Du 22 mai 27 septembre 1975
Un peu de confusion dans l’ordre chronologique de ces narrations. Mais est ce important : n’est ce pas l’époque qui compte ?
22.5 -Miracle à Nanterre : voici qu’on y montre un spectacle capable de concerner la population de Nanterre ! L’ennui, c’est que ce n’est pas Debauche qui est le réalisateur. C’est un « accueilli », Michel Raffaëlli, qui, avec l’aide de sa femme Betty et d’un journaliste de FRANCE NOUVELLE, a tenté de transposer en termes scéniques une action syndicale menée par les ouvriers d’une papeterie pendant 12 ans, action qui fut victorieuse puisque le patronat renonça au démantèlement de l’usine, qu’il avait projeté et commencé à entreprendre. LA BÉCANE, c’est la machine qui fabrique le papier. Le titre indique qui est la vedette de la représentation. C’est l’engin lui-même imaginé par Raffaëlli, et qui roule et tourne commandé par les acteurs en exprimant des sons, qui mis ensemble font une étonnante musique. La Bécane-objet vaut à elle seule le dérangement. Elle restera dans le souvenir de ceux qui l’auront vue. Le « spectacle » a malheureusement la volonté de ne pas être théâtralisé et le résultat est qu’on s’y ennuie un peu, car en fait, il ne s’y passe pas grand-chose. On voit le patronat fourbir ses coups à renfort d’un langage ésotérique de technocrates assez savoureux, on voit les ouvriers travailler, s’organiser, lutter, triompher. Raffaëlli a voulu donner la dimension de la « durée », montrer qu’une grève, c’est surtout attendre, tenir, s’organiser pour manger, boire et dormir. Il y a réussi mais l’action proprement dite manque au spectateur voyeur. Un très beau sentiment passe à travers ces 80 minutes, c’est l’amour de ces hommes et de ces femmes pour l’outil de travail qui appartient au patron, mais qui est LEUR chose, et qu’ils soignent avec une vigilante ferveur. Très bien montrée est la fragilité de la hiérarchie interne établie par le « Pouvoir » lorsqu’on voit le contremaître passer à l’action aux côtés de sa vraie classe après avoir été l’autoritaire chef au service des patrons.
Bref, LA BÉCANE est plus qu’un spectacle, un acte politique de bons militants communistes. On aimerait que le Parti produise plus souvent de tels témoignages. Il est vrai que Raffaëlli est un vrai artiste, et qu’il a du cœur.
24.5 - Je n’avais pas vu le PROVISIONAL THEATRE de Los Angeles à Nancy, et le moins qu’on puisse dire est qu’AMERICA PIECE y a été mal accueilli. On a parlé de boy scoutisme. Soi-disant qu’on avait vu ça 100 fois, que c’était amateur. J’ai moi-même étourdiment commenté les choix de Jean Grémion. Bref, le vent du mépris enveloppait cette production. Or, c’était absurde. L’apport de cette petite équipe est inestimable. Car avec une étonnante économie de moyens -5 hommes, 2 femmes, qui exprimaient TOUT avec leurs seuls corps et voix, sans apport d’aucun costume ou accessoire, hormis quelques cubes misérables-, une haute précision, une professionnalité fruit d’un travail évidemment rigoureux, elle SAIT en 2 heures nous faire éprouver la décadence d’une Société, celle des Américains blancs, et à tout prendre la nôtre. Et ceci au travers d’une série de sketchs tous plus « signifiants » les uns que les autres. Je crois n’avoir jamais employé ce mot, dont je suis coutumier, avec plus d’à-propos. Cette dénonciation, ce cri de refus, finalement très violent, et très désespérant dans la mesure où il est constat, aveu d’impuissance, débouche sur une vision d’avenir très peu réjouissante. Bien sûr il faut accuser ici la dépolitisation des jeunes aux U.S.A. Face à une société dont elle dissèque les tics et les tares, cette jeunesse n’a rien pour se raccrocher. Ici, heureusement, nous n’avons pas l’habituelle ultime référence à la vertu chrétienne des 1ers âges.
Bref, contrairement à l’inadmissible premier jugement rendu sans voir, il faut féliciter Grémion d’avoir sélectionné CE groupe, le seul sans doute existant aux Etats-Unis qui ait quelque chose d’authentique à nous montrer, hors de tout colonialisme culturel.
Et il ne reste plus qu’à stigmatiser notre presse, qui est passée complètement à côté de l’événement. Mais peut-être était-elle « dérangée », et sans doute à remettre en accusation la salle Poirel, dont on peut se demander vraiment pourquoi TOUT ce qui y passe y fait le bide.
25.5 – Le ballet Joseph Russillo est un beau ballet classico moderne, composé de danseurs incontestablement excellents, et de danseuses qui gagneraient à être plus belles. Ce groupe fait sûrement figure d’audacieux auprès des ballettomanes avertis, car les musiques sont contemporaines et accessoirement concrètes, et les dessins voulus par le chorégraphe ne sont certainement pas conventionnels, quoique les pas eux-mêmes ne m’aient pas semblé être très originaux. Mais le moins qu’on puisse dire est que le choix des thèmes est, pour quelqu’un comme moi, surprenant d’inutilité. Il faut être un danseur, vraiment, pour imaginer aujourd’hui une heure de spectacle conte de fée fondée sur un mélange Belle au bois dormant et de nains à la Blanche Neige. Non seulement je me fous comme de l’an quarante de l’anecdote prétexte choisie, mais encore je n’en reviens pas que dans une tête de 1975 puisse germer un tel projet. L’anachronisme du propos est éclatant. Et là me semble résider un des bâts qui blessent cet art si soigneusement maintenu à l’écart des préoccupations contemporaines. L’autre est que je maintiens qu’il est limité. Le corps, à lui seul, aussi jugulé et soit-il, aussi inventif aussi, est impuissant à « exprimer ». Je peux admirer la technique. Je peux apprécier les figures. Je n’éprouve pas. Et je crois que si certains ballets (je ne parle plus de Russillo ici) arrivent parfois à transmettre une émotion, c’est à la musique qu’ils le doivent.
En tout cas, ici, (je reparle de Russillo), la froideur est totale, la beauté l’est EN SOI, POUR SOI. C’est impeccable et professionnel. Et c’est bien ennuyeux.
27.5 – Il y a décidément des démarches qu’il est difficile de ne pas dénoncer, même si la jeunesse du responsable l’excuse, même si la sincérité de l’auteur dramaturge réalisateur n’est pas douteuse. J’ai déjà fustigé de cette plume ceux qui se servent d’un événement politique à des fins artistiques personnelles. Richard Demarcy est incontestablement de ce nombre et sa NUIT DU 28 SEPTEMBRE gagne à être plus étayée politiquement, plus explicitée, et moins tirée à un esthétisme où l’influence de Vitez est lisible avec un goût du paroxystique qui rend insupportable le « jeu » des acteurs. L’argument très simple (comme la vigilance populaire portugaise a permis sans doute d’éviter le 28 septembre une reprise du pouvoir par la droite), est confusément dilué par ces excès irréalistes. Et c’est bien dommage car du point de vue de l’information, le spectacle est utile. On y découvre une réalité portugaise où la réaction représente un danger encore vivace, un peuple qui conquiert sa lucidité et sa maturité, un souffle révolutionnaire ardent. Malheureusement, cela ne transparaît vraiment que dans la dernière _ heure, quand l’« art » consent à se gommer un peu et quand le contenu l’emporte, appuyé par une importante participation musicale émotionnelle.
5.6 – Voici C’EST PITIÉ QU’ELLE SOIT UNE PUTAIN de John Ford et Michel Hermon. Un sacré coup de barbe, et pourtant c’est très bien, c’est très beau, c’est très fort et cela ne dure qu’1h _. La distribution est de tenue et Hermon lui-même atteint à d’étonnantes dimensions dans le grotesque tragique d’un personnage de moine. Je ne vois pas bien à quoi rime le dispositif en spirale qui oblige les artistes à se tenir sur des pentes vertigineuses, mais il a de la grandeur. Sa froideur toute métallique me semble pourtant desservir l’œuvre, toute baignée des brûlantes passions d’une Italie où s’affrontaient une impitoyable répression morale et une luxure débridée. Dans la version très pudique de Stuart Seide, il y a 3 mois, j’avais été touché par l’espèce de plaidoyer en faveur de l’inceste qui semblait avoir été le propos de l’entreprise. Ici, les amants coupables sont montrés nus, mais il ne passe aucune sensualité et l’inévitable de l’attrait exercé par les jeunes gens l’un sur l’autre n’éclate pas.
Je crois bien me rappeler qu’après la représentation d’Ivry, j’avais eu une discussion sur le problème de l’inceste avec des proches. En sortant de la Cité Universitaire, ça ne me serait pas venu à l’idée, tant cette représentation m’a été éloignée, étrangère, non-concernante. Du spectacle d’Hermon, j’ai envie de dire que c’est une superbe machine vidée de contenu. Sans doute est-ce parce qu’Hermon, une fois de plus, a fouillé psychanalytiquement ses personnages. Ce qui était simple, clair et efficace est ainsi devenu tortueux et confus. Et puis qu’est-ce que ça peut être agaçant que de voir tout le temps des gens dont la gestuelle va systématiquement à l’encontre de ce que dit le texte ! « Levons-nous » : ils se couchent ! « Marchons » : ils s’assoient ! « Descendons » : ils montent ! Merde quoi… Faut-il ajouter que la beauté des femmes n’est pas le fort d’Hermon ? Laurence Février à poil, moi je vous le dis, ça ne donne pas envie de bander !
6.6 – LA MORT DE DANTON avait été montée par Vilar peu après son accession au TNP. DANTONS TOD figure d’autre part très souvent au programme des grands théâtres allemands. En français comme en allemand, cette fresque historique assez peu tendre pour nos grands hommes et assez ambiguë quant au contenu, a toujours été jouée réaliste, avec des acteurs rappelant les physiques des héros authentiques et dans des décors reconstituant le comité de salut public, l’Assemblée Nationale, le tribunal révolutionnaire, la guillotine (en Allemagne), ou faits de rideaux neutres (chez Vilar). Le jeune Bruno Bayen ne s’est pas contenté de ces 1ers degrés. Son spectacle ne nous montre pas un moment de la Révolution Française vue par Büchner, mais le rêve imaginaire de cet auteur faisant agir des personnages faussement historiques et réellement habités par le Romantisme germanique dans un décor transposé qui pourrait valablement servir à l’OR DU RHIN ou à l’ANNEAU DES NIBELUNGEN. C’est au milieu de cette nature chargée des mystères du Walhalla qu’évoluent des gens qui s’appellent Danton, Robespierre, Desmoulins etc… , qui physiquement ne leur ressemblent pas, qui disent les mots consignés par les archives, mais décalés, déphasés, dans une neutralité de ton qui doit vouloir signifier le parallélisme de l’univers montré. Dois-je dire que cette démarche m’a paru fort vaine et pour le moins gratuite. Mais enfin, si le metteur en scène voulait se singulariser, pourquoi pas ? Un parti est un parti et celui-ci est tenu. Malheureusement l’ensemble du spectacle manque horriblement de gros plans. Gérald Robard, qui joue Danton, donne trop souvent l’impression de « déblayer ». Je me suis effroyablement emmerdé. Ça, ce n’est pas acceptable.
7.6 – Il ne faut pas être de mauvaise foi : TIMON D’ATHÈNES monté par Peter Brook, que je n’avais pas encore vu parce que je faisais ma mauvaise tête, c’est très bien. Surtout la 1ère partie, qui est réellement spectaculaire, où on a le choc de ce lieu admirable qu’est le théâtre des Bouffes du Nord laissé intelligemment à l’état de carcasse (ô Mme Weber, cette vision ne vous a-t-elle inspiré aucune réflexion sur ce qu’aurait pu être le PALACE si vous n’aviez pas eu des réflexes de petite bourgeoise ?), et où on fait connaissance avec un François Marthouret merveilleux, évoluant dans un environnement « pauvre » mais de bon goût, THEATRAL sans nul doute, point encombré de machines et de stuc. On ne peut pas le nier, Brook connaît son métier. Dommage qu’il se soit exercé trop austèrement sur la 2e partie, où il y a des scènes à 2 et 3 personnages longues et ennuyeuses. Ce Timon, prodigue de ses deniers, abandonné par la cour de ses faux amis et allant dans le désert mourir à côté d’une mine d’or découverte par hasard qui aurait pu lui « rendre son rang » ! Mais enfin, l’ensemble est si satisfaisant que j’ai tendance à laisser de côté mes réserves. Il y en a pourtant, et d’abord ce salmigondis de nationalités qui s’affrontent sur l’aire de jeu en des baragouins teutons, négroïdes et anglo-saxons trop éprouvants pour l’oreille.
Et puis il y a la misogynie de Brook qui s’ajoute à celle de Shakespeare et fait que la condition féminine n’est vraiment pas à la fête dans cette soirée. Et il y a les thèmes shakespeariens eux-mêmes ! Des « phrases politiques » que je ne puis admettre, ce général Alcibiade, militaire juste, honnête, courageux… et victorieux opposé à la veulerie des civils « démocrates », (le mépris du peuple est pour une fois gommé : si la « populace » de « basse extraction » fait l’objet de quelques tirades, les esclaves du Maître déchu font montre de quelque grandeur d’âme, surtout l’intendant, qui se comporte vraiment très bien après la faillite du jeune homme à la mode, chacun à sa place sociale s’entend !), enfin, le comportement de Timon lui-même, dont le désespoir a quelque chose de Jules Dupont ! Mais dans le négatif total, aux confins de la folie.
Mais ne chipotons pas ! Un beau spectacle est un beau spectacle. Celui-ci en est un. Tant mieux !
Ici se situe le festival d’Avignon 75
29.8.75 – Je le dis toujours :" le théâtre au mois d’août à Paris, ça marche" La preuve, je l’ai eue encore une fois à la Pizza du Marais. Le spectacle, c’était un One Man Show, l’acteur auteur Jean-Claude Monteils, le titre QUEFADA ! L’heure 22h30, et c’était bourré, archi-bourré, « superarchibourré ». Et ne croyez pas que ça l’était d’étrangers ! Point ! On ne causait que notre langue autour de moi, et sans accent !
J’ai toujours trouvé Monteils très gentil. C’est pour ça que je me suis dérangé pour le voir. Mais je n’ai jamais trouvé, ni qu’il ait un grand talent, ni qu’il soit d’une super intelligence. Monteils tout seul pendant une heure dans des textes de lui, ça n’est pas le vol du Concorde. Mais au niveau du DC 4, ça n’est pas mal.
C’est une série d’histoires et un poème que conte l’auteur acteur dans la bonne tradition des diseurs. Certaines sont drôles, le poème est beau, mais il y a trop de facilité et cela fleure trop souvent son divertissement de salon. Ni politique, ni grivoiserie ! Le public, jeune dans l’ensemble, avait l’air de bien s’amuser et de ne pas en demander davantage !
4.9.75 – « Que celui qui n’a jamais bu, me jette la première bière ! »… Ha ! Ha ! Ha ! Avouez qu’elle est bonne celle-là ! C’est un des nombreux mots d’auteur de Mario Franceschi dans ICE DREAM, divertissement de bonne compagnie pour fin d’études dans un cours privé du XVIe arrondissement, qui se joue au THEATRE PRÉSENT à la Villette.
Ils sont cinq. Une nana nommée Melle Raymond, qui a dû faire des tabacs au Cour Simon car elle a du chien, de l’abattage et du métier. Et 4 types dont 2 au moins sont des folles tordues (mais sans doute les 4 sont ils « homosexuels »). Ils jouent des scènes qui se veulent drôles et qui vous arrachent parfois un rire dont on a un peu honte. Rien n’est original dans ce spectacle, rien n’y vole haut. Le dernier sketch, parodie des visions sur Molière qu’on a dans les Maisons de la Culture, est cependant vraiment amusant au niveau du cabaret.
10.9 – Si ça volait un peu plus haut, si c’était moins étiré et moins lourd, ce serait drôlet de bout en bout au lieu de l’être par moments seulement. CITROUILLE de Jean Barbeau, est une pièce canadienne à laquelle le réalisateur, Dominique Serreau, a tenu à conserver son caractère exotique. Le texte, avec ses particularismes de langage, est dit avec saveur par Huguette Faget, Coline Serreau et Monique Tarbès, qui incarnent 3 nanas féministes qui décident de séquestrer un mec connu, un beau publiciste (Gabriel Gascon) pour que le scandale fasse ressortir l’injustice de la condition féminine. Le débat reste malheureusement au niveau des lieux communs. Ce presque boulevard est déraciné à la Cartoucherie.
12.9 – L’entreprise RASHOMON par le « théâtre du Décaëdre » qui groupe autour de Pierre Santini quelques comédiens qui ne sont pas de la première jeunesse, me paraît très significative d’une époque où les artistes rêvent de s’exprimer, mais ne savent pas quoi dire. Ils se réfugient alors dans le « merveilleux », l’exotisme. Ils cherchent à travers des textes éloignés dans l’espace et dans le temps un message transmissible. Brecht s’était servi d’une telle transposition. Mais Roland Ménard, qui a adapté les contes de Ryonosuke Akutagawa, n’est pas Brecht et son texte reste au niveau d’une imagerie de contes de fées qui ne s’adresse ni aux enfants ni aux adultes. De plus, quelle idée, après l’admirable esthétisant film japonais, que d’aller montrer sur une scène ce colporteur du « Jeu de la vérité », qui se trimballe du côté de la célèbre porte de Kyoto où les morts se réveillent pour conter leurs histoires ? Le cinéma avait là des moyens dont le théâtre ne dispose pas… et les comédiens français ne font vraiment pas le poids, notamment dans les combats, quand on a en mémoire leurs confrères japonais vifs, nerveux, rapides, cruels, violents. Ici, tout est mollesse, lenteur, temps qui se traîne. On est surpris en sortant de constater qu’il ne s’est écoulé que 2 heures. Pourtant cet univers où les puissants sont toujours perfides, salauds, provocateurs, et les petits éternellement victimes, où la femme de surcroît est un objet totalement à la merci des caprices de l’homme, aurait pu me sembler concernant. Il eût suffi que les protagonistes eussent réellement quelque chose à faire passer à travers leur montage. Hélas ! je les crois bien paumés !
13.9 – Madrid, (Nouveau Mexique aux U.SA.) est une ville morte. Elle a été abandonnée par tous ses habitants il y a 20 ans lorsque la direction de la mine a décidé de cesser l’extraction du charbon. C’est dans cette cité fantôme, à l’orifice du puits, au milieu d’un chaos d’objets rouillés et d’une prolifération de cadavres momifiés par la silicose, que viennent se planquer 2 hommes, 2 Espagnols, dont l’un est le fils d’un des Puissants du régime Franquiste, l’autre un exilé, pour qui le Madrid d’Espagne s’identifie au Madrid américain.
L’anecdote est réaliste : les 2 lascars ont imaginé de faire chanter Franco en faisant croire que l’émigré avait enlevé l’enfant d'une bonne famille. Un dialogue par radio téléphone avec les autorités ponctue ainsi l’œuvre. Il s’achèvera par l’ordre donné par les hélicoptères de l’armée U.S. de tuer les trublions.
Mais cette anecdote n’est qu’une trame légère, et la beauté de la pièce vient de ce qu’elle s’évade dans l’irréel, le phantasme et le rêve, avec une dimension épique de toute beauté et surout un épilogue positif qui est, de la part d’Arrabal, une véritable profession de Foi. Car le « fil » du titre « sur le fil », c’est celui que tendra au-dessus de la Puerta del Sol l ‘émigré revenu en Espagne et qui, devenu funambule, atteindra ainsi l’immeuble exécré de la Police phalangiste pour y jeter la bombe libératrice du peuple espagnol. Les vieux thèmes arrabaliens se retrouvent deci-delà, comme celui de l’Amoureux qui suce la peau de sa fiancée, puis la mange par petites bouchées pour mieux ne faire avec elle qu’une chair, un sang. La transposition entre le réel et l’imaginé se fait à travers un univers de trapèzes volants qui me rappelle je ne sais plus quoi mais quelque chose. Seulement, ces références sont ici transfigurées par le Politique. L’important, on l’a deviné, c’est l’identification entre la ville fantôme américaine et la capitale de l’état fasciste vidée de son âme, c’est-à-dire de tous ceux qui y signifiaient l’exigence de la liberté. L’odeur de mort qui baigne la pièce ne sort ainsi point scatologique, mais cri de haine, de rage envers le régime exécré. Madrid d’Espagne est morte comme est morte la Madrid américaine, mais l’ESPOIR demeure. Dans la ville U.S., il est symbolisé par un vieil amuseur public, qui faisait ses choux gras en divertissant les mineurs et qui est resté seul, rêvant d’acrobaties fabuleuses. Mais le vieillard n’est plus capable de tenir sur le fil.
Aussi –et cela est magnifique- transmettra-t-il ses pouvoirs de mainteneur de la vie à l’émigré, en prévision de son retour triomphant. Il ne pourra le faire qu’en se donnant lui-même la mort. Il se précipitera donc au fond et s’écrasera sur le sol des galeries que parcourt périodiquement un train (réel ? irréel ? Nous ne saurons qu’à la fin que ce train ramasse les cadavres momifiés pour les transporter à une usine qui en fera de la pâté pour chiens –ô « Soleil vert », le rapprochement s’impose un peu trop ! Avais-tu vu le film ? ô Arrabal ? ). Les vautours et les corbeaux qui lui obéissaient se mettront alors à protéger les 2 Espagnols et attaqueront les hélicoptères U.S. lorsqu’ils viendront pour les massacrer. Ainsi la folie, la cruauté des hommes sera-t-elle contrariée par l’union des forces de la nature.
On pourrait dire qu’Arrabal se REFUGIE dans l’imaginaire et que son combat n’est pas concret, pratique, étayé par des offres de solutions. Mais SI, au niveau de l’artiste, la transposition est valable. Il appartient aux hommes d’action d’imaginer les modalités qui abattront le fascisme. Arrabal élève son phantasme à la hauteur d’un drapeau qui claque au vent. Sa symbolique est dénonciation et appel aux armes. L’important de cette pièce est qu’elle est charnière. Le désespoir qui se traduisait par l’univers bien connu et finalement agaçant de l’Arrabal de jusqu’à maintenant fait place à la Foi. Avec cette mutation, apparaît la pudeur : ici, point de défécations, de nudité, d’urine rouge ou bleue. La pureté baigne le langage comme une nouvelle naissance. (avec quand même quelques « rappels », mais noyés, balayés par le souffle de l’ensemble).
Jorge Lavelli, comme chaque fois qu’il monte quelque chose qui lui importe, se montre un grand faiseur. Sa mise en scène est rigoureuse, claire, belle. Les passages du réel à l’imaginaire sont évidents. Il est servi par un Pierre Constant remarquable et par un Daniel Ivernel qui prouve que, quand il est bien dirigé, il reste un grand acteur.
C’est une production Lars Schmidt, Frank, Vollard.
COMMENTAIRE
Franco allait mourir le 20 Novembre 1975 et ce fut, quelque part, le chant du cygne d'un auteur qui s'appelait Arrabal car il allait perdre son repère principal : son indispensable repoussoir : le dictateur impitoyable et son cortège de lois démesurément répressives.
Le pire fut peut-être même pour lui l'imprévisible (et relativement rapide) évolution de l'Espagne vers un régime à l'image "démocratique" des autres Pays Européens.
Bien sûr il a continué à écrire : c'était devenu son "métier". Mais la justification politique de ses phantasmes personnels allait devenir au fil des temps de moins en moins évidente et par conséquent saper la dimension "universelle" de son discours.
Il m'est arrivé de me demander quelle aurait été l'évolution d'un Federico Garcia Llorca vieillissant s'il n'avait pas été assassiné à temps.
16.09 -La présence au FESTIVAL D’AUTOMNE de l’ACTION CULTURELLE DES TRAVAILLEURS ALGÉRIENS doit être mise à l’actif d’Alain Crombecque, comme naguère celle de Dario Fo à Chaillot à celui de Jack Lang. Mais de même que là, « on » avait invité la vedette et c’était l’agitateur qui était venu, de même ici, on a misé sur l’ambiguïté d’une équipe prestigieuse du fait du nom de son animateur Kateb Yacine en supputant que sa GUERRE DE DEUX MILLE ANS serait « tous publics ». Et on a dû s’apercevoir qu’il disait vrai en affirmant ne s’adresser qu’aux émigrés. Car son œuvre est impitoyablement en arabe, et il n’est pas aisé de s’y retrouver quand le programme vous prive de points de repère, comme c’est le cas pendant les premiers quarts d’heure, quand la troupe raconte « la voix des femmes et leur rôle dans l’Histoire, la formation du Maghreb ».
Comment qualifier ce spectacle parlé, chanté, psalmodié ? C’est une revue politique, très politique même, uniquement politique, visiblement CONTESTATRICE au niveau algérien : la lutte pour l’indépendance du peuple algérien y trouve en contrepoint celle du peuple vietnamien. On chante l’Internationale (que j’entendais en arabe pour la 1ère fois), au début et à la fin de la représentation, qui dure 2 h 30, sans entracte. La lutte des Palestiniens en 3e pôle s’identifie aux deux précédentes et la duplicité colonialiste est partout mise en évidence à gros traits. Passons sur la cruauté des Français en Algérie et sur celle des Américains en Indochine qui ne sont pas des thèmes nouveaux pour nous, mais remarquable est la démonstration montrant Juifs et Arabes coexistant sans heurts jusqu’à ce que la perfidie étrangère les ait dressés les uns contre les autres. Le spectacle, très libre de forme, décontracté et néanmoins exact, fait avec des accessoires élémentaires, (une tête d’âne, un képi, des objets simples signifiants quand une simple main sur l’œil ne suffit pas à désigner Moshe Dayan), juxtapose les scènes en un édifice qui stigmatise évidemment toutes les formes d’agression dont ont été et sont victimes les laissés-pour-compte de la politique capitaliste. Et exalte leurs victoires dues aux vertus profondes, au courage et à la bonté des causes. Les bourgeois dont les intérêts ne recoupent pas ceux de leurs compatriotes sont égratignés au passage, comme les chefs s’étant trompés et se trompant, voire trahissant, comme le Muphti de Jérusalem ayant cru en Hitler comme défenseur des Arabes, le Roi Abdallah de Jordanie ayant fait alliance avec Ben Gourion, Bourguiba ayant nié la libération du Vietnam, « trahi la Palestine » et mollesté ses étudiants.
Je reprocherai à ce spectacle de donner une fausse image de l’Algérie de Boumediene. Cette troupe, en Algérie, n’est évidemment pas dans la ligne. Ou si elle l’est, c’est que les mots y recouvrent des impostures car personne ne dira que ce Pays soit aussi carrément Révolutionnaire. Ce qui est courage à Alger devient ici, alors que l’équipe semble avoir un caractère officiel qu’accentue sa Présence dans un Festival lié au Pouvoir, mystification. Les émigrés s’y tromperont-ils ? Eux que Brook, Rozan, Crombecque veulent attirer aux Bouffes du Nord ?
Je lui reprocherai, -moins grave- un certain manque de rythme, mais qui tient à son caractère « Arabe ». La notion de temps n’est décidément pas la même pour ces gens-là et j’ai ramé à certains moments avec un peu trop de distance.
Quant à la langue, je me souviens d’un certain Kateb Yacine qui, en français, s’exprimait superbement. Je ne puis juger de son style en arabe. Ceux qui entendaient ont beaucoup ri au cours de la soirée.
Reste que c’est un beau, grand spectacle sur le contenu duquel, en soi, je ne puis qu’adhérer. Je ne suis pas certain qu’il soit du goût de ceux qui subventionnent le Festival d’Automne.
17.09 – Le Japonais de Peter Brook, Yukata Wada, présente au Théâtre des Quartiers d’Ivry deux Nôs contemporains, AOI et HANJO (ce sont des noms propres). Eh bien très sincèrement, ces Nôs modernes en complet vestons et avec téléphone, sont bien décevants quand on comprend de quoi ils causent, ce qui est le cas ici puisque le spectacle est en « version française ». (J’écris « version » et non « langue » parce que le texte est d’une platitude à faire bêler d’aise les doubleurs de western spaghettis !). Ce sont des « dramuscules » qui ne sont pas sans rappeler –au sang visible près- ceux qu’on montrait au Grand Guignol à la belle époque. Faut-il les raconter ? Va pour un : dans un hôpital, une femme dort, semi-démente. On apprendra qu’elle est tourmentée par le fantôme d’une ancienne maîtresse de son mari, laquelle maîtresse ignore d’ailleurs ce que fabrique son double puisque elle-même, au même instant, roupille paisiblement auprès de son propre époux : (c’est AOI). La forme, à part quelques récitatifs psalmodiés et l’intervention périodique d’un flûtiste « ponctueur », est complètement boulevardière. Les récitatifs permettent aux élèves de Vitez et de Brook qui sont sur la scène de montrer ce qu’ils savent faire ! Le flûtiste est nègre !
19.09.75 – Antoine Bourseillier a joliment arrangé le Récamier en théâtre bourgeois. EN 1ère classe, vous êtes devant, assis dans des fauteuils. En 2e classe vous êtes derrière, sur des gradins, le cul reposant sur des banquettes molles et le bas du dos rompu par une barre de bois qui signifie l’amorce d’un dossier. Quand on est en 2e classe, le spectacle a intérêt à être passionnant, car tout ensommeillement est impossible. J’étais en 2e classe pour KENNEDY’S CHILDREN, une pièce américaine adaptée par Bourseillier en personne, un Bourseillier qui succombe une fois de plus à la fascination des U.S.A. et à la tentation de nous les faire bien comprendre –selon sa vision.
Cette vision, c’est d’abord celle d’un monde où les destins se tissent dans la solitude. Il n’y a pas de dialogue dans la pièce : 5 personnages désabusés viennent se saouler dans un bar, et débiter à notre intention un monologue intérieur. Il y a la gauchiste qui se drogue (chacun sait que l’un ne peut pas aller sans l’autre !) et qui conte les échecs de ses interminablement renouvelées marches de protestations et manifestations de non-violence. Il y a la starlette que la mort de Marilyn a émue plus que celle de Kennedy et qui s’est jurée de la remplacer, mais s’est aperçue qu’il y a avait 50.000.000 de filles dans le même cas qu’elle (Chantal Darget, qui arrive à être émouvante et drôle)
Il y a le G.I. au Vietnam qui bouffe du jaune et voit du communiste partout. Il y a enfin le comédien d’avant-garde (Roland Bertin), qui a écumé tous les cafés-théâtre de New York, a fait le tour de toutes les agressions au public et de toutes les aberrations de l’ imagination créatrice, et en est revenu désabusé. Au milieu de tout ça, un barman algérien reste là toute la soirée sans dire un mot, faisant semblant de remplir des verres de temps en temps. Qu’est-ce qu’il doit s’emmerder, le pauvre !
Ai-je besoin de dire que ces monologues, ces discours, sont découpés en tranches. Un personnage commence un récit, puis un autre le relaie et ainsi de suite jusqu’à ce que ce soit de nouveau à lui, sans ordre préétabli, cela dit. Pendant qu’il cause, les autres demeurent figés dans des attitudes qui montrent qu’ils demeurent perdus dans la continuité de leurs réflexions. Ils ont l’œil fixe de ceux qui ne trichent pas et leurs poses ont été esthétiquement étudiées. De temps à autre, l’un va aux lavabos, très lentement, ou sort dans la rue où la pluie coule (vraiment) à flots !
Bien sûr, le dessein du spectacle est de stigmatiser l’American way of life. De démasquer les impostures qui aliènent ce peuple. Les monologues « causent » d’ailleurs, et les personnages non contents d’aligner des faits, les dissèquent, les analysent, les expliquent.
Malheureusement, il ne semblerait pas que l’auteur ait lui-même une conscience politique bien précisée. Aussi la leçon est-elle confuse. La charge sur les cafés-théâtre fait rire à bon marché un public de professionnels, mais va dans le sens de ceux qui éteignent dans l’œuf les tentatives de ceux qui veulent vraiment dire un message à leurs contemporains. L’aveuglement du G.I. fait frémir quand on songe à quelle intoxication psychologique ont été soumises les troupes engagées en Extrême-Orient, mais l’assertion selon laquelle les Viets se droguaient pour mieux combattre est pour le moins douteuse et de toute manière l’œuvre en reste au cliché : liberté d’un côté, communisme de l’autre. Bref, l’ambiguïté chère à Bourseillier est à l’honneur. Constat d’échec, la pièce ne propose RIEN.
Elle est mélancolique. Mais en plus morne… Et singulièrement ennuyeuse, car tout compte fait ce que nous disent ces gens-là ne nous apprend rien. La satire est gommée par la « rigueur » de la mise en scène. Là où ces déchets d'humanité se parlent à eux-mêmes, il eût fallu qu’ils s’adressent A NOUS, qu’ils nous prennent à témoin, à partie. Qu’ils jouent PRÉSENTS et DÉCONTRACTÉS. Au lieu de ça ils se trimballent comme des morts-vivants. C’est chiant au possible par ELOIGNEMENT, par NON LIBERTÉ !
Je n’ai pas dit qui jouait le soldat ni qui était la gauchiste ni le nom de l’auteur parce qu’on m’a retiré mon carton où c’était écrit. La gauchiste, c’est la fille du couple Emilfork. Elle est charmante et très bien.
Au sous-sol du Récamier, Bourseiller a utilisé le décor du BALCON pour aménager un bar. C’est cossu, calme, très anglais, très comme il faut. C’est là, de préférence, que se tient d’Abzac.
REPÈRES :
La fille du couple Emilfork s’appelle Stéphanie Loïk. On la retrouvera bentôt au fil de ces carnets comme réalisatrice elle-même.
Quant à d’Abzac, c’était un curieux personnage très lié au Capitalisme international, ami et conseiller d’Antoine Bourseiller, au demeurant très sympathique, qui trimballait sur le monde de l’argent en train de balayer ce qui restait des rêves Communistes, un regard lucide et mélancolique
24.09.75 – J’ai vu dans ma vie un nombre respectable de Woyzeck !
Considérable, est la flopée des jeunes metteurs en scène de toutes les générations que j’ai vu grandir, qui a désiré un jour, se frotter à cette pièce de Büchner, ou à sa sœur, LEONCE ET LENA, que Savary monte d’ailleurs en ce moment même à Hambourg. C’est donc un « classique ». Je le sais quasi par cœur. Il est vrai que l’anecdote est simplette : un militaire sur lequel un médecin major fait une expérience qui consiste pendant 3 mois à le nourrir exclusivement de haricots, a un enfant naturel avec une nommée Marie, fille faible et facile qui se donne au Major, ce qui provoque que Woyzeck la tue avec un couteau et se jette dans l’étang. Dans le texte, la pièce est découpée en « tranchinettes » sous forme de petits tableaux successifs en des lieux différents. Si bien que les metteurs en scène respectueux et ne disposant pas de machinerie consacraient aux changements plus de temps qu’au spectacle lui-même. L’anecdote est lâche, le contenu original assez confus. C’est la raison, je pense, pour laquelle ces « artistes » en mal de s’affirmer et de se revendiquer que sont les metteurs en scène ont toujours été aussi séduits. Chacun y a vu midi à sa porte, qui appuyant sur le « social », qui sur le « freudisme ». Je n’ai pas souvenir qu’un seul ait joué le « fait divers ». Sans doute eût éclaté alors la médiocrité du propos : Woyzeck n’a de valeur qu’en tant que plateforme d’extrapolation pour INTERMÉDIAIRES entre le créateur et le consommateur, pour RE créateurs de seconde main. Sa vogue n’eût point été telle en un temps où le vedettisme eût moins été recherché par les médiateurs.
Daniel Benoin a pris un des tableaux de la pièce, celui où la garnison s’égaye dans la fête foraine, et en a fait son décor central. En gros, tout s’y passe, une estrade en signifiance de petit théâtre permettant à ceux qui dominent les autres de le faire visuellement, et un coin « maison » indiquant l’espace de Marie. Mais ce décor et les êtres qui s’y meuvent semblent sortir de quelque apocalypse. Les hommes et les femmes sont vêtus de haillons. La poussière flotte entre les ruines. Cet univers chaotique totalement étranger à Büchner mais qui rappelle l’environnement du BRITANNICUS de Mesguisch, veut montrer qu’un groupe de « rescapés » fuyant une catastrophe planétaire y recréera spontanément (je lis le programme) « ses lois, ses habitudes, ses vexations, ses proscrits et ses martyrs ».
Philosophie désespérante d’une jeunesse désabusée, qui ne croit pas en l’avenir de l’homme, science-fiction qui va beaucoup trop à mon goût dans le sens de la politique d’un capitalisme moribond dépêchant ses artistes annoncer aux hommes qu’ils n’ont rien à attendre d’une Révolution ! Selon les déclarations de Benoin, Woyzeck, dans ce contexte, fait figure de « martyr » dans la mesure où il s’insurge contre la morale commune.
Ouais ! De toutes façons, ça ne se remarque pas au spectacle. Par contre, ce qui se détecte, c’est une grande qualité d’exécution : les acteurs, cette fois-ci, sont tous bons, et la réalisation, rigoureuse, est par moments fort belle. Jean-Claude Durand est un Woyzeck très satisfaisant. Reste que l’entreprise, et son succès, sont significatifs du goût du jour, mais pas probants au niveau des réflexions dramaturgiques de Benoin : une fois de plus, il ne me paraît pas très
« intelligent ». Son mérite aura pourtant été d’avoir essayé de faire preuve d’imagination. Mais cette imagination s’est exercée indépendamment de l’œuvre, qui n’est plus ici que moyen.
REFLEXION :
Je me demande bien pourquoi dans ce compte-rendu, je ne souligne pas que WOYZECK est une œuvre inachevée. Sans doute l’ai-je déjà fait à l’occasion d’une version antérieure. Il y en a eu une dans mon propre THEATRE d’AUJOURD’HUI dans une mise en scène d’André Steiger présentée dans le cadre du « concours des jeunes compagnies ». Je pense que c’est ce côté inachevé qui intéresse les réalisateurs en mal de reconnaissance comme « créateurs ». Ils peuvent donner libre cours à leurs « lectures », et pour une fois ce n’est pas au détriment de l’auteur puisque celui là n’est pas allé jusqu’au bout de son écriture.
27.09 – Je ne sais pas trop pourquoi j’attendais beaucoup de HINKEMANN de Toller monté par François Joxe au Théâtre de la Plaine. J’avais d’ailleurs essayé, mais en vain, d’intéresser nos intrépides correspondants à cette affaire dès le niveau de participation à la production. En vain ! Et je suppose que s’en frotteront les mains les communistes orthodoxes, ceux pour qui les lendemains chantants pour tous sont une évidence scientifique qui ne souffre ni le doute ni l’angoisse. En effet, à travers un cas apparemment particulier –celui d’un homme qui a dû être amputé de son sexe à la suite d’une blessure de guerre- Toller (qui écrivit sa pièce en prison où il « purgeait » une peine de 5 ans pour avoir été en 1919 un des dirigeants de la Bavière soulevée) pose le problème du bonheur que peut trouver un homme non fondu dans le moule de l’uniformité, dans quelque type de société que ce soit. C’est, au-delà de l’accident décrit, le thème de l’individu dans la collectivité qui est évoqué. Le singulier n’y sera-t-il pas toujours rejeté, objet de risée ? Ne sera-t-il pas acculé à la mort sociale ?
Grave question, à laquelle le militant P .C. de service est incapable de donner une réponse. À ses yeux, d’ailleurs, c’est une affaire sans importance. La Révolution apportera aux hommes la vêture, le manger et les biens de consommation. Elle « soignera » les asociaux pour les ramener à la norme. Il est clair que cette thèse ne peut que faire crier à la « réaction ». Toller, militant dans sa vie, est pessimiste dans son œuvre, -et nous l’avions déjà bien vu avec le « héros négatif » de HOP LA NOUS VIVONS !— contradiction apparente, car il est mû par une évidente Foi en l’impossible.
Impossible ? À ses yeux d’homme des années 20, OUI. Mais l’avenir reste ouvert. (Hélas en 1975, RIEN N’A BOUGÉ. LA MEME PIÈCE pourrait être écrite, c’est grave). Il ne faut pas penser seulement rationnellement. Il faut réintroduire la notion d’AMOUR, non pas en attendant la « lumière céleste » comme le petit vieux chrétien, mais en se rappelant, comme Hinkemann que, « qui n’a pas de force pour le rêve n’a pas de force pour la vie. » Pour parler comme Garaudy, Toller, en somme, revendiquait déjà la « transcendance du communisme ». Il réclamait le combat pour la « qualité » et non seulement pour la « quantité ». Cela dit, n’allez pas croire à une pièce « prêchante ». Non ! Tout passe à travers l’anecdote : donc, Hinkemann, qui était un Homme avec un grand H, un costaud, un baiseur, marié à une femme qu’il aimait, revient de la guerre atteint dans sa chair et par la même occasion dans son âme. Il a honte, et Grete, qui étouffe d’inassouvissement sexuel, souffre car elle aime encore son mari, mais lui croit qu’elle ne lui voue que de la pitié. (ici entrent en jeu les problèmes de ces couples qui s’entredéchirent parce que l’un imagine les réponses qu’il croit que l’autre lui tait !). Un jour, il la croit et dans un élan, part chercher du travail. Il n’en trouve qu’un, -car le chômage sévit- horrible : à la foire, il mordra le cou de rats vivants et boira quelques gorgées de leur sang : cela plaira aux foules qui sont avides de violence. Lui qui adore les animaux et respecte la VIE, il accepte, POUR QU’ELLE AIT UNE VIE DÉCENTE, car c’est très bien payé. Mais pendant ce temps elle succombe à la tentation et couche avec un ami. Menée par lui à la foire, elle voit son mari et a un sursaut : elle rejette l’amant car elle sent à quel point ce que fait Hinkemann, c’est par amour pour elle.
L’ami vexé se venge en disant à Hinkemann que sa femme l’a vu à la foire et a RI. Ce trait atteint Hinkemann comme une offense grave. Et puisqu’il est devenu « une cause légale de divorce, même pour l’église catholique », il répudie Grete. Et celle-ci se jette par la fenêtre, tandis que Hinkemann reste seul dans cette époque « qui a perdu son âme ».
Voilà. C’est tout, c’est mélo si on veut, c’est populiste si vous voulez, mais c’est très beau, c’est concernant, c’est atteignant. Et c’est en 1975 une reprise UTILE car les questions posées sont plus vivantes que jamais et plus que jamais ce monde semble avoir perdu son âme !
Joxe a remarquablement monté l’œuvre, surmontant les écueils, rendant admirablement le son de la foire, qui dépasse de très loin, naturellement, celui d’un univers d’environnement. Cette foire, c’est la foire humaine, celle des normaux ! Elle est située dans l’époque de la pièce, mais ces costumes de carnaval, ces grimaces et ces masques ne parviennent pas à faire croire qu’il s’agit d’un temps révolu. Hélas cette transposition n’est que trop présente.
Ferai-je un reproche, Joxe est admirable dans le rôle d’Hinkemann, mais il me semble qu’à sa place, je ne me le serais pas distribué. Il manque de carrure pour faire un Hercule de foire plausible. Mais baste ! C’est une critique mineure.
Et l’important, c’est le cri du spectacle, impeccablement et professionnellement exprimé, ce cri qui tient dans une phrase de Brecht mise en exergue : « Il est impossible de tuer tout à fait l’envie des hommes d’être heureux. »
COMMENTAIRE :
J'ai rarement été ému en relisant mes écrits qui ont plus de 40 ans d'âge : j'écrivais en 1975 qu'il aurait pu être écrit à ce moment là. A l'évidence il pourrait l'être encore. Quel malheur qu'un tel constat soit possible. Un théâtre de la périphéie parisienne n’annonce t’il pas HOP LÀ NOUS VIVONS pour sa saison 2007 / 2008 !
22.5 -Miracle à Nanterre : voici qu’on y montre un spectacle capable de concerner la population de Nanterre ! L’ennui, c’est que ce n’est pas Debauche qui est le réalisateur. C’est un « accueilli », Michel Raffaëlli, qui, avec l’aide de sa femme Betty et d’un journaliste de FRANCE NOUVELLE, a tenté de transposer en termes scéniques une action syndicale menée par les ouvriers d’une papeterie pendant 12 ans, action qui fut victorieuse puisque le patronat renonça au démantèlement de l’usine, qu’il avait projeté et commencé à entreprendre. LA BÉCANE, c’est la machine qui fabrique le papier. Le titre indique qui est la vedette de la représentation. C’est l’engin lui-même imaginé par Raffaëlli, et qui roule et tourne commandé par les acteurs en exprimant des sons, qui mis ensemble font une étonnante musique. La Bécane-objet vaut à elle seule le dérangement. Elle restera dans le souvenir de ceux qui l’auront vue. Le « spectacle » a malheureusement la volonté de ne pas être théâtralisé et le résultat est qu’on s’y ennuie un peu, car en fait, il ne s’y passe pas grand-chose. On voit le patronat fourbir ses coups à renfort d’un langage ésotérique de technocrates assez savoureux, on voit les ouvriers travailler, s’organiser, lutter, triompher. Raffaëlli a voulu donner la dimension de la « durée », montrer qu’une grève, c’est surtout attendre, tenir, s’organiser pour manger, boire et dormir. Il y a réussi mais l’action proprement dite manque au spectateur voyeur. Un très beau sentiment passe à travers ces 80 minutes, c’est l’amour de ces hommes et de ces femmes pour l’outil de travail qui appartient au patron, mais qui est LEUR chose, et qu’ils soignent avec une vigilante ferveur. Très bien montrée est la fragilité de la hiérarchie interne établie par le « Pouvoir » lorsqu’on voit le contremaître passer à l’action aux côtés de sa vraie classe après avoir été l’autoritaire chef au service des patrons.
Bref, LA BÉCANE est plus qu’un spectacle, un acte politique de bons militants communistes. On aimerait que le Parti produise plus souvent de tels témoignages. Il est vrai que Raffaëlli est un vrai artiste, et qu’il a du cœur.
24.5 - Je n’avais pas vu le PROVISIONAL THEATRE de Los Angeles à Nancy, et le moins qu’on puisse dire est qu’AMERICA PIECE y a été mal accueilli. On a parlé de boy scoutisme. Soi-disant qu’on avait vu ça 100 fois, que c’était amateur. J’ai moi-même étourdiment commenté les choix de Jean Grémion. Bref, le vent du mépris enveloppait cette production. Or, c’était absurde. L’apport de cette petite équipe est inestimable. Car avec une étonnante économie de moyens -5 hommes, 2 femmes, qui exprimaient TOUT avec leurs seuls corps et voix, sans apport d’aucun costume ou accessoire, hormis quelques cubes misérables-, une haute précision, une professionnalité fruit d’un travail évidemment rigoureux, elle SAIT en 2 heures nous faire éprouver la décadence d’une Société, celle des Américains blancs, et à tout prendre la nôtre. Et ceci au travers d’une série de sketchs tous plus « signifiants » les uns que les autres. Je crois n’avoir jamais employé ce mot, dont je suis coutumier, avec plus d’à-propos. Cette dénonciation, ce cri de refus, finalement très violent, et très désespérant dans la mesure où il est constat, aveu d’impuissance, débouche sur une vision d’avenir très peu réjouissante. Bien sûr il faut accuser ici la dépolitisation des jeunes aux U.S.A. Face à une société dont elle dissèque les tics et les tares, cette jeunesse n’a rien pour se raccrocher. Ici, heureusement, nous n’avons pas l’habituelle ultime référence à la vertu chrétienne des 1ers âges.
Bref, contrairement à l’inadmissible premier jugement rendu sans voir, il faut féliciter Grémion d’avoir sélectionné CE groupe, le seul sans doute existant aux Etats-Unis qui ait quelque chose d’authentique à nous montrer, hors de tout colonialisme culturel.
Et il ne reste plus qu’à stigmatiser notre presse, qui est passée complètement à côté de l’événement. Mais peut-être était-elle « dérangée », et sans doute à remettre en accusation la salle Poirel, dont on peut se demander vraiment pourquoi TOUT ce qui y passe y fait le bide.
25.5 – Le ballet Joseph Russillo est un beau ballet classico moderne, composé de danseurs incontestablement excellents, et de danseuses qui gagneraient à être plus belles. Ce groupe fait sûrement figure d’audacieux auprès des ballettomanes avertis, car les musiques sont contemporaines et accessoirement concrètes, et les dessins voulus par le chorégraphe ne sont certainement pas conventionnels, quoique les pas eux-mêmes ne m’aient pas semblé être très originaux. Mais le moins qu’on puisse dire est que le choix des thèmes est, pour quelqu’un comme moi, surprenant d’inutilité. Il faut être un danseur, vraiment, pour imaginer aujourd’hui une heure de spectacle conte de fée fondée sur un mélange Belle au bois dormant et de nains à la Blanche Neige. Non seulement je me fous comme de l’an quarante de l’anecdote prétexte choisie, mais encore je n’en reviens pas que dans une tête de 1975 puisse germer un tel projet. L’anachronisme du propos est éclatant. Et là me semble résider un des bâts qui blessent cet art si soigneusement maintenu à l’écart des préoccupations contemporaines. L’autre est que je maintiens qu’il est limité. Le corps, à lui seul, aussi jugulé et soit-il, aussi inventif aussi, est impuissant à « exprimer ». Je peux admirer la technique. Je peux apprécier les figures. Je n’éprouve pas. Et je crois que si certains ballets (je ne parle plus de Russillo ici) arrivent parfois à transmettre une émotion, c’est à la musique qu’ils le doivent.
En tout cas, ici, (je reparle de Russillo), la froideur est totale, la beauté l’est EN SOI, POUR SOI. C’est impeccable et professionnel. Et c’est bien ennuyeux.
27.5 – Il y a décidément des démarches qu’il est difficile de ne pas dénoncer, même si la jeunesse du responsable l’excuse, même si la sincérité de l’auteur dramaturge réalisateur n’est pas douteuse. J’ai déjà fustigé de cette plume ceux qui se servent d’un événement politique à des fins artistiques personnelles. Richard Demarcy est incontestablement de ce nombre et sa NUIT DU 28 SEPTEMBRE gagne à être plus étayée politiquement, plus explicitée, et moins tirée à un esthétisme où l’influence de Vitez est lisible avec un goût du paroxystique qui rend insupportable le « jeu » des acteurs. L’argument très simple (comme la vigilance populaire portugaise a permis sans doute d’éviter le 28 septembre une reprise du pouvoir par la droite), est confusément dilué par ces excès irréalistes. Et c’est bien dommage car du point de vue de l’information, le spectacle est utile. On y découvre une réalité portugaise où la réaction représente un danger encore vivace, un peuple qui conquiert sa lucidité et sa maturité, un souffle révolutionnaire ardent. Malheureusement, cela ne transparaît vraiment que dans la dernière _ heure, quand l’« art » consent à se gommer un peu et quand le contenu l’emporte, appuyé par une importante participation musicale émotionnelle.
5.6 – Voici C’EST PITIÉ QU’ELLE SOIT UNE PUTAIN de John Ford et Michel Hermon. Un sacré coup de barbe, et pourtant c’est très bien, c’est très beau, c’est très fort et cela ne dure qu’1h _. La distribution est de tenue et Hermon lui-même atteint à d’étonnantes dimensions dans le grotesque tragique d’un personnage de moine. Je ne vois pas bien à quoi rime le dispositif en spirale qui oblige les artistes à se tenir sur des pentes vertigineuses, mais il a de la grandeur. Sa froideur toute métallique me semble pourtant desservir l’œuvre, toute baignée des brûlantes passions d’une Italie où s’affrontaient une impitoyable répression morale et une luxure débridée. Dans la version très pudique de Stuart Seide, il y a 3 mois, j’avais été touché par l’espèce de plaidoyer en faveur de l’inceste qui semblait avoir été le propos de l’entreprise. Ici, les amants coupables sont montrés nus, mais il ne passe aucune sensualité et l’inévitable de l’attrait exercé par les jeunes gens l’un sur l’autre n’éclate pas.
Je crois bien me rappeler qu’après la représentation d’Ivry, j’avais eu une discussion sur le problème de l’inceste avec des proches. En sortant de la Cité Universitaire, ça ne me serait pas venu à l’idée, tant cette représentation m’a été éloignée, étrangère, non-concernante. Du spectacle d’Hermon, j’ai envie de dire que c’est une superbe machine vidée de contenu. Sans doute est-ce parce qu’Hermon, une fois de plus, a fouillé psychanalytiquement ses personnages. Ce qui était simple, clair et efficace est ainsi devenu tortueux et confus. Et puis qu’est-ce que ça peut être agaçant que de voir tout le temps des gens dont la gestuelle va systématiquement à l’encontre de ce que dit le texte ! « Levons-nous » : ils se couchent ! « Marchons » : ils s’assoient ! « Descendons » : ils montent ! Merde quoi… Faut-il ajouter que la beauté des femmes n’est pas le fort d’Hermon ? Laurence Février à poil, moi je vous le dis, ça ne donne pas envie de bander !
6.6 – LA MORT DE DANTON avait été montée par Vilar peu après son accession au TNP. DANTONS TOD figure d’autre part très souvent au programme des grands théâtres allemands. En français comme en allemand, cette fresque historique assez peu tendre pour nos grands hommes et assez ambiguë quant au contenu, a toujours été jouée réaliste, avec des acteurs rappelant les physiques des héros authentiques et dans des décors reconstituant le comité de salut public, l’Assemblée Nationale, le tribunal révolutionnaire, la guillotine (en Allemagne), ou faits de rideaux neutres (chez Vilar). Le jeune Bruno Bayen ne s’est pas contenté de ces 1ers degrés. Son spectacle ne nous montre pas un moment de la Révolution Française vue par Büchner, mais le rêve imaginaire de cet auteur faisant agir des personnages faussement historiques et réellement habités par le Romantisme germanique dans un décor transposé qui pourrait valablement servir à l’OR DU RHIN ou à l’ANNEAU DES NIBELUNGEN. C’est au milieu de cette nature chargée des mystères du Walhalla qu’évoluent des gens qui s’appellent Danton, Robespierre, Desmoulins etc… , qui physiquement ne leur ressemblent pas, qui disent les mots consignés par les archives, mais décalés, déphasés, dans une neutralité de ton qui doit vouloir signifier le parallélisme de l’univers montré. Dois-je dire que cette démarche m’a paru fort vaine et pour le moins gratuite. Mais enfin, si le metteur en scène voulait se singulariser, pourquoi pas ? Un parti est un parti et celui-ci est tenu. Malheureusement l’ensemble du spectacle manque horriblement de gros plans. Gérald Robard, qui joue Danton, donne trop souvent l’impression de « déblayer ». Je me suis effroyablement emmerdé. Ça, ce n’est pas acceptable.
7.6 – Il ne faut pas être de mauvaise foi : TIMON D’ATHÈNES monté par Peter Brook, que je n’avais pas encore vu parce que je faisais ma mauvaise tête, c’est très bien. Surtout la 1ère partie, qui est réellement spectaculaire, où on a le choc de ce lieu admirable qu’est le théâtre des Bouffes du Nord laissé intelligemment à l’état de carcasse (ô Mme Weber, cette vision ne vous a-t-elle inspiré aucune réflexion sur ce qu’aurait pu être le PALACE si vous n’aviez pas eu des réflexes de petite bourgeoise ?), et où on fait connaissance avec un François Marthouret merveilleux, évoluant dans un environnement « pauvre » mais de bon goût, THEATRAL sans nul doute, point encombré de machines et de stuc. On ne peut pas le nier, Brook connaît son métier. Dommage qu’il se soit exercé trop austèrement sur la 2e partie, où il y a des scènes à 2 et 3 personnages longues et ennuyeuses. Ce Timon, prodigue de ses deniers, abandonné par la cour de ses faux amis et allant dans le désert mourir à côté d’une mine d’or découverte par hasard qui aurait pu lui « rendre son rang » ! Mais enfin, l’ensemble est si satisfaisant que j’ai tendance à laisser de côté mes réserves. Il y en a pourtant, et d’abord ce salmigondis de nationalités qui s’affrontent sur l’aire de jeu en des baragouins teutons, négroïdes et anglo-saxons trop éprouvants pour l’oreille.
Et puis il y a la misogynie de Brook qui s’ajoute à celle de Shakespeare et fait que la condition féminine n’est vraiment pas à la fête dans cette soirée. Et il y a les thèmes shakespeariens eux-mêmes ! Des « phrases politiques » que je ne puis admettre, ce général Alcibiade, militaire juste, honnête, courageux… et victorieux opposé à la veulerie des civils « démocrates », (le mépris du peuple est pour une fois gommé : si la « populace » de « basse extraction » fait l’objet de quelques tirades, les esclaves du Maître déchu font montre de quelque grandeur d’âme, surtout l’intendant, qui se comporte vraiment très bien après la faillite du jeune homme à la mode, chacun à sa place sociale s’entend !), enfin, le comportement de Timon lui-même, dont le désespoir a quelque chose de Jules Dupont ! Mais dans le négatif total, aux confins de la folie.
Mais ne chipotons pas ! Un beau spectacle est un beau spectacle. Celui-ci en est un. Tant mieux !
Ici se situe le festival d’Avignon 75
29.8.75 – Je le dis toujours :" le théâtre au mois d’août à Paris, ça marche" La preuve, je l’ai eue encore une fois à la Pizza du Marais. Le spectacle, c’était un One Man Show, l’acteur auteur Jean-Claude Monteils, le titre QUEFADA ! L’heure 22h30, et c’était bourré, archi-bourré, « superarchibourré ». Et ne croyez pas que ça l’était d’étrangers ! Point ! On ne causait que notre langue autour de moi, et sans accent !
J’ai toujours trouvé Monteils très gentil. C’est pour ça que je me suis dérangé pour le voir. Mais je n’ai jamais trouvé, ni qu’il ait un grand talent, ni qu’il soit d’une super intelligence. Monteils tout seul pendant une heure dans des textes de lui, ça n’est pas le vol du Concorde. Mais au niveau du DC 4, ça n’est pas mal.
C’est une série d’histoires et un poème que conte l’auteur acteur dans la bonne tradition des diseurs. Certaines sont drôles, le poème est beau, mais il y a trop de facilité et cela fleure trop souvent son divertissement de salon. Ni politique, ni grivoiserie ! Le public, jeune dans l’ensemble, avait l’air de bien s’amuser et de ne pas en demander davantage !
4.9.75 – « Que celui qui n’a jamais bu, me jette la première bière ! »… Ha ! Ha ! Ha ! Avouez qu’elle est bonne celle-là ! C’est un des nombreux mots d’auteur de Mario Franceschi dans ICE DREAM, divertissement de bonne compagnie pour fin d’études dans un cours privé du XVIe arrondissement, qui se joue au THEATRE PRÉSENT à la Villette.
Ils sont cinq. Une nana nommée Melle Raymond, qui a dû faire des tabacs au Cour Simon car elle a du chien, de l’abattage et du métier. Et 4 types dont 2 au moins sont des folles tordues (mais sans doute les 4 sont ils « homosexuels »). Ils jouent des scènes qui se veulent drôles et qui vous arrachent parfois un rire dont on a un peu honte. Rien n’est original dans ce spectacle, rien n’y vole haut. Le dernier sketch, parodie des visions sur Molière qu’on a dans les Maisons de la Culture, est cependant vraiment amusant au niveau du cabaret.
10.9 – Si ça volait un peu plus haut, si c’était moins étiré et moins lourd, ce serait drôlet de bout en bout au lieu de l’être par moments seulement. CITROUILLE de Jean Barbeau, est une pièce canadienne à laquelle le réalisateur, Dominique Serreau, a tenu à conserver son caractère exotique. Le texte, avec ses particularismes de langage, est dit avec saveur par Huguette Faget, Coline Serreau et Monique Tarbès, qui incarnent 3 nanas féministes qui décident de séquestrer un mec connu, un beau publiciste (Gabriel Gascon) pour que le scandale fasse ressortir l’injustice de la condition féminine. Le débat reste malheureusement au niveau des lieux communs. Ce presque boulevard est déraciné à la Cartoucherie.
12.9 – L’entreprise RASHOMON par le « théâtre du Décaëdre » qui groupe autour de Pierre Santini quelques comédiens qui ne sont pas de la première jeunesse, me paraît très significative d’une époque où les artistes rêvent de s’exprimer, mais ne savent pas quoi dire. Ils se réfugient alors dans le « merveilleux », l’exotisme. Ils cherchent à travers des textes éloignés dans l’espace et dans le temps un message transmissible. Brecht s’était servi d’une telle transposition. Mais Roland Ménard, qui a adapté les contes de Ryonosuke Akutagawa, n’est pas Brecht et son texte reste au niveau d’une imagerie de contes de fées qui ne s’adresse ni aux enfants ni aux adultes. De plus, quelle idée, après l’admirable esthétisant film japonais, que d’aller montrer sur une scène ce colporteur du « Jeu de la vérité », qui se trimballe du côté de la célèbre porte de Kyoto où les morts se réveillent pour conter leurs histoires ? Le cinéma avait là des moyens dont le théâtre ne dispose pas… et les comédiens français ne font vraiment pas le poids, notamment dans les combats, quand on a en mémoire leurs confrères japonais vifs, nerveux, rapides, cruels, violents. Ici, tout est mollesse, lenteur, temps qui se traîne. On est surpris en sortant de constater qu’il ne s’est écoulé que 2 heures. Pourtant cet univers où les puissants sont toujours perfides, salauds, provocateurs, et les petits éternellement victimes, où la femme de surcroît est un objet totalement à la merci des caprices de l’homme, aurait pu me sembler concernant. Il eût suffi que les protagonistes eussent réellement quelque chose à faire passer à travers leur montage. Hélas ! je les crois bien paumés !
13.9 – Madrid, (Nouveau Mexique aux U.SA.) est une ville morte. Elle a été abandonnée par tous ses habitants il y a 20 ans lorsque la direction de la mine a décidé de cesser l’extraction du charbon. C’est dans cette cité fantôme, à l’orifice du puits, au milieu d’un chaos d’objets rouillés et d’une prolifération de cadavres momifiés par la silicose, que viennent se planquer 2 hommes, 2 Espagnols, dont l’un est le fils d’un des Puissants du régime Franquiste, l’autre un exilé, pour qui le Madrid d’Espagne s’identifie au Madrid américain.
L’anecdote est réaliste : les 2 lascars ont imaginé de faire chanter Franco en faisant croire que l’émigré avait enlevé l’enfant d'une bonne famille. Un dialogue par radio téléphone avec les autorités ponctue ainsi l’œuvre. Il s’achèvera par l’ordre donné par les hélicoptères de l’armée U.S. de tuer les trublions.
Mais cette anecdote n’est qu’une trame légère, et la beauté de la pièce vient de ce qu’elle s’évade dans l’irréel, le phantasme et le rêve, avec une dimension épique de toute beauté et surout un épilogue positif qui est, de la part d’Arrabal, une véritable profession de Foi. Car le « fil » du titre « sur le fil », c’est celui que tendra au-dessus de la Puerta del Sol l ‘émigré revenu en Espagne et qui, devenu funambule, atteindra ainsi l’immeuble exécré de la Police phalangiste pour y jeter la bombe libératrice du peuple espagnol. Les vieux thèmes arrabaliens se retrouvent deci-delà, comme celui de l’Amoureux qui suce la peau de sa fiancée, puis la mange par petites bouchées pour mieux ne faire avec elle qu’une chair, un sang. La transposition entre le réel et l’imaginé se fait à travers un univers de trapèzes volants qui me rappelle je ne sais plus quoi mais quelque chose. Seulement, ces références sont ici transfigurées par le Politique. L’important, on l’a deviné, c’est l’identification entre la ville fantôme américaine et la capitale de l’état fasciste vidée de son âme, c’est-à-dire de tous ceux qui y signifiaient l’exigence de la liberté. L’odeur de mort qui baigne la pièce ne sort ainsi point scatologique, mais cri de haine, de rage envers le régime exécré. Madrid d’Espagne est morte comme est morte la Madrid américaine, mais l’ESPOIR demeure. Dans la ville U.S., il est symbolisé par un vieil amuseur public, qui faisait ses choux gras en divertissant les mineurs et qui est resté seul, rêvant d’acrobaties fabuleuses. Mais le vieillard n’est plus capable de tenir sur le fil.
Aussi –et cela est magnifique- transmettra-t-il ses pouvoirs de mainteneur de la vie à l’émigré, en prévision de son retour triomphant. Il ne pourra le faire qu’en se donnant lui-même la mort. Il se précipitera donc au fond et s’écrasera sur le sol des galeries que parcourt périodiquement un train (réel ? irréel ? Nous ne saurons qu’à la fin que ce train ramasse les cadavres momifiés pour les transporter à une usine qui en fera de la pâté pour chiens –ô « Soleil vert », le rapprochement s’impose un peu trop ! Avais-tu vu le film ? ô Arrabal ? ). Les vautours et les corbeaux qui lui obéissaient se mettront alors à protéger les 2 Espagnols et attaqueront les hélicoptères U.S. lorsqu’ils viendront pour les massacrer. Ainsi la folie, la cruauté des hommes sera-t-elle contrariée par l’union des forces de la nature.
On pourrait dire qu’Arrabal se REFUGIE dans l’imaginaire et que son combat n’est pas concret, pratique, étayé par des offres de solutions. Mais SI, au niveau de l’artiste, la transposition est valable. Il appartient aux hommes d’action d’imaginer les modalités qui abattront le fascisme. Arrabal élève son phantasme à la hauteur d’un drapeau qui claque au vent. Sa symbolique est dénonciation et appel aux armes. L’important de cette pièce est qu’elle est charnière. Le désespoir qui se traduisait par l’univers bien connu et finalement agaçant de l’Arrabal de jusqu’à maintenant fait place à la Foi. Avec cette mutation, apparaît la pudeur : ici, point de défécations, de nudité, d’urine rouge ou bleue. La pureté baigne le langage comme une nouvelle naissance. (avec quand même quelques « rappels », mais noyés, balayés par le souffle de l’ensemble).
Jorge Lavelli, comme chaque fois qu’il monte quelque chose qui lui importe, se montre un grand faiseur. Sa mise en scène est rigoureuse, claire, belle. Les passages du réel à l’imaginaire sont évidents. Il est servi par un Pierre Constant remarquable et par un Daniel Ivernel qui prouve que, quand il est bien dirigé, il reste un grand acteur.
C’est une production Lars Schmidt, Frank, Vollard.
COMMENTAIRE
Franco allait mourir le 20 Novembre 1975 et ce fut, quelque part, le chant du cygne d'un auteur qui s'appelait Arrabal car il allait perdre son repère principal : son indispensable repoussoir : le dictateur impitoyable et son cortège de lois démesurément répressives.
Le pire fut peut-être même pour lui l'imprévisible (et relativement rapide) évolution de l'Espagne vers un régime à l'image "démocratique" des autres Pays Européens.
Bien sûr il a continué à écrire : c'était devenu son "métier". Mais la justification politique de ses phantasmes personnels allait devenir au fil des temps de moins en moins évidente et par conséquent saper la dimension "universelle" de son discours.
Il m'est arrivé de me demander quelle aurait été l'évolution d'un Federico Garcia Llorca vieillissant s'il n'avait pas été assassiné à temps.
16.09 -La présence au FESTIVAL D’AUTOMNE de l’ACTION CULTURELLE DES TRAVAILLEURS ALGÉRIENS doit être mise à l’actif d’Alain Crombecque, comme naguère celle de Dario Fo à Chaillot à celui de Jack Lang. Mais de même que là, « on » avait invité la vedette et c’était l’agitateur qui était venu, de même ici, on a misé sur l’ambiguïté d’une équipe prestigieuse du fait du nom de son animateur Kateb Yacine en supputant que sa GUERRE DE DEUX MILLE ANS serait « tous publics ». Et on a dû s’apercevoir qu’il disait vrai en affirmant ne s’adresser qu’aux émigrés. Car son œuvre est impitoyablement en arabe, et il n’est pas aisé de s’y retrouver quand le programme vous prive de points de repère, comme c’est le cas pendant les premiers quarts d’heure, quand la troupe raconte « la voix des femmes et leur rôle dans l’Histoire, la formation du Maghreb ».
Comment qualifier ce spectacle parlé, chanté, psalmodié ? C’est une revue politique, très politique même, uniquement politique, visiblement CONTESTATRICE au niveau algérien : la lutte pour l’indépendance du peuple algérien y trouve en contrepoint celle du peuple vietnamien. On chante l’Internationale (que j’entendais en arabe pour la 1ère fois), au début et à la fin de la représentation, qui dure 2 h 30, sans entracte. La lutte des Palestiniens en 3e pôle s’identifie aux deux précédentes et la duplicité colonialiste est partout mise en évidence à gros traits. Passons sur la cruauté des Français en Algérie et sur celle des Américains en Indochine qui ne sont pas des thèmes nouveaux pour nous, mais remarquable est la démonstration montrant Juifs et Arabes coexistant sans heurts jusqu’à ce que la perfidie étrangère les ait dressés les uns contre les autres. Le spectacle, très libre de forme, décontracté et néanmoins exact, fait avec des accessoires élémentaires, (une tête d’âne, un képi, des objets simples signifiants quand une simple main sur l’œil ne suffit pas à désigner Moshe Dayan), juxtapose les scènes en un édifice qui stigmatise évidemment toutes les formes d’agression dont ont été et sont victimes les laissés-pour-compte de la politique capitaliste. Et exalte leurs victoires dues aux vertus profondes, au courage et à la bonté des causes. Les bourgeois dont les intérêts ne recoupent pas ceux de leurs compatriotes sont égratignés au passage, comme les chefs s’étant trompés et se trompant, voire trahissant, comme le Muphti de Jérusalem ayant cru en Hitler comme défenseur des Arabes, le Roi Abdallah de Jordanie ayant fait alliance avec Ben Gourion, Bourguiba ayant nié la libération du Vietnam, « trahi la Palestine » et mollesté ses étudiants.
Je reprocherai à ce spectacle de donner une fausse image de l’Algérie de Boumediene. Cette troupe, en Algérie, n’est évidemment pas dans la ligne. Ou si elle l’est, c’est que les mots y recouvrent des impostures car personne ne dira que ce Pays soit aussi carrément Révolutionnaire. Ce qui est courage à Alger devient ici, alors que l’équipe semble avoir un caractère officiel qu’accentue sa Présence dans un Festival lié au Pouvoir, mystification. Les émigrés s’y tromperont-ils ? Eux que Brook, Rozan, Crombecque veulent attirer aux Bouffes du Nord ?
Je lui reprocherai, -moins grave- un certain manque de rythme, mais qui tient à son caractère « Arabe ». La notion de temps n’est décidément pas la même pour ces gens-là et j’ai ramé à certains moments avec un peu trop de distance.
Quant à la langue, je me souviens d’un certain Kateb Yacine qui, en français, s’exprimait superbement. Je ne puis juger de son style en arabe. Ceux qui entendaient ont beaucoup ri au cours de la soirée.
Reste que c’est un beau, grand spectacle sur le contenu duquel, en soi, je ne puis qu’adhérer. Je ne suis pas certain qu’il soit du goût de ceux qui subventionnent le Festival d’Automne.
17.09 – Le Japonais de Peter Brook, Yukata Wada, présente au Théâtre des Quartiers d’Ivry deux Nôs contemporains, AOI et HANJO (ce sont des noms propres). Eh bien très sincèrement, ces Nôs modernes en complet vestons et avec téléphone, sont bien décevants quand on comprend de quoi ils causent, ce qui est le cas ici puisque le spectacle est en « version française ». (J’écris « version » et non « langue » parce que le texte est d’une platitude à faire bêler d’aise les doubleurs de western spaghettis !). Ce sont des « dramuscules » qui ne sont pas sans rappeler –au sang visible près- ceux qu’on montrait au Grand Guignol à la belle époque. Faut-il les raconter ? Va pour un : dans un hôpital, une femme dort, semi-démente. On apprendra qu’elle est tourmentée par le fantôme d’une ancienne maîtresse de son mari, laquelle maîtresse ignore d’ailleurs ce que fabrique son double puisque elle-même, au même instant, roupille paisiblement auprès de son propre époux : (c’est AOI). La forme, à part quelques récitatifs psalmodiés et l’intervention périodique d’un flûtiste « ponctueur », est complètement boulevardière. Les récitatifs permettent aux élèves de Vitez et de Brook qui sont sur la scène de montrer ce qu’ils savent faire ! Le flûtiste est nègre !
19.09.75 – Antoine Bourseillier a joliment arrangé le Récamier en théâtre bourgeois. EN 1ère classe, vous êtes devant, assis dans des fauteuils. En 2e classe vous êtes derrière, sur des gradins, le cul reposant sur des banquettes molles et le bas du dos rompu par une barre de bois qui signifie l’amorce d’un dossier. Quand on est en 2e classe, le spectacle a intérêt à être passionnant, car tout ensommeillement est impossible. J’étais en 2e classe pour KENNEDY’S CHILDREN, une pièce américaine adaptée par Bourseillier en personne, un Bourseillier qui succombe une fois de plus à la fascination des U.S.A. et à la tentation de nous les faire bien comprendre –selon sa vision.
Cette vision, c’est d’abord celle d’un monde où les destins se tissent dans la solitude. Il n’y a pas de dialogue dans la pièce : 5 personnages désabusés viennent se saouler dans un bar, et débiter à notre intention un monologue intérieur. Il y a la gauchiste qui se drogue (chacun sait que l’un ne peut pas aller sans l’autre !) et qui conte les échecs de ses interminablement renouvelées marches de protestations et manifestations de non-violence. Il y a la starlette que la mort de Marilyn a émue plus que celle de Kennedy et qui s’est jurée de la remplacer, mais s’est aperçue qu’il y a avait 50.000.000 de filles dans le même cas qu’elle (Chantal Darget, qui arrive à être émouvante et drôle)
Il y a le G.I. au Vietnam qui bouffe du jaune et voit du communiste partout. Il y a enfin le comédien d’avant-garde (Roland Bertin), qui a écumé tous les cafés-théâtre de New York, a fait le tour de toutes les agressions au public et de toutes les aberrations de l’ imagination créatrice, et en est revenu désabusé. Au milieu de tout ça, un barman algérien reste là toute la soirée sans dire un mot, faisant semblant de remplir des verres de temps en temps. Qu’est-ce qu’il doit s’emmerder, le pauvre !
Ai-je besoin de dire que ces monologues, ces discours, sont découpés en tranches. Un personnage commence un récit, puis un autre le relaie et ainsi de suite jusqu’à ce que ce soit de nouveau à lui, sans ordre préétabli, cela dit. Pendant qu’il cause, les autres demeurent figés dans des attitudes qui montrent qu’ils demeurent perdus dans la continuité de leurs réflexions. Ils ont l’œil fixe de ceux qui ne trichent pas et leurs poses ont été esthétiquement étudiées. De temps à autre, l’un va aux lavabos, très lentement, ou sort dans la rue où la pluie coule (vraiment) à flots !
Bien sûr, le dessein du spectacle est de stigmatiser l’American way of life. De démasquer les impostures qui aliènent ce peuple. Les monologues « causent » d’ailleurs, et les personnages non contents d’aligner des faits, les dissèquent, les analysent, les expliquent.
Malheureusement, il ne semblerait pas que l’auteur ait lui-même une conscience politique bien précisée. Aussi la leçon est-elle confuse. La charge sur les cafés-théâtre fait rire à bon marché un public de professionnels, mais va dans le sens de ceux qui éteignent dans l’œuf les tentatives de ceux qui veulent vraiment dire un message à leurs contemporains. L’aveuglement du G.I. fait frémir quand on songe à quelle intoxication psychologique ont été soumises les troupes engagées en Extrême-Orient, mais l’assertion selon laquelle les Viets se droguaient pour mieux combattre est pour le moins douteuse et de toute manière l’œuvre en reste au cliché : liberté d’un côté, communisme de l’autre. Bref, l’ambiguïté chère à Bourseillier est à l’honneur. Constat d’échec, la pièce ne propose RIEN.
Elle est mélancolique. Mais en plus morne… Et singulièrement ennuyeuse, car tout compte fait ce que nous disent ces gens-là ne nous apprend rien. La satire est gommée par la « rigueur » de la mise en scène. Là où ces déchets d'humanité se parlent à eux-mêmes, il eût fallu qu’ils s’adressent A NOUS, qu’ils nous prennent à témoin, à partie. Qu’ils jouent PRÉSENTS et DÉCONTRACTÉS. Au lieu de ça ils se trimballent comme des morts-vivants. C’est chiant au possible par ELOIGNEMENT, par NON LIBERTÉ !
Je n’ai pas dit qui jouait le soldat ni qui était la gauchiste ni le nom de l’auteur parce qu’on m’a retiré mon carton où c’était écrit. La gauchiste, c’est la fille du couple Emilfork. Elle est charmante et très bien.
Au sous-sol du Récamier, Bourseiller a utilisé le décor du BALCON pour aménager un bar. C’est cossu, calme, très anglais, très comme il faut. C’est là, de préférence, que se tient d’Abzac.
REPÈRES :
La fille du couple Emilfork s’appelle Stéphanie Loïk. On la retrouvera bentôt au fil de ces carnets comme réalisatrice elle-même.
Quant à d’Abzac, c’était un curieux personnage très lié au Capitalisme international, ami et conseiller d’Antoine Bourseiller, au demeurant très sympathique, qui trimballait sur le monde de l’argent en train de balayer ce qui restait des rêves Communistes, un regard lucide et mélancolique
24.09.75 – J’ai vu dans ma vie un nombre respectable de Woyzeck !
Considérable, est la flopée des jeunes metteurs en scène de toutes les générations que j’ai vu grandir, qui a désiré un jour, se frotter à cette pièce de Büchner, ou à sa sœur, LEONCE ET LENA, que Savary monte d’ailleurs en ce moment même à Hambourg. C’est donc un « classique ». Je le sais quasi par cœur. Il est vrai que l’anecdote est simplette : un militaire sur lequel un médecin major fait une expérience qui consiste pendant 3 mois à le nourrir exclusivement de haricots, a un enfant naturel avec une nommée Marie, fille faible et facile qui se donne au Major, ce qui provoque que Woyzeck la tue avec un couteau et se jette dans l’étang. Dans le texte, la pièce est découpée en « tranchinettes » sous forme de petits tableaux successifs en des lieux différents. Si bien que les metteurs en scène respectueux et ne disposant pas de machinerie consacraient aux changements plus de temps qu’au spectacle lui-même. L’anecdote est lâche, le contenu original assez confus. C’est la raison, je pense, pour laquelle ces « artistes » en mal de s’affirmer et de se revendiquer que sont les metteurs en scène ont toujours été aussi séduits. Chacun y a vu midi à sa porte, qui appuyant sur le « social », qui sur le « freudisme ». Je n’ai pas souvenir qu’un seul ait joué le « fait divers ». Sans doute eût éclaté alors la médiocrité du propos : Woyzeck n’a de valeur qu’en tant que plateforme d’extrapolation pour INTERMÉDIAIRES entre le créateur et le consommateur, pour RE créateurs de seconde main. Sa vogue n’eût point été telle en un temps où le vedettisme eût moins été recherché par les médiateurs.
Daniel Benoin a pris un des tableaux de la pièce, celui où la garnison s’égaye dans la fête foraine, et en a fait son décor central. En gros, tout s’y passe, une estrade en signifiance de petit théâtre permettant à ceux qui dominent les autres de le faire visuellement, et un coin « maison » indiquant l’espace de Marie. Mais ce décor et les êtres qui s’y meuvent semblent sortir de quelque apocalypse. Les hommes et les femmes sont vêtus de haillons. La poussière flotte entre les ruines. Cet univers chaotique totalement étranger à Büchner mais qui rappelle l’environnement du BRITANNICUS de Mesguisch, veut montrer qu’un groupe de « rescapés » fuyant une catastrophe planétaire y recréera spontanément (je lis le programme) « ses lois, ses habitudes, ses vexations, ses proscrits et ses martyrs ».
Philosophie désespérante d’une jeunesse désabusée, qui ne croit pas en l’avenir de l’homme, science-fiction qui va beaucoup trop à mon goût dans le sens de la politique d’un capitalisme moribond dépêchant ses artistes annoncer aux hommes qu’ils n’ont rien à attendre d’une Révolution ! Selon les déclarations de Benoin, Woyzeck, dans ce contexte, fait figure de « martyr » dans la mesure où il s’insurge contre la morale commune.
Ouais ! De toutes façons, ça ne se remarque pas au spectacle. Par contre, ce qui se détecte, c’est une grande qualité d’exécution : les acteurs, cette fois-ci, sont tous bons, et la réalisation, rigoureuse, est par moments fort belle. Jean-Claude Durand est un Woyzeck très satisfaisant. Reste que l’entreprise, et son succès, sont significatifs du goût du jour, mais pas probants au niveau des réflexions dramaturgiques de Benoin : une fois de plus, il ne me paraît pas très
« intelligent ». Son mérite aura pourtant été d’avoir essayé de faire preuve d’imagination. Mais cette imagination s’est exercée indépendamment de l’œuvre, qui n’est plus ici que moyen.
REFLEXION :
Je me demande bien pourquoi dans ce compte-rendu, je ne souligne pas que WOYZECK est une œuvre inachevée. Sans doute l’ai-je déjà fait à l’occasion d’une version antérieure. Il y en a eu une dans mon propre THEATRE d’AUJOURD’HUI dans une mise en scène d’André Steiger présentée dans le cadre du « concours des jeunes compagnies ». Je pense que c’est ce côté inachevé qui intéresse les réalisateurs en mal de reconnaissance comme « créateurs ». Ils peuvent donner libre cours à leurs « lectures », et pour une fois ce n’est pas au détriment de l’auteur puisque celui là n’est pas allé jusqu’au bout de son écriture.
27.09 – Je ne sais pas trop pourquoi j’attendais beaucoup de HINKEMANN de Toller monté par François Joxe au Théâtre de la Plaine. J’avais d’ailleurs essayé, mais en vain, d’intéresser nos intrépides correspondants à cette affaire dès le niveau de participation à la production. En vain ! Et je suppose que s’en frotteront les mains les communistes orthodoxes, ceux pour qui les lendemains chantants pour tous sont une évidence scientifique qui ne souffre ni le doute ni l’angoisse. En effet, à travers un cas apparemment particulier –celui d’un homme qui a dû être amputé de son sexe à la suite d’une blessure de guerre- Toller (qui écrivit sa pièce en prison où il « purgeait » une peine de 5 ans pour avoir été en 1919 un des dirigeants de la Bavière soulevée) pose le problème du bonheur que peut trouver un homme non fondu dans le moule de l’uniformité, dans quelque type de société que ce soit. C’est, au-delà de l’accident décrit, le thème de l’individu dans la collectivité qui est évoqué. Le singulier n’y sera-t-il pas toujours rejeté, objet de risée ? Ne sera-t-il pas acculé à la mort sociale ?
Grave question, à laquelle le militant P .C. de service est incapable de donner une réponse. À ses yeux, d’ailleurs, c’est une affaire sans importance. La Révolution apportera aux hommes la vêture, le manger et les biens de consommation. Elle « soignera » les asociaux pour les ramener à la norme. Il est clair que cette thèse ne peut que faire crier à la « réaction ». Toller, militant dans sa vie, est pessimiste dans son œuvre, -et nous l’avions déjà bien vu avec le « héros négatif » de HOP LA NOUS VIVONS !— contradiction apparente, car il est mû par une évidente Foi en l’impossible.
Impossible ? À ses yeux d’homme des années 20, OUI. Mais l’avenir reste ouvert. (Hélas en 1975, RIEN N’A BOUGÉ. LA MEME PIÈCE pourrait être écrite, c’est grave). Il ne faut pas penser seulement rationnellement. Il faut réintroduire la notion d’AMOUR, non pas en attendant la « lumière céleste » comme le petit vieux chrétien, mais en se rappelant, comme Hinkemann que, « qui n’a pas de force pour le rêve n’a pas de force pour la vie. » Pour parler comme Garaudy, Toller, en somme, revendiquait déjà la « transcendance du communisme ». Il réclamait le combat pour la « qualité » et non seulement pour la « quantité ». Cela dit, n’allez pas croire à une pièce « prêchante ». Non ! Tout passe à travers l’anecdote : donc, Hinkemann, qui était un Homme avec un grand H, un costaud, un baiseur, marié à une femme qu’il aimait, revient de la guerre atteint dans sa chair et par la même occasion dans son âme. Il a honte, et Grete, qui étouffe d’inassouvissement sexuel, souffre car elle aime encore son mari, mais lui croit qu’elle ne lui voue que de la pitié. (ici entrent en jeu les problèmes de ces couples qui s’entredéchirent parce que l’un imagine les réponses qu’il croit que l’autre lui tait !). Un jour, il la croit et dans un élan, part chercher du travail. Il n’en trouve qu’un, -car le chômage sévit- horrible : à la foire, il mordra le cou de rats vivants et boira quelques gorgées de leur sang : cela plaira aux foules qui sont avides de violence. Lui qui adore les animaux et respecte la VIE, il accepte, POUR QU’ELLE AIT UNE VIE DÉCENTE, car c’est très bien payé. Mais pendant ce temps elle succombe à la tentation et couche avec un ami. Menée par lui à la foire, elle voit son mari et a un sursaut : elle rejette l’amant car elle sent à quel point ce que fait Hinkemann, c’est par amour pour elle.
L’ami vexé se venge en disant à Hinkemann que sa femme l’a vu à la foire et a RI. Ce trait atteint Hinkemann comme une offense grave. Et puisqu’il est devenu « une cause légale de divorce, même pour l’église catholique », il répudie Grete. Et celle-ci se jette par la fenêtre, tandis que Hinkemann reste seul dans cette époque « qui a perdu son âme ».
Voilà. C’est tout, c’est mélo si on veut, c’est populiste si vous voulez, mais c’est très beau, c’est concernant, c’est atteignant. Et c’est en 1975 une reprise UTILE car les questions posées sont plus vivantes que jamais et plus que jamais ce monde semble avoir perdu son âme !
Joxe a remarquablement monté l’œuvre, surmontant les écueils, rendant admirablement le son de la foire, qui dépasse de très loin, naturellement, celui d’un univers d’environnement. Cette foire, c’est la foire humaine, celle des normaux ! Elle est située dans l’époque de la pièce, mais ces costumes de carnaval, ces grimaces et ces masques ne parviennent pas à faire croire qu’il s’agit d’un temps révolu. Hélas cette transposition n’est que trop présente.
Ferai-je un reproche, Joxe est admirable dans le rôle d’Hinkemann, mais il me semble qu’à sa place, je ne me le serais pas distribué. Il manque de carrure pour faire un Hercule de foire plausible. Mais baste ! C’est une critique mineure.
Et l’important, c’est le cri du spectacle, impeccablement et professionnellement exprimé, ce cri qui tient dans une phrase de Brecht mise en exergue : « Il est impossible de tuer tout à fait l’envie des hommes d’être heureux. »
COMMENTAIRE :
J'ai rarement été ému en relisant mes écrits qui ont plus de 40 ans d'âge : j'écrivais en 1975 qu'il aurait pu être écrit à ce moment là. A l'évidence il pourrait l'être encore. Quel malheur qu'un tel constat soit possible. Un théâtre de la périphéie parisienne n’annonce t’il pas HOP LÀ NOUS VIVONS pour sa saison 2007 / 2008 !