Du 9 septembre au 16 novembre 1976

Publié le par André Gintzburger

09.11.76 – Soirée extrêmement bien parisienne au Théâtre d’Orsay. Soigneusement numérotés par rang de préséances, le beau linge au milieu, les plus « sportifs » sur les côtés, assistaient à la PREMIÈRE d’EQUUS, une œuvre anglo-saxonne d’un certain Peter Shaffer adaptée par Matthieu Galey et mise en scène par un nommé John Dexter, avec l’aide d’une brillante distribution dominée par François Périer et par un jeune inconnu (retenez son nom : Stéphane Jobert (il fera carrière) ; avec dans les rôles secondaires des gens comme Marcel Cuvelier, Nadine Alari, Monique Mélinand, Catherine Hubeau, dont on sait que les prestations ne sont pas bon marché. Pourtant l’entreprise avait l’air, sinon pauvre, du moins modeste. Le chapiteau de Barrault a pour une fois sa forme non tronquée, car des spectateurs prennent place derrière l’aire de jeu, sorte de ring sur lequel est posé un plateau tournant. L’indication du rond est en effet économique, cette technique dispensant d’avoir à construire des décors. Cher Jean-Louis. Il va pouvoir garder sa réputation de « Bohême » !
Que vous dire du spectacle ? C’est de l’ouvrage bien faite, hautement professionnelle.
Les artistes sont excellents. La pièce est solidement construite et se laisse voir et écouter sans ennui. On sourit parfois mais ce n’est pas une comédie. C’est un DRAME. Ça devrait plaire car c’est typiquement un drame bourgeois. Jugez-en : un jeune délinquant qui a crevé les yeux à 6 chevaux qu’il adorait est amené par une juge « moderne » à un psychanalyste de renom. Il s’agit de comprendre pourquoi cet adolescent a perpétré un acte aussi horrible. Nous le saurons à la fin : c’est parce qu’une nana l’avait entraîné à faire l’amour dans l’écurie. Il n’a pas pu supporter l’idée que ses dieux (entendez les chevaux) l’aient vu. Tout ça parce que, fils d’une mère dévote et d’un père athée, il avait transféré sur une photo de cheval son besoin d’absolu, et que son père l’avait frustré en lui retirant une image du Christ qu’il s’était achetée pour la voir de son lit !... Boulot peu insolite pour un médecin, mais voici que celui-ci, en « opérant » son sujet, se met à se dégoûter de soi-même et à se poser des questions sur sa propre soif d’aventures inassouvie, sur l’inanité de son existence dépourvue d’exaltation, d’enthousiasme et de FOI(s) ! Ça nous vaut quelques sensuelles tirades imagées, lorsque le jeune homme se décrit chevauchant nu sur sa monture ou se pressant, des heures durant, contre son poitrail et… En pointillés, il y a (mais très très loin) qu’au fond, c’est cette garce de Société qui est la responsable de tout ! S’agit il d’une authentique « révolution culturelle » ? le métier de psychanalyste (dixit la juge à la page) ne devrait-il pas être le plus intéressant du monde ? De toute manière, les invités de la Gare d’Orsay ont applaudi bien fort. Ils n’ont pas senti passer le souffle froid de la Révolution…

11.11.76 – Je suppose qu’une certaine bourgeoisie intellectuelle a besoin de se conforter périodiquement dans des « œuvres d’Art » du genre de « ILS » SONT LÀ, de Jean-Loup Philippe. Ce sont des écrits masochistes, des écrits d’authentique « Révolution Culturelle », dont le contenu recèle une totale condamnation des valeurs sur lesquelles repose NOTRE civilisation pourrie, mais qui sont rédigés en langage codé, afin que seuls les initiés soient admis à contempler la conclusion appelant à l’Apocalypse qui ressort de la « réflexion » ( mieux que ce mot, il vaudrait mieux dire : « impulsion ») de l’auteur artiste poète inspiré.  « ILS », ce sont les mots. Nos mots constitués par notre alphabet. Les salauds investissent une petite fille (assez érotique : c’est Laurence Imbert) qui va passer 55 minutes sur une chaise pour géants (entendez pour adultes) à se battre contre eux. Mais c’est la lutte du pot de terre contre le pot de fer. La malheureuse sera vaincue par la « culture » Moloch.
Comme je disais à la sortie : la veuve de Mao aurait été contente. Mais elle l’eût sûrement été plus –et moi aussi- si le propos était ressorti du spectacle. Or, pour moi en tous cas, s’il n’y avait pas eu dans le hall un article de l’UNITÉ pour m’éclairer, et si on ne m’avait donné une « analyse » précisant la démarche, je n’aurais pas compris pourquoi cette nana paraissait tellement terrorisée, répondant par des mots sans suite à une bande sonore procédant par onomatopées… C’est embêtant.
Aslanian, drapé et voilé de noir, joue une « sœur » croustillante qui apporte à l’enfant un bol de merde à bouffer… C’est-à-dire de culture. « Ma pièce est un cri », dit Philippe. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément », disait Boileau.  (théâtre de Plaisance)

12.11.76 – Il eût été surprenant que la monstrueuse agonie prolongée du Général Franco n’inspirât point quelque spectacle. Voici donc PLEURE, C’EST L’HEURE ou « en direct, l’agonie du chef de l’Etat, le Général François Ferdinand », par Philippe Bruneau au Café de la Gare. C’est drôle, fort méchant, étayé par quelques références « dramaturgiques », mais malheureusement trop fantaisiste historiquement. Ces déraillements imaginés édulcorent le propos qui, sans eux eût été contestataire moins gentiment. Ici, on se borne à nous faire marrer en conformité avec l’esprit irrespectueux du lieu. Il n’y aura sans doute que l’Ambassadeur d’Espagne pour s’offusquer.
 
12.11.76 – Victor Haïm est l’auteur le plus joué à Paris. Après LA SERVANTE (qui s’est mise à marcher grâce à un article de Ionesco qui a déclaré que c’était génial) et ISAAC et LA SAGE-FEMME, voici qu’il nous propose au Café d’Edgar un petit acte très amusant : LA FRAPPE, one man show joué par Stéphanie Loïk dans une mise en scène de sa maman. Ce doit être un souvenir très personnel car c’est l’histoire d’une dactylo qui tape le manuscrit d’un romancier très disert (à la page 7012, il en est encore à l’exposition), et qui, chaque fois qu’elle fait une faute ou saute un mot, téléphone à l’auteur pour essayer de le persuader que son texte serait bien meilleur si elle ne corrigeait pas. Certes, l’écrivain n’est pas Haïm. Ce serait plutôt quelque prolixe commerçant de la plume, du genre de ceux qui alimentent en « littérature » notre société de consommation. Ce transfert permet à la pochade de recéler une leçon. À la fin, la jeune femme –qui travaille d’arrache pied pour avoir le plus tôt possible l’argent qui lui permettra d’évacuer son amant, mort depuis plusieurs jours et puant- déchirera l’« œuvre », marquant ainsi son impulsion à rompre avec l’univers de qui l’a fait vivre jusqu’à présent.
Stéphanie Loïk en fait un peu trop dans la grimace et l’expressif. Mais le spectacle, tous comptes faits, rejoint la démarche de Jean Loup Philippe, et il y a peut-être dans ce rapprochement une petite ligne de force à subodorer : Le rejet –complètement désespéré- de la Société reparaît sur les scènes confidentielles (et les autres : voir EQUUS) en des termes angoissés qui ressemblent à ceux que l’on poussait du temps de EN ATTENDANT GODOT. Ce serait –quand même- l’indication que tout le monde ne se sent pas super heureux en 1976.

13.11.1976 – Je ne sais pas quand Michel Le Bihan a écrit sa pièce RAZ DE MARÉE, mais elle me donne l’impression d’être jouée au moins 5 ou 6 ans trop tard. De toute manière en effet, ce n’est pas du thème fondamental que lui vient sa « personnalité ». Le conflit des générations, la non compréhension entre parents et enfants a alimenté depuis toujours la littérature occidentale. La nouveauté vient de ce que la brouille qui sépare Pierre de son père et de sa mère est située en un temps où il semblerait que les jeunes veuillent « faire la Révolution » (une révolution qui, dans cette œuvre, est une abstraction sans contenu, chaque génération se contentant de la hurler dans la rue en chassant des vieux cons qui sont les jeunes d’hier). La référence à 68 est claire. Et je pourrais être satisfait si les personnages clichés décrits (le père comptable modèle chassé de son emploi à 50 ans, la mère qui ne comprend pas comment elle a pu en arriver là avec son petit Pierrot qui était si mignon, le fils influencé par le « mauvais » camarade, qui tient du rêveur anarchiste et de la petite frappe néo-fasciste, la nana de bonne famille qui s’est droguée puis a été investie par de grandes « idées » (liées au fait qu’elle tombait amoureuse de Pierre…), n’étaient des stéréotypes d’une convention aujourd’hui dépassée, me semble-t-il.
Le jeu des acteurs dirigés par Pierre Fabrice (Roger Montsorret, le père, toujours « faux » et comme déjà mort ; Nathalie Nerval, la mère, boud’hume –comme aurait dit Adamov – et tchékhovienne ; Fabrice lui-même, Maro, le voyou pervers ; Anne Kerylen, la nana qui croira vivre une immense aventure en se laissant « violer » par son amoureux dans une cave de H.L.M.  et qui a l’air traumatisée après, comme si c’était ce qui arrive à toutes les filles actuelles quand elles baisent pour la première fois ; Jean-Louis Broust, le bon Pierrot ballotté entre le pur et l’impur, entre l’Amour et la Révolte, entre sa douceur innée et la violence que Maro veut lui inculquer, ce vilain Maro au nom étranger –par hasard ?) accentue cet aspect vieillot de quelque chose vu cent fois ailleurs et mieux, et donne une impression de puérilité pour non réflexion. On aurait tendance à reprocher au spectacle un manque de dramaturgie. RAZ DE MARÉE est, sans mauvais jeu de mots, bâti sur du sable.
Et c’est ce qui confère à la cérémonie initiatique soi-disant « terrible » de la fin (la fille en sortira transformée, adulte et résignée, les adolescents mâles vieillis, ayant jeté leurs gourmes, les vieux anéantis, détruits) un caractère peu crédible : ce « terrible »-là est très petit-bourgeois. Il est loin derrière SALO de Pasolini, par exemple. Il ne frappe pas d’horreur et quand, en conclusion, Le Bihan nous montre ses 5 personnages recommençant à tourner en rond, COMME SI RIEN NE S’    ÉTAIT PASSÉ, c’est parce que réellement rien ne s’est passé.
Spectacle donc qui se laisse voir. Mais à mesure qu’il se jouait, je m’en suis éloigné. Ce n’est pas l’œuvre clef sur l’incommunicabilité des générations. Le problème n’y est pas exposé.

15.11.76 – Witkiewicz a écrit ses CORDONNIERS en 1934, dans une Pologne coincée entre une Allemagne fraîchement hitlérienne dont la propagande ne cessait de faire ressortir les aspects sociaux anti-capitalistes, voire la vocation « Socialiste » du nazisme, et une Russie stalinienne dont il n’était pas encore clair qu’elle avait jugulé l’immense élan des années folles de la Révolution.
Lui-même appartenait, de par sa famille, à la frange « artiste, cultivée, éclairée » de la Bourgeoisie pensante. Son œuvre est donc impressionnée par le fait POLITIQUE, mais elle ne l’est pas avec clarté. Le surréalisme, l’anarchisme, (Witkiewicz lui-même se réclamait du Cubisme) y voisinent avec la prise de position « de gauche lucide », pourrait-on dire. Le programme du spectacle monté à Ivry par Ewa Lewinson dit très justement que « les images, les motifs, les idées, se superposent et coexistent dans l’espace », et que « la réalité sociale persiste, étrange comme un objet d’un autre monde. »
On ne peut donc pas parler de regard critique jeté sur la société d’une époque, mais on peut parler de constat sans complaisance retranscrit en termes artistiques, avec des flashs de réel. On peut évoquer deux parentés : Jarry et Gombrowicz, un père et un frère qui, l’un et l’autre, nous ramènent à la Pologne. À côté du patron cordonnier et de ses deux compagnons (qui signifient à eux trois le Prolétariat et qui sombreront dans le bureaucratisme après avoir pris le pouvoir) et du Procureur Despote (qui représente les « vertus » hypocrites de la classe dominante sans vergogne, et à qui l’acteur choisi, Murray Grönwall, confère un côté malsain très seyant) –personnages qui ont une valeur très universelle-, il y a la princesse « particulièrement agréable et attirante », qui rejoint dans nos souvenirs compartimentés ses sœurs du MARIAGE et d’YVONNE, dans un chapitre commençant par l’évocation de la mère Ubu. Cette princesse semble faire partie d’un folklore. Elle correspond, il n’en faut pas douter, à des imageries ancrées dans les âmes des gens de la Vistule. Elle nous éloigne un peu de l’œuvre à laquelle elle confère un aspect à nous étranger, dans un type de fantaisie qui ne correspond guère à nos pulsions. Peut-être que, Polonais, nous éprouverions ce qu’ici nous regardons sans être concernés.
Ewa Lewinson a bien su juxtaposer le cabaret politique et le style abstrait. Son montage est parfois un brin pléonastique –mais ce pécher est pardonnable à une jeune femme dont c’est, apparemment, la première réalisation propre-. Il est toujours intelligent, pétri d’inventions re-nourries minute après minute. Avec peu de moyens, -des costumes, des chaussures en pagaille, un établi, quelques instruments et des panneaux retournés en toile de fond- elle a su créer un univers qui , quoique éloigné de la lettre du décor décrit par l’auteur -qu’elle nous fait lire- est très fidèle à son esprit. Les objets « utiles » font les percussions. Le rythme est vivant. L’humour n’est jamais gommé et le regard amusé jeté par Wietkiewicz sur lui-même est heureusement souligné. Reste que l’entreprise est quelque peu désespérante. La reprise des CORDONNIERS ne s’inscrit pas dans une ligne d’espérance exaltante. C’est à belles dents que Socialistes et Capitalistes sont renvoyés dos-à-dos dans l’emballage d’une Humanité refusée.

16.11.76 - Richard Demarcy, Teresa Mota et quelques autres illustrent en portugais, dans le cadre du Festival d’Automne à Aubervilliers, un épisode « exaltant » de la « Révolution » portugaise : le 11 mars 1975, des putschistes tentèrent de rétablir la fascisme dans le pays, mais la désobéissance aux ordres reçus par des soldats s’étant mis à douter du bien-fondé de ces ordres, fit échouer l’affaire.
QUATRE SOLDATS ET UN ACCORDÉON pose donc une question fondamentale : un militaire a-t-il le droit de mettre en question les ordres qui lui sont donnés ? Il est clair que tous les tenants d’un conservatisme, quels qu’ils soient, diront non. Nous, Français, songeons, bien sûr, à l’autre exemple réussi : celui du contingent empêchant le putsch d’Alger de réussir. Et puis, n’avons-nous pas eu le super désobéissant De Gaulle qui illustre notre Histoire ? Au reste, les grands bouleversements n’ont-ils pas toujours été fomentés par des gens qui s’étaient mis à douter ? Poser ce qui fut toujours exception en DROIT FONDAMENTAL, voilà qui serait vraiment révolutionnaire. Imaginez-vous l’enfant contestant l’autorité de son père, l’ouvrier celle de son Patron ? Hé ! Hé ! Quelle rigolade…
Le spectacle est sans ambiguïté : il revendique ce droit essentiel et l’histoire racontée l’est pour qu’on en tire cette LEÇON.
Malheureusement, l’enseignement reçu serait plus percutant si on n’avait un peu l’impression d’assister à une représentation donnée par des Anciens Combattants. D’abord parce que, nous le savons bien, le Capitalisme International a maintenant réussi à assagir l’enfant terrible du monde OCCIDENTAL. Je suis sûr que maintenant, dans cette Démocratie parlementaire bon teint, il doit être mal vu qu’un soldat désobéisse. Ensuite parce que le spectacle lui-même a un ton sérieux, grave, D’OU EST EXCLUE TOUTE FLAMME, TOUT ENTHOUSIASME. C’est parfait et glacé. On aimerait que les douteurs montrés doutent un peu plus avec leurs tripes.



COMMENTAIRE a POSTERIORI

Relisant ces textes plus de 30 ans plus tard, je ne puis m’empêcher de remarquer que tous évoquent chacun à sa manière et le plus souvent d’une manière que je critique ou rejette un fait de société alors contemporain.C’est qu’en ce temps là il y avait encore des auteurs et aussi des metteurs en scène qui savaient les servir honnêtement et également tout simplement des équipes qui éprouvaient la nécessité de transmettre leurs préoccupations en tant qu’êtres vivants s’adressant à des spectateurs vivants. Et, je le répète,certains le faisaient d’une manière que je refusais, mais ils le faisaient. D’où vient que, au fil des années qui allaient suivre, cette soif de communiquer par le théâtre les angoisses et les espérances du monde se soit peu à peu estompée, comme si le Moloch les avait tous avalés ? C’est simple : en 1976 les repères n’avaient pas encore été oubliés : L’Union Soviétique n’était plus qu’une caricature d’elle même mais elle n’était pas morte et si ses doctrines étaient trahies elles n’en étaient pas moins toujours dans les mémoires. Et plus il y avait la Chine de Mao et les rêves qu’elle suscitait. Il y avait l’Albanie, Cuba qui n’étaient pas encore jetées à la poubelle par des « penseurs » Certes, la société de consommation était en plein essort. Le capitalisme triomphant n’avait pourtant pas encore tout à fait gagné la partie.Mais peut-être écrivé-je ces lignes parce que je viens de relire une petite série de compte-rendus qui me les ont inspirées. Voyons la suite.   

Publié dans histoire-du-theatre

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