Du 18 novembre 1976 au 7 janvier 1977

Publié le par André Gintzburger

18.11.76 – Antoine Bourseiller monte Phèdre pour la 3e fois. Je n’avais pas vu les 2 premières et je ne puis donc mesurer le chemin parcouru. Qu’importe, puisque l’œuvre se prête à mille interprétations diverses. Je l’avais mesuré lorsque je m’y étais attaqué moi-même, en un temps où je n’avais pas encore déclaré la guerre au patrimoine culturel que nous ont légué les Grecs, les Juifs et les Chrétiens.
Ne parlons donc pas du fond. Le spectacle de Bourseiller, qui ne brille ni par sa nouveauté ni par sa réflexion, ne vaut QUE par l’interprétation de Chantal Darget. Mais elle est admirable et je ne plaisante pas. Dans sa bouche, les vers célèbres se chargent d’émotion à vous en faire venir les larmes aux yeux.
Frêle, voûtée, vêtue de noir, c’est une Phèdre sobre, dévorée par un feu réellement intérieur. Peut-être lui aimerait-on quelques éclats de temps en temps pour rehausser la retenue de l’ensemble. Le metteur en scène lui fait prendre, lorsqu’elle évoque les dieux, un ton de gorge qui avec n’importe quelle glotte serait grotesque. Elle fait passer cela avec une fantastique classe et parvient, là encore, à être touchante. Elle vaut le détour. Christiane Desbois (Oenone), lui donne une réplique sans sensualité mais ce n’est pas mal.
Le reste de la distribution se situe au niveau d’un honnête centre dramatique. Dois-je dire que ça se passe sur un praticable en pente recouvert de cuivre, au milieu de choses assez peu définissables également en cuivre ? (Récamier)

22.10.76 – Si je comprends bien la « leçon » de la pièce de Jean Edern Hallier, ce n’est pas la classe ouvrière qui fera la Révolution, mais c’est ce qu’il y a de plus pourri dans le monde capitaliste qui accouchera d’un enfant providentiel et d’une « humanité nouvelle ». « LE GENRE HUMAIN », enfermé par le caprice de l’auteur dans la salle des coffres d’une super banque, n’a en effet rien d’universel : le seul représentant du « Prolétariat », joué par Daniel Emilfork (sic), se révélera être un maître chanteur. En fait, le monde n’est strictement fait QUE de bourgeois. L’œuvre est un jeu de l’esprit entre privilégiés maso et utopistes, mais pas sympas pour autant, de toute manière confus, pensant à tort et à travers, mélangeant le droite et le gauche, et Staline avec le Che. Ce « cri » mondain (aspect accentué par le fait qu’il s’adresse chez Cardin à des gens payant 80 F. la fauteuil) est chiant, inécoutable, décoré sans amour par Roberto Plate, à qui on a dû seulement dire que ça se passait dans la salle des coffres d’une banque, mis en scène « mornement » par Henri Ronse, qui a dû accepter ce boulot pour des raisons économiques mais dont on se demande ce qu’il fout dans une aventure fort éloignée des préoccupations qu’on lui connaît –à quel point de non politisation faut-il être pour accepter d’être le metteur en œuvre d’une telle ineptie ?- et joué par des acteurs  qui semblent s’excuser auprès des « copains » d’être vus dans cette imbécillité « prostituante » ! Le grave est que ces gaillards ont même prostitué l’INTERNATIONALE, que j’ai failli siffler, parce que, chantée à la fin de leur immondice, elle devenait soudain scandaleuse POUR MOI !!! Alors ? La « besogne » était-elle innocente ?

25.11.76 – Vers les années 21 / 25, il y avait des artistes qui « faisaient » ou suivaient la Révolution, il y avait ceux qui la combattaient, et il y avait ceux qui la DÉTOURNAIENT au profit de systèmes bourgeois. Parmi ces derniers, il y avait le riche Roussel, dont les œuvres faisaient scandale parce qu’il se foutait ouvertement de la gueule d’une classe aisée, cultivée et désoeuvrée dont l’unique occupation était de « causer » pour ne rien dire et de se passionner pour des enculages de mouches.
Avec son spectacle sur LOCUS SOLUS, Michel Puig me semble avoir bien transcrit, non pas la lettre, mais l’esprit de l’œuvre : cette promenade d’un tableau à l’autre est belle, divertissante, parfois amusante –d’une drôlerie bien sûr intellectuelle-. Elle procède un peu d’une psychanalyse de l’auteur. L’apport personnel du guide (Puig lui-même) donne la note pince-sans-rire. Et l’inutilité du propos est éclatante.
(Palace)

  26.11.76 – Je n’avais pas vu LES ESTIVANTS montés par Stein en allemand. Je ne puis donc estimer exactement l’apport de Michel Dubois dans la présentation que donne la Comédie de Caen. Le programme dit que la « version scénique » est de Peter Stein et Botho Strauss, et que la « mise en scène » est de Dubois.  
Ces estivants, ce sont des bourgeois citadins qui sont venus se reposer à la campagne, et que le désoeuvrement étreint. Mais ce ne sont pas n’importe quels bourgeois : ce ramassis qui s’emmerde est composé d’intellectuels ISSUS DU PEUPLE, donc en rupture de classe sociale : c’est l’intelligentsia traîtresse. Monde dans l’ensemble peu reluisant. Il y a là un écrivain devenu sec et dont le talent n’est plus qu’un souvenir, un avocat véreux, un professeur médiocre dont les enfants ont détruit le couple, un riche inutile qui ne sait que faire de ses roubles… Les « amours » sont fades, les aventures ratent. Les grands desseins semblent irréalisables, illusoires et dérisoires. Le suicide flotte au-dessus des têtes comme un miroir aux alouettes. L’alcool offre à certains un dérivatif dans l’oubli. Un profond malheur investit ces éternels TOURISTES, ces voyeurs qui ne PARTICIPENT pas et se contentent de causer.
Le thème est bien sûr toujours actuel. Gorky l’a traité à la Tchékhov par petites touches intimistes successives. Malheureusement il n’est pas Tchékhov et l’émotion ne nous atteint que rarement. De plus il explique, là où son illustre devancier fait pressentir.
Cet aspect didactique et cette froideur n’empêchent pas l’œuvre (qui est forte et dure 3 h 15) d’être efficace et de se laisser voir avec intérêt. Dubois / Stein l’ont bien montée avec une certaine immobilité des personnages qui signifie bien leurs déracinements. Je regrette pourtant que la distribution, au demeurant de qualité, soit trop jeune. Dans ce genre de théâtre, il n’est pas possible de tricher.

29.11 – Le THÉATRE RITUEL est une troupe à peine sortie de l’amateurisme. Elle joue à l’Ecole Normale une pièce yougoslave d’un nommé Karovan Ivsic qui date de 1943, s’appelle LE ROI CORDOGANE, et ne semble, si j’en juge par la demie heure de présence dont je l’ai honorée, ne présenter aucun intérêt. Cette troupe avait été invitée par Ronse au Théâtre Oblique en 1975. Je n’avais pas vu LA FORET SACRILÈGE. Le programme m’apprend que la compagnie prépare PHÈDRE et « un spectacle dont le texte sera écrit en relation avec une dramaturgie issue de l’évolution de la compagnie. » (sic) Il m’indique aussi que Claude Besson le Folloup (le directeur ?) « entreprend un travail théorique sur le théâtre » ! À mon avis, ils feraient mieux d’aller passer trois ans dans un cours d’art dramatique.

30.11.76 – Voici donc, trois ans après que Rochaix l’ait révélé au public francophone de Genève, LE BOURGEOIS SCHIPPEL montré, cette fois, à Aubervilliers par une troupe dirigée par Jean-Claude Fall. L’œuvre de Carl Sternheim s’appelle maintenant simplement SCHIPPEL ou LE PROLÉTAIRE BOURGEOIS, titre qui éclaire bien le contenu du propos : dans une Allemagne où chaque classe sociale sait se tenir à sa place, un accident de trajectoire donne à un « prolétaire » une occasion de s’élever hiérarchiquement. Ce fils, naturel grossier, mal embouché, méprisé de tous et même de ses pairs, est en effet un prodigieux ténor. Au pays du Lied allemand, symbole des vertus impériales, un tel atout est maître lorsque les circonstances lui permettent de s’abattre. C’est ce qui se produit quand le ténor (bourgeois) du quatuor (bourgeois) du canton meurt subitement quinze jours avant le concours de chant qui oppose chaque année les quatuors (bourgeois) de la Principauté. Cette catastrophe met le trio survivant à la merci du bougre, qui en profitera éhontément, et sera finalement sacré « bourgeois » après trois heures d’aléas grâce à une imposture. Les trois heures d’aléas, c’est la durée de la pièce, pas celle de l’action puisque, au fil de celle-ci, la fille d’un des bourgeois a le temps d’être déshonorée par le Prince ; Schippel qui la demandait en mariage se la voit accordée et la refuse au nom de son honneur (nous sommes au temps où les hommes ne transigeaient pas sur la virginité de leurs épouses), et se trouve provoqué en duel par le membre du quatuor à qui elle échoira finalement.
Sternheim a très bien fait apparaître combien la bourgeoisie, par rapport aux autres classes, se prenait au sérieux et se donnait, en somme, en spectacle permanent à elle-même. Ces « règles de vie » sont transposées d’une manière non réaliste par le metteur en scène, qui oppose l’agitation du jeune noble et l’agression vivante de l’homme du peuple à la démarche compassée, toujours lente et « fausse » des « respectables » médians. En cela, le spectacle est tout à fait réussi… et situé dans une zone qui l’universalise.
En somme, c’est le contraire de ce qu’avait fait Rochaix qui avait enraciné l’œuvre dans le contexte helvétique, ce qui provoquait une impression d’éloignement par la contemplation amusée faite par des voyeurs de particularismes surannés. Avec Falk, l’anecdote n’est plus l’essentiel. Elle est prétexte à dissection féroce, minutieuse de comportements qui, sous d’autres formes –et encore, est-ce sûr ?- existent AUJOURD’HUI. Alors que je ne m’étais pas senti atteint pas la réalisation de Rochaix (ses pantins étaient marrants, quoi, et puis voilà, c’était tout), celle de Falk m’a semblé me concerner. Ce qui ne veut pas dire que la leçon me satisfasse. D’abord parce qu’il y a dans la pièce écrite un piège que le metteur en scène n’a pas pu contourner, et qui est que Schippel n’est pas un vrai prolétaire. Il a conscience d’être un paria, mais il n’a pas de conscience de classe. C’est un homme SEUL et pour un texte écrit en 1913, c’est grave. En découle que sa vision d’une société déjà en décomposition, alors qu’elle se représente elle-même en pleine ascension, n’est pas placée sous le signe de la LUTTE. Le pauvre ne songe qu’à s’élever. Il combat la résistance des bourgeois pour avoir l’honneur de devenir bourgeois lui-même. Quatre ans avant la Révolution d’Octobre qui allait (aussi) secouer l’Allemagne, Sternheim ne décrivait qu’un chemin, et si l’œil critique et distancié de Falk fait bien ressortir les vices fondamentaux de ceux qui bientôt seraient les pourvoyeurs du nazisme, il n’en tire aucune ligne d’espérance. Le constat est négatif. La « proposition » est de remarquer que rien n’a vraiment bougé. On serait tenté de le croire à l’heure où Marchais invite tout le prolétariat de France à se revendiquer petit-bourgeois. MAIS ALORS QUE QUELQUE CHOSE ME SIGNIFIE UNE CONTESTATION. Je ne l’ai pas trouvée dans le triomphe du héros admis dans la dernière scène à la promotion. Falk n’a pas pu distordre l’œuvre au point de lui faire dire ce qu’elle ne disait pas.
Reste que son spectacle est fort, et beau, qu’il se situe à un haut niveau. Le dispositif en transparences d’Acquard fait grincer les grincheux, et c’est vrai que le procédé a déjà servi. Il est quand même magnifique et efficace. Il faudra compter avec Fall dont la rigueur, la lucidité, le goût des formations humaines font souvent songer à Chéreau.

01.12.76 – La première heure est irritante. Mais si on la dépasse en acceptant l’idée qu’elle est nécessaire, avec son boy-scoutisme apparent pour que s’installe le spectacle, et si on se laisse emporter par le torrent de sincérité qui a entraîné Catherine de Seynes écrivant LETTRE À MON FILS, on ne peut qu’être bouleversé, car je crois que rarement il a été écrit des choses aussi essentielles sur le rapport mère/garçon. Ce n’est pas « politique ». On est au-delà, dans le domaine du vrai à l’état pur. Et ce n’est pas racontable. Car si j’écris qu’il s’agit d’un adolescent de 17 ans qui reproche à sa mère de l’avoir mis au monde sans lui demander son avis, et qui a le culot en plus de lui dire qu’il doit gagner sa vie, vous me direz que ce n’est pas nouveau. Si je vous dis que la mère est détriplée, vous me ferez « ouille, ouille, ouille » !
Si je vous parle de la nostalgie du nouveau-né qui aimerait retourner là  d’où il vient, où il était si douillettement au chaud dans l’eau tiède, vous ricanerez que Freud, on n’en a rien à foutre. Si je prononce le mot incommunicabilité, vous aurez le droit de me dire que l’incompréhension des générations, y’en a marre, et vous aurez raison, et pourtant avec toute cette panacée tripotée, triturée, exploitée à longueur de feuilletons et d’œuvres pensantes chiantes par d’autres, Catherine Seynes a pondu un spectacle bouleversant, profondément émouvant, toujours juste et pudique, drôle d’ailleurs par instants. C’est, bien sûr, l’aspect « confession » qui donne son label d’authenticité à ce cri du cœur, à cette analyse à la fois lucide et tendre, d’où toute complaisance est absente. Et puis, c’est le talent, car c’est joliment écrit dans un style un peu feu de camp breton, certes, avec des expressions comme : « Nom de la soupe aux trois poireaux » en guise de juron, mais agréable à l’oreille dans son balancement rythmé et même souvent rimé.
Voilà : ces lignes ont-elles fait ressortir pourquoi et en quoi les choses dites dans ce spectacle sont ESSENTIELLES ? Sûrement pas, mais comment décrire ce qui montre l’essence même de la vie ?

02.12.76 - Très influencé par le papa Planchon et aussi par le grand frère Chéreau, le jeune Lyonnais Bruno Boëglin devait se référer en montant « LA NOVIA » aux histoires de clandestinité que lui racontait le soir à la veillée, son papa Jean-Marie Boëglin. Je suppose qu’il avait aussi récemment assisté à un spectacle de l’oncle d’Amérique, Bob Wilson. Impitoyables et rigoureuses, riches en silences signifiants, ces scènes imaginées au départ de la LA NUIT DE GUERRE DANS LE MUSÉE DU PRADO, parfois belles avec un sens aigu de la plastique du groupe humain, souvent ennuyeuses et étirées, pourtant fortes sur la fin, lorsque la cruauté des Franquistes vient s’exercer dans toute sa froide violence sur les pauvres hères mâles et femelles chargés de protéger le « Patrimoine artistique », et qui vivent dans la promiscuité malsaine des caves du Palais, ont visiblement été décorées par Alain Cunillera POUR le Théâtre des Bouffes du Nord. Le lourd dispositif (Province oblige) qui a dû coûter fort cher, (mais qui est fonctionnel et beau) s’inscrit trop parfaitement dans ce cadre pour qu’il n’en soit pas ainsi. Naturellement, que dire politiquement d’une entreprise qui, après tant d’autres, stigmatise le fascisme espagnol selon les stéréotypes d’un visage en voie de disparition  DANS CE PAYS ? C’est bien sûr, encore une fois, un « combat » d’anciens combattants. Comme tant d’autres jeunes aujourd’hui, Bruno Boëglin se garde bien de s’attaquer à des sujets français contemporains. Prudent, car il vise à entrer dans le club des privilégiés du système, il se garde même de traiter d’un nazisme d’AUJOURD’HUI. Franco, en 36, lui sert d’alibi…
Je n’adhère dont guère à sa démarche : des beautés éparses, des moments frappants ne  suffisent pas. Sauf dans la dernière demie heure, je suis resté de glace devant les images montrées et les sons proférés. J’ai dit : « C’est intéressant ». Je suivrai par devoir.

03.12.76 – Claude Samson est un sculpteur. Il imagine des personnages et des formes où le vivant se mêle au matériau, le transformant sans cesse, selon deux ou trois processus parallèles toujours très lents, au gré d’un espace à la face en 3 tranches. Il est certain que ce CRI DE TERRE interprété par les COMÉDIENS DE PAPIER, est l’aboutissement d’un travail fervent. Malheureusement, la démarche est tout à fait illisible, et ce n’est pas le texte de Françoise-Martin Anderson, exprimant (selon le programme) les « souvenirs, angoisses, peurs et désirs d’une femme qui attend », et qui est donné comme « valeur en soi, prétexte et rebondissement de l’image qui ne l’illustre pas mais qui est provoquée par lui », qui aidera à ce qu’en soit percé le secret. D’autant plus qu’il faut s’écarquiller les yeux pour deviner ce que le metteur en scène nous donne parcimonieusement à voir, au gré d’éclairages systématiquement sombres.
L’équipe se présente comme montant des spectacles de recherche. Sans doute de telles lignes sont-elles nécessaires. J’avoue que je ne vois pas pourquoi, et que je n’ai pas compris qu’un directeur de M.J.C. (Théâtre 17, rue Saussure, au fond du XVIIe arrondissement) programme cette vaporisation soporifique d’« opium du peuple. »
Quelques images pourtant me resteront, comme celles de ces grandes formes blanches en croix qui se détachent faiblement sur fond noir.

10.12.76 – Un Japonais nazi nommé Yukio Mishima a écrit une Madame de Sade qu’ André Pieyre de Mandiargues a traduit.
Dans une mise en scène de Pierre Granval où les personnages se tiennent avec dignité, comme s’ils jouaient du Racine conventionnel, Danièle Lebrun et cinq autres femmes nous informent de ce que les turpitudes du monstrueux Marquis leur ont inspiré comme sentiments. C’est un hymne à la soumission féminine. L’héroïne suit son mari pour le meilleur et pour le pire. L’homme mérite toutes les fidélités, tous les dévouements. Moi je veux bien !
(Petit Orsay)

12.12.76 – Malamud, vous savez, c’est LE GRAND REVEUR.
Pour PEOPLE LOVE ME, il s’est fait mettre en scène par Benito Gutmacher. Solidarité argentine exige. Mais le principe est le même, sauf qu’au lieu d’imiter Chaplin, il fait le tour de toutes les célébrités hollywoodiennes rétro. J’ai envie de redire ce que je disais la première fois : c’est très bien, mais ça ne décolle pas parce que c’est trop fidèle.

13.12.76 – Après plus de deux heures, constatant qu’il n’y avait aucune raison pour que le spectacle s’achevât prochainement, j’ai quitté la belle salle de l’Hôtel de Sully où marivaudaient, nus dans un lit, Paule Annen et François Kuki jouant LA NUIT ET LE MOMENT de Crébillon fils. L’œuvre est provocatrice et SIGNIFIE fort bien la dissolution de mœurs d’une Société relâchée, où la politesse tenait lieu de sentiments et où les couples se faisaient et défaisaient au gré d’intrigues subtiles où le sadisme apprenait à dialoguer avec le masochisme, où la vérité n’était jamais tout à fait vraie et où le clair-obscur de la délicatesse feinte masquait la grossièreté, l’impudeur et la goujaterie, à l’intérieur d’un monde où tout semblait n’être que calculs. À dire le vrai, n’était le langage tout en imparfaits du subjonctif dans lequel s’expriment les héros, la « conquête » de Cidalise par Clitandre dans une chambre d’un château partouzard où tout le monde a couché avec tout le monde, n’aurait rien de bien anachronique, et tels conquérants contemporains de la liberté sexuelle pourraient opportunément faire un rapprochement et remarquer que ses nobles en quête de plaisir par ennui s’ébattaient tandis que se préparait la Révolution de 89.
Aujourd’hui, c’est la bourgeoisie qui a relayé les blasonnés…
Il ne semblerait pas que cet aspect ait agité le metteur en scène Georges Boitard, ni le Directeur de la Compagnie Jean Lehec. Ils ont au contraire tout fait pour situer leur spectacle : clavecin, costumes « déshabillés », chandelles, Hôtel de Sully, tout nous ramène au XVIIIe siècle finissant. La provocation ne vient donc pas que de l’art avec lequel sont imaginés de constants rebondissements.
On « lasse » le lecteur (est-ce à dessein que ce mot n’a pas été remplacé par « spectateur » ?) : Jean-Marie Patte qui était parmi nous semblait se délecter.
Malheureusement, Paule Annen ne savait guère son texte et la provocation, ici, devenait scandale par moments.

14.12 – Si j’écrivais dans un journal, je ferais comme Cournot : je tairais les insuffisances de LA JEUNE LUNE TIENT LA VIEILLE LUNE TOUTE UNE VIE DANS SES BRAS, et j’inciterais mes lecteurs à se rendre sans tarder à la Cartoucherie, au spectacle du THÉATRE DE L’AQUARIUM. Il ne saurait en effet alors être question de « critiquer » bourgeoisement la SEULE manifestation de la présente saison théâtrale qui traite de sujets contemporains français, de surcroît à travers les luttes politiques que le Pouvoir cherche à décourager par le silence ou la minimisation. Qui sait, et même quel lecteur de l’HUMA, qu’il y a en France des centaines d’usines occupées par leurs ouvriers en grève refusant le démantèlement, le chômage, le « recyclage », le « jeu » capitaliste ? De temps en temps, les « radios » parlent de l’une d’elles (surtout quand les C.R.S. lui sont dépêchés par Poniatowsky) et la Presse d’opposition monte en épingle les cas utilisables,  c’est-à-dire ceux que la C.G.T. bon teint a réussis à canaliser sans bavures.
Le mérite de la JEUNE LUNE… est de montrer aux spectateurs que, eux-mêmes en lutte, ils ne sont pas seuls ; simples voyeurs, ils ont tort de croire ce que les informateurs officiels leur susurrent. Réalisé collectivement par 4 équipes ayant réellement effectué des stages sur le tas, le spectacle n’est pas seulement un témoignage et la transposition poétique n’a pas détourné au profit de l’ « Art » ce qui est le vrai propos de l’entreprise : UN ACTE DE COMBAT. Le gauchisme des jeunes intellectuels cultivés de l’AQUARIUM a dû, à ce niveau, se soumettre à la préoccupation dominante de la classe ouvrière actuelle : gagner les élections de 78.
Certes, ils n’y croient pas beaucoup, nos amis, à l’accession au Socialisme par la voie d’Allende, MAIS ils se sont apparemment rendu compte que ce serait très dur pour les travailleurs si la gauche perdait ces élections. Ils nous en communiquent même LA PANIQUE. Nonobstant quelques signes de réticence, ils choisissent donc de faire ce bout de chemin avec la gauche dominante. Ils ont raison. C’est provisoirement la seule chose à faire. La guerre mondiale n’étant pas apparemment prochaine et les conditions de la Révolution ne s’annonçant donc pas, le Capitalisme s’étant au surplus mis à pratiquer la dialectique avec beaucoup de technocratie, sauvons la douceur de vivre avec la TV et la machine à laver. La gauche nous évitera Chirac, à moins qu’elle ne nous précipite vers le Fascisme. De toute manière, c’est l’aventure du jour et toute autre rejetterait l’équipe dans la marginalité et la suspicion. C’est déjà beaucoup que ses exemples aient été choisis, LIP et RENAULT, CIP et IMRO, dans le ton rouge saignant des durs les plus intraitables.
MAIS je n’écris que pour moi et des intimes. Je dirai donc que je n’ai décollé qu’après 1 h 20 de spectacle (il dure 2 heures) parce que les gens de l’Aquarium ont, hélas, un défaut essentiel : ils se prennent au sérieux et ils ne sont pas originaires du peuple. Je pensais durant la soirée, constamment, au TEATRO CAMPESINO, et j’évoquais l’ÉVIDENCE avec laquelle, en toute SIMPLICITÉ apparente, la troupe de Luiz Valdès savait PARTICIPER à la lutte des saisonniers mexicains de Californie contre leurs maîtres U.S. Bien sûr que pour ces travailleurs, la GRAN CARPA DE LOS RASQUACHIS était ENRACINÉE. Les artistes avaient su les exprimer eux-mêmes. 
Je doute que les ouvriers de Besançon et de Fougères s’identifient de même aux dix garçons et filles qui sont venus les voir en touristes et racontent leurs problèmes avec bonne volonté, MAIS CE NE SONT PAS LEURS PROBLÈMES. Ajouterai-je que le spectacle manque de trouvailles ? L’invention est absente singulièrement et lorsque chacun fait son numéro (certains sont réussis), les autres restent assis et regardent. Et la musique de Mico Nissim mérite une mention spéciale pour son aspect chiant, antipopulaire et non euphonique. Et le rythme est lâche.
Et il n’y a pas de SANTÉ. Oui, c’est là le fond du problème : LA JEUNE LUNE… n’est pas TONIQUE. Ce spectacle de combat ne donne pas envie de combattre. C’EST GRAVE, et c’est dommage car il y a une sacrée matière réunie là et du talent. Peut-être aurait-il fallu un chef d’orchestre qui soit un authentique prolétaire.

16.12.76 - Ce que j’ai aimé dans A. A.  THÉATRE D’ARTHUR ADAMOV de Roger Planchon : la première partie, quand on est debout dans le foyer de Chaillot pendant 40 minutes et que la troupe du T.N.P. nous entoure avec des extraits d’œuvre d’Adamov première manière : cela donne envie de relire LA PARODIE, LA GRANDE ET LA PETIT MANŒUVRE, TOUS CONTRE TOUS. Cela dit, plutôt que de faire des mélanges, il eût sans doute été préférable de jouer carrément une de ces pièces qui s’insurgeaient contre le théâtre de dialogue des années 49/50, et il eût été honnête de le référencier à celui de Ionesco : qui a vécu cette époque ne peut en effet oublier les sarcasmes dont s’abreuvaient les frères ennemis, unis dans la lutte contre la tradition et la convention. Mais ne soyons pas chiens : à 21 h 10, j’étais assez heureux et je l’étais encore à 21 h 30 après avoir fait mon entrée dans la grande salle de Chaillot et constaté que, pour la première fois, un dispositif savait l’habiter. Le metteur en scène Planchon, aidé de ses décorateurs Patrick Dutertre et Paul Hanaux, mérite ici un coup de chapeau et je ne songerai pas à lui reprocher le coût évidemment élevé de cet « environnement ». Il est prouvé que le site ne s’accommode pas de la pauvreté.
Ce que j’ai détesté au point de me mettre en colère, c’est l’imposture de la démarche de Planchon qui a détourné des mots écrits par Adamov aux fins de « créer » une œuvre qui n’est en rien d’Adamov et qui, sous couleur de lui rendre hommage, donne du « maudit » une image déformée, dans laquelle ne le retrouvent pas ceux qui l’ont connu et ne le trouvent pas les plus jeunes. Singulier hommage en vérité, qui consiste à n’avoir ressuscité QUE les aspects négatifs du personnage, son impuissance, sexuelle et humaine, sa lâcheté, sa peur de la pauvreté, son engagement révolutionnaire manqué, son alcoolisme. Où, dans le monstre Henri né de la méchante imagination de Planchon, est le suprêmement intelligent causeur dont je me souviens, dont l’humour pince-sans-rire se renouvelait sans cesse et qu’on pouvait écouter des heures sans se lasser ? Où est le militant d’extrême gauche qui fut l’un des premiers à expérimenter le fiel d’une presse qui apprenait à jouer son rôle de censeur ?
Planchon a vu son héros avec le regard d’un voyeur ayant percé un trou dans la porte des cabinets. Son entreprise pue. Complaisamment, il nous répète qu’en vérité Henri n’est pas Arthur, et que son aventure n’est que parallèle à celle d’Adamov. Et comment qu’il n’est pas Adamov : ou plutôt, malgré le physique de Laurent Terzieff, il en est le Mr Hyde ! C’est le diable qui l’a conçu, un mauvais diable dont la malignité n’a pas voulu servir son modèle, mais s’en servir.
C’est un détournement immonde. Je suis sorti à 23 h 30 furieux, après m’être de surcroît copieusement ennuyé, car le balourd lyonnais Planchon n’a apparemment pas appris, depuis le temps où il montait PAOLO PAOLI, en 1957 que le rythme, ça existe, et que les répétitions n’enfoncent pas les clous. Son montage est laborieux, confus, chiant, illisible et nocif.

06.01.77 – Vous me voyez bien embarrassé pour vous parler du REVE D’UN HOMME RIDICULE, nouveau spectacle de Pip Simmons qui inaugure au PALACE la gestion de Frédéric Mignon.
Avec ce type de forme, un Savary n’aurait pas manqué de livrer aux spectateurs des signes grâce auxquels ceux qui n’entendent pas la langue anglaise puissent comprendre le contenu du show. Mais les Anglais sont incorrigibles. Se mettre à la portée de l’étranger, il n’en est pas question. Je ne parlerai donc que de ce que j’ai vu : un spectacle du MAGIC CIRCUS techniquement impeccable, joué et chanté par des artistes hautement professionnels ne laissant aucune place à l’improvisation, ne trimballant guère d’humour mais une idéologie vaguement « humaniste » (j’emprunte le mot à Attoun et l’emploie parce qu’il me semble juste), soutenu par un groupe pop utilisant avec art les hautes fréquences électriques (qui impressionnent toujours). Cela m’a semblé parfait et je ne me suis d’ailleurs pas ennuyé. Bien sûr, cet homme « ridicule » inspiré par Dostoïevski et qui passe de rêves en rêves, de cauchemars en visions roses, prétextes à tableaux, ne m’a fait éprouver aucun des sentiments répulsifs qu’AN DIE MUSIK m’avait fait ressentir. Pourtant, il ne m’a pas paru « bon ». Là est sa plus profonde différence avec le MAGIC CIRCUS qui sait, à travers la dérision et l’insolence, se montrer toujours généreux. Tous comptes faits, ce « REVE », ce pourrait être LES GRANDS SENTIMENTS À DACHAU. Sans uniformes et sans déportés, sans coups ni vociférations, c’est bien la même troupe que l’an dernier qui revient. Alors, Attoun, « humaniste », au fond, est-ce le mot qui convient ?

07.01.77 – Le choix par Polia Lanska du texte de Julie Jacquet : UNE MAILLE À L’ENDROIT, UNE MAILLE À L’ENVERS, est évidemment « petit-bourgeois ». L’anecdote  -dans une loge dont un mur est, par surprise, ouvert sur le public, une comédienne se prépare pour passer une audition dérisoire, puisqu’il s’agira pour elle, vêtue en bonne, de dire « Madame est servie », et pendant l’heure qu’elle consacre à s’habiller et à se maquiller, elle revit en flashs, dont certains sont presque des poèmes, des moments de son existence, et elle « pense »- est presque boulevardière, et seul son décousu et son ambiguïté –après tout, ne serait-ce pas vraiment une bonne qui fantasmerait ?- lui confèrent une personnalité. Car malheureusement les sentiments exprimés et le regard jeté sur le monde ne dépassent pas le niveau de CONFIDENCES ou de ICI PARIS. C’est dommage, car l’actrice, mise en scène par Jacques Bocquet, a des qualités. Elle fait un peu songer à Claire Deluca, ce qui est un éloge. À sa place pourtant, il me semble que je ne me mettrais pas à poil devant les spectateurs. Ce ventre qui a « porté » récemment et ces seins qui ont allaité, ne sont guère érotiques.  Mais après tout, peut-être est-ce voulu pour accentuer l’aspect minable de l’héroïne.  (Sélénite)

Publié dans histoire-du-theatre

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article