Du 20 septembre au 12 décembre 1997
APRÈS STOCKTON et AURILLAC, BRUXELLES
20.09.97 - Voici du nouveau, et du beau nouveau dans l’univers du cirque. Une compagnie belge, nommée « Feria Musica », présente à Bruxelles aux Halles de Schaarbeek un spectacle intitulé « Liaisons dangereuses », qui fait novation sur plusieurs plans. D’abord situons le contexte : c’est une piste ronde sur laquelle est posée une structure compliquée de fils et de passerelles qui aboutissent en hauteur au-dessus d’un filet de sécurité aux accessoires connus des sauteurs périlleux. Quelque part, il y a un petit orchestre. Il y a aussi une grande balançoire sur laquelle s’entasseront les personnages. L’un après l’autre, au gré du balancement de l’engin, ils seront jetés sur le début du parcours acrobatique qui va être à la fois celui de tous et de chacun, et il n’y aura aucune performance qui ne soit accompagnée du regard et du geste par tous les autres. Qui sont-ils, ces personnages vêtus comme des routards, transportant des ballots et des valises ? Dès l’entrée de jeu, leur itinéraire sera dangereux car le sol a été largement incendié en plusieurs points et ils doivent éviter les flammes pour atteindre leur point de départ vers les hauteurs, hauteurs qu’ils graviront difficilement et comme maladroitement. Maladresse voulue, bien sûr, puisqu’on s’apercevra plus tard que chacun, dans sa discipline, est parfait. C’est aussi au feu que seront confrontés les très beaux chevaux qui courront sur la piste. Les numéros commis avec ces chevaux sont ensuite assez banals, sauf lorsqu’une écuyère se couche sous le ventre de la bête, et quand une autre s’endort sur le flanc d’un autre, étendu. « Serrés et solidaires, comme s’ils avaient peur de reposer jamais le pied sur une terre hostile, les voyageurs qui ont peut-être échappé à la catastrophe, contournent les obstacles, toujours comme en apesanteur, se hissant, bondissant, planant, s’accrochant car ils sont trapézistes, voltigeurs, fildeféristes, clowns même, tandis qu’au sol, les animaux libres de toute sangle ou selle évoluent, semblant prêts à la rencontre. « C’est une conception de gens dont il faut citer les noms : Philippe de Caen, Benoît Louis et Dirk Opstacle.
RETOUR À LA ROUTINE PARISIENNE
26.09.97 - Michel Piccoli, vêtu d’un grand manteau qui lui donne l’air d’un curé, dissèque un texte de Marguerite Duras intitulé « La Maladie de la mort », à l’intention d’une danseuse nommée Lucinda Childs, qui, malheureusement, le relaie quelquefois pour prononcer quelques phrases. Je dis « malheureusement », parce que Piccoli a beau être coincé par le metteur en scène Robert Wilson dans une direction qui ne lui laisse aucune liberté de geste ou d’intonation, il arrive, par sa présence, à faire écouter cette histoire simplette, en somme, qui raconte une aventure sans lendemain entre un homme et une femme au bord de la mer. C’est Robert Wilson qui a conçu le décor fait de grands plans verticaux à angles tranchés, qui laissent parfois apparaître le cyclo du Théâtre de Bobigny.
30.09.97 - Mehmet Ulusoy a fait faillite. Il n’a plus le droit d’utiliser son « Théâtre de Liberté ». Au lieu de chercher, comme d’autres, un nouveau style qui rappelle le premier, il a rompu totalement avec ses souvenirs que tant de gens ont partagés. Et c’est « Tarhunda Théâtre » qui présente au Petit Tourtour, après l’avoir rôdé à la Maison de l’Acteur de Montrouge, « Le Cri », « d’Antigone à Zlata, le cri des femmes qui ont dit non ».
C’est une très remarquable actrice, Florence Hebbelynck, qui interprète successivement les héroïnes révoltées, Antigone, on vient de le dire, Médée, Anne Franck, Jeanne d’Arc, Tania, Carmen (pardonnez-moi, je cite l’ordre de mémoire). Pierre Puy lui donne les répliques. Il y a aussi un musicien, Stéphane Gallet, qui accompagne très joliment le jeu avec des instruments extrême-orientaux. Comme vous le devinez, chaque scène est empruntée à un auteur différent, mais où l’on retrouve les préférences de Mehmet : Brecht, Nazim Hikmet, Dario Fo, même si des gens comme Anouilh, Sophocle et Mérimée sont aussi au programme. Faut-il dire que le dispositif de Michel Launay est riche de nombreux accessoires habilement utilisés, mais parfois trop répétitivement, comme souvent avec Mehmet qui pousse les acteurs à une gestuelle et à un paroxysme qui, tout à fait admirables et efficaces, dans la première partie du spectacle, finissent par devenir procédés, donc lassants, vers la fin. Il y a des moments où l’on a envie de dire, en contemplant et en entendant tant de beautés, que « trop, c’est trop ». On sature. C’est dommage.
03.10.97 - Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand est une œuvre fleuve qui comporte quelques morceaux de bravoure célèbres à juste titre, pas mal de tunnels qui exigent un acteur sensible pour les faire passer, et qui est singulièrement muette sur ce que fut, non pas l’homme au trop long nez, mais l’auteur subversif, visionnaire, et très en avance sur son époque. Jérôme Savary n’a pas cherché à creuser, ou à faire apparaître ce que Rostand, le cocardier, ne disait pas. Il nous balance à Chaillot une grande machine, « populaire » avec, dans le rôle-titre, une vedette, Francis Huster, qui est beaucoup trop fluet pour le rôle et n’est pas le personnage.
05.10.97 - Ce n’est certes pas moi qui reprocherai à Alain Françon, pour son premier spectacle au Théâtre de la Colline, d’avoir choisi une pièce contemporaine qui parle des machinations entre les capitalistes de l’armement, et ceux de la distribution alimentaire industrielle. Certes, la pièce d’Edward Bond, « Dans la compagnie des hommes », aurait besoin d’un aide-mémoire pour que les arcanes de l’intrigue commerciale dont il s’agit soit compréhensible aux néophytes. On a un peu l’impression que l’auteur anglais part du principe que tout le monde est au courant de ces mœurs-là et, en effet, on l’est à peu près, mais pas toujours au point de bien pénétrer les méandres de son texte. Il faut dire que celui-ci est un brin confus, car il mélange deux choses qui n’ont rien à voir, mais s’interpénètrent : la lutte impitoyable entre les groupes qui régissent notre monde, d’une part, un rapport oedipien entre un fils adoptif et son père, d’autre part. Tenté par un concurrent d’assassiner financièrement ce père, le jeune homme tentera de le tuer pour de bon mais ne le fera pas. Après avoir replongé dans sa misère originelle, il parviendra cependant à pénétrer ce meurtre par la seule vertu du récit de cette intention. Lui-même se pendra au milieu du mépris général. Alors je me pose la question : qu’est-ce qui a intéressé Françon dans cette œuvre compliquée ? La dénonciation, qui n’en est d’ailleurs pas une puisque le monde décrit est laissé au jugement de chacun, de l’économie de marché, ou la référence à l’Œdipe ? Je crains que ce ne soit la deuxième option, mais n’anticipons pas…
09.10.97 - La Ferme du Bonheur est située à Nanterre, au bord de l’autoroute 86, dans un coin de verdure oublié. Là, Roger des Prés (est-ce un nom d’emprunt ? ) élève des chèvres et c’est à cheval qu’il commence à dire qu’il est, selon le texte de Dostoïevski, « un homme ridicule ». Son cheval tourne autour d’une tente en plastique transparent, à l’intérieur de laquelle tout a été conçu pour que le public se sente bien. On est dans un salon. Les canapés, fauteuils, chaises sont disposés comme chez soi, au hasard apparent. Seul un feu fait de grosses bûches et des bougies éclairent le lieu. Il y a aussi une mezzanine et une poutre apparente. Par moments, le cheval conduit son cavalier selon un parcours bien précis à l’intérieur de cet espace ultra convivial, où le maître de maison vous a offert un vin chaud lorsque vous êtes arrivé. Point de billetterie. À la fin, un pot de chambre sera présenté très discrètement aux gens par le régisseur : qu’y mettront-ils ? C’est au gré de chacun.
C’est donc « Le Rêve d’un homme ridicule » que dit, plutôt que joue, Roger des Prés, selon un rythme un peu haché, mais avec présence. Bien sûr, il ne tarde pas à descendre de son cheval. Il va et vient d’un point à l’autre de son lieu, très près parfois des gens, s’asseyant auprès d’eux. Il boit parfois une ou deux gorgées de son vin chaud ou remet une bûche sur le feu. À un moment de ce rêve où il imagine une peuplade idéale, six chèvres symbolisant les vertus pastorales font irruption dans le lieu et il feint d’en traire une.
On se rappelle l’anecdote : un insomniaque chronique s’endort dans son fauteuil au moment où il va se tirer une balle dans la tête. C’est alors qu’il part en voyage dans ce monde qui n’est pas sur la terre et qu’il va pervertir. Une petite fille croisée au hasard d’un cheminement le sauvera du suicide. Pour signifier que le spectacle s’achève, il mouche ou souffle successivement toutes les bougies.
Philosophe du conte, philosophe de la vie, Roger des Prés s’est construit son propre espace théâtral (qui, bien sûr, est un défi aux règles de sécurité) et c’est évidemment aussi son espace existentiel. Dans la cour, une vieille roulotte en bois à l’ancienne, est montrée par lui aux visiteurs avec gourmandise.
Du 6 au 11.10.97 - Plutôt que d’annoncer « La Mouette », Youri Pogrenitchko serait plus honnête de préciser qu’il s’agit d’une parodie de l’œuvre de Tchékhov. Avec lui, point d’émotion. Deux tout petits rideaux, qui masquent chacun un vingtième de la scène du Théâtre de la Bastille, signifient qu’on obéira aux règles de la distanciation brechtienne. Les acteurs s’y soumettent tellement qu’on a l’impression qu’ils sont là comme s’ils étaient ailleurs, apparemment pas motivés du tout par ce qu’ils font. Ils ne doivent pas êtres fatigués à la fin. Grosse déception.
Par contre, « L’Angoisse russe », ou « Cabaret nostalgique », spectacle chanté superbement par Natalia Rojkova accompagnée à l’accordéon par Nikolaï Kossenko, tandis que Valeti Prokhorov, « maître de cérémonie », fait le pitre derrière et à côté d’eux, est un petit joyau de finesse et de délicatesse.
12.10.97 - Des trahisons, j’en ai vu beaucoup dans ma vie de spectateur de théâtre. Mais des impostures comme celles que commet dans la galerie de Nicole Gautier un certain Laurent Ogée, metteur en scène d’une entreprise signée au titre de la « musique et direction artistique » par Aïda Sanchez, j’avoue que j’en suis resté sur le cul. Oser convier un public en grande majorité jeune à un spectacle appelé « Les quatre jumelles » de Copi, alors que ce qui est montré n’a strictement rien à voir avec l’œuvre écrite, il y a de la malhonnêteté à ne pas annoncer qu’il s’agit d’une transposition à complet contresens. Certes, dans le programme distribué, Laurent Ogée avoue bien que « les personnages et les situations inventées par Copi dans sa pièce s’abolissent dans la partition au profit d’une entité polyphonique », ce qui indique bien que les deux concepteurs se sont servis du texte à des fins uniquement personnelles, mais c’est trop tard à ce moment-là : tous ceux qui sont venus voir LES QUATRE JUMELLES penseront que Copi a écrit son texte pour quatorze jeunes femmes, ce qui est monstrueux quand on sait qu’il l’avait destiné à quatre travestis.
Que reste-t-il dans cette version chantée sur une partition répétitive assez médiocre, de l’aspect immonde de ces êtres à la recherche d’un impossible équilibre entre l’excitation de la drogue et l’apaisement des calmants, pour qui le meurtre était sacrificiel et le langage ordurier volontairement provocateur ? Certes, on entend de temps en temps chanté suavement le mot « salope ». Certes le geste de la piqûre est par moments esquissé. Mais avec cette musique sirupeuse et ces filles qui jouent au chœur antique, au demeurant pas très adroitement, tout est édulcoré. Je m’attendais, par les temps qui courent et sachant où je mettais les pieds, à me trouver en face d’une version soft. Je ne m’attendais pas à un détournement aussi scandaleux.
14.10.97 - Les Maclôma sont de retour au Ranelagh. Hélas ! Hélas ! Hélas ! Que reste-t-il de ce que Dario Fo disait d’eux, parlant de leur « ricanement », sachant « avoir de l’agressivité jusque dans la douceur », clowns « d’une violence tout sucre, tout miel » visant à chaque fois à « dénoncer explicitement le monde trivial, obtus, obscène, sans culture, que nous fait avaler cette société où nous vivons, multi nationale, multi capitaliste, multi consommatrice, multi militaire, multi masculine, autodestructrice ? » Les trouverait-il encore « vraiment révolutionnaires », ces trois hommes fatigués, grimés et vêtus en clowns, qui, pendant une heure et demie, à coups de gags éculés, cherchent à faire rire un public qui reste très insensible à leurs efforts. Oserai-je révéler que la directrice du théâtre, Madona Bouglione, a ronflé vers le milieu de la représentation ?
De toute manière, on se serait attendu à ce que les Maclôma reviennent du Cirque du Soleil, tel Slava Polunine, avec quelque chose de neuf. Mais non : sous le titre « Et les éléphants », ils se sont contentés de remonter « On mourira jamais », qu’ils avaient créé en 1994 au Rond-Point. J’avais gardé un bon souvenir de l’histoire de ces trois vieux clowns en quête d’un emploi, qui se retrouvaient dans l’antichambre d’un impresario qui n’était autre que la mort, mais Visniec, l’auteur roumain, ne disait pas s’ils le savaient. Heureux de se retrouver, mais en même temps concurrents, ils se livraient à un assaut de ce que chacun savait faire. Et c’est bien ce qu’ils font encore dans cette version 97. Sauf que jouer les vieux ringards, c’est toujours périlleux. La frontière entre la vraie ringardise et celle qu’on veut signifier, est fragile. Cette fois-ci les vieux Maclôma ont l’air de vrais vieux et, de toute manière, rien, plus rien, ne transparaît dans ce spectacle de ce qui les avait fait aimer par Dario Fo. Dommage.
15.10.97 - C’est une petite merveille : après avoir ramé deux ans pour essayer de trouver un théâtre et des producteurs pour monter L’HIVER SOUS LA TABLE de Roland Topor, c’est finalement la Comédie-Française qui a daigné accueillir l’œuvre, avec son réputé ringard metteur en scène Claude Confortès. Ce sont des gens de la maison qui ont le bonheur de jouer ce chef-d’œuvre de tendresse et d’humour. Rien de graveleux, et au contraire une exquise pudeur et une exquise urbanité dans les rapports entre cette traductrice petite-bourgeoise et ce S.D.F. émigré d’Europe Centrale qu’elle héberge sous sa table, où il s’est arrangé en prenant bien garde de ne pas déranger les jambes de sa logeuse où il semble heureux. On le voit, le « social » est loin d’être absent de la situation extrême décrite. Mais la dénonciation n’est qu’implicite : l’art de Topor consiste à faire sembler normale, pour ainsi dire banale, une situation que seules justifient les errances de notre société.
La mise en scène de Confortès, dans un décor très fidèle d’André Acquart, est un modèle d’honnêteté, ce qui ne doit pas être lu péjorativement, au contraire. C’est en bon serviteur qu’il a dirigé Claudie Guillot, très BCBG, Florence Michalon et Alain Lenglet, érémiste distingué comme on n’en voit pas souvent. Soixante-quinze minutes de bonheur.
17.10.97 - On vous fait asseoir dans un autobus. Le chauffeur met le moteur en marche, mais tout à coup deux femmes le font descendre, coupent le contact, ferment les portes et annoncent aux « passagers » qu’ils sont pris en otage. Les deux femmes veulent qu’ils entendent leur cri, cri de rage envers la terreur sanglante que font subir les intégristes au peuple algérien, cri de rage aussi contre l’indifférence des hommes aux égorgements de femmes et d’enfants.
Tout est décrit, faits réels à l’appui, impitoyablement. Isabello Krauss et Katy Grandi sont émouvantes, passionnées, et il est bien évident que si elles enfoncent des portes ouvertes (car tout cela est dit, redit, ressassé par des médias occidentaux), ce sont des portes qu’il ne faut pas se lasser de démonter. Donc pourquoi pas aussi au « théâtre » ? Le choix du bus comme espace de « jeu » a sa symbolique qui est d’ailleurs répétée plusieurs fois dans le « spectacle » qui est que, dans ce pays, (mais est-ce seulement dans ce pays-là ?) tout peut arriver à n‘importe qui et à n’importe quel moment. Reste qu’on peut regretter que les deux « tribuns » n’aient pas des noms à consonance arabe, pas plus que les textes qu’elles disent, qui dont signés Jean-Jacques Greneau.
Ce « témoignage de la souffrance d’un peuple », cette volonté de « parler de la condition de la femme », de « dénoncer la barbarie et l’obscurantisme » semble donc être le fait d’un regard extérieur. « Tout est préférable au silence des nations occidentales », est-il écrit dans le petit exposé imprimé qui est remis aux spectateurs. Mais que voulez-vous qu’elles fassent, les nations occidentales, et notamment la France, pour corriger les turpitudes d’un peuple qui ne paraît pas souhaiter qu’on s’occupe de ses oignons ? S’agit-il d’un appel à la « recolonisation » ? J’ai senti dans l’émotion que font parfaitement passer les deux protagonistes comme un parfum de pieds-noirs en nostalgie d’un temps où l’Algérie n’était pas comme ça. En effet, en ce temps-là, c’étaient les Français qui massacraient !
Mais ne soyons pas négatif : tel qu’il est, ce témoignage est terrifiant. On peut s’étonner qu’à la fin les « spectateurs » applaudissent. Ah bon ! C’est rassurant. On n’était pas vraiment en otages. Tout cela, d’ailleurs, se passe là-bas. On n’était qu’au théâtre. Ouf ! En quittant « ALGER MA BLANCHE » (c’est le titre du spectacle) on a un peu l’impression d’arriver là-bas quand on descend du (vrai) bus 150 pour prendre le métro à la station « Aubervilliers quatre chemins ». Ils ne sont pas tellement rassurants, ces groupes d’hommes agglutinés qui vous regardent vous embarquer vers les beaux quartiers. Combien y en a-t-il parmi eux qui savent tuer le mouton selon des rites qui, ne l’oublions pas, sont les mêmes que ceux des bouchers juifs.
04.11.97 - Le théâtre de Poche Montparnasse a son style à soi. Ce n’est pas du boulevard. Ce n’est pas non plus du théâtre qui pense beaucoup. Dans « L’écornifleur », de Jules Renard, on ne rit pas aux éclats, mais on ne s’ennuie pas. La pièce a un petit air désuet avec référence à des valeurs enfoncées depuis belle lurette : le bon bourgeois inculte à l’air con mais pas si naïf que ça. La femme mariée mûre tentée par un jeune homme peu scrupuleux, la jeune vierge tout juste sortie du couvent et ne sachant rien de la vie. La première saura résister malgré son désir et ses avances allumeuses. La deuxième passera à la casserole sans se rendre compte de ce qu’elle fait, en jouant nunuche à colin-maillard. Quant au jeune salopard pique-assiette qui fait croire à tout le monde qu’il écrit une œuvre, ce n’est pas non plus un personnage taillé dans l’or de l’originalité.
Apparemment, Jules Renard a son public. Ce sont des gens entre quarante et soixante ans bien sapés. La mise en scène est de Marion Bierry. Le Poche est une affaire de famille. Sensible et talentueuse, très à l’aise dans un premier degré qui baigne toute la distribution. (C’est dans la salle du haut. Dans celle du bas, Jacques Seiler a repris QUELQU’UN, de Robert Pinget. C’est magnifique d’intelligence. Sans doute trop car, autant c’est presque bourré pour Jules Renard, autant c’est quasi-vide pour son spectacle. Dommage !)
05.11.97 - Finalement, cela s’appelle TOÏEDOVSKI, LECTURE ENTRE CHIENS ET FOUS. J’avais vu en mai dernier une répétition de ce dernier spectacle du 4 LITRES 12 et j’avais émis des réserves sur les rôles joués par les deux femmes, Odile Massé et Noémie Carcaud. Je n’en ai plus. Cette performance, où l’on est sérieusement tenté de classer Michel Massé dans la catégorie des grands clowns, style Polivka, est une parfaite réussite. C’est à la fois un spectacle d’une irrésistible drôlerie, j’ai ri aux éclats comme ça ne m’était pas arrivé depuis dix ans, j’ai même été saisi d’un fou rire…
Et profondément émouvant puisque, après avoir effleuré quelques phrases célèbres d’auteurs dont il ne parvient pas à prononcer les noms correctement, ce qui n’est pas qu’un gag, cela va bien au-delà dans l’inconscient de cette recherche de quelque chose qu’il a à dire et qu’il ne trouve qu’à la toute fin ; il nous dit : « Il y a quelque chose de détraqué entre le monde et moi », et c’est bien le sens de toute cette apparente folie, également nourrie par les deux « spectatrices », qui ont trouvé leur place par rapport au lecteur et qui deviennent lectrices elles-mêmes de façon irrésistible du texte de Guillaume Apollinaire « Les Onze Mille Verges ».
On se demande vraiment à qui un tel spectacle pourrait ne pas plaire. Aux incultes totaux peut-être, ceux qui n’ont jamais entendu parler de Dostoïevski, Proust, Sartre, Nietzsche… Ou même de Rouletabille. (À Nancy. Bientôt à Paris, j’espère)
06.11.97 - On ne peut pas reprocher à Marcel Maréchal d’être infidèle à Jean Vauthier. Sa reprise des PRODIGES dans la salle justement Jean Vauthier de son théâtre du Rond-Point, n’apporte pas grand-chose de nouveau par rapport aux deux précédentes présentations qu’il avait faites de cette pièce, à Marseille et à la Colline il y a cinq ans.
La petite scène du lieu nouveau l’a contraint à étriquer son dispositif. J’avais gardé le souvenir d’une plateforme suspendue, reliée au monde par des passerelles. Il en reste un espace surélevé avec quelques meubles. Le tout n’a strictement rien à voir avec ce que l’auteur avait imaginé comme décor.
D’autre part, c’est maintenant Marianne Basler qui joue Gilly, en lieu et place de Sophie Barjac. Elle ne fait pas plus « jeune fille » que sa prédécesseur. Mais elle est « vive » et « bien habillée », un peu trop agitée m’a-t-il semblé tout au long de ce marathon verbal qu’elle s’inflige comme une poursuite effrénée avec son partenaire, « homme dans sa maturité mais sans graisse » (selon l’auteur), Marcel Maréchal (qui ne répond qu’à la première partie de la description ci-dessus).
L’argument des PRODIGES est simple. Gilly, jeune femme avide, bestiale, futile, mais par ailleurs constamment rabaissée, « vit dans le péché », avec Marc, « dont la démesure et la mauvaise foi manœuvrière balancent les aspirations grandioses ». Elle veut partir. Elle supporte notamment mal la désapprobation que lui voue la vieille nounou, à laquelle son amant est plus attaché qu’à elle. On retrouve avec bonheur dans ce rôle Marie Mergey, qui, elle, répond exactement à la définition de l’auteur : « femme âgée, de caractère doux et entêté ». La pauvre finira cramée devant sa cuisinière, ce qui précipitera, après une heure quarante de joute oratoire brillante et très bien écrite, le départ de l’héroïne. Bien sûr, ce résumé ne rend en rien compte du contenu très dense de l’œuvre dont Vauthier lui-même ne parlait qu’avec des peut-être. Les clefs sont sans doute à chercher dans le christianisme nourri de doutes de l’auteur, que les délices du péché savouré avec honte et contrition n’empêchaient pas de se fustiger avec complaisance. Quelque part, le trajet de Marc le mène vers une conversion. N’est-ce pas ?
08.11.97 - Quelle audace ! Mon Dieu quelle audace ! Olivier Desbordes a réécrit le livret que Meilhac et Halery avaient écrit en 1862 pour LA BELLE HÉLÈNE de Jacques Offenbach. Calchas est devenu curé de la cathédrale de Sparte, Hélène est à la tête d’une bande de suffragettes qui réclament le droit à des hommes virils. Les rois réunis autour d’Agamemnon deviennent des parlementaires. C’est amusant, mais le procédé s’épuise vite et tourne à la revue style cabaret, et, de toute manière, l’anecdote originale imposée par la musique, qui, elle, est immuable, prend évidemment le dessus.
La belle Hélène, incarnée par Anne Barbier, n’a pas l’âge du rôle, n’est pas très belle, et est habillée d’un tailleur austère qui ne la rend guère attrayante, mais elle chante bien. C’est d’ailleurs en cela que le spectacle reste plaisant. L’opéra éclaté et les chœurs Opéra Éclaté sont très bien dirigés par Dominique Trettein, et tous les acteurs ont des belles voix. Le public du Théâtre Silvia Montfort, formé de mélomanes dont beaucoup étaient âgés, et dont certains chantonnaient dans leurs barbes en même temps que les protagonistes, a bien applaudi et s’est visiblement amusé. Il est vrai qu’au lyrique, on n’est pas habitué aux facéties.
09.11.97 - Didier Bezace dirige maintenant le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. « Péreira prétend », avec lequel il inaugure son entrée dans les lieux, fait partie de la série « C’est pas facile », qui avait été créée à l’Aquarium.
Que dire ? Évidemment, c’est très bien, très universel de surcroît. Cela se passe au Portugal, sous la dictature de Salazar, juste avant la guerre de trente-neuf. Le héros, si l’on peut dire, est chroniqueur culturel dans un journal de Lisbonne. Habitué à la censure, installé dans le système de cette dictature paternaliste, dont la police impitoyable était moins omniprésente que chez le voisin franquiste, il vit au jour le jour pas bien, pas heureux, avec quelque chose en travers de la gorge qu’il n’analyse pas bien, jusqu’au jour où un pigiste italien engagé pour rédiger des « viandes froides », est abattu devant lui par ces flics juste après que son directeur lui eût reproché un article non conforme à la ligne officielle. Censure ? Autocensure ? Les censeurs avaient laissé passer le texte. Il aurait donc fallu que le rédacteur se prive lui-même de sa liberté de dire. Alors Pereira sort de son attentisme et, dans un acte authentique de résistance, dirige la notice nécrologique de l’assassiné en des termes qui ne peuvent être interprétés par le pouvoir que comme subversifs.
Mais ce résumé est trop court. En vérité, il s’était établi entre Péreira et un jeune homme engagé dans le combat contre le fascisme une rencontre due au pur hasard, et ce qui emportera sa détermination face à, pour lui, la révélation de la face criminelle du régime, ce sera ce que l’auteur du roman, Antonio Tabucchi, nomme « La raison du cœur ». En effet il s’agit d’une adaptation d’un roman et le metteur en scène ne s’en cache pas. Le côté narratif est affiché et les scènes interviennent au fil du temps qui passe lentement, comme des illustrations de moments essentiels. D’ailleurs, si Pereira est joué par un seul acteur, Daniel Delabesse, sobre, immobile, comme si les années ne comptaient pour lui que dans l’attente de la mort ; celui qui lui donne la réplique, Thierry Gibault, n’est pas seulement l’Italien Monteiro Rossi. Il est aussi « les autres », tout comme Lisa Schuster est Marta… et le Portrait.
Cette notion du dédoublement dans la mouvance du temps qui passe interminablement est parfaitement signifiée par la mise en scène de très vilarienne de Didier Bezace. Un espace en biais coupe le plateau comme un trait contre l’habitude. Dessus, rien, des sièges, parfois, de hauteurs différentes pour signifier les rapports. Des éclairages simples mais parfaits, rien d’inutile et juste ce qu’il faut de son et de musique pour soutenir la non-action.
Alors que veut dire mon « évidemment c’est très bien » du début de cet article, qui recèle une réserve ? Didier Bezace a le mérite de dire à travers le théâtre des choses qu’il est utile d’entendre. N’en déplaise aux désabusés qui ont abandonné le théâtre comme lieu de réflexion, je ne dis pas « politique », mais sur l’homme, son public est nombreux, attentif et chaleureux. Mais il est comme la quasi-totalité de ses camarades qui remuent des pensées. Ils ne sont pas nombreux, mais tous le font en utilisant des exemples qui ne sont pas dérangeants pour les bons Français que nous sommes. Ce n’est pas un reproche. Le théâtre n’est pas une tribune de meeting. Mais tout de même, à quand, la pièce sur Brasillach sous Pétain ? Ou celle sur le journaliste français d’aujourd’hui, qui voudrait exprimer certaines idées et qui en serait empêché par l’asservissement de son journal à des financiers soucieux que la liberté de la presse ait le sens d’une certaine liberté à l’intérieur d’un contexte, comme disaient les communistes d’hier.
16.11.97 - Le Théâtre Vollard est décidément très prolifique. Un peu trop, même. Sa dernière production, « Baudelaire au paradis », montre du poète une vision sautillante de jeune branché tellement insupportable qu’on en arrive à se demander comment un tel dandy a pu écrire des poèmes aussi sublimes.
Je veux bien que le séjour du jeune homme à l’Île de la Réunion ait, en son temps, « perturbé » par sa liaison avec une femme de couleur, la sérénité d’une île où l’esclavage était encore dans les mémoires, je veux bien aussi croire que l’intention d’Emmanuel Genvrin était de montrer que l’affranchissement de Jeanne Duval et celui de Baudelaire rompant avec son milieu social, mais le spectateur ne voit pas cela, tant la personnalité de l’acteur Thierry Metetal, qui incarne le héros, infléchit son jeu vers une sorte de chorégraphie omniprésente agaçante.
Cosigné par le « Théâtre de la Presqu’Île » de Granville, le spectacle souffre en outre du péché mignon de Genvrin qui est de trop parler, et de tout boucher. Était-il utile, par exemple, de nous infliger deux scènes entre le capitaine d’un cargo et les dockers, une à l’arrivée, l’autre au départ des passagers ? Bref, oublions.
1. 25 et 29.11.97 - Ne pavoisons pas trop vite, mais il est certain qu’avec l’arrivée d’Alain Françon au Théâtre de la Colline, il s’y passe quelque chose de neuf et de salutaire. Certes, la reprise après Avignon, de l’APOLOGÉTIQUE d’Olivier Py et Jean-Damien Barbin, n’est, quelque part, qu’un accueil, et un accueil sans doute onéreux puisque, malgré l’apparente simplicité du dispositif, le gradinage incontrôlable qui a été édifié sur la grande scène de la grande salle, n’a pas dû être gratuit. On se demande d’ailleurs, si cet exposé des « éditoriaux des programmes de saison » des théâtres de l’institution aurait perdu à être joué par Jean-Damien Barbier sur le plateau normal du théâtre. Mais que c’est réjouissant pour les professionnels que d’écouter et de voir cette parodie aussi vraie que le vrai des stéréotypes de discours, des tics, des attitudes convenues lors des présentations faites par les hommes du système. Tout ce qui est dit a été dit par des hommes comme Braunschweig, Savary, Vitez, Livchine, Maréchal, Rosner, Sobel, Wenzel, Mesguich… J’en oublie. Ce sont les « Précieux ridicules » que nous exhibent les deux concepteurs de cette farce. Il paraît que le Maillon de Strasbourg l’a présentée à la place des habituels discours. Bravo, Nadia Derrar.
Dans l’autre salle, on joue… ou plutôt Carlo Brandt lit des textes d’Edward Bond : des textes politiques, sur l’état du monde, sur les errances de l’humanité. Des textes d’une implacable lucidité, comme on aimerait en lire dans les journaux qui nous désinforment. Des textes comme Val en écrit parfois pour Charlie Hebdo. Tout y passe, l’aliénation des gouvernants et de la presse à l’argent, le « marché », la fausse démocratie du suffrage universel. J’ai cru par moments m’entendre moi-même. Bond voit impitoyablement juste. « Spectacle utile » donc, indispensable même, mais hélas « spectacle » : était-il nécessaire, pour faire passer le contenu, d’infliger des tortures aux oreilles et surtout aux yeux des spectateurs ? L’effet de stroboscope d’une luminosité blanche insupportable veut, bien sûr, signifier l’apocalypse, l’autodestruction de l’homme par l’homme.
Mais l’intensité est telle qu’on ferme les yeux… comme on les fermera sans doute quand on recevra une vraie bombe atomique sur la tête. Alors, à quoi bon cet effet, puisqu’il est insoutenable ? Très belles sont, en revanche, les superbes photographies de Jean Mohr, projetées un long temps sur un rideau transparent derrière lequel se tient le liseur. Pas toujours exactement en phase avec le discours dit, mais jamais en porte-à-faux. « Le but du gouvernement est de justifier l’injustice, celui de la loi de justifier le crime, celui du marché de justifier le gâchis. Notre démocratie est une dictature qui n’est pas reconnue. » Et le petit opuscule qu’on distribue aux gens à l’entrée de ce « check-up » ajoute : « Là où il y a des riches et des pauvres, personne n’est libre. »
Carlo Brandt vient saluer à la fin du « spectacle ». Bon ! C’était donc un « spectacle ». Les coproducteurs, Théâtre Saint-Gervais de Genève avec l’aide de plusieurs instances suisses (c’est à remarquer), et le Théâtre de la Colline, ont d’ailleurs mis tout ce qu’il fallait pour que ça en soit un. Quand le rideau transparent s’ouvre, à un moment, ce n’est pas un plateau nu que l’on découvre, mais un sol rugueux truffé de trappes entrouvertes. Et tout est techniquement parfait, très beau.
28.11.97 - Le spectacle du Cirque du Docteur Paradi à la Villette est exemplaire du faux « nouveau cirque ». Les numéros sont des numéros comme on peut en voir partout, et cela fait même longtemps que je n’avais pas vu un dresseur de chevaux faisant à l’évidence travailler ses bêtes à coups d’éperons. Mais l’idée qui préside aux liaisons est d’une faiblesse insigne : il y a une dame clouée sur un fauteuil d’infirme que chaque acrobate vient embrasser avant ou après son numéro. C’est pourquoi cela s’appelle « Le baiser d’Auguste ». À un moment, l’infirme exécute un petit numéro maladroit. On serait presque ému. Mais à la fin, elle vient saluer comme tout le monde, plantée sur ses deux jambes. Cela ne m’a pas paru de bon goût. En plus le rythme est lent. Il y a même comme un parti pris de lenteur. Dommage que, pour installer ce chapiteau (d’ailleurs superbe, c’est la seule chose bien), il ait fallu arrêter les représentations du Que… Cir… Que… qui refusait du monde !
10.12.97 - « L’Homme qui », « recherche théâtrale de Peter Brook » « à partir du livre d’Olivier Sacks », « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau », est une reprise. Je n’avais pas vu la création il y a quatre ans.
Maurice Bénichou, Sotigui Kouyate, Bruce Myers et Yoshi Oïda y incarnent alternativement les médecins et les malades. Qui sont ces malades ? Ce sont des « fous », mais pas des fous dangereux. Leurs manies, leurs déviances, sont gentilles, touchantes. Les artistes les ont étudiées au centre de langage et de neuropsychologie, ainsi qu’à la clinique de neurologie de la Salpêtrière. Ils ont disséqué, assimilé les attitudes, gestes, comportements singuliers, dérèglements des sens, déficiences inexplicables, langages inventés, des patients. Ils se sont ensuite à l’évidence livrés à un travail d’improvisation pour, je cite, « adapter la réalité aux besoins d’une transposition théâtrale », et c’est là, à mon avis, que le bât blesse, car ils n’ont pas résisté à la tentation de faire du spectacle. J’ai personnellement assez mal reçu cette exhibition qui faisait se tordre de rire une partie du public, qui semblait recevoir le message comme les histoires de fous de l’Almanach Vermot. Il faut dire que les « médecins », loin de soigner leurs patients, les poussaient au contraire dans leurs errances, comme s’ils se moquaient d’eux, nous rendant, nous public, complices de leurs titillements. À mesure que la soirée s’avançait, j’éprouvais de plus en plus qu’il y avait quelque chose de malsain dans cette façon de théâtraliser la misère humaine. Autant la pudique « Nuit Noire » de Régine Achild Fould m’avait touché sans me gêner, autant ce déballage m’a semblé presque dégueulasse.
Et bien sûr, cela d’autant plus que tout est parfait dans le spectacle, l’aire de jeu, très sobre, avec quelques chaises, tables, accessoires de clinique, deux téléviseurs pour montrer méchamment à certains malades leurs tics, et à la fin, de belles images coloriées de cerveaux, les éclairages impeccables, une musique discrète de Mahmoud Tabrizzi-Zaden (aux Bouffes du Nord, on est cosmopolite !), bref, j’ai trouvé qu’il y avait de la méchanceté dans le (non) traitement infligé par des soignants voyeurs, et nous rendant voyeurs, à ces gentils doux dingues qui sont en soi très émouvants, parfaitement crédibles et après tout, peut-être, pour certains, dans un univers intime plus valable que le nôtre.
12.12.97 - FILAO par « Les Colporteurs », saltimbanques et musiciens, disent-ils : le metteur en scène, Hudi, est hongrois. Il évoque « des souvenirs » avec des funambules (ceux de l’ex-volière Dromesco), des voltigeurs aériens, qui font du trapèze volant très bien, un illusionniste clown dont je ne résiste pas à l’envie de citer le nom, Alain de Moyencourt, car c’est la seule faiblesse d’un spectacle de cirque en vérité sans histoires, mais composé de numéros de haut vol, avec une recherche d’originalité par rapport aux figures classiques.
À part ce « meubleur » d’entre performances, tout est parfait. Et tous comptes faits, différent de ce que font les autres chercheurs du nouveau cirque parce que, Laszlo Hudi (qui a travaillé avec Josef Nadj en d’autres temps), s’est attaché à rendre chaque performance émouvante en soi, quitte à négliger les liaisons. C’est cette négligence qui rend dérisoire son exposé des tableaux : « tentation perchée, équilibre (puis causeries) de table, mémoire du vol, forêt trop personnelle, expérience verticale, bois très truqué… » Je m’arrête sur ce bois qui est très joliment utilisé en longues tiges qui s’emboîtent précairement : c’est un des atouts du spectacle. Je continue : « danse de la promenade fragile »… Vous avez deviné : c’est un livret de ballet qui nous est annoncé. N’est pas poète qui veut. Ça se termine avec « démonstration de l’horizontalité et de la verticalité sur l’homme » et par « disparition aérienne. Victime d’un enchantement né au sommeil de la hauteur, abandonner la terre ». Honnêtement, vous ne trouvez pas que c’est un peu prétentieux, ce discours « poétique » pour montrer des performances ? Ce n’est pas dans ce « langage » que se niche l’avenir du « nouveau cirque ».
20.09.97 - Voici du nouveau, et du beau nouveau dans l’univers du cirque. Une compagnie belge, nommée « Feria Musica », présente à Bruxelles aux Halles de Schaarbeek un spectacle intitulé « Liaisons dangereuses », qui fait novation sur plusieurs plans. D’abord situons le contexte : c’est une piste ronde sur laquelle est posée une structure compliquée de fils et de passerelles qui aboutissent en hauteur au-dessus d’un filet de sécurité aux accessoires connus des sauteurs périlleux. Quelque part, il y a un petit orchestre. Il y a aussi une grande balançoire sur laquelle s’entasseront les personnages. L’un après l’autre, au gré du balancement de l’engin, ils seront jetés sur le début du parcours acrobatique qui va être à la fois celui de tous et de chacun, et il n’y aura aucune performance qui ne soit accompagnée du regard et du geste par tous les autres. Qui sont-ils, ces personnages vêtus comme des routards, transportant des ballots et des valises ? Dès l’entrée de jeu, leur itinéraire sera dangereux car le sol a été largement incendié en plusieurs points et ils doivent éviter les flammes pour atteindre leur point de départ vers les hauteurs, hauteurs qu’ils graviront difficilement et comme maladroitement. Maladresse voulue, bien sûr, puisqu’on s’apercevra plus tard que chacun, dans sa discipline, est parfait. C’est aussi au feu que seront confrontés les très beaux chevaux qui courront sur la piste. Les numéros commis avec ces chevaux sont ensuite assez banals, sauf lorsqu’une écuyère se couche sous le ventre de la bête, et quand une autre s’endort sur le flanc d’un autre, étendu. « Serrés et solidaires, comme s’ils avaient peur de reposer jamais le pied sur une terre hostile, les voyageurs qui ont peut-être échappé à la catastrophe, contournent les obstacles, toujours comme en apesanteur, se hissant, bondissant, planant, s’accrochant car ils sont trapézistes, voltigeurs, fildeféristes, clowns même, tandis qu’au sol, les animaux libres de toute sangle ou selle évoluent, semblant prêts à la rencontre. « C’est une conception de gens dont il faut citer les noms : Philippe de Caen, Benoît Louis et Dirk Opstacle.
RETOUR À LA ROUTINE PARISIENNE
26.09.97 - Michel Piccoli, vêtu d’un grand manteau qui lui donne l’air d’un curé, dissèque un texte de Marguerite Duras intitulé « La Maladie de la mort », à l’intention d’une danseuse nommée Lucinda Childs, qui, malheureusement, le relaie quelquefois pour prononcer quelques phrases. Je dis « malheureusement », parce que Piccoli a beau être coincé par le metteur en scène Robert Wilson dans une direction qui ne lui laisse aucune liberté de geste ou d’intonation, il arrive, par sa présence, à faire écouter cette histoire simplette, en somme, qui raconte une aventure sans lendemain entre un homme et une femme au bord de la mer. C’est Robert Wilson qui a conçu le décor fait de grands plans verticaux à angles tranchés, qui laissent parfois apparaître le cyclo du Théâtre de Bobigny.
30.09.97 - Mehmet Ulusoy a fait faillite. Il n’a plus le droit d’utiliser son « Théâtre de Liberté ». Au lieu de chercher, comme d’autres, un nouveau style qui rappelle le premier, il a rompu totalement avec ses souvenirs que tant de gens ont partagés. Et c’est « Tarhunda Théâtre » qui présente au Petit Tourtour, après l’avoir rôdé à la Maison de l’Acteur de Montrouge, « Le Cri », « d’Antigone à Zlata, le cri des femmes qui ont dit non ».
C’est une très remarquable actrice, Florence Hebbelynck, qui interprète successivement les héroïnes révoltées, Antigone, on vient de le dire, Médée, Anne Franck, Jeanne d’Arc, Tania, Carmen (pardonnez-moi, je cite l’ordre de mémoire). Pierre Puy lui donne les répliques. Il y a aussi un musicien, Stéphane Gallet, qui accompagne très joliment le jeu avec des instruments extrême-orientaux. Comme vous le devinez, chaque scène est empruntée à un auteur différent, mais où l’on retrouve les préférences de Mehmet : Brecht, Nazim Hikmet, Dario Fo, même si des gens comme Anouilh, Sophocle et Mérimée sont aussi au programme. Faut-il dire que le dispositif de Michel Launay est riche de nombreux accessoires habilement utilisés, mais parfois trop répétitivement, comme souvent avec Mehmet qui pousse les acteurs à une gestuelle et à un paroxysme qui, tout à fait admirables et efficaces, dans la première partie du spectacle, finissent par devenir procédés, donc lassants, vers la fin. Il y a des moments où l’on a envie de dire, en contemplant et en entendant tant de beautés, que « trop, c’est trop ». On sature. C’est dommage.
03.10.97 - Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand est une œuvre fleuve qui comporte quelques morceaux de bravoure célèbres à juste titre, pas mal de tunnels qui exigent un acteur sensible pour les faire passer, et qui est singulièrement muette sur ce que fut, non pas l’homme au trop long nez, mais l’auteur subversif, visionnaire, et très en avance sur son époque. Jérôme Savary n’a pas cherché à creuser, ou à faire apparaître ce que Rostand, le cocardier, ne disait pas. Il nous balance à Chaillot une grande machine, « populaire » avec, dans le rôle-titre, une vedette, Francis Huster, qui est beaucoup trop fluet pour le rôle et n’est pas le personnage.
05.10.97 - Ce n’est certes pas moi qui reprocherai à Alain Françon, pour son premier spectacle au Théâtre de la Colline, d’avoir choisi une pièce contemporaine qui parle des machinations entre les capitalistes de l’armement, et ceux de la distribution alimentaire industrielle. Certes, la pièce d’Edward Bond, « Dans la compagnie des hommes », aurait besoin d’un aide-mémoire pour que les arcanes de l’intrigue commerciale dont il s’agit soit compréhensible aux néophytes. On a un peu l’impression que l’auteur anglais part du principe que tout le monde est au courant de ces mœurs-là et, en effet, on l’est à peu près, mais pas toujours au point de bien pénétrer les méandres de son texte. Il faut dire que celui-ci est un brin confus, car il mélange deux choses qui n’ont rien à voir, mais s’interpénètrent : la lutte impitoyable entre les groupes qui régissent notre monde, d’une part, un rapport oedipien entre un fils adoptif et son père, d’autre part. Tenté par un concurrent d’assassiner financièrement ce père, le jeune homme tentera de le tuer pour de bon mais ne le fera pas. Après avoir replongé dans sa misère originelle, il parviendra cependant à pénétrer ce meurtre par la seule vertu du récit de cette intention. Lui-même se pendra au milieu du mépris général. Alors je me pose la question : qu’est-ce qui a intéressé Françon dans cette œuvre compliquée ? La dénonciation, qui n’en est d’ailleurs pas une puisque le monde décrit est laissé au jugement de chacun, de l’économie de marché, ou la référence à l’Œdipe ? Je crains que ce ne soit la deuxième option, mais n’anticipons pas…
09.10.97 - La Ferme du Bonheur est située à Nanterre, au bord de l’autoroute 86, dans un coin de verdure oublié. Là, Roger des Prés (est-ce un nom d’emprunt ? ) élève des chèvres et c’est à cheval qu’il commence à dire qu’il est, selon le texte de Dostoïevski, « un homme ridicule ». Son cheval tourne autour d’une tente en plastique transparent, à l’intérieur de laquelle tout a été conçu pour que le public se sente bien. On est dans un salon. Les canapés, fauteuils, chaises sont disposés comme chez soi, au hasard apparent. Seul un feu fait de grosses bûches et des bougies éclairent le lieu. Il y a aussi une mezzanine et une poutre apparente. Par moments, le cheval conduit son cavalier selon un parcours bien précis à l’intérieur de cet espace ultra convivial, où le maître de maison vous a offert un vin chaud lorsque vous êtes arrivé. Point de billetterie. À la fin, un pot de chambre sera présenté très discrètement aux gens par le régisseur : qu’y mettront-ils ? C’est au gré de chacun.
C’est donc « Le Rêve d’un homme ridicule » que dit, plutôt que joue, Roger des Prés, selon un rythme un peu haché, mais avec présence. Bien sûr, il ne tarde pas à descendre de son cheval. Il va et vient d’un point à l’autre de son lieu, très près parfois des gens, s’asseyant auprès d’eux. Il boit parfois une ou deux gorgées de son vin chaud ou remet une bûche sur le feu. À un moment de ce rêve où il imagine une peuplade idéale, six chèvres symbolisant les vertus pastorales font irruption dans le lieu et il feint d’en traire une.
On se rappelle l’anecdote : un insomniaque chronique s’endort dans son fauteuil au moment où il va se tirer une balle dans la tête. C’est alors qu’il part en voyage dans ce monde qui n’est pas sur la terre et qu’il va pervertir. Une petite fille croisée au hasard d’un cheminement le sauvera du suicide. Pour signifier que le spectacle s’achève, il mouche ou souffle successivement toutes les bougies.
Philosophe du conte, philosophe de la vie, Roger des Prés s’est construit son propre espace théâtral (qui, bien sûr, est un défi aux règles de sécurité) et c’est évidemment aussi son espace existentiel. Dans la cour, une vieille roulotte en bois à l’ancienne, est montrée par lui aux visiteurs avec gourmandise.
Du 6 au 11.10.97 - Plutôt que d’annoncer « La Mouette », Youri Pogrenitchko serait plus honnête de préciser qu’il s’agit d’une parodie de l’œuvre de Tchékhov. Avec lui, point d’émotion. Deux tout petits rideaux, qui masquent chacun un vingtième de la scène du Théâtre de la Bastille, signifient qu’on obéira aux règles de la distanciation brechtienne. Les acteurs s’y soumettent tellement qu’on a l’impression qu’ils sont là comme s’ils étaient ailleurs, apparemment pas motivés du tout par ce qu’ils font. Ils ne doivent pas êtres fatigués à la fin. Grosse déception.
Par contre, « L’Angoisse russe », ou « Cabaret nostalgique », spectacle chanté superbement par Natalia Rojkova accompagnée à l’accordéon par Nikolaï Kossenko, tandis que Valeti Prokhorov, « maître de cérémonie », fait le pitre derrière et à côté d’eux, est un petit joyau de finesse et de délicatesse.
12.10.97 - Des trahisons, j’en ai vu beaucoup dans ma vie de spectateur de théâtre. Mais des impostures comme celles que commet dans la galerie de Nicole Gautier un certain Laurent Ogée, metteur en scène d’une entreprise signée au titre de la « musique et direction artistique » par Aïda Sanchez, j’avoue que j’en suis resté sur le cul. Oser convier un public en grande majorité jeune à un spectacle appelé « Les quatre jumelles » de Copi, alors que ce qui est montré n’a strictement rien à voir avec l’œuvre écrite, il y a de la malhonnêteté à ne pas annoncer qu’il s’agit d’une transposition à complet contresens. Certes, dans le programme distribué, Laurent Ogée avoue bien que « les personnages et les situations inventées par Copi dans sa pièce s’abolissent dans la partition au profit d’une entité polyphonique », ce qui indique bien que les deux concepteurs se sont servis du texte à des fins uniquement personnelles, mais c’est trop tard à ce moment-là : tous ceux qui sont venus voir LES QUATRE JUMELLES penseront que Copi a écrit son texte pour quatorze jeunes femmes, ce qui est monstrueux quand on sait qu’il l’avait destiné à quatre travestis.
Que reste-t-il dans cette version chantée sur une partition répétitive assez médiocre, de l’aspect immonde de ces êtres à la recherche d’un impossible équilibre entre l’excitation de la drogue et l’apaisement des calmants, pour qui le meurtre était sacrificiel et le langage ordurier volontairement provocateur ? Certes, on entend de temps en temps chanté suavement le mot « salope ». Certes le geste de la piqûre est par moments esquissé. Mais avec cette musique sirupeuse et ces filles qui jouent au chœur antique, au demeurant pas très adroitement, tout est édulcoré. Je m’attendais, par les temps qui courent et sachant où je mettais les pieds, à me trouver en face d’une version soft. Je ne m’attendais pas à un détournement aussi scandaleux.
14.10.97 - Les Maclôma sont de retour au Ranelagh. Hélas ! Hélas ! Hélas ! Que reste-t-il de ce que Dario Fo disait d’eux, parlant de leur « ricanement », sachant « avoir de l’agressivité jusque dans la douceur », clowns « d’une violence tout sucre, tout miel » visant à chaque fois à « dénoncer explicitement le monde trivial, obtus, obscène, sans culture, que nous fait avaler cette société où nous vivons, multi nationale, multi capitaliste, multi consommatrice, multi militaire, multi masculine, autodestructrice ? » Les trouverait-il encore « vraiment révolutionnaires », ces trois hommes fatigués, grimés et vêtus en clowns, qui, pendant une heure et demie, à coups de gags éculés, cherchent à faire rire un public qui reste très insensible à leurs efforts. Oserai-je révéler que la directrice du théâtre, Madona Bouglione, a ronflé vers le milieu de la représentation ?
De toute manière, on se serait attendu à ce que les Maclôma reviennent du Cirque du Soleil, tel Slava Polunine, avec quelque chose de neuf. Mais non : sous le titre « Et les éléphants », ils se sont contentés de remonter « On mourira jamais », qu’ils avaient créé en 1994 au Rond-Point. J’avais gardé un bon souvenir de l’histoire de ces trois vieux clowns en quête d’un emploi, qui se retrouvaient dans l’antichambre d’un impresario qui n’était autre que la mort, mais Visniec, l’auteur roumain, ne disait pas s’ils le savaient. Heureux de se retrouver, mais en même temps concurrents, ils se livraient à un assaut de ce que chacun savait faire. Et c’est bien ce qu’ils font encore dans cette version 97. Sauf que jouer les vieux ringards, c’est toujours périlleux. La frontière entre la vraie ringardise et celle qu’on veut signifier, est fragile. Cette fois-ci les vieux Maclôma ont l’air de vrais vieux et, de toute manière, rien, plus rien, ne transparaît dans ce spectacle de ce qui les avait fait aimer par Dario Fo. Dommage.
15.10.97 - C’est une petite merveille : après avoir ramé deux ans pour essayer de trouver un théâtre et des producteurs pour monter L’HIVER SOUS LA TABLE de Roland Topor, c’est finalement la Comédie-Française qui a daigné accueillir l’œuvre, avec son réputé ringard metteur en scène Claude Confortès. Ce sont des gens de la maison qui ont le bonheur de jouer ce chef-d’œuvre de tendresse et d’humour. Rien de graveleux, et au contraire une exquise pudeur et une exquise urbanité dans les rapports entre cette traductrice petite-bourgeoise et ce S.D.F. émigré d’Europe Centrale qu’elle héberge sous sa table, où il s’est arrangé en prenant bien garde de ne pas déranger les jambes de sa logeuse où il semble heureux. On le voit, le « social » est loin d’être absent de la situation extrême décrite. Mais la dénonciation n’est qu’implicite : l’art de Topor consiste à faire sembler normale, pour ainsi dire banale, une situation que seules justifient les errances de notre société.
La mise en scène de Confortès, dans un décor très fidèle d’André Acquart, est un modèle d’honnêteté, ce qui ne doit pas être lu péjorativement, au contraire. C’est en bon serviteur qu’il a dirigé Claudie Guillot, très BCBG, Florence Michalon et Alain Lenglet, érémiste distingué comme on n’en voit pas souvent. Soixante-quinze minutes de bonheur.
17.10.97 - On vous fait asseoir dans un autobus. Le chauffeur met le moteur en marche, mais tout à coup deux femmes le font descendre, coupent le contact, ferment les portes et annoncent aux « passagers » qu’ils sont pris en otage. Les deux femmes veulent qu’ils entendent leur cri, cri de rage envers la terreur sanglante que font subir les intégristes au peuple algérien, cri de rage aussi contre l’indifférence des hommes aux égorgements de femmes et d’enfants.
Tout est décrit, faits réels à l’appui, impitoyablement. Isabello Krauss et Katy Grandi sont émouvantes, passionnées, et il est bien évident que si elles enfoncent des portes ouvertes (car tout cela est dit, redit, ressassé par des médias occidentaux), ce sont des portes qu’il ne faut pas se lasser de démonter. Donc pourquoi pas aussi au « théâtre » ? Le choix du bus comme espace de « jeu » a sa symbolique qui est d’ailleurs répétée plusieurs fois dans le « spectacle » qui est que, dans ce pays, (mais est-ce seulement dans ce pays-là ?) tout peut arriver à n‘importe qui et à n’importe quel moment. Reste qu’on peut regretter que les deux « tribuns » n’aient pas des noms à consonance arabe, pas plus que les textes qu’elles disent, qui dont signés Jean-Jacques Greneau.
Ce « témoignage de la souffrance d’un peuple », cette volonté de « parler de la condition de la femme », de « dénoncer la barbarie et l’obscurantisme » semble donc être le fait d’un regard extérieur. « Tout est préférable au silence des nations occidentales », est-il écrit dans le petit exposé imprimé qui est remis aux spectateurs. Mais que voulez-vous qu’elles fassent, les nations occidentales, et notamment la France, pour corriger les turpitudes d’un peuple qui ne paraît pas souhaiter qu’on s’occupe de ses oignons ? S’agit-il d’un appel à la « recolonisation » ? J’ai senti dans l’émotion que font parfaitement passer les deux protagonistes comme un parfum de pieds-noirs en nostalgie d’un temps où l’Algérie n’était pas comme ça. En effet, en ce temps-là, c’étaient les Français qui massacraient !
Mais ne soyons pas négatif : tel qu’il est, ce témoignage est terrifiant. On peut s’étonner qu’à la fin les « spectateurs » applaudissent. Ah bon ! C’est rassurant. On n’était pas vraiment en otages. Tout cela, d’ailleurs, se passe là-bas. On n’était qu’au théâtre. Ouf ! En quittant « ALGER MA BLANCHE » (c’est le titre du spectacle) on a un peu l’impression d’arriver là-bas quand on descend du (vrai) bus 150 pour prendre le métro à la station « Aubervilliers quatre chemins ». Ils ne sont pas tellement rassurants, ces groupes d’hommes agglutinés qui vous regardent vous embarquer vers les beaux quartiers. Combien y en a-t-il parmi eux qui savent tuer le mouton selon des rites qui, ne l’oublions pas, sont les mêmes que ceux des bouchers juifs.
04.11.97 - Le théâtre de Poche Montparnasse a son style à soi. Ce n’est pas du boulevard. Ce n’est pas non plus du théâtre qui pense beaucoup. Dans « L’écornifleur », de Jules Renard, on ne rit pas aux éclats, mais on ne s’ennuie pas. La pièce a un petit air désuet avec référence à des valeurs enfoncées depuis belle lurette : le bon bourgeois inculte à l’air con mais pas si naïf que ça. La femme mariée mûre tentée par un jeune homme peu scrupuleux, la jeune vierge tout juste sortie du couvent et ne sachant rien de la vie. La première saura résister malgré son désir et ses avances allumeuses. La deuxième passera à la casserole sans se rendre compte de ce qu’elle fait, en jouant nunuche à colin-maillard. Quant au jeune salopard pique-assiette qui fait croire à tout le monde qu’il écrit une œuvre, ce n’est pas non plus un personnage taillé dans l’or de l’originalité.
Apparemment, Jules Renard a son public. Ce sont des gens entre quarante et soixante ans bien sapés. La mise en scène est de Marion Bierry. Le Poche est une affaire de famille. Sensible et talentueuse, très à l’aise dans un premier degré qui baigne toute la distribution. (C’est dans la salle du haut. Dans celle du bas, Jacques Seiler a repris QUELQU’UN, de Robert Pinget. C’est magnifique d’intelligence. Sans doute trop car, autant c’est presque bourré pour Jules Renard, autant c’est quasi-vide pour son spectacle. Dommage !)
05.11.97 - Finalement, cela s’appelle TOÏEDOVSKI, LECTURE ENTRE CHIENS ET FOUS. J’avais vu en mai dernier une répétition de ce dernier spectacle du 4 LITRES 12 et j’avais émis des réserves sur les rôles joués par les deux femmes, Odile Massé et Noémie Carcaud. Je n’en ai plus. Cette performance, où l’on est sérieusement tenté de classer Michel Massé dans la catégorie des grands clowns, style Polivka, est une parfaite réussite. C’est à la fois un spectacle d’une irrésistible drôlerie, j’ai ri aux éclats comme ça ne m’était pas arrivé depuis dix ans, j’ai même été saisi d’un fou rire…
Et profondément émouvant puisque, après avoir effleuré quelques phrases célèbres d’auteurs dont il ne parvient pas à prononcer les noms correctement, ce qui n’est pas qu’un gag, cela va bien au-delà dans l’inconscient de cette recherche de quelque chose qu’il a à dire et qu’il ne trouve qu’à la toute fin ; il nous dit : « Il y a quelque chose de détraqué entre le monde et moi », et c’est bien le sens de toute cette apparente folie, également nourrie par les deux « spectatrices », qui ont trouvé leur place par rapport au lecteur et qui deviennent lectrices elles-mêmes de façon irrésistible du texte de Guillaume Apollinaire « Les Onze Mille Verges ».
On se demande vraiment à qui un tel spectacle pourrait ne pas plaire. Aux incultes totaux peut-être, ceux qui n’ont jamais entendu parler de Dostoïevski, Proust, Sartre, Nietzsche… Ou même de Rouletabille. (À Nancy. Bientôt à Paris, j’espère)
06.11.97 - On ne peut pas reprocher à Marcel Maréchal d’être infidèle à Jean Vauthier. Sa reprise des PRODIGES dans la salle justement Jean Vauthier de son théâtre du Rond-Point, n’apporte pas grand-chose de nouveau par rapport aux deux précédentes présentations qu’il avait faites de cette pièce, à Marseille et à la Colline il y a cinq ans.
La petite scène du lieu nouveau l’a contraint à étriquer son dispositif. J’avais gardé le souvenir d’une plateforme suspendue, reliée au monde par des passerelles. Il en reste un espace surélevé avec quelques meubles. Le tout n’a strictement rien à voir avec ce que l’auteur avait imaginé comme décor.
D’autre part, c’est maintenant Marianne Basler qui joue Gilly, en lieu et place de Sophie Barjac. Elle ne fait pas plus « jeune fille » que sa prédécesseur. Mais elle est « vive » et « bien habillée », un peu trop agitée m’a-t-il semblé tout au long de ce marathon verbal qu’elle s’inflige comme une poursuite effrénée avec son partenaire, « homme dans sa maturité mais sans graisse » (selon l’auteur), Marcel Maréchal (qui ne répond qu’à la première partie de la description ci-dessus).
L’argument des PRODIGES est simple. Gilly, jeune femme avide, bestiale, futile, mais par ailleurs constamment rabaissée, « vit dans le péché », avec Marc, « dont la démesure et la mauvaise foi manœuvrière balancent les aspirations grandioses ». Elle veut partir. Elle supporte notamment mal la désapprobation que lui voue la vieille nounou, à laquelle son amant est plus attaché qu’à elle. On retrouve avec bonheur dans ce rôle Marie Mergey, qui, elle, répond exactement à la définition de l’auteur : « femme âgée, de caractère doux et entêté ». La pauvre finira cramée devant sa cuisinière, ce qui précipitera, après une heure quarante de joute oratoire brillante et très bien écrite, le départ de l’héroïne. Bien sûr, ce résumé ne rend en rien compte du contenu très dense de l’œuvre dont Vauthier lui-même ne parlait qu’avec des peut-être. Les clefs sont sans doute à chercher dans le christianisme nourri de doutes de l’auteur, que les délices du péché savouré avec honte et contrition n’empêchaient pas de se fustiger avec complaisance. Quelque part, le trajet de Marc le mène vers une conversion. N’est-ce pas ?
08.11.97 - Quelle audace ! Mon Dieu quelle audace ! Olivier Desbordes a réécrit le livret que Meilhac et Halery avaient écrit en 1862 pour LA BELLE HÉLÈNE de Jacques Offenbach. Calchas est devenu curé de la cathédrale de Sparte, Hélène est à la tête d’une bande de suffragettes qui réclament le droit à des hommes virils. Les rois réunis autour d’Agamemnon deviennent des parlementaires. C’est amusant, mais le procédé s’épuise vite et tourne à la revue style cabaret, et, de toute manière, l’anecdote originale imposée par la musique, qui, elle, est immuable, prend évidemment le dessus.
La belle Hélène, incarnée par Anne Barbier, n’a pas l’âge du rôle, n’est pas très belle, et est habillée d’un tailleur austère qui ne la rend guère attrayante, mais elle chante bien. C’est d’ailleurs en cela que le spectacle reste plaisant. L’opéra éclaté et les chœurs Opéra Éclaté sont très bien dirigés par Dominique Trettein, et tous les acteurs ont des belles voix. Le public du Théâtre Silvia Montfort, formé de mélomanes dont beaucoup étaient âgés, et dont certains chantonnaient dans leurs barbes en même temps que les protagonistes, a bien applaudi et s’est visiblement amusé. Il est vrai qu’au lyrique, on n’est pas habitué aux facéties.
09.11.97 - Didier Bezace dirige maintenant le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. « Péreira prétend », avec lequel il inaugure son entrée dans les lieux, fait partie de la série « C’est pas facile », qui avait été créée à l’Aquarium.
Que dire ? Évidemment, c’est très bien, très universel de surcroît. Cela se passe au Portugal, sous la dictature de Salazar, juste avant la guerre de trente-neuf. Le héros, si l’on peut dire, est chroniqueur culturel dans un journal de Lisbonne. Habitué à la censure, installé dans le système de cette dictature paternaliste, dont la police impitoyable était moins omniprésente que chez le voisin franquiste, il vit au jour le jour pas bien, pas heureux, avec quelque chose en travers de la gorge qu’il n’analyse pas bien, jusqu’au jour où un pigiste italien engagé pour rédiger des « viandes froides », est abattu devant lui par ces flics juste après que son directeur lui eût reproché un article non conforme à la ligne officielle. Censure ? Autocensure ? Les censeurs avaient laissé passer le texte. Il aurait donc fallu que le rédacteur se prive lui-même de sa liberté de dire. Alors Pereira sort de son attentisme et, dans un acte authentique de résistance, dirige la notice nécrologique de l’assassiné en des termes qui ne peuvent être interprétés par le pouvoir que comme subversifs.
Mais ce résumé est trop court. En vérité, il s’était établi entre Péreira et un jeune homme engagé dans le combat contre le fascisme une rencontre due au pur hasard, et ce qui emportera sa détermination face à, pour lui, la révélation de la face criminelle du régime, ce sera ce que l’auteur du roman, Antonio Tabucchi, nomme « La raison du cœur ». En effet il s’agit d’une adaptation d’un roman et le metteur en scène ne s’en cache pas. Le côté narratif est affiché et les scènes interviennent au fil du temps qui passe lentement, comme des illustrations de moments essentiels. D’ailleurs, si Pereira est joué par un seul acteur, Daniel Delabesse, sobre, immobile, comme si les années ne comptaient pour lui que dans l’attente de la mort ; celui qui lui donne la réplique, Thierry Gibault, n’est pas seulement l’Italien Monteiro Rossi. Il est aussi « les autres », tout comme Lisa Schuster est Marta… et le Portrait.
Cette notion du dédoublement dans la mouvance du temps qui passe interminablement est parfaitement signifiée par la mise en scène de très vilarienne de Didier Bezace. Un espace en biais coupe le plateau comme un trait contre l’habitude. Dessus, rien, des sièges, parfois, de hauteurs différentes pour signifier les rapports. Des éclairages simples mais parfaits, rien d’inutile et juste ce qu’il faut de son et de musique pour soutenir la non-action.
Alors que veut dire mon « évidemment c’est très bien » du début de cet article, qui recèle une réserve ? Didier Bezace a le mérite de dire à travers le théâtre des choses qu’il est utile d’entendre. N’en déplaise aux désabusés qui ont abandonné le théâtre comme lieu de réflexion, je ne dis pas « politique », mais sur l’homme, son public est nombreux, attentif et chaleureux. Mais il est comme la quasi-totalité de ses camarades qui remuent des pensées. Ils ne sont pas nombreux, mais tous le font en utilisant des exemples qui ne sont pas dérangeants pour les bons Français que nous sommes. Ce n’est pas un reproche. Le théâtre n’est pas une tribune de meeting. Mais tout de même, à quand, la pièce sur Brasillach sous Pétain ? Ou celle sur le journaliste français d’aujourd’hui, qui voudrait exprimer certaines idées et qui en serait empêché par l’asservissement de son journal à des financiers soucieux que la liberté de la presse ait le sens d’une certaine liberté à l’intérieur d’un contexte, comme disaient les communistes d’hier.
16.11.97 - Le Théâtre Vollard est décidément très prolifique. Un peu trop, même. Sa dernière production, « Baudelaire au paradis », montre du poète une vision sautillante de jeune branché tellement insupportable qu’on en arrive à se demander comment un tel dandy a pu écrire des poèmes aussi sublimes.
Je veux bien que le séjour du jeune homme à l’Île de la Réunion ait, en son temps, « perturbé » par sa liaison avec une femme de couleur, la sérénité d’une île où l’esclavage était encore dans les mémoires, je veux bien aussi croire que l’intention d’Emmanuel Genvrin était de montrer que l’affranchissement de Jeanne Duval et celui de Baudelaire rompant avec son milieu social, mais le spectateur ne voit pas cela, tant la personnalité de l’acteur Thierry Metetal, qui incarne le héros, infléchit son jeu vers une sorte de chorégraphie omniprésente agaçante.
Cosigné par le « Théâtre de la Presqu’Île » de Granville, le spectacle souffre en outre du péché mignon de Genvrin qui est de trop parler, et de tout boucher. Était-il utile, par exemple, de nous infliger deux scènes entre le capitaine d’un cargo et les dockers, une à l’arrivée, l’autre au départ des passagers ? Bref, oublions.
1. 25 et 29.11.97 - Ne pavoisons pas trop vite, mais il est certain qu’avec l’arrivée d’Alain Françon au Théâtre de la Colline, il s’y passe quelque chose de neuf et de salutaire. Certes, la reprise après Avignon, de l’APOLOGÉTIQUE d’Olivier Py et Jean-Damien Barbin, n’est, quelque part, qu’un accueil, et un accueil sans doute onéreux puisque, malgré l’apparente simplicité du dispositif, le gradinage incontrôlable qui a été édifié sur la grande scène de la grande salle, n’a pas dû être gratuit. On se demande d’ailleurs, si cet exposé des « éditoriaux des programmes de saison » des théâtres de l’institution aurait perdu à être joué par Jean-Damien Barbier sur le plateau normal du théâtre. Mais que c’est réjouissant pour les professionnels que d’écouter et de voir cette parodie aussi vraie que le vrai des stéréotypes de discours, des tics, des attitudes convenues lors des présentations faites par les hommes du système. Tout ce qui est dit a été dit par des hommes comme Braunschweig, Savary, Vitez, Livchine, Maréchal, Rosner, Sobel, Wenzel, Mesguich… J’en oublie. Ce sont les « Précieux ridicules » que nous exhibent les deux concepteurs de cette farce. Il paraît que le Maillon de Strasbourg l’a présentée à la place des habituels discours. Bravo, Nadia Derrar.
Dans l’autre salle, on joue… ou plutôt Carlo Brandt lit des textes d’Edward Bond : des textes politiques, sur l’état du monde, sur les errances de l’humanité. Des textes d’une implacable lucidité, comme on aimerait en lire dans les journaux qui nous désinforment. Des textes comme Val en écrit parfois pour Charlie Hebdo. Tout y passe, l’aliénation des gouvernants et de la presse à l’argent, le « marché », la fausse démocratie du suffrage universel. J’ai cru par moments m’entendre moi-même. Bond voit impitoyablement juste. « Spectacle utile » donc, indispensable même, mais hélas « spectacle » : était-il nécessaire, pour faire passer le contenu, d’infliger des tortures aux oreilles et surtout aux yeux des spectateurs ? L’effet de stroboscope d’une luminosité blanche insupportable veut, bien sûr, signifier l’apocalypse, l’autodestruction de l’homme par l’homme.
Mais l’intensité est telle qu’on ferme les yeux… comme on les fermera sans doute quand on recevra une vraie bombe atomique sur la tête. Alors, à quoi bon cet effet, puisqu’il est insoutenable ? Très belles sont, en revanche, les superbes photographies de Jean Mohr, projetées un long temps sur un rideau transparent derrière lequel se tient le liseur. Pas toujours exactement en phase avec le discours dit, mais jamais en porte-à-faux. « Le but du gouvernement est de justifier l’injustice, celui de la loi de justifier le crime, celui du marché de justifier le gâchis. Notre démocratie est une dictature qui n’est pas reconnue. » Et le petit opuscule qu’on distribue aux gens à l’entrée de ce « check-up » ajoute : « Là où il y a des riches et des pauvres, personne n’est libre. »
Carlo Brandt vient saluer à la fin du « spectacle ». Bon ! C’était donc un « spectacle ». Les coproducteurs, Théâtre Saint-Gervais de Genève avec l’aide de plusieurs instances suisses (c’est à remarquer), et le Théâtre de la Colline, ont d’ailleurs mis tout ce qu’il fallait pour que ça en soit un. Quand le rideau transparent s’ouvre, à un moment, ce n’est pas un plateau nu que l’on découvre, mais un sol rugueux truffé de trappes entrouvertes. Et tout est techniquement parfait, très beau.
28.11.97 - Le spectacle du Cirque du Docteur Paradi à la Villette est exemplaire du faux « nouveau cirque ». Les numéros sont des numéros comme on peut en voir partout, et cela fait même longtemps que je n’avais pas vu un dresseur de chevaux faisant à l’évidence travailler ses bêtes à coups d’éperons. Mais l’idée qui préside aux liaisons est d’une faiblesse insigne : il y a une dame clouée sur un fauteuil d’infirme que chaque acrobate vient embrasser avant ou après son numéro. C’est pourquoi cela s’appelle « Le baiser d’Auguste ». À un moment, l’infirme exécute un petit numéro maladroit. On serait presque ému. Mais à la fin, elle vient saluer comme tout le monde, plantée sur ses deux jambes. Cela ne m’a pas paru de bon goût. En plus le rythme est lent. Il y a même comme un parti pris de lenteur. Dommage que, pour installer ce chapiteau (d’ailleurs superbe, c’est la seule chose bien), il ait fallu arrêter les représentations du Que… Cir… Que… qui refusait du monde !
10.12.97 - « L’Homme qui », « recherche théâtrale de Peter Brook » « à partir du livre d’Olivier Sacks », « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau », est une reprise. Je n’avais pas vu la création il y a quatre ans.
Maurice Bénichou, Sotigui Kouyate, Bruce Myers et Yoshi Oïda y incarnent alternativement les médecins et les malades. Qui sont ces malades ? Ce sont des « fous », mais pas des fous dangereux. Leurs manies, leurs déviances, sont gentilles, touchantes. Les artistes les ont étudiées au centre de langage et de neuropsychologie, ainsi qu’à la clinique de neurologie de la Salpêtrière. Ils ont disséqué, assimilé les attitudes, gestes, comportements singuliers, dérèglements des sens, déficiences inexplicables, langages inventés, des patients. Ils se sont ensuite à l’évidence livrés à un travail d’improvisation pour, je cite, « adapter la réalité aux besoins d’une transposition théâtrale », et c’est là, à mon avis, que le bât blesse, car ils n’ont pas résisté à la tentation de faire du spectacle. J’ai personnellement assez mal reçu cette exhibition qui faisait se tordre de rire une partie du public, qui semblait recevoir le message comme les histoires de fous de l’Almanach Vermot. Il faut dire que les « médecins », loin de soigner leurs patients, les poussaient au contraire dans leurs errances, comme s’ils se moquaient d’eux, nous rendant, nous public, complices de leurs titillements. À mesure que la soirée s’avançait, j’éprouvais de plus en plus qu’il y avait quelque chose de malsain dans cette façon de théâtraliser la misère humaine. Autant la pudique « Nuit Noire » de Régine Achild Fould m’avait touché sans me gêner, autant ce déballage m’a semblé presque dégueulasse.
Et bien sûr, cela d’autant plus que tout est parfait dans le spectacle, l’aire de jeu, très sobre, avec quelques chaises, tables, accessoires de clinique, deux téléviseurs pour montrer méchamment à certains malades leurs tics, et à la fin, de belles images coloriées de cerveaux, les éclairages impeccables, une musique discrète de Mahmoud Tabrizzi-Zaden (aux Bouffes du Nord, on est cosmopolite !), bref, j’ai trouvé qu’il y avait de la méchanceté dans le (non) traitement infligé par des soignants voyeurs, et nous rendant voyeurs, à ces gentils doux dingues qui sont en soi très émouvants, parfaitement crédibles et après tout, peut-être, pour certains, dans un univers intime plus valable que le nôtre.
12.12.97 - FILAO par « Les Colporteurs », saltimbanques et musiciens, disent-ils : le metteur en scène, Hudi, est hongrois. Il évoque « des souvenirs » avec des funambules (ceux de l’ex-volière Dromesco), des voltigeurs aériens, qui font du trapèze volant très bien, un illusionniste clown dont je ne résiste pas à l’envie de citer le nom, Alain de Moyencourt, car c’est la seule faiblesse d’un spectacle de cirque en vérité sans histoires, mais composé de numéros de haut vol, avec une recherche d’originalité par rapport aux figures classiques.
À part ce « meubleur » d’entre performances, tout est parfait. Et tous comptes faits, différent de ce que font les autres chercheurs du nouveau cirque parce que, Laszlo Hudi (qui a travaillé avec Josef Nadj en d’autres temps), s’est attaché à rendre chaque performance émouvante en soi, quitte à négliger les liaisons. C’est cette négligence qui rend dérisoire son exposé des tableaux : « tentation perchée, équilibre (puis causeries) de table, mémoire du vol, forêt trop personnelle, expérience verticale, bois très truqué… » Je m’arrête sur ce bois qui est très joliment utilisé en longues tiges qui s’emboîtent précairement : c’est un des atouts du spectacle. Je continue : « danse de la promenade fragile »… Vous avez deviné : c’est un livret de ballet qui nous est annoncé. N’est pas poète qui veut. Ça se termine avec « démonstration de l’horizontalité et de la verticalité sur l’homme » et par « disparition aérienne. Victime d’un enchantement né au sommeil de la hauteur, abandonner la terre ». Honnêtement, vous ne trouvez pas que c’est un peu prétentieux, ce discours « poétique » pour montrer des performances ? Ce n’est pas dans ce « langage » que se niche l’avenir du « nouveau cirque ».