Du 20 octobre au 18 novembre 1974

Publié le par André Gintzburger

Ce nouveau carnet entre en continuité immédiate avec le précédent.

20.10 – Assez curieuse démarche que celle qui a amené José Valverde à s’associer avec Jacques Luccioni pour monter FIGARO CI, FIGARO LA, d’après le BARBIER « DE SÉVILLE de Beaumarchais et Rossini ». En vérité, de Beaumarchais, il ne reste que quelques répliques célèbres ; de Rossini, l’ouverture et les grands airs. Il y a par contre un important texte de Valverde, qui montre l’équivalent moderne, à ses yeux, des personnages et de l’intrigue de Beaumarchais : un chef de gang du Chicago des années 20 séquestre sa fille pour la vendre à Al Capone qui en offre 1.000.000 de Dollars ! Un gangster repenti veut Rosine pour faire la nique à Al Capone et il engage un nommé Figa, qui est un des hommes de main du gang et a donc ses entrées auprès de la nana. On voit la symbolique de la chose : les héritiers de la noblesse du XVIIIe siècle sont les racketteurs d’il y a 50 ans. (Pourquoi n’a-t-il pas cherché une équivalence plus moderne ?). Ouais ! Je n’ai pas pu tout voir parce que j’étais avec  un ami qui n’aimait pas les moments lyriques pourtant très honorablement chantés par les artistes du Centre Musical et Lyrique, accompagnés par un bon orchestre. Mais il m’a semblé que cela ne fonctionnait pas très bien. Finalement, la partie TGP est un commentaire qui m’a paru laisser assez indifférent un public venu pour entendre une musique connue. Le rythme de la partition étant immuable, la partie moderne est contrainte de s’étaler en des « meublages » évidents. Il y a notamment un nombre considérable de traversées de plateau par des putes ou des gangsters qui prennent un air absent. On sent que Valverde s’est dit par moments : « Bon qu’est-ce qu’on pourrait bien faire à ce moment-là en attendant que ces bougres aient fini leur chansonnette ? ». Une fois de plus, on a envie de dire que sa tentative de réinventer une modernité est intéressante, mais que le résultat n’est pas satisfaisant. Néanmoins, ça se laisse voir avec plaisir. Mais est-ce que Valverde ne sous-estimerait pas un peu son public ?

23.10 – Il y a deux parties complètement distinctes dans le spectacle que Philippe Adrien présente au Théâtre des Amandiers de Nanterre, dans le cadre, il faut le souligner, de la tribune de recherche de Pierre Laville. D’un côté, LES BOTTES DE L’OGRE, « dialogue » pour un seul acteur, est une pièce écrite, au départ jouée dans le respect du texte, et interprétée selon la volonté du metteur en scène. Nous sommes dans la forme classique. De l’autre, la RESISTANCE est le fruit d’un travail « d’atelier ». Le jour de la première répétition, il n’y avait qu’une idée et le spectacle, texte y compris, a pris forme au cours du travail. Philippe Adrien nous offre donc un festival de ses options. Elles ont un point commun, et ce point  se recoupe avec ce qu’il me semble voir et entendre quasi partout depuis le début de la saison : l’occident chrétien est foutu. L’Art précède pour une fois le fait politique, ou plutôt le prolonge : derrière nous, autour de nous, c’est le chaos. L’imposture a engendré l’immobilité semblable à la mort. Bob Wilson, Billetdoux, Weingarten, Kalisky / Vitez, Adrien maintenant, le disent chacun à sa manière. Ce qui était scandale quand Ehni écrivait EUGENIE KOPRONYME (il y a quoi ? 10 ans ?) est devenu fromage universel. Les foules de l’Ouest se repaissent du spectacle de leur propre fin. Elles s’installent sur la tribune d’où elles regarderont comment la « crise » aura raison de leur civilisation. Tandis que dans l’Est, les foules s’endorment sur les bienfaits d’une économie de plus en plus quiète. Elles conquièrent le confort. C’est devant des belles TV couleur individuelles placées dans des appartements surchauffés, que les Moscovites regarderont s’effondrer la culture capitaliste, sans se rendre compte que leur rideau de fer est illusoire… et que la vie qu’ils proposent est aussi peu exaltante que celle de l’homme ordinaire décrit dans LES BOTTES DE L’OGRE, magistralement campé par Michel Berto, qui arrive à nous atteindre 75 minutes durant, quasi immobile sur fond de Folon et dans une pénombre qui ne laisse deviner ses traits blafards que par instants, sa voix nous parvenant par l’intermédiaire d’une sono, bref tous les handicaps possibles étant accumulés pour rendre difficile la tâche de l’acteur. Cet homme, qui se demande pourquoi il devrait ne remonter qu’au ventre de sa mère et pas aux couilles de Papa, ne trouve en lui, autour de lui que le brouillard. Il est archétype, hélas trop aisément identifiable.
 LA RESISTANCE est moins lisible ; elle m’a paru dénoncée en tant que simulacre, voire imposture. Ses allées et venues dans une sorte de labyrinthe semblent ressortir d’une logique gratuite et « secrète », interne, ésotérique, « jeu » grave et « pas sérieux » (comme dirait Debauche), ennuyeux en tout cas pour le spectateur qui ne retrouve pas dans le procédé de lenteur employé la magie de l’EXCES. J’avais été envoûté par l’EXCES (mais la personnalité de Jarry devait y être pour quelque chose). J’ai failli m’endormir à LA RESISTANCE, qui, au surplus, -mais est-ce la rançon de la méthode de travail ?- m’a paru sacrifier à une certaine mode (rétro bien sûr, mais pas seulement ça, quoique je ne sache pas bien m’exprimer sur l’instant).
Finalement, je reviens un peu sur certaines positions, et je me demande si tout compte fait la PROPOSITION à une équipe d’un texte pensé, élaboré, construit par un homme seul ne serait pas plus constructive que l’asservissement au travail collectif. Il est assez curieux, et je l’analyse mal, que j’aie à nouveau envie d’écrire ces temps-ci.
Et il est assez étrange d’autre part que toute cette débâcle culturelle (qui pour moi n’est pas nouvelle) me donne le désir d’écrire quelque chose qui soit plein de santé. Que diable, l’effondrement de l’Empire Romain, la prise de Constantinople par les Turcs, Sodome et Gomorrhe, Babylone et les plaies d’Egypte (pour rester dans notre système de référence) n’ont pas signifié la fin du MONDE ! Alors ? Essayons de voir ce qu’il pourrait y avoir AU DELA DU BROUILLARD. Il y a des années que je dis que c’est le rôle des poètes que d’imaginer NON PAS LE SYSTEME POLITIQUE DE LA TERRE FUTURE (ce n’est pas leur boulot), mais LA REVENDICATION PERMANENTE d’une autre humanité. C’est un BIEN que la construction capitaliste s’effondre, entraînant avec elle la civilisation JUDEO CHRETIENNE QUI EN PORTE LA RESPONSABILITÉ. Réjouissons-nous.

COMMENTAIRE :

Effectvement j’ai écrit une pièce. Elle s’appelle LE DÉSERT. Elle a été créée dans la petite salle du théâtre de l’Athénée Louis Jouvet que dirigeait alors Josiane Horville. C’était l’histoire d’un homme qui tout au long d’ une très longue vie a cherché ce qu’il y avait « de l’autre côté du désert » ou derrière le « brouillard ». La presse n’a pas été mauvaie mais elle est passée complètement à côté du contenu. Elle a mis l’accent sur le personnage que j’avais fortement typé en prenant pour modèle un auteur connu qui se trouvait être de mes amis. Cela a amusé d’autant plus qu’Albert Delpy provocateur à la Copi ou à la Confortes avait accentué dans son jeu les détails sordides d’une vie de tous les jours. Et puis ce n’était pas un grand acteur. Mon texte était basé sur l’éternel recommencement de la recherche avec des redites volontaires qui débouchaient toujours sur autre chose. J’ai dû accepter des coupures parce que l’acteur ne savait pas redonner à chaque fois l’élan nécessaire. J’aimerais qu’un jour, un Piccoli découvre cette œuvre et la joue en version intégrale. 
  
24.10 – Enfin voilà une équipe qui ne verse pas de larmes sur la débâcle capitaliste et qui met au contraire ses forces au service de ce qui pourrait l’accélérer. Les spectacles d’intervention en milieu populaire de l’AQUARIUM sont tout à faits convaincants en ce qu’ils sont directs, légers, courts et ne mâchent pas leurs mots pour démonter le système et démasquer ses impostures. Cette fois-ci, ce n’est pas l’Art de Nichet qui l’emporte, puisque l’équipe s’est scindée en groupuscules librement cooptés par affinités pour approfondir le thème commun : TU NE VOLERAS POINT. Un spectacle de cabaret en somme qui recollera ultérieurement  une partie de ces numéros, sketchs, chansons montrés séparément ici et destinés à exister en soi en dehors du spectacle « commercial ». La démarche est fort intéressante et montre en tout cas que les éléments de l’AQUARIUM que j’ai vus hier (4 numéros, 9 personnes dont 8 hommes - ! -) ont atteint à une haute technicité professionnelle. On sent que ces gens-là travaillent. Il est réjouissant aussi de voir qu’ils ne dérogent pas de leur ligne politique. Leurs spectacles sont « critiques », mais positifs. Celui qui dénonce la façon dont la vertu est enseignée aux enfants des écoles va, sans agressivité, mais avec une impitoyable évidence, chercher à dénoncer le système à sa racine. Il le fait avec santé et presqu’avec joie : on va balayer cette monstrueuse imposture, nous susurre-t-il sans le dire. Et en effet, comment leur conscience étant ainsi éclairée, les hommes pourraient-ils supporter de continuer à se laisser aliéner ? Démonter les mécanismes de notre Société, mettre à jour les rouages par lesquels les riches conservent leur POUVOIR, telle est la méthode de l’AQUARIUM. Elle essaimera.
 UN PASSAGE PAR STRASBOURG

25.10 – Quelques minutes après le début du spectacle, Bisson interrompt la fameuse scène Octave / Spark : on entend soudain la Marseillaise. Les consommateurs se lèvent sauf nos deux héros. Des révolutionnaires passent portant le drapeau tricolore. La foule les suit. C’est 1848. Spark et Octave perdus dans leur égoïsme restent insensibles au souffle du vent de l’Histoire. Il n’en sera plus question au cours de la représentation. LES CAPRICES DE MARIANNE sont « situés » dans un milieu factice peuplé de riches désoeuvrés dont la seule préoccupation est de meubler l’ennui. Musset a-t-il décrit le mal de son siècle ? Le Romantisme, en vérité, c’est la « Gemütlichkeit » d’une certaine jeunesse dorée. Bisson m’a dit à l’issue de cette soirée : « Cette scène, c’est mon autocritique ». Voire ! En tout cas, il poursuit sa carrière superbement, à l’écart des courants relevés dans presque tous les articles qui précèdent celui-ci. L’effondrement de la Culture n’est pas son problème. Je devrais détester cette hautaine indifférence, d’autant plus qu’entre LE MATIN ROUGE et SARCELLES SUR MER, le bougre avait nettement trompé son monde.
Et pourtant hier soir au TNS, perdu dans la foule anonyme, j’étais heureux, car j’éprouvais que J’AIMAIS LE THEATRE, et ça, mes enfants, ça n’est pas rien, puisque c’est en somme la redécouverte d’une sensation de ma jeunesse presque complètement oubliée !
Bisson n’a pas fait subir aux CAPRICES un « traitement » aussi radical qu’à MADEMOISELLE JULIE. Le texte est celui de Musset. Tout au plus a-t-il cassé certaines scènes célèbres en redistribuant des répliques ou en déplaçant les lieux de l’action. Par exemple, ce n’est pas sur le chemin de l’église qu’Octave éprouve les sentiments de Marianne en lui annonçant la supposée guérison de Cœlio. C’est pendant la messe même, sous le déguisement d’un Capucin, tandis que le prêtre officie, et que les voisins font périodiquement : « chut ! chut ! ». La scène en prend une valeur comique imprévue en même temps qu’une dimension nouvelle, puisqu’elle jette un voile de suspicion sur la « dévotion » de la jeune femme, soudain complice d’une espièglerie comme on peut l’être à 19 ans. Surtout, Bisson a prolongé Musset par des « jeux » dont aucun ne m’a semblé gratuit. Un des plus beaux est celui où il montre Claudio, l’époux maladivement jaloux de Marianne, dans une baignoire, poignard à la main, tentant de se suicider à la Sénèque et n’en ayant pas le courage. Vous me direz : « Bisson et ses baignoires, décidément il y tient à ses baignoires ! » Eh oui, mais du coup le personnage (admirablement joué par Lalande) n’est plus un pantin immotivé. Il souffre. On l’éprouve souffrant. C’est une dimension qui me paraît essentielle. Comme me paraît important le fait d’avoir montré Hermia, la mère de Cœlio, sous les traits d’une belle veuve sur le retour couchant avec ses valets et établissant de ce fait avec son fils un type de rapports « fraternels » qui interdit au jeune suicidaire le recours à l’amour maternel quand il en aurait besoin.
Je ne vais pas raconter chaque trouvaille. Au cours de cette représentation hautement intelligente il y en a constamment. C’est un perpétuel renourrissement de l’œuvre. On arrive à s’intéresser à l’anecdote, pourtant sans surprise puisqu’on la sait, aux mots près, par cœur. Mais elle est rajeunie, rafraîchie, remise à neuf.
La musique romantique tient dans cette représentation une place importante que d’aucuns jugeront peut-être pléonastique. Moi pas. Bien sûr que c’est putain que de nous balancer le VAISSEAU FANTOME pendant que Claudio met en place les assassins qui auront la peau de Cœlio. Et alors ? Moi ça m’a plu. De même que m’a plu le bain de musique écrit par Jean-Jacques Franchin, joué au violoncelle, au luth et à la flûte en forme de divertissement tandis que les personnages se penchent sur leurs drames intimes. Il en ressort que rien ne pourra les distraire de leurs discours de solitaires.   
Je dirai que j’ai beaucoup aimé aussi le dispositif très beau, très astucieux, et pas du tout puant le pognon, fait d’un sol de briques rouges et d’un jeu de rideaux sur rails, de Jean Percet. Les changements sont rapides. C’est fonctionnel, suffisant et signifiant. Y a-t-il quelque chose que j’aie moins aimé ? Tout de même une petite longueur vers la fin. Je ne sais pas pourquoi. Bisson a enregistré le texte de la dernière scène, sauf l’ultime réplique : « Je ne vous aime pas, Marianne, c’était Cœlio qui vous aimait ». Les costumes ne sont pas toujours à la hauteur de l’imagination du reste. Mais qu’importe. Un spectacle est un TOUT que l’on reçoit ou pas. J’AI REÇU avec une grande satisfaction ces CAPRICES DE MARIANNE là ! 

Je trouve l’affiche du T.N.S. : « Bisson, je t’aime », de TRES mauvais goût et INDIGNE du spectacle. Bisson nie y être pour quelque chose. Il aurait dû l’interdire.

27.10    Je n’ai pas vu le rapport entre le titre racoleur inventé par Jean-Pierre Sentier et Daniel Laloux, et le spectacle qu’ils présentent à la Cartoucherie de Vincennes, si ce n’est que LE COÏT INTERROMPU est le fruit d’une imagination d’hommes de café-théâtre. Or, ce qu’ils montrent, sans atteindre au niveau d’une grande pièce, nage sur des hauteurs qui eussent justifié la recherche d’un titre moins facétieux. L’œuvre, évidemment élaborée et écrite, n’est au surplus pas désopilante, quoiqu’un certain humour noir et une certaine mécanique y fassent rire souvent. Dans un hangar, sont enfermés deux hommes, qui obéissent à des ordres impératifs qui leur sont transmis par lettres de service. Au milieu d’un outillage archaïque, dont ils sont responsables, ils fabriquent des boîtes de camembert. Qui sont ces hommes ? D’où viennent-ils ? Ils n’ont pas de racines culturelles et se réfèrent fréquemment au dictionnaire pour trouver, en remontant de définitions en définitions, - et en se trompant comme lorsqu’ils confondent « mal » et « mâle- le sens des choses. Ils ont beaucoup à apprendre puisque c’est au cours de la pièce qu’ils découvriront ce qu’est le masculin et le féminin. Il sont clairement sous surveillance constante puisque, chaque fois qu’ils « perdent du temps », un pan de leur univers s’écroule à grand fracas. Un jour, une chèvre leur est livrée, accompagnée d’une trayeuse et d’une machine à fabriquer le fromage. Cet animal et ces instruments nouveaux leur posent mille questions et ils dérailleront de leur « ligne » en construisant une « œuvre d’art » avec les objets fonctionnels dont ils ne parviennent pas à comprendre l’emploi. Ils traînent la chèvre par les oreilles et ne trouveront pas son vagin (où ils seraient censés pratiquer une insémination artificielle). Ils seront châtiés pour cette insubordination : à la fin, une grosse limousine noire (une vraie, et superbe) pénètrera dans leur « domaine ». Deux régisseurs en descendront qui les enfermeront, dans la cage qui avait apporté la chèvre, tandis qu’une bande sonore animée par la voix d’Alain Cuny les morigènera et leur expliquera pour conclure que la seule contestation constructive qui eût été admise en haut lieu eût été qu’ils critiquassent d’avoir à introduire des fromages de chèvre dans des boîtes à camembert.
On le voit, Sentier et Laloux s’inscrivent dans la catégorie des dévoreurs de notre « civilisation » ! Je n’aime pas beaucoup l’ambiguïté suscitée par le fait que nous ne savons ni qui sont les opprimés, ni qui sont les oppresseurs. Le monde décrit est concentrationnaire en soi. D’un autre côté, c’est personnel mais bourré de réminiscences. On songe à Beckett, à Sternberg, à Soljenitsyne, à Adamov, peut-être surtout à ce dernier du fait de la DERISION du propos face à l’excès de l’asservissement de ces hommes, qui, au surplus, s’estiment heureux.
Disons que Sentier et Laloux franchissent magistralement un pas. Mais c’est leur prochain spectacle hors du cadre cabaret, qui sera (peut-être) important. Celui-là n’est qu’insolite. C’est déjà beaucoup. Et puis, la chèvre, est vraiment une excellente actrice.

28.10 – Il est certain qu’en 1891, L’ÉVEIL DU PRINTEMPS, écrit par un Wedekind de 30 ans tout juste, a dû, quant à son contenu, sembler révolutionnaire dans le contexte de l’Allemagne impériale. N’y voit-on pas une gamine de 14 ans se faire engrosser par défaut d’éducation sexuelle élémentaire, puis succomber aux manœuvres abortives perpétrées sur elle par une complice de sa mère ? N’y voit-on pas des adolescents brûlant de la connaissance des domaines interdits, ce qui amène l’un au suicide et l’autre au  pénitencier ? Cette tragédie de la puberté était une attaque violente contre l’étroitesse d’esprit des parents et des maîtres DE CETTE ÉPOQUE. J’avoue que je ne vois pas bien quelle actualité y a trouvée Brigitte Jaque, jeune femme de 30 ans d’aujourd’hui, tant il est clair que le contexte obscurantiste de 1974 n’est plus le même qu’à la fin du 19e siècle. Je ne sais pas s’il existe de nos jours dans une campagne reculée d’Europe une jeune fille qui ignorerait à quoi sert son vagin, mais à mon avis, elle serait si exceptionnelle qu’elle mériterait le détour (comme dirait le Michelin). Quant à l’avortement, maintenant que Marie-Claire a expliqué que tout le monde peut le pratiquer avec une pompe à bicyclette, je ne vois pas comment l’accident survenu à l’héroïne de Wedekind, ne nous apparaîtrait pas comme désuet. Quant aux affres freudiennes des jeunes mâles, elles gardent plus de fraîcheur, mais enfin là encore les temps ont changé. ONANISME et homosexualité (quoique toujours réprimés), ne sont plus des crimes . La littérature porno est partout, et on n’expulserait certainement plus un élève qui, comme cela arriva à mon père vers les années 1907/8, serait surpris dans la cour du lycée avec LES FLEURS DU MAL à la main. Je suis donc étonné qu’une jeune animatrice se soit ainsi retournée vers le passé et attachée à nous montrer ce morceau d’anthologie, ce tableau de mœurs d’un autre âge.
Je ne pense pas au surplus qu’elle s’y soit prise très adroitement. À vouloir gommer l’expressionnisme, elle a obscurci le propos. Le spectateur, qui n’est aidé par aucun support musical, est placé devant un dispositif à deux étages, qui se veut anonyme, neutre, baignant, dans le bleu gris du ciel, et qui ne lui est visible que par une ouverture relativement étroite. Cela SIGNIFIE qu’il est « voyeur », admis à pénétrer par effraction dans un domaine interdit, fait du jeu intime des subconscients et des âmes incarnées. C’est évidemment l’« analyse » de ses sujets qui a intéressé Brigitte Jaque, mais disons que l’aboutissement n’est pas très éclairant. La satire sociale d’autre part est décrite d’une façon irréelle, quasi-aérienne, détachée du quotidien, caricature de personnages déjà écrits comme des caricatures. Cédant à la mode, les sexes des personnages comparses (ils sont nombreux) sont indifférents. La mère de la jeune fille est un homme. Il y a deux nanas au tribunal. Seuls sont sexués les adolescents concernés par l’intrigue. (C’est une vraie chance ! Sans ça, je me demande comment on s’y serait retrouvé !). Il y a deux éléments remarquables dans le spectacle : un grand meuble en perspective, qui sert à tous les passages « réalistes », et à travers lequel la petite Gastaldi, toute maigrichonne, laide et l’air vicieux, trimballe une étonnante présence. Dès qu’elle cause, on l’écoute. Ce n’est pas toujours le cas quand les autres (7 en tout pour près de 40 rôles) cherchent à nous transmettre un « moment » de cette représentation volontairement « éloignée ».
Bon. C’est une première mise en scène. Ce n’est pas si mal. C’est influencé par Maître Vitez. Brigitte Jaque deviendra plus personnelle avec l’âge
  
28.10 – Il est bien évident qu’avec un générique annonçant une pièce de Mrozec dans une mise en scène de Roger Blin avec Laurent Terzieff et Gérard Darrieu, décor et costumes de Matias, il ne faut pas s’attendre à du « jeune théâtre ». À la même heure que LES ÉMIGRÉS, on joue HAROLD ET MAUD dans la grande salle du Palais d’Orsay. Le lieu a changé d’allure depuis que le Magic Circus n’y draine plus de gauchistes hirsutes. On respire l’air de la bienséance et de la bonne compagnie dans le bar dont les portes ne risquent plus d’être enfoncées.
LES ÉMIGRÉS, cela dit, est une bonne et intéressante pièce qui pose, (vous vous en doutez vu le titre), le problème du déracinement. Il sont deux à partager une piaule en pays étranger. L’un est un prolo, un dur, un manuel, obtus et sain, un de ceux qui sont libres, sous tous les régimes, parce que leur exigence de liberté s’arrête à la satisfaction de quelques besoins primitifs. L’autre est un intellectuel qui « étudie » son compagnon. Celui-là a peut-être fui son pays pour des raisons idéologiques, à moins qu’il ne soit un agent de la police secrète enquêtant sur la mentalité de ses compatriotes. Mrozec, comme d’habitude, entretient l’ambiguïté. Quoiqu’il en soit, le « choc » entre les deux hommes est théâtral, bien mené, bien joué, et instructif. Ce qui est écrit à l’Est a toujours un petit tour « différent ». ça change, et désuet pour désuet, c’est sûrement plus actuel que l’ÉVEIL DU PRINTEMPS.

  6.11 - Vu à l’Alliance Française une pièce d’un nommé Blachet intitulée LIBERTÉ LIBERTÉ mise en scène par un certain Christian Grau Stef. Il y a Marc Cassot et Dora Doll qui cachetonnent dans cette aventure que rien ne justifie si ce n’est, sans doute, le pognon de l’auteur. Il est regrettable qu’une scène parisienne soit ainsi encombrée. Une entreprise à oublier.

8.11 – À y regarder de près, GOOD BYE MISTER FREUD contient tout autant de choses d’anti-culture militante que les grands spectacles du GRAND MAGIC CIRCUS. Du  petit chaperon rouge à la Psychanalyse, en passant par un vaste itinéraire géographique, historique et « psychologique »  , Savary égratigne nos « valeurs » fondamentales, les mordille à belles quenottes « contestatrices » ; il se situe au-delà de la méchanceté et même de l’agressivité ; son procédé rejoint les « détournements » et c’est toujours avec gentillesse, avec bonne humeur, avec santé, qu’il fait la nique à notre « patrimoine ». Son œil est celui d’un critique, mais il ne critique pas : la dérision semble couler de source. Il ne s’agit pas de théâtre politique, (et d’ailleurs les allusions directes aux problèmes du monde sont lourdes et mal digestibles –cf à la fin les références à l’hypocrisie des nantis face à la faim dans le monde-) mais bien, comme il l’avait expliqué un jour à un journaliste, d’une « manière politique de faire du théâtre ». Cette manière recèle pour les défenseurs de nos traditions des ferments qui les gênent et leur font refuser la démarche. (Cf. J.J. Gautier). Elle comblerait davantage les enfants de mai 68 si elle était moins noyée dans le « spectaculaire », et gommée par les soucis esthétiques du réalisateur, qui est d’autre part envahi par  l’angoisse de se renouveler de spectacle en spectacle, fût-ce au prix de détruire le mythe du G.M.C.
Que dire de cette ligne ? Ici, Savary achève le processus amorcé dans DE MOÏSE À MAO : la « participation » des spectateurs est réduite à quasi-zéro. Le dialogue avec le public n’existe plus guère. L’accueil est supprimé. La troupe est derrière le rideau rouge d’un théâtre traditionnel et elle y disparaîtra après le final. Elle devient donc une troupe comme les autres, octroyant non plus comme dans ZARTAN une représentation EN PLUS d’un essentiel, qui était le contact humain, mais DE FAÇON ELOIGNEE, un SPECTACLE à prendre ou à laisser. 
La recherche du luxe, de la « somptuosité », semble d’autre part devenir la préoccupation majeure de Savary. Il montre le pognon dépensé comme on le fait aux Folies Bergères. Les costumes, les tableaux multiples, l’emploi de vedettes (Micheline Presle, Copi, Farré), tout concourt à accentuer un aspect qui aboutit à ce qu’entre une « opérette à grand spectacle » du Châtelet et cette « anti-opérette », le fossé soit étroit. C’est sans plaisanter tellement que je disais que Michel Guy devrait donner le Châtelet ou Mogador au Magic. Après tout, il y a dans l’opérette habituelle des scènes « comiques » qui sont souvent allusives à la conjoncture sociale. Sous cet angle, le Magic RENOUVELLE le vieux genre mais il ne le prend pas à rebrousse poil. « L’esprit » change, mais l’important reste, c’est-à-dire le plaisir des oreilles et des yeux, la joie des lyrics, la « beauté des danses », des combats et des filles nues, l’envolée rythmée qui vous plonge dans la jubilation intime. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas la soirée est agréable. On ne s’ennuie pas. On est distrait. C’est du divertissement qui ne grince plus, tant les falbalas masquent le contenu. Et là est le problème : faut-il que Savary soit riche ? Ou pauvre ?
Souvenons-nous de Zartan. C’était monté avec quatre sous, et QUELLE SIGNIFIANCE, Bon Dieu ! Qui parlera de celle de Freud, alors qu’elle est sans doute plus profonde, sûrement plus subtile, certainement plus intelligente ? et réellement sous-jacente à chaque tableau dans mille détails ? dans TROP de détails ! On est noyé par le contenant ! Je crois que Savary a CHOISI. Ce qu’il veut, c’est faire du grand spectacle très cher et très beau. Malgré lui (ou presque), les ricanements du jeune homme en colère des temps « Paniques » affleurent encore. Mais ce « jeune » homme vise maintenant au public qui paye 42 F. un fauteuil numéroté dans un théâtre où l’on est accueilli par les gardes républicains et placé par des vraies ouvreuses réclamant leurs pourboires (le Porte Saint Martin). Il se désole d’avoir un mauvais Marcabru et un méchant Gautier. Enfermé dans le besoin de rentabilité, il est l’esclave du fric. Les jeunes de 1975 s’y tromperont-ils longtemps ? Voient-ils toujours leur reflet « spectacularisé » dans cette troupe si « professionnelle » ? Il pourrait bien sonner des heures de vérité. Pas tout de suite ! Ce sera progressif.

COMMENTAIRE APRÈS COUP

Je m’étonne de n’avoir pas cité dans ce compte rendu l’extraordinaire performance de Copi qui, au péril évident de sa vie car il n’était pas attaché, traversait tout le plateau à dix mètres de hauteur. C’est le souvenir que, 50 ans plus tard, j’ai gardé de ce spectacle. Un autre souvenir : Parmi les 4 filles nues qui descebndaient du fond de la salle pour ejoindre la scène au milieu des spectateurs il y en avait une qu’on remarquait parce qu’elle ne faisait rien d’autre que se trémousser comme les autres, mais on ne voyait qu’elle parce qu’elle avait l’art rare de la présence. Elle s’appelait Mona Heffre.   

9.11 – Donc, l’ermite Zarathoustra ayant abandonné la montagne où il vivait en harmonie avec son bestiaire, était descendu parmi les hommes pour leur prêcher que « Dieu est mort », que les sources de VIE sont en eux, qu’ils doivent se surpasser . Les ignorants ne l’ayant point écouté, il regagna son refuge où il repuisa, au contact du soleil, de l’aigle et du serpent, « ses maîtres en fierté et en clairvoyance », des formes vigoureuses qui lui inspirèrent de redescendre non plus en prédicateur, mais en détracteur des vices humains. Ayant ainsi « contesté » la Religion, l’Etat, la Culture, les faux sentiments et quelques autres choses, il se retrouve, tel naguère le Christ, entouré de quelques rares disciples avec qui, tel son prédécesseur, il mange, avant de les quitter et que chacun parte de par le Monde répandre sa pensée. (Notons au passage que toutes les références au Christ sont associées au mot : « hébreu »). Retourné dans sa solitude, le « sage » COMMUNIE, dans la souffrance, avec les grandes forces naturelles. Il y puise la Paix Supérieure tandis que les hommes au contraire sombrent dans le désarroi ! Zarathoustra revient et stigmatise leur bêtise symbolisée par une vache à plusieurs têtes. Puis il leur enseigne la joie par la fête. Cette fois il gagne et le peuple entonne avec lui l’hymne à l’Amour surhumain de la vie.
Nous savions déjà qu’en notre époque rétro, bien des gens se présentent en nostalgiques de la grande époque nazie. L’ « ART » fait de plus en plus la part belle aux réflexions sur ces temps exaltants. J’y vois pour ma part l’annonce d’un mouvement politique de droite qui prépare son terrain. On nous re-familiarise à la notion d’homme providentiel, d’homme supérieur, puisant ses forces dans la mythologie païenne. C’est un habile travail souterrain qui utilise à leur insu des hommes au-dessus de tout soupçon de complaisance aux « excès » hitlériens : Vitez hier, aujourd’hui Barrault, récemment Bourgeade et Benoin. Je ne cite que des gens de théâtre, que dire de ceux du cinéma ? 
Dans cette escalade vers un fascisme dont j’ai pressenti hier à quel point il nous guettait, paré des vertus propres à sauver l’occident en péril face à l’homme promu des Sociétés Socialistes, l’Homme Aryen d’une civilisation puisant sa puissance au sein de ses magies du passé, le montage de AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA à Orsay par Barrault prend tout son sens, A L’INSU, j’en suis certain, du réalisateur , qui prend d’ailleurs bien soin, dans le programme, de différencier Nietzsche et Hitler, et de stigmatiser l’usage qui a été fait par les penseurs du IIIème Reich du « poëme » du philosophe.
Mais le fait est que cet exposé des sources vise à replonger le public dans les aliénations qui ont précédé le fait nazi.
Barrault, avec une mémoire à laquelle il faut rendre hommage, et –heureusement- un manque de « présence » qui enlève de l’impact à l’entreprise, dit pendant plus de deux heures le texte illuminé. Tout au plus a-t-il autour de ce monologue créé un environnement. Bêtes et peuple, disciples et masques lui servent la soupe, tandis qu’il débite les phrases distillatrices de la pensée pernicieuse.
Bon ! Je ne rejette pas tout dans Nietzsche. Plutôt que « Dieu est mort », moi je dirais plutôt qu’il n’existe pas. Mais certaines critiques de la Société sont justes. Et puis le spectacle ne manque ni de beauté, ni de grandeur, ni d’un brin d’humour, ni de professionnalisme.
Reste que ce PRÊCHE octroyé par un esprit éclairé à des hommes dans l’erreur, est EN SOI, tout un programme. Les hommes ne prennent pas conscience eux-mêmes de leur turpitude. Il faut que la lumière leur vienne d’en haut ! Et reste que la référence aux forces de la nature, génératrices de la puissance de l’homme, C’EST LA BASE MÊME DE L’IDÉOLOGIE NAZIE.
Barrault amène donc à l’édifice qu’on nous construit une pierre importante, qui devrait alerter. Je suis sûr que son ZARATHOUSTRA va faire des salles combles. Il a d’ailleurs puisé dans cette succion des nourritures terrestres une jeunesse et une vigueur qui feraient plaisir à voir si cette source de jouvence n’était inquiétante ! La « mode » va faire se précipiter les foules qui, heureusement, trouveront au  spectacle une certaine peine à suivre le fleuve sinueux qui est montré. Grâce aux Dieux, il y a de la confusion. Le langage, beau au demeurant, est élitaire. Et c’est souvent ennuyeux à la limite du soutenable. Mais elles percevront l’essentiel, et c’est pourquoi ce succès est grave. Nietzsche dans les livres, ça va, on ne va pas le brûler. Mais exposé spectaculairement comme ça, devant mille spectateurs chaque soir, je ne suis pas très d’accord : Barrault s’est payé un plaisir, une joie. Je ne pense pas qu’il ait vu au-delà ! Moi, j’aurais hésité à sa place, à sortir ce Zarathoustra MAINTENANT.

10.11 - C’est en 1937 qu’Isaac Babel a écrit ENTRE CHIEN ET LOUP. Ce Juif d’Odessa né en 1894 était passé à la Révolution dès 1916. Il n’est donc pas surprenant que sa description des milieux juifs de sa ville natale sous Nicolas II ait un aspect « critique », voire satirique. Le Communisme menait alors dans la nouvelle U.R.S.S. une vigoureuse campagne antireligieuse, et le Judaïsme n’avait pas à être épargné plus que le Christianisme et l’Islam. On sait toutefois que les égarements du Stalinisme ont aliéné ce combat en ce qui regardait les Israélites. L’écrivain apportait donc à son insu une pierre à l’édifice de l’antisémitisme. C’est sans nul doute une pierre semblable qu’apporterait à la France giscardienne Jaromir Knittl si son montage de l’œuvre était réussi. Heureusement, sa mise en scène est si molle et si confuse, noyée dans d’interminables temps d’atmosphère « à la Russe » qui ne passent pas, empêtrée dans des changements de décors qui n’en finissent pas et affadie par un jeu des acteurs visiblement pas dirigé, que le didactisme s’estompe et qu’il ne reste qu’une ennuyeuse fresque opposant à propos de la gestion d’une entreprise de camions la vieille et la jeune génération (une génération où je n’ai décelé aucun signe précurseur d’Octobre 1917). À petits traits incisifs, Babel a décrit une société qui accumule tous les « travers » bien connus des Juifs. Knittl y fait passer une certaine tendresse. Tel qu’il est, ce spectacle inaugural du T.P.N. (Théâtre Paris Nord) n’est donc pas plus dangereux qu’une histoire juive racontée au dessert d’un banquet. Mais il est moins savoureux, et je me demande bien qui il pourrait intéresser Porte de Saint Ouen, hormis les Juifs du quartier qui viendront y savourer leurs traditionnels défauts avec leur masochisme habituel. Ils apprécieront le personnage du Rabin joliment joué avec plausibilité par Dominique Péraldi, celui du Chamès, incarné par Pierre Gérald, et celui du tailleur, où Robert Darmel a tiré son épingle du jeu. Ils seront agacés par les ricanements et roucoulements des filles de la distribution (18 personnes) et insupportés par Thomas Hneusa qui joue le rôle principal de Mendel Krik sans aucune présence ni articulation. La musique judéo russe est belle.

12.11 – Voici une équipe que je ne connaissais pas, L’ENSEMBLE dirigé par une certain Fernandio Sanchez, et qui est de qualité. LE SOLEIL FOULÉ PAR LES CHEVAUX, de Jorge Enrique Adoun, que cette équipe présente à la Resserre de la Cité Universitaire, conte la conquête espagnole en pays Incas en forme de fresque historique tenantt au fur et à mesure les leçons capables de nous concerner. Les aventuriers ibériques sont montrés sans complaisance, leur grossièreté, cruauté, perfidie, mercantilisme, hypocrisie, absence de scrupules sont dénoncés ainsi que le rôle joué dans cette épopée par le clergé, mais leur courage et leurs souffrance ne sont pas tus.
D’un autre côté, le système politique des Incas où un seul homme pensait pour la collectivité est mis au clair. C’est ce régime qui a permis à une poignée d’aventuriers de détruire un puissant Empire. Spectacle donc juste et objectif au niveau du contenu, qui aurait toutefois le défaut de laisser croire à l’ignorant que les seuls opprimés actuels de l’Amérique latine seraient les Indiens,  ce qui est simpliste et présente le danger de réduire à une donnée ethnique un conflit de classes qui, en quatre siècles de métissage et d’absorption presque totale d’une culture par l’autre, s’est singulièrement modifié. De même on peut contester que la résistance soit incarnée par un éternel homme providentiel, ici frère lucide de l’Inca, plus tard Che Guevara et bien d’autres. Mais enfin, ce sont des détails et pour l’essentiel, le spectacle est satisfaisant, signifiant, clair et très démystificateur de l’abominable siècle d’Or Espagnol, qui fut une des époques les plus honteuses de l’histoire de l’humanité blanche.
C’est curieusement un Italien, Fabio Paccioni, qui a fait la mise en scène. Sa réalisation part des mêmes principes d’utilisation jusqu’au bout dans la vivacité de quelques éléments très simples, que celle d’Arturo Corso pour le MISTERO BUFFO. Ici, les bâtons de l’autre sont remplacés par des praticables percés de trous, avec lesquels les 17 artistes font dans le courant de la soirée un grand nombre de combinaisons. Ajoutez-y une grande cape rouge percée d’échancrures pour que plusieurs têtes y puissent passer à différents endroits, et vous avez le dispositif. C’est « pauvre », mais une fois de plus il est prouvé que la pauvreté employée avec talent est payante. Les artistes rompus à l’expression corporelle, font des prodiges avec ces éléments et l’on peut à bon escient parler de beauté, de grandeur, et d’esthétisme au service d’une cause. Ajoutez encore que ces artistes, que je ne connaissais pas, ont de la professionnalité, qu’ils savent jouer du gros plan comme de l’unité de masse ; il ressort, je pense, de tout ceci qu’il s’agit d’une troupe avec laquelle il faille compter. D’ailleurs, en ce lundi soir du 11 novembre, la Resserre était bourrée. Cela dégage moins d’humanité et de poésie que LES LÉGENDES ÀVENIR de Memet, mais c’est plus parfait, dans la même ligne.

13.11 – Je suis stupéfait : Serge Ganzl est un des auteurs chéri de nos officiels décentralisés les plus joués.
Il a fait de son art un « Métier » et le théâtre est pour lui une affaire exceptionnellement lucrative. Or, il nous propose à Aubervilliers, sous le couvert d’un spectacle monté par Gabriel Garran pour le Grenier de Toulouse, une pièce intitulée LES VAMPIRES qui semble être l’œuvre d’un débutant dont on dirait qu’il est « prometteur ». Jusqu’à l’entracte, ça va : on ne s’ennuie pas. Ça s’expose, ça se développe et même ça se conclut, à telle enseigne qu’on pourrait s’en aller à 22h15 avec le sentiment d’avoir vu une pièce complète. Mais il y a une 2e partie qui pense, et qui pense irréfléchi, bâclé, contestable, puéril, débile, et qui s’étale interminablement en des non-rebondissements qui n’en finissent pas ! Comment Garran n’a-t-il pas imposé à son auteur une coupure de 3/4 d’heure ? Je suis confondu. Car enfin, Ganzl nous raconte l’histoire d’un petit théâtre ambulant dont l’acteur principal joue Dracula et est engagé par un authentique vampire des temps modernes, qui est en même temps qu’un super super capitaliste,  un vrai descendant de Dracula, pour le doubler dans des transactions de haute finance où il ne veut pas, si j’ai bien compris, que les adversaires puissent jauger son état physique. A mon avis, la démonstration pourrait avoir quelque signifiance si le vampire capitaliste n’était pas aussi un vrai vampire.
Car si l’on peut s’intéresser et s’amuser à la transposition selon laquelle le prolétariat est vampirisé par le haut patronat qui en suce le sang, on se fout complètement de l’aventure de ces vampires en tant que vampires. Or, toute la 2e partie est consacrée à CE sujet-là, pour lequel Ganzl s’est pris de tendresse ! Pour en tirer, je crois, la moralité laborieuse que le mal est dans l’homme, ce qui lui interdit tout espoir.
Si Ganzl a voulu faire un concours avec Savary sur le thème de Dracula, il aurait mieux fait de se retenir la plume car son ouvrage n’est ni fait ni à faire. Cela n’empêche pas quelques bons moments comme celui où une bande de vampires n’est pas stoppée par une croix brandie, mais l’est, dans des hurlements de douleur, par un portrait de Marx. Et puis, noblesse de Ganzl oblige, il y a de jolies vampiresses fort dénudées qui donnent une note érotique importante au spectacle. Ce n’est pas neuf, mais c’est agréable. Et puis, Raymond Jourdan en magnat du Capitalisme Vampirique, campe une étonnante figure de grand acteur, tandis que Maurice Sarrazin, en saltimbanque minable et veule, incarne son propre personnage avec plausibilité. Dans le détail, il y a de bonnes choses et il semblerait que Ganzl ait voulu se moquer du spectacle politique, ce qui en soi serait une bonne idée si une réelle pensée « politique » s’était sentie sous cette contestation. Mais la pensée de Ganzl m’est apparue non pas irréfléchie, mais immature. Elle est consternante de clichés et de confusion et je m’étonne de rencontrer le camarade Harari dans cette distribution ! Bref, j’ai été fort déçu, et d’autant plus que, à l’entracte, j’étais plutôt gai et content, après ne m’être pas emmerdé pendant 2 heures ! Hélas, le fourbe cachait ses desseins !

15.11 – UN ÉTRANGE APRÈS-MIDI de l’auteur grec (écrivant en français) Andonis Doriadis que Guy Lauzin a monté au Théâtre de Plaisance, a bénéficié d’une presse éblouissante. La pièce est intéressante, bien faite, sur un sujet politique concernant. Elle n’est point ennuyeuse et ménage son suspense. Les deux interprètes Nadine Alari et Patrick Chesnais, payent comptant et sont excellents, le second surtout, dont le jeu très personnel force l’attention.
Et pourtant c’était hier soir l’avant-dernière représentation après une brève carrière et nous étions 15 dans la salle.
C’est quoi qui explique cet échec ? A mon avis deux choses : d’abord, l’abstraction du sujet, en ce sens qu’ il s’agit de la rencontre sur un belvédère dominant une ville écrasée par le fascisme (et qui pourrait être Athènes à en juger par les noms des rues), entre un jeune révolté justicier assassin, sorte de Judex politisé, et la femme du Dictateur, outrée, blessée, parce que son mari s’est personnellement chargé de torturer un des ses anciens amants, ne lui épargnait ni détails verbaux, ni spectacle directe de la répugnante besogne complaisamment décrite à notre intention. C’est sûrement exprès que Deriadis n’a pas situé son drame. Mais je crois qu’on n’accepte plus aujourd’hui qu’une dénonciation reste dans le vague. On veut du vrai, de l’historique, du « dramaturgisé », du concret. Un « pays » fasciste, sans qu’on nous dise lequel, ça gêne. (Je passe sur l’invraisemblance de la situation : comment dans un tel pays, la femme du dictateur peut-elle être toute seule dans un jardin public sans un gorille à proximité ?).  L’autre raison, c’est la forme. L’auteur ne s’embarrasse pas de rapport avec le public. Son œuvre sent le milieu du siècle. Les 2 protagonistes se causent entre eux là-bas sur la scène selon un schéma construit avec métier. Ce qui est acceptable avec des sujets moins graves, ne passe plus lorsque nous sommes concernés. La leçon à tirer c’est : jamais chez nous un tel régime. Combattons la torture sous toutes ses formes. MAIS ON NE NOUS LA COMMUNIQUE PAS. On en parle devant nous. Alors ce n’est pas convaincant. Dommage. Beaucoup de qualités et de vertus vont s’envoler en fumée. Il n’aurait sans doute pas fallu grand-chose.

15.11 – Vu hier au petit TEP BONJOUR CLOWN par une jeune compagnie dite « DU LIERRE ».
C’est étrange : ces 7 jeunes gens ne semblent pas animés par les préoccupations de leurs contemporains. Ils apprennent le métier de clown selon les règles de la plus pure tradition et ils nous montrent leur travail, très abouti, si l’on se contente d’un absolu non-renouvellement du genre. Enfin on prend plaisir à ces gags connus depuis toujours et téléguidés avec un peu de lourdeur qui s’effacera sans doute avec le métier. Il est inutile cependant de répéter chaque effet au moins 3 fois. Bon ! Je suis content qu’il y ait du clown en perspective. Ce n’est pas une branche surchargée.

16.11    MEGAPHONIE de Calaferte est exemplaire de ce qu’une bonne pièce à la scène peut paraître exécrable à la lecture. J’y avais plongé l’été dernier. Je l’avais trouvée débile et j’avais vivement conseillé à Michel Berto de récuser la commande du Petit Odéon et de ne point la monter. Or, à la réalisation, MEGAPHONIE est une réussite, et si l’on admire l’art du metteur en scène, dont l’apport est considérable, il est clair que la base de ce succès est le matériau fourni par la pièce. Matériau politique. Nous sommes dans un univers hiérarchisé et policé à l’extrême, où tout est fixé, établi, réglé, où le rêve est suspect sinon criminel, où le béton et le métal ont supplanté la nature au point qu’un arbre et un oiseau  soient devenus difficile à imaginer, où chacun épie chacun et représente pour l’autre un danger de dénonciation, où la justice au service de l’ordre est impitoyable, de mauvaise Foi et expéditive, où le langage lui-même se désarticule et se réduit à quelques mots interminablement torturés. Moins qu’au Fascisme, on pense au Stalinisme poussé à l’extrême de ce qu’il aurait pu finir par faire des hommes. La « mentalité » de la pièce est en effet marxiste et la séance d’autocritique à laquelle se livre un personnage enlève toute possibilité de se tromper sur le modèle de l’auteur.
Le travail de Michel Berto est de son côté exemplaire de ce qu’un metteur en scène DOIT faire –avis à vous, ô Vitez et Bourseiller- lorsqu’il s’est chargé de monter une œuvre nouvelle. Il a servi le texte avec une conscience admirable, se refusant à faire de l’art personnel à côté ou contre, mais ajoutant aux intentions, prolongeant le climat, accentuant les ruptures, diversifiant la monotonie, éclairant la continuité et précisant l’environnement de ce « jeu » cruel permanent et constamment redistribué. Son imagination a été foisonnante, mais elle n’est jamais gratuitement livrée. Berto est vraiment un grand réalisateur, comme il est (il le prouve encore ici) un grand acteur. « On » ne devrait pas tarder à lui rendre l’hommage qu’il mérite.

18.11 – Donc, désirant montrer qu’il sait prendre des risques et aider la jeunesse non consacrée, le festival d’Automne a résolu de promouvoir, après une première mise en scène (celle de Brigitte Jaque), une première pièce : POL de Alain Didier Weill. C’est en conséquence l’œuvre qu’il faut considérer ici. Disons qu’elle aurait gagné à être servie par un réalisateur de talent. Le montage de Jacques Seiler est en effet inexistant dans un dispositif laid et mal fonctionnel de Jacques Le Marquet. On sent l’absence de direction d’acteurs. Le choix de Michel Guy est significatif. Il avait, nous écrit le programme, été frappé depuis 2 ans déjà par « une certaine originalité de ton » qui « rompait avec les concessions que font beaucoup d’auteurs à ce qu’ils croient être un effet de mode ». Très franchement, pour quelqu’un qui d’une façon générale n’est justement sensibilisé QUE par la mode, ces lignes sortent suspectes et masquent soit quelque tractation inavouable, soit quelque sentiment de la nécessité de s’excuser, soit un goût pour le boulevard que les déclarations ministérielles  ne laissaient pas soupçonner. POL est en effet écrit comme une œuvre de boulevard. Son style relève de l’insolite facile. Et il faut être bien inculte pour trouver de l’originalité au sujet annexe qui montre un modeste et vieil employé de bureau conquérir par téléphone la secrétaire maîtresse de son patron qui travaille depuis des années dans le même bureau que lui sans jamais s’être seulement aperçue de sa présence. Et il faut ne jamais avoir lu Anouilh pour trouver « personnelle » la scène où le héros brûle des billets de banque. Que dire aussi des 2 bons braves flics popotes, du  commissaire agité à la De Funès et du patron stupide que chacun s’accorde à regarder comme un homme « très généreux » ?
On nous a rebattu les oreilles avec le fait qu’il s’agissait d’une œuvre sur la communication : Pol sème la pagaille dans une petite ville tranquille UNIQUEMENT parce qu’il parle aux gens. Bien ! Supposons que dans notre civilisation personne ne soit liant. Je n’en suis pas persuadé, mais soit. Que dit-il ? « Bonjour ! Ça va bien ? Beau temps pour la saison ». À part ça, impossible de lui arracher un mot. Le bougre arrive le sourire aux lèvres et la main tendue, et puis il s’amuse à proposer aux autres le mystère de son personnage. Il agit comme un catalyseur. Cette attitude provoque des réactions chez les autres et les amène à se transformer. De quelles transformations s’agit-il ? Le patron, qui a des choses à se reprocher, croit à un chantage, a la trouille et donne du fric. Un type « poétisé » par l’événement, se met à jouer de la clarinette. Les flics ne « comprennent pas » mais se laissent entraîner à la bacchanale des billets de banque. Le vieil employé se décide à jouer le rôle d’un Anglais appelant la jeune fille depuis Londres. Je n’ai pas détecté de « modification » plus subtile, et j’ose dire que tout cela vole bas. J’eusse aimé que les choses aillent BEAUCOUP plus loin à tous les niveaux. Et qu’il n’y ait pas de gratuités. Or il y en a : Pourquoi Pol porte-t-il allègrement une valise que chacun à part lui s’accorde à juger excessivement lourde et qu’y a-t-il dedans ? Par quel miracle peut-il s’évader de l’hôpital en faisant des sauts de puce ? Nous n’aurons jamais l’explication de ces bizarreries qui le sont en tant que telles.
Bref, cette pièce, « originale » m’a paru vieille par sa forme et par ses réminiscences. Tout ça, je l’ai (et je m’en excuse) déjà vu et entendu naguère.
Ce n’est pas par hasard d’ailleurs que presque toute la distribution a 50 ans. Seiler a nagé dans un terrain familier. C’est celui de son absurde personnel, qui faisait merveille dans LA MAISON D’OS sous la férule d’Arlette Reinerg, mais qui sort ici ECULÉ. Michel Guy s’est défini par ce choix comme ce qu’on savait déjà : un réactionnaire fermé à la VRAIE COMMUNICATION : celle qui concerne les hommes d’aujourd’hui.

Publié dans histoire-du-theatre

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