Du 11 mars au 25 avril 1975

Publié le par André Gintzburger

11.3 – Je n’ai jamais autant aimé LA MOUETTE que LES TROIS SŒURS ou IVANOV ou ONCLE VANIA. Il y manque la dimension « politique » et la critique de la société est limitée à une frange trop spécialisée de l’activité humaine. On n’y atteint pas l’universel aussi intensément. Cela dit, cette réaction vient peut-être de ce que le milieu décrit m’est somme toute tout familier. Des Irina, des Trigorine, des Constantin et des Nina, j’en connais à la pelle et l’évaporation de l’une, la lâcheté de l’autre, la certitude dévorante du 3e en la bonté de son message artistique, enfin la quête de la mouette pour en sortir par le métier d’actrice, je connais ça par cœur, c’est dérisoire, vain, désespérant, mais pas au niveau de l’homme. Bien autre chose est le rêve de Moscou dans LES TROIS SŒURS. Ici, la peinture est celle d’un milieu, point d’une classe. J’ajoute que les personnages sont devenus à ce point des stéréotypes, -ils ont été copiés et imités à la pelle – que l’originalité s’estompe.
Je ne sais trop que dire de la mise en scène de Pintillé. Elle est admirable, mais je l’ai trouvée froide. À aucun moment, je ne me suis senti ému. Et la distribution remarquable n’a pas été toute dirigée dans le même sens : Roland Bertin a « décaricaturé » le personnage de Trigorine et Michèle Marquais a gommé du brillant à la vedette qu’elle incarne, tandis que Lionel Baylac en fait des kilos en régisseur de domaine et que Laurence Bourdil semble avoir choisi Ludmilla Pitoëff comme modèle. Evelyne Istria compose excellemment une Macha durcie par la douleur qui la ronge et courageuse, mais à force de sobriété, elle est presque effacée. Le flash-back du début n’est finalement qu’une idée pour se faire remarquer, que rien ne justifie tellement – et la définition à vue d’aires de jeu et de non jeu ne me paraît pas correspondre à l’aliénation résolument à l’italienne, avec total mystère des coulisses, de ce théâtre-là. Donc belle, mais pas très satisfaisante soirée.

14.3 – Je suis parti à l’entracte du REGNE BLANC de Denis Guenoun d’après Edouard II de Marlowe. J’ai peut-être eu tort. Je ne peux pas savoir si une dimension politique intéressante aurait surgi de la 2e partie. La 1ère, qui durait 2 heures interminables, ne recelait aucun contenu qui pût me concerner. Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute qu’un Roi pédé, provocateur fasciste, ait maille à partir avec des nobles d’Angleterre, et que ce monde me soit décrit figé, en tableaux statiques devant un décor trop classique et pas beau ?
Eh bien quoi, Girones, qu’est-ce qui se passe ? Est-ce déjà le vent de la décentralisation qui aliène les vertus créatrices, qui détruit cette belle subversion que je sentais en toi ? Tu écris dans ATAC INFORMATION qu’il n’y a pas de « jeunes compagnies ». Mais que c’est vieux, ce que tu nous montres là. On dirait une mise en scène d’Hervé au théâtre antique d’Orange ! Oh merde, quelle déception !!!... Je suis triste.

4.4 – Je m’attendais à m’emmerder. Eh bien pas du tout ! Est-ce l’influence de l’assistant à la mise en scène, François Joxe ? Toujours est-il qu’OTHON de Pierre Corneille, réalisation de J.P. Miquel à l’Odéon, se laisse voir sans ennui. Même on arrive à s’intéresser à l’anecdote. Il est vrai qu’elle est fertile en rebondissements.
Miquel a transposé dans le monde actuel cette histoire plus politique que passionnelle où l’on voit un vieil empereur « régler » sa succession, ballotté entre les brigues diverses, jouet des intrigues et des courants contradictoires opposant les intérêts de ses conseillers. On se croirait, et c’est bien plaisant, bien démystifiant, dans un cabinet de Présidence d’une « république » genre UDR ! Les acteurs sont soigneusement vêtus en énarques, les actrices ont la sobriété Chanel. Sans arrêt, des commis vont et viennent, affairés, se passant l’un à l’autre des billets porteurs d’ordres et de nouvelles. Chacun guette chacun. La menace pèse sur tous et les défenses perfides ne sont que moyens d’éviter la mort. Car « les partenaires » sont impitoyables. C’est un coup d’Etat militaire qui ramènera l’ordre sous la houlette d’Othon, arriviste sans vergogne dont les sentiments , quoi qu’il dise, ne pèsent pas lourd face à son ambition.
Corneille, évidemment, avait voulu fustiger la cour de Louis XIV. Et il n’est pas surprenant que les censeurs de tous poils aient enfermé cette œuvre dans l’abîme du mépris. Ils avaient même réussi à faire oublier son existence, et il faut bien dire qu’ils ont eu la partie belle, car ce texte manque de belles tirades. Les vers en sont honnêtes mais sans plus. Et la construction sent son labeur. Les « passions » amoureuses y sont loin d’avoir des accents raciniens et il n’est jamais sérieusement envisagé par quiconque de mourir pour ses sentiments. Les cheminements sont purement spéculatifs, tortueux et sordides. La « vertu » s’assimile à la faiblesse.
Reste que Miquel a su montrer à quel point cette critique d’un système demeurait actuelle.
Et qu’il a su « quotidianniser » l’alexandrin sans pour autant le casser. Jean-Claude Drouot joue Othon sans éclat. Par contre, Hubert Gignoux en vieil empereur Galba fait une courte mais saisissante composition. Montloup, qui a fait la « décoration », a dû s’inspirer de l’antichambre de Michel Guy. Tout au plus a-t-il ajouté à ce cadre des statues qui donnent au lieu un petit air de musée. Des corbeaux empaillés, en nombre insuffisant à mon avis, envahissent la scène à mesure que les intrigues se font plus lourdes et plus dangereuses. Bref, cette réalisation est estimable. Je pense qu’à Madrid elle serait interdite. Sera-t-elle à Paris du goût de tout le monde ?

3.4 – Le nouveau White Dream de Graziella Martinez (Palace) passe mieux que le précédent (Orsay). La musique, très bien sonorisée, est omniprésente et fait oublier que les « danseurs » n’ont pas beaucoup de technique. Mais ils sont remarquablement décadents et par conséquent signifiants. L’atmosphère est proche de celles apportées par le TSE (en moins rigoureux) et par le Magic Circus (en moins commercialisé). C’est un spectacle très « voie argentine de la contestation ». On passe une soirée sans ennui.

7.4 – Le poète autrichien TRAKL (début du XXème siècle) a inspiré à Irène Lambelet et Jean-Philippe Guerlais un beau spectacle très « Orbe » où la musique inspirée du style Pink Floyd vient opportunément à l’appui d’une gestuelle rigoureuse, exacte, presque acrobatique parfois, esthétiquement harmonieuse, et au secours d’un texte qu’on aurait préféré entendre débiter par des artistes plus « professionnels ». Ce texte, heureusement, tient peu de place dans la soirée. L’envoûtement y joue, point, peut-être, comme le voudrait le programme, grâce à la lucidité avec laquelle le spectateur suit, « œil alternativement intérieur et extérieur », la démarche de l’homme choisi « jusqu’à la mortelle connaissance de soi », MAIS plutôt par les sensations avec lesquelles sont inculquées l’opposition entre une société entièrement vouée à la violence et à la décadence (la bourgeoisie austro-impériale, mère directe de l’hitlérisme) et une populace manipulée si chiffe molle qu’elle est ici traduite en poupées de son.
Impuissante, une femme enceinte trimballe à travers cet univers injuste son corps déformé. Une fois encore, avec l’Orbe, nous sommes confrontés avec l’obsession des camps de concentration, des charniers, du fascisme agressif, -si bien incarné qu’on le sent tentateur pour l’équipe –ô ambiguïté !-, et d’une opposition de classes sans lutte. SANS LUTTE est le grave. Il y a les bourreaux, il y a les victimes. L’enfant qui va naître sera à son insu d’un côté ou de l’autre. C’est VRAI que c’est VRAI, mais je veux au théâtre qu’on me montre que cela POURRAIT changer. Trakl pensait ce qu’il voulait, mais les animateurs de l’Orbe sont trop jeunes pour trimballer ce désespoir fondamental. À ne les voir que CONSTATER l’ordre déplorable des choses, on pourrait SOUPÇONNER qu’ils l’acceptent. 

9.4 – Venu à la Cité U pour voir Le voyage de Bougainville, j’ai vu ORESTE d’Euripide, par le THEATRE PRAXIS parce que Patrick Guinant avait dû au pied levé annuler sa soirée. Bon ! Eh bien j’ai vu une jeune équipe, TRES TRES jeune, faite d’élèves d’un nommé Sevasticoglou qui ne me paraît pas être un génie de l’enseignement.
Cela dit, la mise en scène sobre et démystifiante qu’il a réalisée, si elle ne cache pas la gaucherie des interprètes, a du moins le mérite en « quotidiannisant » le texte, de faire ressortir avec éclat l’aspect obscurantiste de la société grecque. Ce monde où l’on « punit » humainement des « coupables » dont tout le monde sait que leurs gestes ont été commandés par les Dieux –lesquels ne sont jamais contestés –lesquels sont acceptés comme une donnée de base-, c’est celui dont l’humanité ne se dégage, un petit peu, que depuis 2 siècles, ET ENCORE ! Une telle représentation illustre à quel point ont raison ceux qui, au stade présent de cette timide revendication de l’Homme en tant que lui-même comme être libre, ont la lucidité de désirer que ce patrimoine du passé soit enfermé dans les pyramides inviolables dont on ne les re-sortira que quand nos descendants désaliénés pourront les lire avec une DISTANCE étonnée et amusée. Ce spectacle n’est donc pas inutile.

10.4 – OTHELLO est à la mode. On nous en annonce un super de Meme Perlini au Festival de Naney et chez Cardin, un de Georges Wilson en Avignon et au TEP. En attendant, voici celui de Christian Dente à Nanterre. Ouille ouille ouille ! Un sacré coup de barbe de plus de 4 heures où les artistes semblent s’emmerder autant que les spectateurs.
Pourtant, je suis assez d’accord avec le propos. Pendant la 1ère heure, la représentation commence assez classiquement. Et puis, tout se passe comme si elle se déglinguait progressivement. Entendez-moi : cette démarche semble volontaire et j’en retire la constatation tant de fois affirmée par moi que le héros est un redoutable connard sous-développé, que l’œuvre est raciste et obscurantiste, que la condition de la femme y est traitée « misogyniquement », gravement. En somme, Dente monte Shakespeare en le démystifiant. Comment ne serais-je pas d’accord ? D’un autre côté, il y a des idées, comme celle d’avoir découpé le personnage de Iago en 3. C’est un peu vitézien. Ça peut vouloir dire qu’on n’a pas trouvé un acteur capable d’exprimer les facettes du personnage. Ça fait songer aux 2 Oenones d’Hermon. Mais le résultat est assez convaincant. Moins l’est le parti de jouer « en rond » qui masque mal que le choix a dû être dicté par la pauvreté. On n’avait sans doute pas les moyens de concevoir des beaux décors ! Ce n’est pas grave, mais ce qui l’est c’est que ce jeu allourdit et allonge la représentation, tant Dente semble hanté par la nécessité de faire tourner ses acteurs pour chaque réplique de 4 côtés successivement. Bref c’est un spectacle pavé de bonnes intentions mais on se fait chier. C’est manqué.

PROSPECTION POUR UN SPECTACLE DE LA Cie DOMINIQUE HOUDART

20/21. 4 - Eh bien vous direz tout ce que vous voudrez, mais moi je vous le dis : quand on vous annonce sur le coup de 23h que « nous atteindrons Rio, notre prochaine escale, dans 11h », que vous avez pris place dans un avion bondé et que vous êtes coincé entre deux gros Argentins, comme ils savent être gros ceux-là. Quand, un quart d’heure après, vous vous apercevez que les sièges du Boeing Intercontinental ont été rapprochés les uns des autres selon la méthode Tunis Air et qu’il vous faudra choisir pour ces 11 heures une position des jambes –allongées ou repliées, mais avec nécessité de se lever dans l’intervalle-, vous n’avez pas tellement l’impression de partir pour une partie de plaisir ! Mais vivent les boules Quiès. Le silence qu’elles procurent vous épargne au moins l’excès du bruit des réacteurs. Cela devient un petit ronronnement lointain à peine gênant.
À l’heure où j’écris cela, il est 8h30 à ma montre et nous survolons déjà le Brésil. Nous l’avons atteint juste à Salvador (Bahia), ce qui m’a rappelé le festival de Nancy. Nous serons à Rio à 6h, heure locale, mais j’ai encore du décalage horaire en perspective d’ici à Buenos Aires. On ne peut pas dire que je me sente très reposé. Nous nous posons à Rio avec 1 heure d’avance mais nous en repartons avec 1 heure de retard. Il y a des bricoleurs qui tripotent quelque chose dans l’aile droite de l’appareil. AIR France, grandiose, nous offre un café. En regardant  d’un peu près les pancartes au-dessus du serveur, je vois que c’est une publicité pour le café du Brésil. Tous ceux qui passent dans la salle de transit de Rio ont droit à leur tasse ! Cela dit, il est très bon et efficace.
Maintenant, il est 14h à ma montre et je n’ai pas repiqué au « sommeil ». J’ai préféré regarder la côte entre Rio et Sao Paulo, dont je dois reconnaître qu’elle n’est pas dégueulasse. Il y a beaucoup moins de monde et j’ai pu changer de place. Je n’ai plus mes épais voisins ! Cela dit à Rio il faisait 21 degrés moites, à Sao Paulo 19 degrés avec un ciel normand. À mesure qu’on s’approche de Buenos Aires, ça se met carrément à ressembler au climat parisien des mauvais jours et l’avion a tendance à danser. Je crois que mon imperméable yougoslave servira…
Bon ! C’est pas tout ça. Maintenant il va falloir mettre Dominique Houdart en gros plan, exalter l’intérêt de ses stages, et je dois dire que j’ai beau me battre les flancs, la foi ne vient pas.
Voilà ! Je reprends la plume. J’y suis. Contrairement à toute attente, on crève de chaud. M. Barry, l’ organisateur argentin officiel désigné des tournées françaises m’attend. Il a le genre vieil organisateur de concerts. Ça ne m’étonne pas qu’il commence par me causer de Clairjois avec émotion. Ils se ressemblent, ce qui veut dire qu’il est charmant, ce qui ne signifie en rien qu’il ne soit pas requin. On verra.
Un autre personnage m’attend. C’est un petit gros, assez jeune,qui ne parle que l’espagnol. Il s’appelle Ariel Goldenberg. Il est l’administrateur d’un théâtre qui a reçu, me dit il d’emblée, une bombe il y a deux jours. Mais il a été prévenu que je représente quelque part un peu le festival de Nancy.La troupe a arrangé pour moi une représentation dans sa salle de répétitions, au sous-sol, une représentation du spectacle EL SENÔR GALINDEZ. Très bien, j’irai voir. 
En voiture avec Barry, j’apprends que l’inflation  est telle ici que le cours du dollar est fixé au noir jour après jour. Aujourd’hui, alors qu’à l’officiel il est de 15 Pesos pour 1 dollar, il vaut 34 Pesos au noir, mais il ne conseille pas d’en acheter beaucoup car il pourrait valoir 40 Pesos demain ! Mais à l’hôtel, je ne pourrai pas obtenir un engagement de prix pour dans 20 jours ! Il m’explique que le régime de la veuve Peron est décrit comme une kakistocratie ! (Creusez vos méninges, allez à vos dictionnaires : poliment, ça veut dire le gouvernement des incapables). Les prix ont monté de 80% le dernier trimestre ! Après ça, allez vous plaindre chez votre boucher parisien. Cela dit, pour nous, ils semblent, même au cours blanc, assez étonnamment peu chers . A vérifier. Quant au cours noir, on en cause, mais il n’a pas l’air de fonctionner ! Barry me file 500 Pesos. « On s’arrangera », dit-il !
Ma première journée est loin d’être calme. Dès 14h45 (18h45 !), Barry qui est allé bouffer pendant que je préférais prendre un bain, m’emmène voir Bibard, l’attaché culturel et Greffet, le Conseiller Culturel et le meeting dure 2 heures, pendant lesquelles l’oreille droite de Brigitte Perrault a dû siffler souvent ! Car il n’est pas content le Greffet. D’abord, c’est pas vrai que Roger Planchon a fait un triomphe ici. (Tiens ! tiens !). Ensuite il avait tout arrêté parce que, comme Melle Perrault lui avait écrit que Houdart n’était pas digne de passer au Théâtre Cervantes, il en avait conclu que c’était un minable vu que le Cervantes sert justement de scène aux troupes de la province argentine qui veulent se produire dans  la Capitale. Même qu’on y avait placé Planchon pour ça parce qu’il voulait un contexte « populaire ». Et puis, si on n’a pas décentralisé Houdart, eh bien oui, c’était son idée exprimée par une lettre de 1972 ! Mais est ce qu’on ne sait rien de ce qui se passe dans le Monde au Quai d’Orsay ? « Qu’ils se donnent au moins la peine de lire les journaux !... » J’en passe… Bref, après son monologue, je lui inflige le mien, pas mal du tout ma foi ! En tout cas je découvre qu’on remet aujourd’hui en route l’opération Houdart PARCE QUE JE SUIS LA !!! Barry sort avec moi et sa certitude sous le bras. On discutera finances précises demain. Entre-temps, on change mon billet car il a été décidé que j’irai jeudi passer la matinée à Montevideo… et je me retrouve à 19h (23h) en train de chercher un restaurant (ce qui semble rare à Buenos Aires) avant d’aller… me coucher ? Allez vous dire ?... Pas du tout : assister à la représentation du Señor Galindez, arrangée tout exprès pour moi au Teatro Payro à 22h30 (02h30) !!! Allez dire, après ça, que je ne suis pas résistant ! Je bouffe une parillada dégueulasse. Et en attendant l’heure, je me balade dans cette ville animée, où les boutiques semblent riches, où la lumière coule à flot ! Curieux ! On n’a pas une impression de crise. Et pourtant…si : tout le monde en parle, il doit y avoir quelque chose. Greffet dit qu’il ESPERE qu’il n’arrivera rien avant la venue de Houdart. Et Barry me conseille de ne pas me promener sans « document » (passeport). Mais on ne sent pas l’oppression. Allons voir les contestataires.
La teatro Payro est une petite salle de 150 places, mais c’est dans la salle de répétition, dans la cave, qu’on me montre le SEÑOR GALINDEZ. La pièce ne se joue plus depuis qu’une bombe en a interrompu les représentations publiques. C’est effectivement une œuvre sur la torture, ou plutôt sur les tortionnaires, mais je dois dire que je comprends le festival de Nancy de l’inviter car elle est d’une force assez extraordinaire, d’une violence exceptionnelle et surtout d’un climat assez unique quoique la forme soit réaliste et quasi-boulevardière par instants. Ici, « réalisme » n’est pas dépassé. Il l’est dans le vrai. Ce n’est pas du Surréalisme, c’est du super réalisme. Où est-on ? Dans une pièce, où il va y avoir un « travail » à faire. Ce « travail » sera commandé par téléphone par un certain Galindez / Godot Arlésienne dont on ne sait rien.  Ce travail, c’est évidemment de torturer mais on s’apercevra que le 1er torturé est là précisément envoyé par Galindez pour apprendre le métier. En somme victimes et bourreaux sont « identifiés », mais pas pour satisfaire à une ambiguïté gratuite. Je crois qu’il s’agit de stigmatiser la violence, et le surprenant, c’est de la voir, dans cette pièce, surgir, brutalement de la quotidienneté. Au début, cette quotidienneté m’avait surpris. Je me demandais bien ce qu’une pièce qui semblait si banale d’écriture avait à faire à l’autre bout du monde. Mais justement, c’était un piège et je ne serais pas surpris que le pari soit tenable auprès de nos journalistes. Malheureusement, c’est une vraie pièce, et elle cause. A mon avis c’est un spectacle qui fera un tabac auprès des Espagnols de France. Je crois qund même qu’un effort de prospection sera nécessaire.. En tout cas, ils viennent.
Ils ont déjà leurs billets, et Ariel Goldenberg, qui les précède, sera en France  dès le 3 Mai.
A noter que nonobstant ma fatigue je n’ai pas dormi pendant le spectacle. Cela dit, à 0h30 (4h30) je prends congé et R.V. pour demain. Et je rentre à pied à travers une ville qui semble insouciante et sûre. Les terrasses des bistrots sont pleines, il y a de la lumière, des promeneurs. Les vitrines feraient bon visage à Paris. Je ne croise pas plus de flics qu’ailleurs dans le monde et en tout cas, pas de cars de ronde. L’effondrement économique n’est pas visible. Il est vrai que je suis dans les beaux quartiers. La banlieue, entrevue en venant de l’aéroport, semblait moins reluisante.
Au risque de passer pour un oublieux, je n’enverrai ces feuillets que d’un autre pays. Est-ce de l’intox ? On me dit que les lettres sont « lues ». Ne faisons pas courir de risque à mes amis nommément cités.

22.4 – Matinée paisible à l’hôtel jusqu’à 10h30. J’ai Bernard Schnerb au téléphone. Je ne le verrai pas à Rio. Nous nous rencontrerons à Belém vendredi. Mon escale d’une nuit à Rio sera donc vacancière. Mais j’en profiterai pour essayer de régler mon billet Belém/Brasilia. Comme jeudi, je vais m’arrêter à Montevideo quelques heures, je passe à la Cie Austral, puis je me rends chez Barry pour parler business. Il tourne beaucoup autour du pot, ce Barry, mais finalement, je comprends qu’il a l’idée de m’utiliser pour faire du trafic de devises ! Son idée, c’est de transférer officiellement non pas la part de Houdart, mais toute la recette au taux de 15 Pesos = 1 Dollar ! (Il espère qu’entre-temps, ça fera au moins 50 Pesos = 1 Dollar). Il doit venir en juin en Europe ! Voilà ce que j’appelle un habile trafiquant et un patriote. Je reste prudent mais je ne dis pas non. Ma combine consiste à lui dire que je lui rendrai réponse au moment des comptes, après avoir examiné à Paris si ça ne poserait pas de problème. Le terrain est savonneux, car, d’une part, si ça peut nous attacher ce brave homme, personnellement je ne vois pas ce qui, en France, pourrait nous gêner. On aurait un « dépôt » voilà tout ! D’une autre part, il faut quand même ne pas faire ça à l’insu de Houdart. Je veux que l’Ambassade soit au courant (mais Greffet et Bibard n’ont pas l’air fort à la coule dans ces domaines) et que l’Action artistique ne risque pas de nous croire impliqués dans une affaire où nous n’émergerons pas (ou guère, le Barry ayant clairement laissé entendre qu’il n’était pas un ingrat).
C’est pas pour dire, il y a des choses qu’un honnête échange de correspondance ne permet pas de mettre au point. Je comprends pourquoi le vieux Clairjois a si bien habitué l’AFAA à la nécessité des voyages « préparatoires ». Pour moi, je crois rêver. Il me semble être revenu au temps du marché noir et du Mark de l’Ouest à 5 Marks de l’Est ! Je m’instruis. En attendant ces hautes spéculations, on règle différents détails pratiques, puis on sort pour aller visiter le théâtre Cervantes.  Bon Dieu ! Quel choc ! Ah pour un beau théâtre, c’est un beau théâtre ! C’est même un superbe théâtre de classe avec 4 étages de loges comme à la Fenice, et c’est un grand théâtre de luxe, avec un orchestre immense et confortable, un « salon doré » qui sert de foyer du public, des marqueteries partout, que sais-je ? J’en passe et notamment que techniquement, c’est une scène super équipée (une mouche ne passerait pas entre les projecteurs tant il y en a)… Mais je crois que dans  mon for j’ai plutôt tendance à donner raison à Brigitte Perrault ! Ce lieu ne convient pas du tout à Houdart. Mais que faire ? Greffet ne comprendra son erreur qu’après. Si je reviens à la charge, il conclura que définitivement on lui amène un sous-produit ! Alors, vogue la galère. D’ailleurs, il est trop tard. C’est retenu. Le directeur administratif me reçoit. Il ressemble à Dali, paraît caricaturalement prétentieux, passe tout à une secrétaire mégère qui est sûrement sa maîtresse, me toise du haut de sa toute Professionnalité, mais me serre chaleureusement la main après que je lui ai fait, avec une voix vibrante, l’éloge de son magnifique théâtre. Après ça, je dois rassurer le directeur de scène, chef d’une brigade de 20 machinistes, qui se rappelle ne pas avoir été à la fête avec les montages de Planchon et se demande si ce sera plus simple avec Houdart. Là je peux me montrer sincère. Il reste pourtant inquiet ! Les artistes français n’ont pas très bonne réputation dans ce pays. Barry me rappelle que c’est ce théâtre qui a brûlé le soir d’une célèbre tournée française avec tous les décors qui ont été reconstruits en 48h. Cela explique l’excellent équipement, car tant qu’à faire, on a tout reconstitué en ultramoderne.   Barry m’invite à déjeuner et je découvre enfin la bonne viande argentine. Entre parenthèse, j’ai conscience de m’être mal débrouillé hier soir, car des restaurants, il y en a à tous les coins de la rue ! Il me parle de l’Argentine et je comprends la raison de la fabuleuse prospérité que je vois : comme la monnaie s’effondre, les gens achètent. Jamais le commerce n’a aussi bien marché. J’apprends qu’il y a ici des propriétaires terriens possédant des domaines de 1.000.000 d’hectares et qui sont prodigieusement riches. J’apprends aussi que personne ne s’inquiète sérieusement car le Pays ne peut pas faire faillite, dans la mesure où il peut vivre en économie fermée, ayant sur son sol ce qu’il faut pour nourrir la population, l’habiller, la loger et la transporter (85 % du pétrole est national). De quel bord est-il ? Ce Barry ! C’est peu commode à dire ! Il n’est en tout cas pas pour l’après péronisme d’Isabel Perron ! Mais je crois que ce qui l’embête, c’est surtout une bureaucratie tatillonne qui le gêne dans son travail. Il trouve que la classe moyenne ne gagne pas assez d’argent. Mais je me demande comment font les ouvriers avec un SMIG de l’ordre de 500 F. par mois, (au cours blanc ! A l’autre, ça fait la moitié) et des syndicats gouvernementaux qui sont en vérité des entreprises de racket dont les hommes de main n’hésitent pas à matraquer, voire à tuer les récalcitrants ! Je quitte Barry pour aller voir Bibard qui veut me causer des animations de Houdart. Elles l’inquiètent pour différentes raisons : d’abord il a peur qu’elles ne soient mal interprétées par les Argentins, qui estiment n’avoir rien à apprendre de quiconque dans les domaines artistiques. (Effectivement, ces stages ont un côté « colonialiste », je ne peux pas le nier. La bonne intention de Houdart peut signifier « voyez ce que je sais faire, apprenez et répétez mes bons enfants ! »). Ensuite, il craint qu’elles ne soient peu fréquentées vu qu’ici pour se faire du pognon, les professeurs bossent 15 heures par jour. Il n’est  en tout cas pas question de leur infliger 6 heures d’« instruction ». Houdart devra se débrouiller en 3 heures. Il prend R.V. pour moi avec le directeur de l’Alliance française pour qu’on en parle avec lui demain. Incidemment j’apprends que le Président de l’Alliance Française est un ancien Ministre de Pétain. J’apprends aussi que le régime, sans être antisémite à cause des 500.000 Juifs qui vivent à Buenos Aires, est résolument xénophobe. Le temps où les tournées françaises constituaient un événement est bien passé, et ce n’est pas seulement aux stages qu’il redoute une faible fréquentation. Bref, c’est clair, l’entreprise où je trempe est anachronique. C’est une affaire de vieux nostalgiques. Et l’infléchissement de répertoires téléguidés par Paris ne change rien au fait que de tournée en tournée, (les dernières : Mauclair avec Ionesco, Herbert avec O’Baldia, Pradel et même Planchon) la France perd du terrain. En vérité, ce qu’il faudrait pour réveiller l’intérêt envers notre culture, c’est le Grand Magic Circus ! Barry va d’ailleurs venir voir FROM MOSES TO MAO à Lyon. Quant à Jean Pierre Bisson, personne ne sait qui c’est ici. Il est gentil, Bibard, il a l’air de penser « à gauche », mais il est désabusé. Il a d’ailleurs demandé sa mutation à Munich, mais on lui propose Budapest et ça ne lui plaît pas. Il faudrait un Gachet dans ce pays dont l’ennui est qu’il est surdéveloppé par rapport à ses voisins, notamment le Brésil. Le G.M.C. serait effectivement « tournable » ici, mais il ne passerait pas à Rio ! Alors ?... Cela dit, la censure existe. Il n’y a pas de films pornos, pas de contraception, pas de divorce. Les Argentins disent souvent que Buenos Aires est le Paris de l’Amérique latine. Il y a du vrai, mais c’est surtout Barcelone ! (Si vous voyez ce que je veux dire). C’est aussi une ville où on ne dort pas : les gens se couchent « comme les Espagnols », se lèvent « comme les Anglais » et ne font jamais la sieste. Ils se soutiennent à coup de viande et de café. La règle, c’est 4 repas par jour, dont le dernier à 3 heures du matin est une sorte de pot-au-feu traditionnel très copieux ! En revenant  avec Houdart, je m’achèterai sûrement des Jean’s, car ici mon tour de taille est très modeste. Et le taux d’infarctus est un des plus élevés du monde. Je quitte Bibard pour aller m’occuper du voyage de la compagnie vers Lima qui se fera maintenant le 29 mai par Aero Peru qui a un vol direct.
En tout cas, à Buenos Aires, Houdart ne chômera pas : 4 représentations, 2 stages, 1 conférence de presse, 1 réception à l’Ambassade, 1 déjeuner chez Greffet. J’ai fait les comptes, j’espère qu’on s’en tirera.
Après une heure de pause, me revoici au Teatro Payro  On parle du spectacle. Il y a quelque chose que je n’avais pas compris. Le sens voulu de la pièce, c’est que c’est le système qui engendre les hommes qui pratiquent la torture. Bon ! J’avais vu de l’ambigu là où il n’y en a pas. Et si Galindez a un côté Godot, si on ne sait ni qui il est, ni où il est, ni s’il est seul ou plusieurs, c’est parce que le régime argentin est comme ça. Une obsession de la littérature de ce Pays, c’est le labyrinthe sous la ville. L’aspect parfaitement familier que je trouve à cette ville n’est qu’apparent. Mais le décalage est indécelable rapidement. On le découvre lorsqu’on se trouve AGIR pour des motivations dont on ignore l’origine. Goldenberg m’emmène dîner avec une de ces actrices qui parle bien le français, est uruguayenne et a vécu 10 ans à Cuba. Elle est d’ailleurs venue en France avec la troupe Nationale de ce Pays. Ils me traitent très bien, avec une Parillada qui, celle-là, est bonne, mais incroyablement copieuse. Toute cette bidoche devant moi, ça me fascine ! Heureusement qu’elle est bien cuite. (Demain j’irai peut-être me taper une choucroute dans un restaurant nazi qui s’appelle l’Edelweisz). Je passe une soirée très gentille où j’apprends encore bien des choses sur l’Argentine. On parle des 5 ou 6 assassinats par jour dont la presse ne dit jamais un mot, de la terre de feu, où Goldenberg est allé en stop et qui est, paraît-il, sublime en juillet ; de la Patagonie et de l’extermination des Indiens, des compagnies anglaises qui ont laissées des déserts derrière elles après avoir extrait de la terre tout le possible, du service militaire par tirage au sort où les jeunes du contingent sont utilisés surtout par la Police, de la « trahison » de Peron à son retour, qui a rejeté sciemment toute la jeunesse dans l’opposition clandestine, c’est-à-dire pour beaucoup, dans le terrorisme,  l’anticommunisme effréné qui domine la politique « officielle ». La comédienne garde un grand souvenir de Cuba qu’elle a quitté pour épouser une Argentin, ce qui fut la grande erreur de sa vie. L’équipe s’inquiète de comment elle va vivre en France, mais heureusement, elle s’est débrouillée pour se faire virer de l’argent. Quand je les quitte, ils savent que de Roissy à la Gare de l’Est, il faut prendre le 360 et acheter les tickets au tabac de l’aéroport. Je rentre à pied à l’hôtel Carlton, je mets mes boules Quiès, et à 1h30, je roupille.

23.4 - Greffet dirige une troupe d’amateurs ! Bibard en fait partie, des secrétaires, des professeurs, Ingrand, le Président de l’Alliance Française. Tous sont fous de théâtre, ils ont monté ANTIGONE d’Anouilh. Greffet a triomphé dans le rôle de Créon. Ils projettent LA GUERRE DE TROIE N’AURA PAS LIEU.  Ces petites fêtes ont lieu en séances privées au Théâtre de l’Alliance Française qui n’est pas autorisé par la sécurité. C’est une petite salle incommode de 180 places qu’on remplit avec les élèves de l’Alliance qui sont ainsi mis en contact avec nos beaux textes de façon vivante : « C’est ça que nous attendons des tournées françaises, et non pas (je cite), « les pets, les rôts, les défécations et les éructations des jeunes troupes d’avant-garde, qui les ont d’ailleurs appris des Argentins, qui les font beaucoup mieux qu’elles ». Greffet me raconte tout ça à table, chez lui, où il m’a invité à déjeuner. Bibard est là. Je dois être important à leurs yeux, car hier ledit Bibard m’avait déclaré qu’il ne viendrait pas, Greffet et lui ayant l’habitude de se répartir « les tâches » !!! Barry, qui ressemble à Nehmé Tabet, a été convié aussi. À part ça les convives sont Madame Greffet et sa mère. L’épouse du conseiller sert elle-même à table et une bouteille de rosé suffit pour tout le monde. Il paraît que Greffet est le successeur désigné de Blancpain (qui a 68 ans, hé ! hé !...) à Paris. En attendant, pas question de déroger à sa ligne. De toute manière, le théâtre n’a pas tellement besoin de voyageurs venus de France, puisqu’il est là ! J’essaie de lui reparler de Jean Pierre Bisson, mais il se méfie de cette mode qui consiste à tripatouiller dans les textes, histoire de faire du neuf ! Denis Llorca, il connaît. Il a lu dans Le Figaro que ce type-là avait assassiné LE CID ! Pourtant, j’éveille un rudiment de son intérêt en lui parlant des MILLE ET UNE NUITS DE BERGERAC. La démarche lui semble culturellement intéressante. Il va surveiller les comptes-rendus. Inch’Allah ! À part ça il aime les chiffres et c’est ainsi que j’apprends qu’il y a 2 vaches et 4 moutons par personne en Argentine, pays de 28.000.000 d’habitants (dont 9 000.000 à Buenos Aires) grand comme 9 fois la France. C’est assez dire que la Pampa, la Patagonie sont vides. Incidemment j’apprends qu’il est allé l’année dernière engueuler Maria Casarès à Montevideo, et qu’elle a fait des manières pour venir à la réception de l’Ambassadeur ! Tiens donc ! Cette narration me rajeunit. Mais Bibard me glisse que cet exposé est un brin tartarinesque, que son « Patron » est bien allé à Montevideo, qu’il est bien intervenu comme il le dit, mais très respectueusement, très « petit garçon » en face de la Grande dame ! (Et que d’ailleurs c’est Bernard Schnerb qui avait décidé Maria à venir à la réception !)
Je reste perplexe en face de ce personnage qui m’amuse et qui est célèbre dans la Diplomatie « culturelle ». « Schnerb ? C’est Moi qui l’ai fait », clame le Matador. Et Bibard le conteste constamment mais l’admire. La troupe d’amateurs ? Selon Bibard, à qui je dois répéter que toute l’équipe de Houdart est professionnelle, elle « comporte de bons éléments, mais il y a toujours quelque chose qui foire ». Ouais ! Je crois que ce fonctionnaire s’amuse et confond son plaisir avec le service de la France. En attendant, il apparaît évident qu’il faudrait à ce poste un homme actif qui « déconservatoiriserait » (non : je devrais écrire : « déconservateureriserait ») la fonction. Un homme habile aussi car l’Argentine n’est pas « ouverte » et n’est pas n’importe quoi, et n’est pas prête à gober n’importe quoi ! Je ne suis pas sûr que Houdart ne fasse pas un tabac ici, parce que je crois qu’il y paraîtra aussi étrange que le TSE en France à son débarquement. Finalement, il aurait peut-être fallu faire une opération mondaine. En tout cas, Greffet, qui estime qu’il faut ici des « textes », rien que des « textes », mais pour qui le « moderne » s’arrête à Ionesco SERA SANS DOUTE UN FREIN POUR NOUS, bien qu’il m’ait dit sympathiser avec notre démarche.
Après ce déjeuner, il est 16h et Bibard m’emmène voir le directeur de l’Alliance, à qui je dois expliquer en quoi consistent les animations de Houdart ! Je rame, mais il déclare que ces méthodes pédagogiques modernes sont très intéressantes et qu’il conseillera (je cite) aux professeurs de langue d’y assister « pour voir s’ils ne pourraient pas utiliser ces formes animées dans leur enseignement du Français.» Après tout, pourquoi pas ? Puis je vais boire un pot avec Bibard qui n’est pas content parce qu’il doit faire une conférence à l’Alliance et qu’il est tombé sur un prospectus l’annonçant sous le nom de BIDARD !!! J’ai quelque peine à tenir mon sérieux. Il me laisse à 19h30 et en fait d’Edelweiss, je mange un « vermicelle », c’est-à-dire un plat de gros spaghettis frais (j’en ai marre de la viande). Je rentre à mon hôtel et paye ma note, y compris 738 Pesos de téléphone à Rio avec un billet de 50 dollars, ce qui ne fait pas cher pour 3 jours ! Et je demande qu’on me réveille demain à 5h45.

24.4 – Revoici Montevideo. C’est vraiment par avion la banlieue de Buenos Aires. Les Argentins y vont beaucoup parce que le Ministre des Finances des militaires uruguayens vient de lever le contrôle des changes. Le Peso Uruguayen est librement convertible. 1 Dollar en vaut 2.500, ce qui donne dans les magasins des étiquettes fabuleuses. Houdart payera sa chambre double 25.000 Pesos par nuit. En fait, cela signifiera 10 dollars. C’est très bon marché. Barry est venu avec moi. Il m’a abandonné 1 heure pour aller trafiquer je ne sais quoi. Il fait un temps de printemps parisien et j’écris sur un banc face à la statue d’Artigas. Le régime dictatorial n’a pas changé ici, mais comme dit notre nouveau Conseiller Culturel, M. Carbonato, qui vient d’Australie où il est resté 8 ans, « à condition de ne pas se mêler de leur politique, on vit très bien ». De fait, l’extérieur semble moins sinistre que l’année dernière. Les rues sont propres. Les gens sont correctement vêtus. Des Mercedes de la police ont remplacé les autos mitrailleuses de l’armée. J’ai vu un bateau dans le port. Il paraît qu’il y a eu beaucoup de touristes étrangers cet été (n’oublions pas que nous sommes en automne) et que la production de laine a pu être vendue. Alors économiquement, ça va mieux. Mais que dire d’une vision superficielle de quelques heures (arrivé à 9 h, je repars à 15h), sans contact avec ceux qui l’an dernier m’avaient renseigné et baladé ? Pradier est toujours là, mais on ne l’a pas prévenu de ma visite et je ne le verrai pas. Dommage.
Le Teatro Solis est le plus vieux d’Amérique du Sud. Il est plus grand que le Cervantes mais plus intime. Il a un vieux jeu d’orgue et 40 projecteurs en tout. Houdart devra monter ses 2 décors le 1er jour, car le 2e est férié et les machinistes ne viendront qu’à 20 h. Aujourd’hui aussi c’est férié. Il paraît que l’Uruguay totalise le plus grand nombre de jours de fête dans le Monde. Ça doit être pour que les chômeurs soient moins mélancoliques. Monsieur Carbonato est plus effacé que son confrère de Buenos Aires. J’ai maintenant trouvé le ton pour parler de Houdart, et il est très excité. On ne pratiquera pas ici des prix très « populaires ». Melle Perrault ne s’est pas excitée sur Montevideo et Barry en profite. En fait, je crois qu’on fait beaucoup de démagogie avec cette histoire de prix « populaires », car enfin, c’est sûr que dans les pays où au niveau national une POLITIQUE comparable à celle de Vilar / Gérard Philippe n’a jamais été entreprise, et où de surcroît le peuple ne sera même pas informé du passage d’une troupe étrangère, les spectateurs potentiels concernés NE PEUVENT PAS ne pas se tromper sur le sens de ces prix bas. C’est vrai qu’ils croiront à un sous-produit. De toute manière, nos Ambassades sont les moins qualifiées du monde pour atteindre les masses. Elles doivent passer par les puissants en place. « Populaire » est un mot à proscrire du vocabulaire de ces tournées officielles. Il faut dire « curieux », « d’avant-garde », mais pas populaire ! On ne fait pas du populaire avec le non peuple et c’est déjà beaucoup qu’on arrive de temps en temps à faire prendre en compte de l’anti-culture par ceux qui sont persuadés de devoir défendre les valeurs patrimoniales ! Bon Dieu quelle confusion…
On fait avec ledit Carbonato le tour des problèmes. Il est embêté, car il ne sait pas quand fourrer sa réception. Le 19, il y a déjà la conférence de presse et la troupe n’arrive pas de bonne heure. Le 20, il y a ces 2 montages à faire. Et le 21, je n’avais pas compris, on n’est pas exactement férié, c’est le recensement. Alors toute la population est consignée chez elle jusqu’à 20 h et il n’y aura aucun transport en COMMUN ! On n’est même pas sûr qu’il sera permis de circuler. Ben merde ! J’espère que la Cie Houdart ne sera pas consignée à l’hôtel ! Je ne crois pas que ce serait apprécié ! Anecdote : pour entrer à l’Ambassade, j’ai dû déposer mon passeport entre les mains du planton. On craint des enlèvements de diplomates ! Carbonato m’invite à déjeuner. La viande a fait des progrès depuis l’année dernière. Il paraît qu’on abat de nouveau. J’ai mangé l’inévitable steack épais comme 4 pouces ! Beurkkk…
Voilà. Je pars maintenant pour le Brésil d’où je vais poster ces lignes ; Je vais enfin trouver une peu d’exotisme. Argentine / Uruguay / Espagne, c’est du pareil au même, avec dans le 1er pays un côté surdéveloppé qui manque à notre voisine transpyrénéenne. J’espère que je vous ai bien fait sentir les « climats » et que vous aurez remarqué que je ne me dore pas les fesses au soleil…

25.04 – Bon ! Eh bien aujourd’hui, je flâne. Je suis à Rio ! À l’hôtel Gloria. Cette fois, ce n’est pas Maria Casarès qui a la chambre avec vue sur la baie. C’est moi. J’en ai pour 32 Dollars, mais ça vaut le coup à condition d’avoir des boules Quiès, car le bruit du trafic est incessant et inimaginable. Hier soir, j’ai regardé un film à la T.V. brésilienne. Au fond, ce n’est pas si insupportable que ça que la continuité soit rompue tous les quarts d’heure par des annonces publicitaires. Ça distancie ! Et je suis sûr que ça doit aider à faire marcher les cinémas, les vrais, où l’on projette naturellement sans coupures. Ça doit redonner un sens aux mots « spectacle » et « sortie ». Cela dit, le film m’a intéressé car c’était une vieille bande allemande de l’époque nazie qui se passait dans le monde du cirque. Ça n’était pas politique, mais enfin ça faisait un certain effet d’y voir des drapeaux à croix gammée flotter en haut des mât
Ce matin, j’ai réglé avec l’agence Bon voyage mes problèmes de billets. Il y en avait car Amselli m’avait mis sur Rio / Belém dans un vol qui faisait 8 escales ! Enfin, je suis en ordre jusqu’à Lima.
J’ai un ennui, c’est que mes pieds gonflent quand je suis entre les 2 Tropiques. Ils m’avaient déjà fait le coup l’année dernière, les salauds. Ce n’est pas grave.  
À Rio, ce n’est plus l’Europe comme à Buenos Aires et Montevideo. Les peaux colorées sont nombreuses et l’atmosphère n’est pas loin d’être celle de Kadikoy. Peu de gens sont bien sapés et la fille de la banque où j’ai changé 100 Dollars ce matin s’est esclaffée en me clignant de l’œil : « 100 Dollars ! O chéri ! chéri ! ». Ce change a d’ailleurs été une épopée. L’employé s’était trompé, et pour un peu on me donnait 8.000 Cruzeiros au lieu de 800. On voyait bien que ce jeune homme savait à peine écrire et compter. Heureusement qu’une chef à lunettes est passée par là pour vérifier (d’ailleurs par hasard) sans quoi j’empochais sans me rendre compte et j’aurais pu avoir des ennuis, vu que l’analphabète en question avait passé 25 minutes à copier mon passeport. « Francès ! Francès ! », disait-il ému, parce que bien sûr, il m’avait d’abord pris pour un Gringo. Bref, j’avais tout mon temps et je me suis donc bien amusé. En plus on m’avait fait asseoir, et vu ce que j’ai dit plus haut de mes pieds, je m’en réjouissais. Mais quand même,3/4 d’heure pour changer 2 travellers de 50 Dollars, ce n’est pas mal. Cela dit, le portier du Gloria aurait pu me faire le même change en 30 secondes, seulement voilà : je n’aurais pas eu de papier pour rechanger mon reliquat en quittant le pays, et j’aurais été pénalisé de plusieurs points !
La vie au Brésil est incroyablement chère. Depuis un an, tout a monté de 30 %. Vous me direz que c’est moins qu’en Argentine ! Exact ! Mais le Brésil était déjà hors de prix l’an dernier. S’il l’est pour les porteurs de Dollars, que dire du peuple dont les salaires sont fixés par un syndicat gouvernemental qui ne plaisante pas avec la revendication ?
Schnerb étant déjà parti à Belém pour régler les questions de douanes, je suis livré à moi-même dans Rio et je mesure à quel point le « touriste » libre peut être paumé dans un pays dont il n’entend pas la langue et où personne ne l’éclaire sur rien. Tout au plus peut-il admirer les paysages et recueillir des impressions vagues. Eh bien vous savez mes impressions. Quant à la baie de Rio, je viens de déjeuner au restaurant de la Maison de France qui la domine. Je redis ce que j’ai dit l’année dernière :  elle a sûrement été sublime à l’état naturel, mais franchement il ne reste plus de cette nature que le Pain de Sucre surmonté par la Maison de son téléphérique, et des formes… et puis, quand même, la mer.
À 15h je suis appelé par le Teatro Livre de Bahia. Ils partent le 4 et débarqueront à Francfort d’où un bus les mènera à Nancy. Joao Augusto ne m’a pas paru spécialement gracieux, mais cela vient sans doute de ce que l’on se comprenait mal, mi en français, mi en anglais .
À part ça, je glande 4 heures à l’aéroport des lignes intérieures, où il n’y a même pas un bar et seulement très peu de fauteuils. L’avion de Belém est en retard. En fait d’aller accueillir Houdart, c’est lui qui risque d’arriver avant moi. De toute manière ce sera un contact bref, car je devrai décaniller demain dès 14 h 40 si je veux comme prévu être à Lima dimanche. Enfin, en quelques heures, on fait beaucoup de choses. Mais j’aurais peut-être dû garder les 8 escales d’Amselli. Je ne vous recommande pas la Cie Transbrasil ! Quoiqu’on vous y serve le whisky à gogo et gratis.
J’arrive à 1 h du matin. Houdart est là depuis 1 h, mais on finit tout juste de sortir sa dernière caisse de la Caravelle Cruzeiro qui l’a amené de Cayenn/
C’est qu’il a finalement un gros matériel le mâtin ! Schnerb en est un peu pâle. Nos amis sont d’excellente humeur. Non certes que la tournée organisée par Jean Gosselin dans les Antilles Fançaises (d’où ils débarquent) ne soit l’objet de pas mal de critiques de leur part sous l’angle du travail (je vais y revenir), mais apparemment ils se sont mis au tourisme et sous cet éclairage-là, ils sont ravis. Jeanne Houdart, qui a mangé du caïman à Cayenne, arrive à Belém dans l’esprit d’y acheter un sac en crocodile. On lui a dit qu’ils étaient pour rien.

Publié dans histoire-du-theatre

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