condition professionnelle aliène : vous le voyez, les « leçons » nous sont inculquées avec la lourdeur de rigueur. Et j’aurais dit que cette réalisation n’innovait en rien si son ton ne changeait après la pause. Comme si Lassalle avait voulu se gausser de son propre sérieux. Alors soudain, il multiplie les gags et les gadgets. Il vire de Corneille à Feydeau. Il y a quelques réussites comme la déambulation selon des itinéraires horizontaux des personnages se rendant à l’emplacement du duel, et comme le départ de l’armée réduite à des petits soldats jouets. Reste qu’une heure et demie de pesante « réflexion », de lourde réintroduction des anecdotes dans le « contexte historique », et d’utilisation des tics à des fins pensantes, c’est beaucoup. Et reste aussi, surtout, qu’il m’a paru triste qu’un Lassalle perde son temps à ces jeux qui ne l’aident en rien, à mon avis, à (je cite ses écrits propres) « approfondir son interrogation sur le réalisme d’aujourd’hui. » Monique Bertin, qui l’aime bien, comme moi, disait que sa position à Vitry l’obligeait sans doute à monter un classique de temps en temps.
Dans ce cas, en effet, pourquoi pas L’AMANT MILITAIRE ?

COMMENTAIRE a posteriori

Comme quoi on peut se tromper.Jacques Lassalle va, au cours des années,devenir un des artisans de ce lent cheminement personnel qui m’anènra à m’éloigner d’ abord d’un certain théâtre puis du théâtre que je finirai par appeler « comme d’habitude », c’est à dire, employons un mot simple : ennuyeux.
Il est vrai que je ne fréquentais pas le « boulevard ». C’était à mes yeux un autre monde. Je n’y connaissais personne. Parfois un acteur qui s’y était égaré m’invitait. Je supportais mal les rires gras des bourgeois aisés qui venaient y consommer des vedettes en chair et en os avec les applaudissements de rigueur dès la première entrée en scène des phénomènes.
Certes, cette ligne là du théâtre ne visait qu’à divertir et elle n’avait pas le choix de sa clientèle en raison des tarifs qu’elle devait pratiquer. Politiquement sa sensibilité ne pouvait être que de droite.
Tous les comptes rendus que je rédigeais prouvent surabondemment que la mienne était (est toujours) quelque part à gauche. Où exactement ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. En 1977 je commençais à ne plus savoir. Mes repères s’estompaient.Je disais que j’attendais d’un spectacle qu’il me dise quelque chose pas forcément en m’assénant un message ou une leçon, mais en me tenant un discours.Je commençais à ne plus l’attendre des auteurs. Le pouvoir était passé aux « créateurs » selon la définition des assises de Villeurbanne de 1968 et surtout aux « dramaturges ». A travers eux,toute signifiance devenait incompatible avec divertissement.Surtout il fallait que le « théâtre » ne soit pas source de paisir.
Mais Copi, Savary, Mehmet, l’Aquarium, Lavelli,Garcia, Alfredo Arias, Jack Livchine me direz vous ? Justement, j’évoquais deux voies du théâtre.Ils en inauguraient une troisième, qui allait me mener dix ans plus tard à m’intéresser à « la rue » et au « nouveau cirque ».

21.01.77 – Intransigeants gardiens d’une langue française qui date du XVIIe siècle, je commence à me demander si les Québécois ne seraient pas aussi les plus authentiques conservateurs d’une culture –la nôtre- engagée hors du Canada dans un processus de décadence. Car en voyant le groupe TERRE QUÉBEC, THÉATRE DE LA GRANDE RÉPLIQUE jouer AU CŒUR DE LA ROSE de Pierre Perrault, une nouvelle fois j’ai eu envie de prononcer le mot « SANTÉ ». Jean-Guy Sabourin, le metteur en scène, ne s’est pas cassé la tête pour tirer l’affaire à soi. Honnêtement, il n’a cherché qu’à monter l’œuvre, à nous la servir chaude. D’excellents acteurs bien dirigés de l’intérieur nous la livrent telle qu’elle est, hors du temps pour les aliénés que nous sommes, à mi-chemin d’O Neill et de Synge, riche d’une langue drue, vigoureuse, imagée, croustillante, cette langue qui a été la nôtre et qui, mise dans la bouche de pauvres pêcheurs sonne VRAIE (au contraire de celle d’un Delteil supposée être parlée par des Paysans). Et le sujet aussi sonne vrai, un de ces sujets simples comme on n’en traite plus chez nous et qui  soulèvent dans leur élémentarité plus de vagues profondes que les exégèses de nos intellectuels voyeurs de misères humaines.
Ça se passe dans une île du Nord. Un vieux couple de gardiens de phare y ont une fille jeunette que l’idée d’évasion travaille. Aux temps où les lunes lui font gonfler les seins, elle ne trouve en effet qu’un partenaire sur cette terre vide balayée par les vents : un jeune boiteux à demi sorcier. Il LUI paraît impensable, à cette jeune fille pleine de sève, que rien n’arrive pour transformer sa vie. Et de fait, une tempête vient jeter dans le rade une goélette avariée. Le temps des réparations, elle a deux jours pour s’en sortir et elle est à deux doigt d’y réussir car elle plaît au fils du patron du bateau (qui vit lui-même dans un village. N’allez pas croire qu’il signifie la VILLE et ses plaisirs. Il signifie seulement un AILLEURS).
Mais l’ordre, gardé par le père de la fille, sera sauf et lorsque les visiteurs s’éloignent, son sort est scellé, accepté. La maintenance est assurée. Cette maintenance qui, de sacrifices en sacrifices, a accroché à coups d’obscurantisme et à grand renfort de Catholicisme, ces quelque 5.000.000 d’immigrés à ces « arpents de neige » abandonnés par le décadent Louis XV…
Je ne suis peut-être pas tout à fait juste en parlant ainsi de ce spectacle : je pourrais dire qu’il fait désuet, que l’étrange ne vient que de l’impossibilité chez nous, aujourd’hui, d’une situation semblable (qui songerait à empêcher une fille de l’Île de Sein à gagner le continent pour y trouver un soulier à son pied ?), que si la réalisation ne me semble pas « décadente », c’est tout bonnement parce qu’elle est sans imagination. VOIRE !
Il faut réfléchir et, à titre de proposition, se demander si nous ne sommes pas, PAR CHANCE, en train de contempler avec ces visiteurs récents notre propre civilisation en son ascension. Auquel cas, une autocritique générale devrait être suggérée… à laquelle nos frères du Saint-Laurent devraient d’ailleurs participer, car l’agression américaine les investit, et pourrait bien, en quelques lustres, les amener au point où 3 siècles nous ont conduits.

01.02.77 – Enfin, au milieu du désert « enculturé » que nous octroient chaque soir les valets du Pouvoir ou les paumés du système, voici qu’une voix s’élève, une voix jeune, une voix d’un jeune qui n’accepte pas « LA TENTATION OCCIDENTALE » et qui l’écrit, et qui le monte en son théâtre Essaïon à deux pas du Catafalque Pompidou. Régis Santon affirme que sa pièce n’est pas « sérieuse » puisque nous sommes de toute manière « entre nous, Catholiques et libéraux, gros et gras, triomphants, civilisateurs depuis que nous ne sommes plus colonisateurs ; paternalistes ? sûrement ; haineux et haïssables ? ; Parlons-en… » C’est exact. Nous sommes entre gens qui éprouvons la décadence de la culture judéo-chrétienne mixée d’hellénisme marxiste. Les prolétaires ne sentent pas que là est le bât qui blesse, que l’homme est parti sur de mauvaises bases et qu’il faut les changer. Pourtant l’INTERNATIONALE le leur clame, qu’il faut changer de bases ! Mais ils ne l’ont pas compris RADICALEMENT. (sauf les Révolutionnaires Culturels Chinois, mais ils ne contestaient pas la culture « occidentale », eux). Seuls le devinent des intellectuels pourris et sensibles du type René Ehni. (Comment ne pas songer à son EUGÉNIE KOPRONYME ?) Santon s’adresse donc à un petit cercle de bourgeois masochistes. La tache d’huile se répandra sûrement. Un jour viendra où Molière et Shakespeare seront lus par d’autres hommes avec d’autres yeux. Mais pour que ces autres yeux se créent, combien de temps devront-ils, avec la Bible, Sartre, Lamartine et Vauthier, demeurer enfermés dans un catafalque inaccessible au public durant de nombreuses générations ? Ce n’est certes pas la classe ouvrière, avide de biens de consommation occidentaux, qui est orientée actuellement à saisir l’importance du propos.
Quoi qu’il en soit, cinq acteurs (trois hommes et deux femmes) « signifient » en deux parties dans la pièce des archétypes occidentaux (peut-être un peu conventionnels). Au premier acte, ils fuient une « révolution » quelque part en Afrique, au 2e, ils sont chez eux, en Occident, et partiront les uns après les autres à la mort, au nom d’une « mission » absurdement honorable. Ils sont très bien dirigés par un metteur en scène devenu hautement professionnel. Peut-être peut-on reprocher à Santon, notamment au niveau musique, d’utiliser un peu beaucoup les moyens de la Culture qu’il combat. Mais s’il est vrai qu’on a un brin envie d’employer le mot « racoleur », AVAIT-IL LE CHOIX ? L’anti-culture est à inventer. Et en attendant, il faut bien faire avec Aristophane et les Beatles !
Beaux décors de Dragomir Glisic projetés.
LA TENTATION OCCIDENTALE est un spectacle évidemment à soutenir car il s’agit clairement d’un pavé dans la mare AUJOURD’HUI. Et ce, même si intimement on s’interroge sur la sincérité de la démarche. Ce cri est-il authentique ou opportuniste ? À 15 mètres de Beaubourg, lancé le jour même de l’inauguration du Centre Culturel, il faut bien dire qu’il tombe « suspectement » bien, d’un point de vue commercial.

02.02.77 – « Jean-Paul Farré chante ». Le titre ne ment pas. C’est bien cela : il chante, avec rigueur, des chansons de son cru qu’il a mises en scène avec élaboration. On a envie de parler de « Léo Farré. » Ce n’est pas toujours drôle. Jean-Paul Ferré pense. Et il est poète aussi. La performance dure 90 minutes pendant lesquelles l’artiste ne s’accorde aucun répit. Trois pianos l’accompagnent, un sur lequel il tape lui-même, les deux autres confiés à des virtuoses qui savent jouer avec des partitions sans notes. Je pense que dans un programme de 30 minutes en vedette américaine, le meilleur étant conservé, ça pourrait passer à Bobino.

03.02.77 – Lucien Attoun et son THÉATRE OUVERT essuient les plâtres de la salle polyvalente du Centre POMPIDOU. Le lieu, situé au sous-sol de l’édifice, ressemble à toutes les salles polyvalentes.  Il sera difficile qu’il acquière une âme.
La pièce proposée, LES MANDIBULES de Louis Calaferte, mise en espace par Hortense Guillemard, méritera d’être montée, encore qu’une « mise en scène » n’ajoutera rien au contenu. Ce dernier est sain. Il stigmatise la grande bouffe occidentale en ce qu’elle est devenue obsessionnelle. Elle est indécente vis-à-vis des peuples qui ne mangent pas, imprudente aussi car le pillage des richesses de notre globe pourrait bien aboutir à leurs disparitions. Un boucher prophète orchestre les rythmes de vies de deux familles parallèles de l’abondance abusive à la pénurie excessive. Cette 2e partie évoque à ceux qui l’ont vécu le temps de l’occupation. Roland Bertin est tout à fait remarquable en garçonnet de 7 ans boulimique et tyrannique. Benguigui en boucher maniant le foie-de-bœuf, la rate et le mou d’une poigne professionnelle, semble n’avoir qu’à paraître.
En bref, pièce un peu facile mais opportune. Elle ne m’a point coupé l’appétit.

04.02.77 – Qu’un auteur réputé engagé et d’avant-garde se sentant momentanément en difficulté de renouvellement ou ayant simplement envie de s’amuser, s’exerce à écrire un vaudeville, pourquoi pas ?
Que cet auteur en cours de route éprouve que ce genre, qui tient de la mathématique autant que de la discipline littéraire, n’est point aisé à manier et qu’il nous livre donc un produit qui sent son amateur, passe ! Mais que le contenu de cette plaisanterie soit carrément réactionnaire sous masque d’ambiguïté, voilà qui ne va plus.
Et que des gens, que j’ai vus dans des entreprises importantes ou en tout cas sympathiques, s’y compromettent en ne semblant pas mesurer quelle besogne ils font, voilà qui me surprend et m’afflige.
VOLE MOI UN PETIT MILLIARD d’un certain Gérard de Saint Gilles (qui n’est autre qu’Arrabal, paraît-il), conte l’histoire d’un certain Docteur Viscère, qui tient de Nimbus et de Cosinus, « savant » méconnu qui croit avoir trouvé le moyen de sauver l’homme du cancer.
Ignoré des Pouvoirs Publics, il a besoin d’un matériel très dispendieux que lui procure, en faisant des hold-up, un Maître de Conférence à la Sorbonne nommé Alain Bourg, qui est sosie d’un toréador, El Malaguegno.
Le vol d’un Vélasquez procurera au professeur l’ordinateur IBM qui lui permettra d’aboutir sa découverte. Mais l’argent est détruit par 2 nonettes en mal de « pureté » dure, et le savant est obligé de faire kidnapper le Ministre de la Recherche Scientifique, une femme qui milite pour le retour de ses sœurs au foyer et qui n’y connaît rien en science. Cependant, le Recteur de Paris 23 a commercialisé l’invention du Dr. Viscère et le met sur la paille pendant un temps. Puis il l’utilise commercialement.
Que dire ? Que nous a-t-on dit pendant le spectacle ? Car ce résumé ne donne pas l’image de ce qu’est le détail de chaque scène. Et l’œuvre, sous couleur de faire rire (ce qu’elle atteint parfois, mais nous sommes loin de Feydeau) n’est point innocente : le combat des femmes pour leur promotion y est ridiculisé.
Le gauchisme est stigmatisé, caricaturé, rendu grotesque par les deux bonnes sœurs excitées qui rêvent de changer le monde et s’y prennent avec une puérile connerie, l’enseignement universitaire est déshonoré. En balance, les mœurs politiques démocratiques sont contestées. Je devrais dire « chinées » pour ramener le propos à sa juste place. Somme toute, Berto, Azerthiope, Arrabal et leurs acteurs Sophie Clamagirand, Agnès Château, Albert Delpy et Jean Obé, sans oublier Marie Pillet croustillante en ministre, ont voulu être « contre tout ce qui est pour, pour tout ce qui est contre. » L’ennui est que le dosage fait pencher la balance du côté du dégueulasse. Ça ne s’analyse pas, mais ça s’éprouve, réplique après réplique, durant la soirée. On me rétorquera que l’objectivité autorise le renvoi dos-à-dos de tous ceux qui font notre univers. Reste que la prise de parti ne peut pas, ne doit pas être méprisée. Ici, il n’y en a pas et je le regrette. Qu’on nous baille du positif, Bon Dieu !

09.02.77 – Je ne suis pas bien entré dans LA SURFACE DE RÉPARATION de Raymond Dutertre et je sais pourquoi : c’est parce que, quand on me propose aujourd’hui une pièce qui vise « à montrer la discordance tragi-comique qui existe entre la détresse profonde » de deux candidats autostoppeurs, concurrents d’abord puis rendus complices par un commun amour du football , « et le sirupeux bonheur proposé à l’homme moderne » par l’univers quotidien dans lequel ils vivent et qui est fait « de panneaux publicitaires, de grands ensembles et de transistors », j’entends que le sujet soit traité.
Or, sous prétexte de « porter au-devant du spectateur la brutalité de tous les jours, l’obscénité du quotidien, au moyen des « stimulis émotionnels » et des « ficelles de jeu » capables de combler les « attentes types créées par la culture moderne », l’auteur nous embarque dans l’onirisme, c’est-à-dire dans le désamorçage de ce que le contenu pourrait avoir de POLITIQUE. L’environnement fustigé l’est au niveau poétique, hors des réalités. Il y a étalage de ressentiments (confusément d’ailleurs) point de critique exprimée. C’est dommage.
Olivier Garnier et Christian Rauth s’épuisent en digressions de type psychodrame. Certains de leurs gags, comme des prises d’accents de sous-développés répertoriés par exemple, ne sont pas du meilleur goût.
Restent qu’ils payent comptant avec talent… Et qu’ils sont estimables d’avoir monté une œuvre d’un « auteur vivant qui draine avec lui, en lui, tous les conflits d’une société que nous connaissons bien », même si le bougre, au nom de l’Art Bourgeois, est, tout compte fait, un noyeur de poissons.

10.02 – Le toujours « jeune » Jean-Louis Barrault (mais n’est-ce pas un lieu commun que d’employer cet adjectif  nous apporte, avec LE NOUVEAU MONDE de Villiers de L’Isle d’Adam, un superbe spectacle, SAIN, vivant, drôle et émouvant. Cocardier aussi, mais d’un flambant qui engendre la mélancolie car on reste rêveur, à voir l’enthousiasme des Américains combattant pour la Liberté avec un grand L chargé de Contenu avec un grand C, car ils allaient créer un homme nouveau avec un grand H, et à mesurer deux siècles après ce qu’ils ont fait de cette liberté.
L’œuvre (de circonstance), avait été écrite en 1874 pour fêter le Centenaire des Etats-Unis, sur commande d’un journal américain qui avait ouvert un concours. Villiers de l’Isle-Adam remporta le prix (de 10.000 F.) qu’il ne toucha d’ailleurs jamais- pas plus que la représentation –conçue pour l’Opéra- n’eût lieu, faute de moyens.
Ces moyens, je présume que Barrault ne les aurait pas eus non plus en 1977 si l’invention des techniques de projections d’images n’était intervenue entre-temps : à part quelques meubles, Pace n’a eu qu’à dessiner. Le cinéma et les lanternes font le reste.
Opportunément, car ils permettent d’environner le texte avec un rythme de superproduction en cinérama, indispensable –mais qui eût été irréalisable il y a 100 ans telle que l’a rêvée Villiers, telle sans doute nous la restitue Barrault. Et je pense que cette fidélité va jusqu’à la caricature du mélo qu’il nous livre, prêtant à sourire souvent, mais point à se gausser. Ainsi traité sérieusement avec distance, excessivement mais sans gags, ce genre se laisse voir aujourd’hui encore avec une indulgente aliénation. Je confesse que j’ai « marché ». Il est vrai que le traître (ici la traîtresse) de Villiers n’incarne pas la méchanceté en soi. Poursuivie par une fatalité attachée à sa Race, dernière descendante d’une lignée maudite, cette malheureuse n’a pas le choix. Annie Duperey sait remarquablement jouer de cette contradiction et inspirer notre pitié lors même qu’elle parodie son propre personnage. Elle le rend plausible mais c’est seulement parce qu’elle a su bien lire Villiers. Tout le spectacle se ressent d’une excellente direction d’acteurs. Danièle Lebrun, Granval, tous (ils sont presque trente et je m’arrête de citer des noms car c’est injuste) sont très bien. À noter pourtant, la croustillante composition de Barrault lui-même en petit vieux à chique de western.
Que dire d’autre ? J’ai passé une bonne soirée. Je ne me suis pas ennuyé une seconde. L’imagination et le professionnalisme s’étaient alliés pour me charmer. La décadence occidentale n’était pas de la fête. Ou plutôt si, elle était présente par son absence.
Je l’ai déjà indiqué au début de ces lignes, mais j’y reviens : combien comme moi dans la salle, en voyant ce NOUVEAU MONDE, ne s’affligeaient en songeant aux autres « nouveaux mondes » surgis depuis et à ce qu’ils sont devenus ? L’Homme serait-il donc foncièrement mauvais ? Villiers de l’Isle-Adam, en nous montrant tant de vertus, de bonté, d’abnégation et de courage chez ses personnages « positifs », en les parant de tant de noblesse et de grands sentiments, y mettait-il, au fil de sa plume, l’humour que Barrault leur a insufflé ? Ou croyait-il que le sang bleu conférait réellement ces qualités à ceux dans les veines desquels il coulait ? De fait, les gens du peuple, (sauf les militaires) ne sont ici pas mieux traités que chez Shakespeare. Mais la malice de Barrault a gommé la gêne que j’aurais pu ressentir. Ces fantoches tout d’une facette, il me les a fait suivre avec amitié dans leurs trajectoires « admirables ». Je les ai vus dans leurs « erreurs ». (Pour l’homme que je suis, d’aujourd’hui) comme des morceaux de bravoure anthologiques. Et pourtant ils m’ont passionné et procuré cette denrée rare au théâtre en 1977 : de la joie. C’est du grand art.

11.02.77 -  Il ne me viendrait pas à l’idée, à moi, de monter LES BONNES de Genet. Et si j’étais, comme Dominique Quéhec, investi par la préoccupation à la mode, c’est-à-dire LE POUVOIR, il me semble que je choisirais des œuvres plus directement politiques, pour m’exprimer.
Mais enfin la pièce est belle (quoiqu’un peu lente à s’installer, je l’ai toujours éprouvé et encore hier soir à la M.C. d’Amiens). Elle est riche.
L’hommage qu’on peut rendre au metteur en scène qui vient après des Beck, des Garcia, des Serreau et bien d’autres, c’est qu’il a été vis-à-vis du texte d’une honnêteté scrupuleuse. Les actrices, Jeanne David, Laurence Février et Frédérique Ruchaud ont été dirigées avec rigueur et exigence. L’intelligence a présidé au travail. Tout a été pesé, disséqué, mesuré, réfléchi, pensé et repensé puis seulement exprimé… COMME la RÉFLEXION CÉRÉBRALE proposait de la régurgiter au public. Malheureusement, la folie est absente de ce montage fait avec la tête d’un homme qui n’a pas de tripes et vraisemblablement pas beaucoup de cœur. En conséquence, ce n’est pas assez violent, pas assez passionné. Ça n’explose pas. Les sexes ne sont pas en feu, les crimes ne paraissent pas rendus inévitables par des rapports (sociaux et humains) exacerbés. C’est dommage car ces actrices parfaites auraient pu dépasser –et de loin- le niveau intellectuel où elles sont cantonnées.

Publié dans histoire-du-theatre

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