21 septembre au 31 octobre 1973

Publié le par André Gintzburger

UNE DÉCOUVERTE À BRUXELLES

21-09 -     Nonobstant l’extrême ambiguïté du propos qui renvoie dos à dos chrétiens et athées dans un même état de suspicion réservée, le MISTERO BUFFO de Dario Fo, monté par Arturo Corso pour la NOUVELLE SCÈNE INTERNATIONALE est un remarquable spectacle. Partant d’une “conférence spectacle” au cours de laquelle l’auteur “exécute 4 ou 5 monologues” transposant des récits de tradition populaire (nécessairement chrétiens d’inspiration, puisqu’il est italien) en pamphlets contestataires, voire révolutionnaires, le réalisateur va au bout de l’intention, rajoute et recompose des chants, et crée un édifice qui, s’il ne fait pas l’unanimité au niveau des idées, force l’admiration à celui du théâtre. Jamais, je crois je n’ai vu tant d’imagination déployée. Jamais, je crois je n’ai vu aboutir de façon convaincante tant de gestes et de tableaux avec si peu de moyens : une quinzaine de bâtons, un drap de lit blanc, trois tables et une douzaine de chaises, il n’en faut pas plus à cette équipe pour refaçonner le monde de la façon la plus convaincante qui soit. Il est vrai que la troupe sait tout faire : jouer la comédie (pas mal), s’exprimer corporellement avec habileté et exactitude (bien), chanter de façon bouleversante (admirablement). La beauté des tableaux obtenus fait songer à Chéreau. La rigueur de l’exécution, pourtant aisée d’apparence et libre, confond, comme remue cette musique venue du fond des coeurs prolétariens. On est irrité parfois, mais constamment tenu en éveil, même en haleine, par ce rythme, ce nourrissement permanent, cette perfection.
Comme le titre l’annonce, il s’agit d’un mystère”, c’est-à-dire d’une vie du Christ, mais cet évangile est “bouffe”. C’est-à-dire à proprement parler qu’il se rebouffe soi-même après s’être dégluti. Un Évangile en somme Anthropophage. Un Évangile “détourné”. Les personnages disent ce que leur a fait dire l’histoire sainte, et puis ils déraillent, se révoltent, se gauchisent, crient la révolte actuelle face à la religion décadente, pervertie, aliénante, hurlent et chantent la Révolution, l’Espérance de l’Homme en l’Homme, engueulent et stigmatisent le Dieu imposteur et mystificateur. Hélas, ils en parlent trop et parfois se laissent prendre au jeu des imageries d’Épinal. Le voilà repris en compte une fois de plus, ce bougre de Christ! Une fois de plus, il est au centre de la contestation, et c’est tout ce que demandent, par ces temps de consciences troublées, les Docteurs ès sciences éternelles! Nous nageons dans le sacrilège (ne serait-ce pas seulement de “l’irrespect” de bon ton?), dans la recherche “entre chrétiens” d’une nouvelle voie qui puisse faire le poids en face du marxisme qu’on a pris au sérieux trop tard au Vatican et dans ses provinces! Ce n’est peut-être pas TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN, mais c’est CHRÉTIEN ROUGE! Arturo Corso s’en défend. Pour lui, Dario Fo ne parle du christiannisme que pour le jeter aux orties. Pour lui, la Passion de NCUC n’est qu’un moyen de parler de l’actuelle revendication du Peuple. Pour lui, ces événements “historiques” sont un véhicule comme un autre de subversion. Monique Bertin abonde parce que la pièce ne parle ni de la “Rédemption” ni de la “Résurrection”. Reste que MOI, par moments, j’ai été gêné par un côté DON CAMILLO. Parce qu’ici on ne fait pas comme en Albanie DISPARAÎTRE la Religion, seule solution pour que les hommes l’oublient et se reforgent seuls une nouvelle promotion. La Bible demeure ici le support de la Révolution. Dire le contraire de ses enseignements, c’est ENCORE considérer ces enseignements comme DISCUTABLES, c’est-à-dire valables.
Quoi qu’il en soit le spectacle est formidable. Et il m’éclaire enfin sur les raisons du succès de Dario Fo.

28-09 -    J’ai revu MAÎTRE ET SERVITEUR à Arras, et je dois dire que j’ai trouvé le spectacle de Prévand bien vieilli. D’abord parce que c’est avant tout un divertissement “culturel”. Le survol en forme de puzzle d’un certain nombre de scènes du répertoire en un rébus semé de chausses trappes (une phrase de Voltaire au milieu de EN ATTENDANT GODOT / un passage de l’ Ecclésiaste déguisé en morceau théâtral, / Biron et Dancourt mélangés à des passages “rares” de Sheakspeare / la scène du sac de Scapin traitée brechtiennement etc...).
Tout cela ressemble à un jeu intellectuel pour adhérents de la MAISON DES LETTRES. Ce n’est pas populaire du tout et c’est même anti-populaire dans la mesure où c’est écrasant de connaissances étalées devant l’ignorant. Je veux bien que cela ait présenté de l’intérêt au niveau de l’animation scolaire, mais ce n’est pas un spectacle à commercialiser. Je regrette de le dire, mais je serai contre l’idée de l’envoyer en pâture aux nègres d’Afrique. J’aurais l’impression d’y faire du néo-colonialisme paternaliste. Certes, le rapport MAÎTRE / ESCLAVE (et son inversion finale), a un contenu - encore qu’il soit un brin téléguidé et quasi cousu de cordes à puits-, mais il est enfermé dans le cocon des initiés et cela me gêne.
Ce qui m’a paru vieilli aussi, c’est l’agression dont le public est l’objet. Cela allait bien à Arras, mais je crois bien qu’à Paris ce type de rapport scène / salle a vécu. On veut maintenant de l’amitié, de la gentillesse, des mains ouvertes et tendres. On n’en à rien à foutre de se faire engueuler par des ringards qu’on paye. Et on n’a pas à accepter à se faire donner des ordres. Popaul l’a d’ailleurs expérimenté à ses dépends. Il n’a guère réussi à se faire obéir. Il est vrai qu’il n’était pas au mieux de sa forme. Il forçait et se forçait et cela se voyait, et il avait l’air pédé. Jean-François Prévand avait au pied levé repris le rôle de serviteur. Il y était un peu frais en ce qui regarde la mémoire, mais très juste par rapport aux intentions du metteur en scène.

05-10 -    Jean-Pierre Vincent a repris sa NOCE CHEZ LES PETITS BOURGEOIS au Cyrano. Il est vraiment dommage que l’opération n’ait pu être complétée par la juxtaposition avec le spectacle du PAO E CIRCO. La réalisation de J.-P. Vincent est en effet parfaite, d’une très grande classe, drôle quoique brechtienne, absolument satisfaisante pour tout le monde. Elle fera l’unanimité. MAIS JUSTEMENT, c’est ce qui me gêne. Elle n’est pas dérangeante parce que personne ici ne s’identifiera à ces petits bourgeois surgis de l’histoire, prodigieusement “situés” dans l’espace et dans le temps, et surtout propres. Du PAO E CIRCO tout le monde ne sortait pas ravi, comme c’était le cas hier soir au Cyrano.
C’est que la version brésilienne, quoique folklorisée, était fabuleusement contemporaine! Celle-ci fait ressurgir un univers montré comme MORT. Vive donc, par ricochet, notre Société, la “nouvelle société” : oui, réellement c’est dommage. Il eût été passionnant de voir dans la foulée, le traitement imposé à un texte par un grand metteur en scène français dans le vent et carriériste, et celui imprimé par une troupe se servant du même texte comme d’un matériau d’authentique combat.

03-10 -    Nous sommes assis sur les bancs du PALACE et en face de nous sur la scène, il y a le PALACE inversé, tel que nous le verrions dans un miroir géant. Et dans ce miroir se reflète toute la DÉCADENCE de notre société. Nous ne nous voyons pas nous-même, mais transposés en terre de revue de music-hall. C’est LUXE d’Alfredo Rodriguez Arias, admirable satire d’une exemplaire lucidité et d’une étonnante férocité. Dans cet univers où l’argent coule à flots, s’étale insolemment, triomphe dans le mauvais goût du clinquant, tout est figé, mort, factice. Les sourires sont des rictus. La musique est une fontaine sirupeuse. C’est tout notre “système” que “critique” Arias AVEC les moyens du système. La démarche est la même que pour COMÉDIE POLICIÈRE mais avec beaucoup plus d’évidence. Certains spectateurs reçoivent cela comme une gifle magistrale. Aussi n’aiment-ils pas tous.Il n’est pas “agréable” d’être aussi clairement invité à considérer la poutre qui est dans son propre oeil. Il y a heureusement pour eux, quelques faiblesses dans le spectacle et notamment le texte qui m’a paru un brin simplet. De toute manière on ne le comprends guère et les ânonements de Zobeïda Jaua sont difficilement perceptibles à une oreille française.
Il y a aussi par moments des longueurs. C’est dommage car réellement, il arrive que l’on s’ennuie un peu. Mais aucun spectacle n’est, ne peut être, ne doit être parfait. Tel qu’il est, LUXE est remarquable et les vingt dernières minutes sont fabuleuses.
Allons ! L’argent de la cour a été bien employé!

LA Belgique À LA MODE

13-10 -    Je pense que si Mickery a sommé la moitié de l’Europe de venir voir le CAMERA OBSCURA en des termes si convaincants que je me suis rendu à GAND tout express pour assister à une représentation de ORACLES, c’est parce qu’il doit avoir avec cette troupe U.S. des attaches d’agent commercial ou de sentiments. Remarquez bien que si votre Oedipe vous travaille, vous prendrez plaisir à ce jeu extrêmement intelligent autour du mythe célèbre.
Antigone y provoque son papa en des gestes qui prouvent que si ledit était coupable d’avoir couché avec sa mère, ça n’empêchait pas la fille de désirer se faire baiser par son père. Laïos n’y est point mort et vient semer une sacrée merde en réclamant sa Jocaste. C’est lui qui à l’issue d’un repas réunissant toute la famille et qui ressemble au banquet de MACBETH, tend à Oedipe la fourchette et le couteau qui lui permettront de se faire crever les yeux. Les protagonistes de cette “remise en généralisation” n’y vont pas de main morte quand ils se tapent les uns sur les autres, d’où il ressort que la violence et inséparable de l’inceste. Bref, c’est une “variation” qui nous vient de Jameston (N.Y.) et qui est due à un groupe de jeunes gens venus de l’Amérique (blanche) toute entière, réunis selon le programme, par leur “préoccupation commune” ...
Ils jouent bien, ces incestueux qu’a dirigés Franz Marijnen sur un texte de Andy Wolk. Ils sont jeunes, beaux, violents, ils n’ont pas l’air drogués et les acteurs qui incarnent Jocaste et Oedipe portent bien leurs nudités lorsqu’ils s’étreignent en des poses pleines d’esthétisme qui doivent sortir des 143ème et 144ème positions en amour, après qu’Oedipe eût  échappé à une tentative de la Sphinx, qui, vaincue au niveau de l’énigme, voulait visiblement se faire vaincre de surcroît sur le plan sexuel (sans doute pour mourir de la “petite mort” au lieu d’aller bêtement se fracasser sur les rochers comme le dit une légende “inventée après coup par ceux qui voulaient l’utiliser au service de l’ordre moral”). Le montage a un grand parti de pauvreté. On joue dans un espace rectangulaire avec les spectateurs sur des gradins tout autour. Que puis-je dire, c’est très bien, mais la gestuelle n’est pas très nouvelle et l’ORBE faisait mieux dans l’ORATORIO CONCENTRATIONNAIRE. Et puis ces extrapolations intellectuelles et physiques ne m’aident en rien dans ma libido. Elles me paraissent inutiles, ressortir de la voie de garage. Mickery serait-il du même bord que Ninon Tallon? Qui cela pourrait-il intéresser à Paris, hors les snobs. Ce n’est pas assez “riche”, pas assez “curieux”, pas assez “nouveau”. Alors QUI? Les étudiants de l’U.J.P.? Ils sont bien trop convenables!

Mickery était un  Producteur Hollandais très estimé à travers le monde et de toute manière un remarquable serviteur du grand théâtre. Je me souviens du discours qu’il prononça devant 500 directeurs de structures et de festivals internationaux réunis à l’occasion dun meeting le jour où il annonça qu’il abandonnait son métier parce qu’il souffrait de l’incompréhension qui trop souvent existait entre les artistes et des gens comme lui, de l’indifférence avec lequel d’exigeances en exigeances,certains créateurs acculaient le producteur qu’il était à une faillite certaine s’il cédait.

14-10 -     J’ai profité de ce séjour pour voir  NOSFERAT à Bruxelles. C’est un spectacle de Maurice Rabinowicz écrit par Yvette Michelems et monté avec la collaboration de la RTB de Liège qui a fourni une très importante bande sonore en bruits et musiques qui jouent leurs rôles de façon permanente. C’est sur cette partition que les acteurs jouent. C’est une extrapolation autour de l’anecdote de Jack l’Éventreur, qui situe ce dernier comme un fils de la bonne bourgeoisie londonienne et le montre “exécutant” les prostituées “au nom de la Vertu, de la Morale et de l’ordre”, conséquemment à une éducation répressive qu’il a reçue, spécialement sur le plan sexuel.
L’idée est intéressante et je dois dire que les motivations des classes sociales en jeu sont très clairement opposées. (Le monde des “filles” est naturellement rejoint par celui des “pauvres” et il y a une très belle scène où l’on voit une jeune personne pas encore putain mais “qui veut se débrouiller seule”, engager chez un prêteur ses uniques chaussures pour pouvoir se payer un lit dans un asile. Elle se prostituera plus tard, se fera éventrer par l’assassin et accouchera dans la scène finale du drapeau rouge -sic!-. Il y a aussi une scène très signifiante où l’on voit le Préfet de police et la Reine Victoria décider de raser le quartier “réservé”, l’un pour assainir l’air moral de la ville, l’autre parce que, en Grande Reine, elle devine tous les bénéfices qu’apportent les travaux de reconstruction).
Malheureusement le parti de la mise en scène appelle des réserves : le spectacle est tout entier monté au ralenti, et ce qui pourrait être intéressant lorsqu’il s’agit de “dénoncer” une société morne, morte, figée, drapée dans ses tabous, sa Dignité et ses hypocrisies, devient PROCÉDÉ pur en se généralisant sur toute la soirée.
Rabinowicz renvoie finalement dos à dos deux univers grossis à la loupe et simplifiés au degré de la caricature, mais vivant au même rythme interminable. Ce n’est pas qu’on s’ennuie, mais quand un acteur met 2 minutes pour franchir un plateau de 6 mètres, j’estime qu’il doit répondre à une motivation que j’approuve.
Je pense que ce spectacle eût gagné par des ruptures de mouvements. Il y a cela dit des trouvailles : chaque scène est annoncée par un signe dans une scène précédente. Et c’est fort bien joué. Mais cela reste au niveau de la bonne intention quoique impeccablement réalisé avec rigueur et dignité.

15-10 -    Outre que DON QUICHOTTE me paraît être un des romans les moins adaptables au théâtre, parce qu’il y manque ce qui fait le ressort du théâtre, c’est-à-dire une intrigue, une évolution des personnages, l’indigente pauvreté d’imagination dont a fait preuve Gabriel Garran au niveau du montage m’a amené très vite à songer que ce spectacle était la médiocrité elle-même réincarnée!
Non que Rufus ne soit un chevalier à la triste figure plausible, ni que Santini, quoique un peu mincet pour le rôle, n’incarne un Sancho acceptable. Rossinante et la baudet ont été conçus avec art par Hortense Guillemard.
Mais tout dans cette entreprise PUE la tâche accomplie sans joie. Les acteurs cachetonnent et cela se voit. Ganzl ne s’est pas cassé la tête, et c’est lisible. Garran a fait son boulot de propagateur du théâtre “populaire” et rien de plus et c’est sensible. Aucune DIMENSION ne surgit. Je reste indifférent à ces pitres sans contenu! (ou plutôt VIDÉS du contenu qu’y avait mis Cervantès!) et je m’irrite aux pitreries des comparses, qui semblent sortir tout droit d’un spectacle du J.T.N.! Bon, j’en ai assez dit. Je suis parti à l’entr’acte.

17-10 -    Je n’avais pas bien compris en son temps, pourquoi Attoun avait éprouvé le besoin de publier LA CHASSE d’Elie Pressmann. Du moins avais-je lu une pièce. Il semblerait que la compagnie de la grande cuillère n’en ai pas fait autant car rien ne m’est parvenu de sa vision, pas plus d’ailleurs que de l’oeuvre! Je n’ai rien retrouvé de mes souvenirs et je n’ai rien trouvé d’autre. Le programme cite largement Nietzsche. Ca ne m’a pas aidé. (Cyrano 22h)


18-10 -    Curieux spectacle désespéré et désespérant que celui du MEDICINE SHOW. L’Amérique s’y reflète dans ce qu’elle a de complètement moribond et cela donne comme une espèce de MAGIC CIRCUS triste, au ralenti, qui raterait tous ses numéros et aurait un goût de mort. Le MEDICINE SHOW vient d’une tradition de l’Ouest américain. Des charlatans y vendaient à la criée des médicaments miracles en appuyant leurs commerces sur des spectacles de tréteaux (danseuses, prestidigitateurs etc...). La troupe en fait de minables exploits qu’elle débite d’un air absent (un peu trop : on se demande parfois où est la part du vrai et celle du jeu), tandis qu’au premier plan des scènes “idylliques” mornes de l’Amérique bien pensante accentuent en contre poids ce “démontage” en profondeur de l’American Way of Life. C’est je dois le dire, assez étonnant et fort unique sur le plan esthétique dans la mesure où tout est éloigné, mécanisé, déglingué, plutôt dérangeant. Aucun journaliste n’est encore venu au THÉÂTRE MÉCANIQUE, qui n’a jamais mieux porté  son nom, et c’est bien dommage.

19-10 -    J’ai passé une bonne soirée aux Amandiers de Nanterre avec LE DIABLE EN COLLANT VERT de Tirso de Molina. L’événement vaut d’être souligné puisqu’il s’agit d’une mise en scène de Pierre Debauche. Saisi par l’aile de la fantaisie, notre docteur de l’Université de Louvain a réussi à me faire rire et à ne pas me faire regretter de n’assister QU’À un spectacle de divertissement  pur : joli décor, rythme, bonne humeur sur un texte “d’intrigue” amoureuse dépourvu de (presque) tout contenu (juste deux répliques tout à la fin rajoutées par les adaptateurs viennent réveiller impromptu un éclairage MLF ; il y a même des valets qui ne semblent pas “s’insurger contre les conditions”. En vérité, une certaine modernisation du verbe n’est pourtant pas toujours du meilleur goût. En vérité aussi, le jeu est disparate et celui de Françoise Danell en travesti m’a paru ressortir de la plus pure convention tandis que le défaut de prononciation de Pierre Baillot m’a plusieurs fois irrité et fait décrocher. MAIS Jean-François Prévand est remarquable et surtout il y a eu une idée qui fait basculer le spectacle dans le positif : c’est d’avoir fait jouer DON JUAN par François Lalande. ça, c’était génial d’abord parce que cet acteur est admirable et déchaîne la joie de par sa seule apparition, mais surtout parce qu’il est l’anti DON JUAN type, le DON JUAN démystifié par excellence.

20-10 -    Autant j’avais été enchanté par la répétition à laquelle j’avais assisté il y a une quinzaine de jours du NUAGE AMOUREUX de Memet d’après Nazim Hikmet, autant je n’ai pas été pleinement convaincu par la première représentation vue hier soir à Nanterre. Je pense que le spectacle va trouver son équilibre, mais pour l’instant, il ne l’a pas et le POETIQUE l’emporte beaucoup trop sur le VIOLENT, la bluette sur le politique. Au surplus, les ruptures manquent de netteté et l’ensemble sort un peu monotone, pour ne pas dire confus. En fait, ce spectacle n’est pas “libéré” de ses bidons, matériau d’environnement superbe et signifiant, mais lourd et dangereux. Au lieu de “jouer” les acteurs pensent à ces cylindres et cela se sent.
Bref, pour l’instant on a un joli conte oriental un peu guindé, mal contrebalancé par un contenu contestataire qui existe mais ne s’extériorise pas suffisamment. Je crois qu’il faudra que je revoie ce spectacle. Il n’est encore qu’à l’état de promesse.

24-10 -    C’est du théâtre de COMBAT. En ces temps d’oppression ascendante, Alain Scoff et son Théâtre Bulle font comme si la liberté de contester restait totale, et il montre au Théâtre Mouffetard J’AI CONFIANCE EN LA JUSTICE DE MON PAYS ou comment on fabrique une émission “objective” de TV pour “informer” le public sur les circonstances de la mort suspecte dans les locaux de la police de Chambéry d’un jeune homme de 20 ans qui se serait suicidé. On se souvient : il s’agit d’un fait divers authentique sur lequel jamais la lumière n’a été faite.
Tout y passe : l’hypocrisie de la TV, son “style” faussement jeune, gai et dynamique, la brutalité des flics, la complicité de la Justice. Bref, c’est un spectacle TRÈS VIOLENT, très courageux et pourtant très plaisant, très agréable à voir et à entendre, un peu à la limite du cabaret. La dénonciation est forte. Mais elle demeure un peu trop au premier degré (oui, c’est moi qui l’écris : je veux dire à un degré simplet. Attoun pourra parler de “naïveté” et d’autres moins bienveillants de “puérilité”). Elle ne décolle pas. Elle ne débouche pas sur une colère du spectateur. Elle reste “constat”. Même je dirai qu’elle ne prend pas assez parti : des gens pourront sortir en pensant qu’il y a un doute, que ce jeune homme n’a peut-être pas été assassiné. La démarche est pourtant à encourager. Scoff est jeune, trop jeune, mais il promet. À suivre.

25-10 -    Un marquis pervers qui n’est pas sans rappeler celui de Sade, s’amuse à des expériences sur la nature humaine et enferme pendant vingt ans quatre enfants, deux garçons et deux filles pris au berceau. Élevés dans un total isolement, chacun dans son cloisonnement recevant d’un même couple de nègres une éducation semblable, ils sont soudain mis en présence les uns des autres à la faveur d’une soirée mondaine : le marquis et ses invités, cachés, observent le comportement de ces jeunes hommes et filles découvrant tout à coup, et qu’ils ne sont point les seuls, et qu’il existe un sexe opposé. L’objet de la “DISPUTE” est de décider qui de l’homme ou de la femme possède la meilleure “nature”, qui est le plus constant.
Ce thème d’une étonnante cruauté et d’une remarquable modernité, a été inventé par Marivaux et à la Comédie Française on l’eût montré dans un rythme “alerte” et “léger”, au nom d’un sautillant, divertissant et aimable “marivaudage”. Je ne doute pas que les Docteurs ès tradition ne crient à la trahison devant la réalisation de Patrice Chéreau. Et pourtant ce qui m’y a frappé, moi, c’est que le génial enfant prodige du T.N.P. de Villeurbanne, ait extraordinairement SERVI son auteur, éclairant avec une fantastique lucidité ses motivations.
OUI, c’est bien cela Marivaux, au moins celui de cette pièce, et j’imagine qu’il avait inventé son marivaudage (si tant est que l’initiative vienne de lui et date de son temps), pour faire passer les pilules amères entre les griffes d’un Pouvoir répressif auprès duquel le nôtre fait figure d’enfant de coeur.
Est-ce à dire que j’ai été pleinement, complètement comblé par cette soirée super intelligente?
Oui, pendant une heure, en gros entre 21h et 22h30, en fait pendant l’acte consacré à l’éveil de la jeune fille incarnée par Laurence Bourdil.
L’actrice y est pour beaucoup, tant elle est fraîche, juste, spontanée, drôle et touchante, vive et toujours diverse. OUI, à certaines trouvailles comme la périlleuse traversée de la fosse d’orchestre sur une étroite passerelle par l’équipée des “voyeurs”, symbolisant à la fois le passage dans l’univers concentrationnaire et la séparation de la scène et de la salle.
NON durant l’interminable et chiant prologue où les “mondains” (quelques dames et Roland  Bertin) expliquent leur “dispute” dans une pénombre quasi totale au milieu de la salle en des termes guindés qui rappellent la “Conversation dans le Loir et Cher”.
NON durant toute la fin. Cela vient-il des trop fréquents baissers de rideau?
Cela vient-il de ce que la deuxième cobaye, Hermine Karaghouz, ne fait pas le poids après Laurence Bourdil? Faut-il accuser un patinage du texte ou un épuisement des acteurs?
Chéreau a-t-il callé en imagination ou cet étirement qui correspond à un resserrement du décor autour des protagonistes (symbole sans doute de ce qu’ils prennent conscience de leur prison tandis que nous comprenons davantage à quel point l’univers inventé est concentrationnaire, la “Connaissance” engendrant la disparition de l’illusion de “liberté”), est-il voulu?
Toujours est-il que j’ai décroché et que je me suis senti tout étonné d’y voir clair lorsque les lumières de la salle se sont rallumées après 3 heures de pénombre.
Très belle pénombre cela dit et pour une fois suffisante pour qu’on l’accepte sans être gêné (du moins après le prologue où vraiment notre Patrice exagère. Son pinceau lumineux dont on suit les mouvements reflétés par un miroir est très beau, mais réellement pas suffisant). Immense et magnifique décor oppressif.
Bref, c’est un admirable spectacle au niveau des intentions. Mais si vous ajoutez à ce que j’ai déjà dit qu’on ne comprend rien à ce que disent les deux nègres (pourtant censés d’après le texte avoir appris le français aux enfants!), vous comprendrez qu’on n’en sorte pas très satisfait. On peut même se demander ce qui aurait “passé” s’il n’y avait eu Laurence Bourdil!
Enfant prodige, aussi enfant prodigue des deniers de l’état, Chéreau nous baille du PARFAIT IMPARFAIT. Cela évoluera-t-il vers le PARFAIT? Peut-être s’il sert de son splendide isolement et de son égocentrisme au front bouillant.

27-10 -    Après le “dépolitisé” voici que Ninon Karlweiss pourvoie maintenant Paris (Espace Cardin) en dégueulasse. THE KARL MARX PLAY est une opération qui vise à minimiser, voire à ridiculiser l’auteur du CAPITAL, en tout cas à montrer qu’il était paresseux, incapable de gagner la vie de sa famille, mû par une inspiration de romantique “illuminé”, et, ô merveille des trouvailles, Juif croyant : c’est Yaweh, imploré par lui, qui lui insufflera le courage d’écrire “le livre”!... Engels, “ami de jeunesse” de Marx est de son côté montré comme un gandin. Visiblement, le seul personnage qui bénéficient des sympathies de l’auteur est Jenny, épouse du philosophe, aristocrate à l’esprit bourgeois, dont le souci essentiel est de marier ses filles avec de bonnes dots!
Le marxisme est au fil de cette entreprise constamment écorné par des piques.
Mais la “contestation” est présente sous l’incarnation d’un Noir américain du XXème siècle qui “regarde” ces personnages désuets avec l’oeil distancié du contemporain détenteur de “vérités” destinées à irriter le blanc Américain : le salut, pour lui, viendra des Africains!
L’auteur de cette opération est un nommé Rochelle Owens. La réalisation est de Mel Shapiro qui a mis en scène ce texte avec des moyens directement empruntés au Boulevard (disons : à Broadway). Le jeu est conventionnel, appuyé au niveau des “effets”. Les acteurs cachetonnent visiblement, mais avec un grand contentement d’eux-même.
Mais j’allais oublier de dire que c’est une comédie musicale : Galt Macdermot, l’auteur de HAIR, a pondu une vingtaine de chansonnettes violoneuses où l’on ne retrouve en rien son inspiration précédente, et qui sont de surcroît mal chantées. On veut penser qu’il a fait cette besogne pour de l’argent!

28-10 -    Installé maintenant à Choisy le Roi, le THÉÂTRE DES HABITANTS grossi d’acteurs comme Alain Olivier, Sylvie Fischer, Roséliane Goldstein, dont les origines montbéliardaises me semblent douteuses, monte GEORGES DANDIN pour l’inauguration de son activité exilée.
C’est Jacques Roch qui a fait la mise en scène dans un décor abstrait qui fait un gros appel à l’imagination du spectateur, dans la mesure où les lieux concrets n’y sont suggérés que par les itinéraires impartis aux interprètes.
Naturellement, le spectacle est tout à fait SIGNIFIANT des barrières sociales du siècle de Louis XIV et pour accentuer le fait que les “classes” y constituaient une frontière EN SOI, Georges Dandin n’est montré ni comme un balourd, ni comme un paysan : très correct de mise, pas mal fait de sa personne, il pourrait constituer pour Angélique un mari acceptable S’IL N’ÉTAIT PAS SON INFÉRIEUR. Roch n’a toutefois pas été jusqu’au bout de son parti à mon avis en ce sens qu’il est tombé dans la tradition qui consiste à caricaturer les Sottenville et même Clitandre, montré comme un jeune gandin, déjà irrémédiablement marqué par les tics de sa classe.
Angélique et sa dévouée servante Claudine, sont aussi campées en termes très conventionnels et on est loin de la réhabilitation de la jeune fille VENDUE par ses parents qu’avait si intelligemment su montrer Rousillon. Naturellement, rien ne tire au rire dans cette réalisation et s’il n’y avait la connerie du prolétaire Lubin pour nous dérider un peu parfois, je crois qu’on ne sourirait jamais.
De toute manière, on s’emmerde pas mal. Mais c’est intéressant. On sent une jeune patte, mais une poigne vigoureuse derrière ce montage rigoureux, et en tout cas impeccable et bien joué.

31-10 -    Je suis retourné voir LUXE et je corrige un peu ce que j’ai écrit précédemment. À cette seconde vision, la surprise ne joue pas de la même manière et il apparaît que toutes les scènes qui précèdent le final sont réellement lentes, laborieuses, emmerdantes et appliquées. Il est vrai qu’Alfredo Rodriguez Arias nous renvoie l’image de notre propre décadence à travers le miroir de la revue. MAIS, il me semble clair que cette décadence EST AUSSI LA SIENNE et celle de son équipe. La vision “critique” est aliénée par l’adhésion à NOTRE civilisation. D’où l’ambiguïté du spectacle.
Au fond, je pense que si Alfredo avait disposé de trois milliards comme c’est le cas de Gyarmathy, le LUXE de l’entreprise eût effacé la contestation du propos. Dans les dernières minutes, d’ailleurs, ce sont les propres recettes du genre qui emportent l’adhésion. Et je suis sûr que pour les spectateurs “ordinaires”, c’est le clinquant qui gagne. Le propos n’est donc pas très FRANC. Il est roublard et je rêvais que cette midinette décrite à la conquête de la gloire, elle vit une aventure qui tout compte fait n’est pas si éloignée de celle de ce groupe d’immigrés venus du fond de l’Argentine et qui au terme d’une ascension calculée et bien organisée, a réussi à conquérir un certain PARIS. Et en voyant très loin là-bas, sur la scène Alfredo faire le pitre, Marucha et Facundo impeccables et guindés, je pensais que leur vrai but, c’est la vraie gloire et la vraie fortune, celles qui s’acquièrent quand on passe, avec talent, de la contestation à l’utilisation du système. Le TSE a compris qu’il pouvait, DANS LE SYSTÈME, acquérir un statut de privilégié. Je serais surpris que l’avenir ne me prouve pas le bien fondé de cette analyse.

31-10 -    Comme j’étais au PALACE, j’ai assisté dans le sous-sol à la Couturière des QUATRE JUMELLES de Copi, réalisation de Lavelli. Le bruit courait que ce spectacle frapperait d’effroi le public et que l’horreur de la situation ne permettrait peut-être pas à la représentation de se dérouler jusqu’au bout.
En fait, je me suis plutôt pas mal marré durant la soirée et je n’ai pas remarqué que quiconque se soit évanoui dans la salle.
Le sujet est assez confus à dire vrai : deux soeurs droguées livrent un combat sans merci et (au sens propre) sans culottes, à deux autres soeurs qui cherchent à leur piquer leur pognon et leurs stupéfiants. Bataille sans merci où chacune meurt ou fait la morte dans un style qui curieusement n’est pas sans rappeler Beckett. L’humour de Copi est toujours sous-jacent et c’est pourquoi on ne peut être horrifié. La “subversion” est d’autre part limitée à un divertissement d’intellectuels de gauche. Ces jumelles qui s’étripent de façon dégoûtante ne gêneront sûrement pas le populaire, qui d’ailleurs les recevrait très haut au dessus de sa tête, à moins qu’il ne soit charmé par les visions plaisantes de ces cons et de ces toisons aimablement exhibées sous couleur de réalisme. Bref, un vrai spectacle signé “Festival d’Automne”. Ninon Karlweiss était là!... Un spectacle d’avant-garde à la mesure de l’ère pompidolienne!




Publié dans histoire-du-theatre

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