Du 23 septembre 1996 à mars 1997

Publié le par André Gintzburger

23.09.96 - En vérité, j’ai fait ce voyage surtout pour voir un spectacle de danse monté par Jean-Pierre Torrès, ex-mari de Madona Bouglione, et pour répondre à un vœu express de cette dernière. Cela se passe dans la même cour que MA, avec en fond un très beau mur. On est à ciel ouvert et il fait froid. Ca doit commencer à dix-huit heure, mais l’installation a pris un peu de retard. Oh horreur, à dix-huit heure quinze, voici qu’un machiniste zélé entreprend de laver le plateau à grande eau. Dans ma tête je m’étonne qu’il fasse cela avant un spectacle de danse, mais personne ne l’arrête et il achève consciencieusement sa tâche vers dix-huit heure quarante-cinq. Naturellement les danseurs doivent attendre que le sol sèche. Vers dix-neuf heure quinze, le public, dont j’admire la patience, commence à s’énerver. Jean-Marc paraît, dégingandé, donnant l’impression que tout ça n’est pas grave. Il plaisante mais ça passe mal. Enfin, ça commence. Ou plutôt non : il a promis à un de ses élèves qu’il pourrait faire une démonstration de son talent en lever de rideau, ce qui l’oblige, après cette prestation au demeurant sympathique, à installer laborieusement dans le noir son dispositif. Enfin on commence. Manque de bol : la bande-son ne part pas. Flegmatique, la troupe qui s’était mise en place attend. Boum : panne de courant. Le public siffle. Le Préfet, monsieur tout noir à l’air compassé, et le Maire Président du Conseil Général, s’enferment dans un mutisme de mauvais aloi. Enfin miracle, la lumière et tous les projos se rallument. Le technicien du son a trouvé son repère et à dix-neuf heure quarante-cinq, enfin, le spectacle commence.
Cela s’appelle « Mi Aimaou », ce qui en créole veut dire « Je vous aime ». Tel est le message que le professeur de danse fraîchement débarqué dans l’île (deux ans, si j’ai bien compris) veut communiquer à son public. Il choisit de le faire à travers une des légendes nées de l’imaginaire créole, celle de la vierge au parasol et de Saint Expédit, qu’il incarne lui-même dans un curieux accoutrement de général romain. Comme vous le savez, je ne suis pas grand expert en matière de danse. Mais il m’a semblé que la chorégraphie, étayée par une musique entièrement réunionnaise, ne manquait ni d’originalité ni de rythme. La partie superbement chantée par Leila Négrau, dont j’avais déjà remarqué la voix dans « Le Pervenche », apporte un plus certain, tout comme quelques très beaux instruments de musique à percussion. Finalement, le tout est un peu long mais de qualité certaine.
À travers le langage de la danse, que je persiste à trouver limité, Jean-Marc Torrès à son tour veut parler de La Réunion, cette île étrange qu’aucun autochtone ne peut revendiquer puisqu’elle était vierge à l’arrivée des premiers Blancs. La présence de « Mi Amaou » dans le festival métis de Philippe Pelen est justifié et illustre une contradiction que j’ai trouvée dans MA et il y a quelques mois dans LE PERVENCHE, à savoir que ces spectacles qui racontent, chacun à sa manière, LA RÉUNION, font tous des tabacs auprès des populations locales, mais ont l’ambition de s’exporter surtout vers ce qu’on appelle ici, d’un mot qui m’écorche les oreilles, « la métropole ». Comment y seraient-ils accueillis ? Tout compte fait, ce « Mi Aimaou » a peut-être plus de chances que les autres parce que la chorégraphe, qui était il n’y a pas si longtemps danseuse chez Caroline Carlsson et Maurice Béjart, apporte une originalité qui n’a pas oublié les règles du parisianisme, et donc d’étonner par une recherche technique d’originalité des pas et des attitudes. Torrès lui-même, sorte de Tati désarticulé, et sa femme, Natji Torrès, excellente danseuse classique, sont les garants d’un professionnalisme qu’ils ont su inculquer à leurs partenaires locaux. Reste que pour les étrangers comme moi, les clefs des sujets manquent. Ici le public reconnaît les signes. Moi je ne les connais pas. Là, quelque chose me manque.

28.09.96 - Et si je parlais de cette expérience étrange que je vis à travers une vieille pièce de moi, celle qui, à l’origine, me semblait avoir le défaut d’être trop « commerciale »,  LA LOCOMOTIVE. Commerciale ? En vérité, ce n’est, je crois, qu’une apparence : l’anecdote est absurde. Une fille est supposée avoir tué son amant en le précipitant par une poussée violente hors de la plateforme avant d’une locomotive, sous le tunnel du Saint-Gothard. Un juge d’instruction, du genre fouille-merde, s’est dit qu’en la projetant sur une scène de théâtre face à des gens venus là pour l’écouter (mais investis à leur insu d’un rôle de jurés), son exhibitionnisme qu’il avait remarqué prendrait le dessus ; elle ne pourrait que parler, parler, parler, et, bien sûr, elle raconterait son histoire et finirait par se vanter d’avoir assassiné le type. Pour dire le vrai, la version d’il y a trente-quatre ans ne partait pas du même principe : l’héroïne s’était vue injecter une piqûre de penthotal et c’est pour cela qu’elle parlait. L’idée de remplacer l’expédient médical par le fait de miser sur un trait de personnalité m’est venue en faisant la connaissance d’É D, qui revendiquait cet aspect d’elle-même. Le fil conducteur de MA mise en scène de la pièce (puisque dans un premier temps, j’avais tenté de réaliser moi-même la mise en vie de la chose écrite par moi) aurait donc dû être cet exhibitionnisme, voire le pousser à l’impudeur puisque l’actrice semblait prête à s’engager sur ce type de voie.
Je reviens brièvement sur le texte lui-même, sur l’anecdote. J’ai employé le mot « absurde ». En vrai, le point de départ est impensable et c’est déjà en cela que, sous l’apparence d’une écriture réaliste, gît pour le spectateur un premier piège. Il s’agit de lui faire gober un postulat inimaginable, puis de l’entraîner dans une histoire d’amour à l’eau de rose qui basculera soudain dans quelque chose de tout à fait différent. Il fallait, pour que le public se laisse ainsi avoir, une actrice qui sache établir avec LUI une relation d’étonnante complicité, une relation en tout cas différente de la relation habituelle au théâtre, une relation d’elle à chacun fondée sur le principe que tout ce qu’elle disait l’était DIRECTEMENT à chacun, avec, dans cette relation, une alternance de recherche de complicité, d’agression et, bien sûr de ce fameux exhibitionnisme, signe pour ceux qui la voyaient qu’elle n’était pas peut-être pas tout à fait « normale ».
É D, trente-huit ans, inconnue, au phrasé articulé impeccable, m’avait semblé avoir cette qualité rare qui est l’évidence de la « présence », quand elle est mise dans la situation de la relation que je viens d’expliciter. De surcroît, elle n’est pas jolie, mais peut être très belle sous certaines lumières. Je confesse que je n’ai pas su la diriger comme il aurait fallu. Je n’ai pas joué assez cette dimension de l’exhibitionnisme. Ceux qui, dans ce premier temps, ont assisté à des « filages », étaient, tous comptes faits, captivés par l’histoire. Personne ne parlait de longueurs. Elle était là, toute seule, sur la scène du Théâtre du Ranelagh que me prêtait Madona Bouglione, avec un simple éclairage de service, et rien du tout, une barre de tribunal, une table avec une carafe, et une chaise. Et ça passait. Simplement « on » me disait que c’était trop au premier degré, qu’il y avait sans doute quelque chose qu’il fallait faire passer en plus… Et j’ai commis l’erreur fatale de rechercher ce « plus » en moi, alors que c’est dans É que j’aurais dû plonger davantage, dans son exhibitionnisme certes, mais lui non plus pas au premier degré. Il ne s’agissait pas de lui faire écarter les jambes pour qu’elle montre son cul, mais de la pousser à jouer à fond cette vérité d’elle-même, ce qui aurait créé avec le public un extraordinaire rapport pervers. Et c’est justement dans la première partie de la pièce, celle dans laquelle j’ai coupé des pans entiers pour que ça « passe » dans la mise en scène de Mauricio Celedon, que ce « jeu » entre la femme sur scène et les gens dans la    salle aurait dû devenir un ping-pong d’où elle serait sortir grande, très grande actrice, y compris aux yeux de ceux qui n’auraient pas accepté le postulat de l’entreprise. En réalité, ma direction d’actrice n’avait pas été nulle. J’avais su lui inculquer un respect remarquable des intentions du texte. Mais j’étais convaincu (était-ce à tort ?) que je ne pouvais pas exiger d’une personne seule à porter une œuvre, de s’y investir plus de deux à trois heures par jour. Et de fait il me semblait, alors, que les répétitions la fatiguaient beaucoup, parce que, en effet, il me paraissait impossible d’orienter les choses à plat. J’exigeais donc d’elle alors de donner tout d’elle-même. Et je me demandais si un jour viendrait où elle pourrait tenir le parcours de la pièce entière. Je crois bien qu’elle se le demandait elle-même. La preuve qu’elle se donnait est que toute interruption de filage était fatal à sa mémoire. Je ne pouvais pas l’arrêter sur un point de détail sans qu’elle se retrouve en difficulté pour reprendre le fil « dans l’humeur sans laquelle travailler me semblait inutile ». Et c’est vrai qu’il est impitoyable, mon texte, qui n’opère que par ruptures et par glissements. Mais elle y entrait bien, et les jours où elle trouvait « l’état », elle avait des moments très grands. Je dis bien des « moments », car le parcours semblait inatteignable dans sa continuité. Je pensais qu’il fallait la laisser seule le construire… Et, mon Dieu, ce qu’elle a donné lors d’un dernier filage au Ranelagh, puis à Arkhangelsk, n’était pas si mal. Beaucoup s’en seraient contentés. Si l’on joue aujourd’hui au Ranelagh, ne l’oublions pas, c’est tout de même parce que Madona, un jour, s’est mise dans la salle et s’est laissée posséder par la pièce telle qu’elle était portée par cette actrice exceptionnelle.
Et puis j’ai fait une connerie. Comme on cherchait, elle et moi, dans l’intimité qui est la nôtre, ce fameux deuxième degré, j’ai cru que seul un autre pourrait, s’il existait, le décrypter. C’est l’histoire de l’œil et de la poutre : je n’ai pas senti que ce deuxième degré, c’était en elle, en l’interprète, en l’actrice, qu’il fallait le trouver… Il était là, sous ma main, et j’ai demandé à Mauricio Celedon de faire une mise en scène de ma « Locomotive »… Et dire qu’il a accepté serait modeste. C’est avec enthousiasme et pour ainsi dire reconnaissance… (« Je lui faisais confiance ») qu’il a dit « oui ». Hélas ! Hélas ! Hélas ! J’aurais dû tout arrêter lorsque, étant venu en Ariège voir comment il avait commencé à travailler avec É, je me suis retrouvé devant la preuve flagrante qu’il n’avait vu dans mon texte qu’un prétexte à le remplacer par des images germées dans sa tête. É le sait : cela m’a fait un coup qu’elle se soit prêtée à une complète dénaturation de mon oeuvrette. Pendant un temps, j’ai douté d’elle, de son intelligence à avoir compris ce qu’elle m’avait si bien donné à Arkhangelsk. Oui, je lui en ai voulu de n’avoir pas dit à Mauricio que couper tout ce qui, dans mon texte, constituait à mes yeux l’essentiel, c’est-à-dire le rapport aux public (voir plus haut) ne pouvait être ressenti par moi que comme une preuve d’incompréhension majeure. Oui, ce jour-là, j’aurais dû dire à É : « Viens, on prend le train, on joue à Aurillac comme prévu, et tant pis pour le Ranelagh si Madona ne se contente pas de notre modeste travail… Et tant pis si Mauricio s’offense, car sa proposition était une preuve d’imbécillité. J’ai été faible. On a apparemment remis notre collaboration sur les rails… Or, ce que je vis actuellement… Et bien, le voici :
Mauricio Celedon a fait travailler É dix heures par jour. Elle y a acquis une rigueur gestuelle certaine. Elle s’est prêtée à des jeux qui sont parfois amusants. C’est une fille qui assume, qui paye comptant. Elle le fait… mais le texte n’a rien gagné en profondeur. Souvent, elle le débite. Où sont les ruptures d’antan ? Pour que ça passe, j’ai dû couper… Il fallait n’est-ce pas, surtout ne jamais répéter deux fois quelque chose… Et surtout en faire beaucoup, au risque que le public ne comprenne pas, mais qu’est-ce que ça peut foutre à Mauricio… Pour lui, le seul intérêt qu’il a trouvé dans le texte, ça a été de le paraphraser : le couple est-il dans une voiture, il te balance un pare-brise. On parle d’un train qui arrive en sens inverse, des phares aveuglent le public. Il est question d’un mariage. Paf, une robe de mariée tombe des cintres et l’héroïne s’y engouffre pour être hissée à deux mètres de haut, pour raconter une des scènes les plus intimistes du spectacle ? Tout cela, c’est du gadget redondant… Et qui est perdant dans cette aventure ? É D, qui, de grande, très grande actrice, est devenue un objet, parce que tout ce qui lui permettait de se mettre en valeur, ruptures, humour, humeur, éclats, et surtout contact présent avec le public a été gommé par des éclairages stupides. On a l’impression que tout a été fait pour la rendre quelconque… D’ailleurs, elle tient très bien le parcours. À la fin du spectacle, elle n’est plus du tout aussi fatiguée. Dans cette mise en scène-là, elle joue, elle ne vit pas, elle n’incarne pas un personnage écorché vif. Il restera de ce personnage au Ranelagh, à moins qu’elle ne prenne conscience de l’étouffement où l’a rejeté Mauricio Celedon et ne se batte à mort contre tout ce qui l’entrave, que le souvenir d’une bonne comédienne au service d’un texte qu’il a fallu soutenir par un environnement visuel parce que, sans doute, l’actrice n’aurait pas su faire rêver le public avec de simples mots ! Et puis aussi sans doute parce que ce texte lui-même avait besoin d’être soutenu par du visuel parce qu’il devait être chiant. Au fait, il l’était peut-être. Qui suis-je, moi, l’auteur, pour le juger ? Et puis… Tout le monde peut se tromper : tel que c’est, ça va peut-être plaire… et marcher ! Et dans ce cas, tout ce que je viens d’écrire, oubliez-le ! Quand même, vous qui, peut-être, aimerez cette LOCOMOTIVE-là, dites-vous que c’est mon texte « platifié », tronqué, mais enfin, c’est lui. À peu près. On m’a fait supprimer des paragraphes entiers qui, soi-disant, expliquaient trop de choses au public, mais toute la mise en scène n’est qu’une paraphrase au tout premier degré de la chose écrite. Sans doute la connaissance moyenne qu’a Mauricio de la langue française doit être pour quelque chose dans ce besoin qu’il a eu de montrer ce qui se comprenait très bien simplement dit. Il aurait pu, à partir de cette conception, imaginer un univers qui, peut-être, aurait pu être un soutien à l’exhibitionnisme de l’actrice. Mais point. Il n’a su, avec Montserrat Casanova, imaginer que des pléonasmes, au demeurant assez laids. Non, il n’y a pas eu volonté de trahir la pièce, mais le service qui lui a été rendu équivaut à une minimisation, à une banalisation. Tout ce qui était excessif est devenu ordinaire et, de toute manière, l’esprit même de l’entreprise, une femme seule sur une scène violemment éclairée face à des juges, a été gommé au profit d’un esthétisme à côté de la plaque. Même les percussions qui, soi-disant, soutiennent le jeu, me paraissent inutiles. Tout au plus peut-on dire qu’elles ne gênent pas quand elles ne couvrent pas la voix de l’actrice. La dimension sonore qu’elles apportent accentuent en tout cas l’aspect « spectacle » de l’entreprise. D’entrée de jeu, les spectateurs ont compris que la règle du jeu annoncée, qu’ils ne sont peut-être pas des simples spectateurs, est fausse. Et qu’ils n’ont pas en face d’eux une femme éprouvant fortement un vrai drame, mais une bonne comédienne qui exécute consciencieusement les instructions reçues. Dommage pour elle. « La Locomotive » aurait pu être son tremplin décisif. Attendons de voir, mais je suis pessimiste. Où je m’en veux très fort, c’est que je me sens responsable de ce qui, de toute manière, et même si par miracle le spectacle fait un « succès », est ressenti par moi comme un échec. Je me suis trompé en faisant appel à Mauricio et, quand j’y repense, c’était inévitable qu’il ne soit pas l’homme de ce que je souhaitais. En fait, au stade du travail où j’étais arrivé avec É, c’est le mime, le professeur d’attitudes et de gestuelle que j’ai vu en lui. J’aurais dû me contenter de le prendre comme conseiller sur ces plans-là. Hélas ! Hélas ! Hélas !

10.10.96 - Je pensais aller voir EL MACBETH et, en fait, j’ai vu MACBETH, en version espagnole, dans une mise en scène très simplifiée de Claudine Hunault, ex de la Chamaille. C’est un spectacle qu’elle a monté à Cuba, avec des acteurs cubains sûrement très « émérites », pour reprendre une épithète qui fut très en honneur à l’époque soviétique, mais qui sont résolument conventionnels dans leur jeu. Les seules originalités de l’entreprise sont un fond en bambous qui figure le palais du Roi, un palais dans lequel on pénètre par une porte étroite, et un accompagnement en percussions caribéennes lorsque la forêt de Dunsiname est censée se mettre en branle. On regrette alors que les bambous restent fichés à leur place. La plus intéressante initiative de la réalisatrice vient d’un écran placé sur le côté, sur lequel s’inscrivent en langue française non pas des traductions du texte dit, mais des résumés très courts des situations, voire des mobiles et pensées des héros de la pièce. Je crois, à travers ces textes qui ponctuent le spectacle, percevoir les ambitions culturelles qui ont dicté les intentions de Claudine Hunault, mais la « lecture » en direct n’est pas à la hauteur de cette « lecture » affichée et inscrite aussi dans le programme. Comme si la directrice avait été dépassée, voire trahie, par les habitudes cubaines. En bref, ce que je reproche à ces « grands » artistes, c’est de jouer visiblement sans éprouver. C’est au point qu’il leur arrive de quitter leur personnage si promptement en sortant de scène que cela saute aux yeux. Hilda Oates en Lady Macbeth est une forte matrone qui se contente d’être là, mais il faut dire qu’elle est bien là à côté du fluet Tito Junco qui joue le Général Macbeth ! La première scène des sorcières est intéressante, mais la deuxième est d’une banalité affligeante tant ces sorcières jouent en « sorcières ». Les costumes réalisés au Burkina Faso ne m’ont pas laissé de souvenir. (Théâtre 140 à Bruxelles)

08.10.96 - Quand on va voir un spectacle de Mehmet Ulusoy, il y a un certain nombre de choses qu’on est sûr d’y trouver : des pneus, des gros pneus empilés les uns sur les autres. On peut en surgir, disparaître. Ils ont l’air d’être jetés au hasard sur la scène, mais détrompez-vous : la composition est savante. Il y aura aussi des tôles ondulées qui feront le fond du plateau et ménageront, en hauteur, une aire de jeu supplémentaire. Vous pouvez être sûr que les acteurs ne diront pas un seul mot sans l’accompagner d’un geste, d’une attitude, voire d’une acrobatie. Et vous pouvez parier que sur la fin, un grand voile s’étalera sur la scène. Bien sûr, entre-temps, il y aura eu une petite exhibition de théâtre d’ombres. Cela n’a pas manqué, tous ces ingrédients se retrouvent dans l’adaptation de L’ALCHIMISTE que le Théâtre de Liberté nous balance dans l’ex Passage du Nord Ouest.
Adaptation qui suppose qu’on ait lu avant le roman de Coelho. Quand c’est, comme pour moi, le cas, on s’aperçoit que le spectacle suit fidèlement, chapitre après chapitre, l’épopée du jeune berger espagnol parti pour l’avoir rêvé, à la recherche d’un trésor enfoui au pied des pyramides d’Égypte. Je me demande si le spectateur sans repères s’y retrouve bien dans le délire de mots et d’images qui lui sont assénés deux heures et demi durant, au bas mot une heure de trop.
Dommage, car les deux acteurs et actrices qui assument l’entreprise sont remarquables et il y a des moments très beaux, comme celui où une naïade surgit nue et ruisselante d’un de ces amoncellements qu’on pouvait croire n’être que de pneus.
Malheureusement c’est tout trop long, beaucoup trop long parce que l’accumulation des gadgets tue le suspense. Le roman est une longue quête des signes que le jeune voyageur doit découvrir et décrypter. Mehmet s’attarde trop sur le contenu des chapitres, c’est-à-dire de ce qui arrive au garçon entre ces marches en avant. En plus, son imagination n’est pas suffisante pour re-nourrir les ingrédients ci-dessus indiqués. Et le jeu paroles - gestes le plus souvent paroxystique finit par devenir lassant. C’est toujours la même chose, et la lisibilité moyenne de l’anecdote ne permet pas de soutenir l’intérêt. J’ajoute que sur la fin, les manipulations m’ont semblé devenir maladroites. C’est une très belle idée que celle de cette toile qui figure le sable du désert puis devient la pyramide grâce à un astucieux système d’accroche. Malheureusement, la pyramide reste molle. Elle n’est qu’esquissée.
Alors que dire ? Une fois de plus, hélas, que Mehmet passe à côté d’un grand spectacle. Ah ! Que j’étais heureux au bout d’une demi-heure. Que j’étais fatigué au bout de deux heures trente !

17.10.96 - Je suis à Saint-Pétersbourg, très bien reçu par Valéry Minnev et l’interprète du Licedei, Katia. « DOKTOR PIROGEFF » est un spectacle de clowns, mais ce n’est pas une simple addition de sketchs. On peut même dire que sur ce plan-là, le spectacle qui a été conçu par Leonide Leikine n’est pas encore au point. Certains jeux sont trop longs, d’autres sont mal ficelés. L’aisance n’est pas au rendez-vous.
Mais le propos est singulièrement intéressant, car il y a une réelle continuité entre les épisodes et il y a un vrai discours qui est tenu, on pourrait presque dire « philosophique ». Léonide n’hésite pas à employer ce mot. Le Docteur Pirogeff, le vrai, fut, paraît-il, un chirurgien célèbre pour avoir inventé l’anesthésie. Celui du spectacle va vivre toute sa vie, depuis l’âge du bébé jusqu’à celui du retour en enfance au rythme d’un monde qu’il se fabrique lui-même, mais qui reste figé autour de lui : statue immuable, cactus, oiseaux « mobiles » immobiles, membres de sa famille qui ne vieillissent pas : lui seul grandit. Périodiquement, une photographe fixe un instant de cette vie, qu’il essaye de comprendre dans la vie elle-même. En grandissant, il fait des expériences sur lui-même, mais les gens autour de lui ne comprennent pas ses « fantaisies », comprenez « fantasmes » en russe, c’est le même mot. Sa grand-mère, un matelot, reviennent périodiquement dans cet univers où il n’y a pas d’eau dans la fontaine, et surtout où l’humanité est comme une pause dans l’univers. Toute sa vie, le « docteur » fait des pâtés de sable, mais c’est seulement tout petit et très vieux qu’il les réussit. Très vieux il retrouve la pureté des enfants, et alors autour de lui le monde s’animera : les oiseaux prendront leur vol, le cactus fleurira.
J’ai écrit ci-dessus « fantasmes ». Ce sont, bien sûr, ceux de Léonide : « Reposez-vous », dit-il, « écoutez les voix du ciel ». Vous avez compris qu’on ne rit pas tellement pendant le spectacle, dont l’atmosphère est surtout poétique. On peut espérer que cela devienne un grand spectacle. Les ingrédients y sont.

18.10.96 - Je n’en dirai pas autant du « CASSE-NOISETTE » assassiné du L.E.M. que j’ai vu le lendemain au Palais de la Jeunesse et qui, non seulement n’est pas prêt, mais m’a paru très en deçà du « Lac des Cygnes » au niveau du propos et de l’imagination. Le procédé employé est cependant le même : une bande-son détourne périodiquement les notes célèbres de Tchaïkovski mais, sincèrement, je ne suis pas arrivé à m’intéresser au sort de la petite fille héroïne du ballet, et il ne m’a pas semblé que Svetlana Petrova me faisait pénétrer dans un univers de contestation ou de subversion. Son entreprise manque d’audace. J’ai eu plusieurs fois l’impression d’être en face d’un gentil spectacle pour enfants. Il est vrai que, pour moi, ces ballets potiches de l’époque soviétique ne sont pas, comme pour les Russes, des références culturelles. Il est tout de même frappant que toute sa carrière semble s’être faite en dehors de la Russie… Comme si des tabous interdisaient qu’on touche sur place à ces monuments, ou comme si elle n’osait pas les confronter à ceux qui ont les vraies clés en main. C’est peut-être parce que j’ai dit que ce CASSE-NOISETTE-là ait une carrière en Russie qu’il est si timide. Dommage, vraiment !

02.11.96 - « Gouttes d’eau sur pierres brûlantes » est la première pièce de Fassbinder. Elle se termine par le suicide du jeune homme séduit et détourné des amours hétérosexuelles par un voyageur de commerce marié, dont on ne sait pas très bien ce qu’il  vend. C’est un accueil du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. La mise en scène est de Bernard Bloch, que j’avais connu dans des aventures d’un autre type de militantisme. Est-ce une réflexion sur l’amour ? « L’amour est-il aimé ? », interroge le programme. Peut-être si j’avais l’oreille plus fine pourrais-je répondre. Pierre-Louis Calixte et Marc Berman murmurent entre eux le texte comme s’ils étaient d’entrée de jeu dans la plus discrète intimité. De toute manière, ce n’est pas un sujet qui me passionne.

03.11.96 - En ligne générale très simplifiée, il semblerait que ceux qui considèrent encore (ou à nouveau) que le théâtre, et ses arts dérivés, ait un discours à tenir qui soit d’aujourd’hui, soient « rangeables » dans deux familles : ceux qui considèrent que tout est foutu, et ceux qui croient en un avenir pour l’humanité. La nouveauté, c’est que le « politique », en tout cas le « politicien », est complètement absent de ces courants. Je viens ci-dessus, de parler du « Docteur Pirogoff ». En gros, il recommande aux hommes de retrouver la pureté de l’enfance, et le monde revivra.  !
François Pesenti appartient, semble-t-il, à la catégorie des désespérés totaux. « Le corps dans le bois qui brûle » montre la fin d’une « Fin de partie ». C’est pire que Beckett, en ce sens que les personnages sont isolés dans une solitude sans espoir et qu’ils n’ont même plus le verbe, les mots, pour s’exprimer. Les deux femmes, Malika Khatir et Emmanuelle Stohl, et l’homme, Laurent Martial, ont, au demeurant, beaucoup de présence, et quand on les applaudit, on a l’impression justifiée qu’ils ont fait une performance, et pourtant ils ne font rien que parcourir un cheminement intime. On ne s’ennuie pas à les regarder. On rêve soi-même. Reste à savoir si c’est à la même chose qu’eux.

(Rédigé en avril 1997). L’envie d’écrire après chaque spectacle vu m’est passée, et je ne pense pas que ce soit un effet de l’âge. Par scrupule, et pour bien marquer que du haut de mes trois quarts de siècle, je suis toujours désireux de suivre les courants, je vais essayer de me rappeler ce que j’ai vu à Paris depuis novembre 96.

Il y a eu le 7 novembre la création à la Villette du nouveau spectacle du CIRQUE PLUME. C’est une grosse machine, avec un dispositif sophistiqué et certainement dispendieux. Le trampoline, le « trapézisme » y sont rois, et spectaculaires. Cela s’appelle « l’HARMONIE EST-ELLE MUNICIPALE ? », ce qui pourrait faire croire à un discours quelque part politique. Je n’en ai gardé aucun souvenir. Peut-être le message qu’aurait voulu faire passer le metteur en scène Bernard Kudlak, a-t-il été occulté par la débauche de moyens dont il s’est entouré, au point qu’on prend plaisir à un grand divertissement de « nouveau cirque » pas dérangeant du tout. Où est la poésie de la « plume » des débuts ?

Il  y a eu le 19 novembre une décevante représentation des MUMMENSCHANTZ à Mogador. Tout était triste, et d’abord le théâtre lui-même qui aurait besoin d’un sacré ravalement et d’un renouvellement de son éclairage de salle. On sent la baraque mal entretenue. Quant aux trois ou quatre artistes qui essayaient de meubler un plateau vide trop grand pour eux, la gestuelle, leurs gags, tout m’a semblé pauvret.

Heureusement, pour redorer le blason de ce mois de novembre pendant lequel, chaque soir, Éliane Davy s’épuisait à jouer au Ranelagh ma LOCOMOTIVE devant des salles de plus en plus vides que personne ne cherchait à remplir parce que, je commençais à m’en rendre compte, la directrice, qui n’aimait ni le spectacle ni l’interprète, avait sûrement donné à son personnel l’instruction de ne rien faire, il y a eu LE PROCÈS de Kafka au Théâtre de la Ville dans une mise en scène de Dominique Pitoiset. Il n’y a pas d’innocence à monter « LE PROCÈS ».  Cela dénote, chez celui qui l’entreprend, qu’il n’est pas indifférent à l’absurdité du monde dans lequel nous vivons. Cet accusé qui ne sait pas de quoi, et qui se bat contre des moulins à vent, et qui de toute manière se sent quelque part coupable rien que parce qu’on l’accuse, c’est Monsieur tout le monde. Chacun a quelque chose à se reprocher. L’œuvre de Kafka, antérieure au stalinisme, était prémonitoire des célèbres procès de l’univers dit « communiste ».
S’y attaquer après le film d’Orson Welles est redoutable. Pitoiset a réussi son essai. Le plateau jaune ocre est en pente raide, truffé de trous d’où surgissent les personnages, des trous si bien masqués qu’on ne les devine pas à l’avance. L’atmosphère est au désert et à l’infini. C’est très beau, très efficace, très fidèle. Voici un exemple de metteur en scène sachant tirer sa propre épingle du jeu tout en servant évidemment un texte sans le trahir. Espérons qu’il soit intimement sur la voie qui lui inspirera de s’intéresser à des sujets plus contemporains directement.
Pour moi, monter « Le Procès », c’est tourner autour du pot des choses à dire aujourd’hui. C’est une façon de montrer qu’on est sensible à l’absurdité du système qui nous entoure, sans le dire directement, c’est-à-dire sans prendre de risques.

Le 26 novembre, au Ranelagh, après LA LOCOMOTIVE, commençait le DEREVO, cette dérivation  des clowns russes à mi-chemin de la danse et une certaine connotation poétique. Je les avais déjà vus au terme d’un interminable voyage à Utrecht il y a un ou deux ans. Je n’ai pas été cette fois-ci plus enthousiaste qu’alors.

François Pesenti nie d’être désespéré, mais il faut bien dire que son « 1949 IF 6 WAS 9 », est, de ce point de vue, pire que le pire Beckett. Sur l’aire de jeu faite de planches de bois, il y a douze acteurs, six occidentaux et six Chinois de Taïwan, qui vont près de trois heures durant jouer des solos sans signification particulière, souvent à la limite de la débilité, dont l’objet est de montrer l’impossibilité pour les gens de communiquer entre eux : entre Blancs et Jaunes, bien sûr, mais aussi entre hommes et femmes, entre hommes et hommes et femmes et femmes. Chacun est muré dans sa solitude au milieu d’un univers qui se déglingue et d’un sol qui, planche après planche, se dérobe sous les pieds. C’est magnifiquement assumé, surtout par les artistes chinois qui font tous partie du Théâtre National et qui sont évidemment beaucoup plus professionnels que les intermittents de la distribution française. C’était aux Bernardines à Marseille. On n’en sort pas revivifié, mais, ô surprise, on ne s’est pas ennuyé.

Entre le 10 et le 12 décembre, « La Locomotive » s’étant achevée le 8 au Ranelagh devant six spectateurs, je suis sorti trois fois dans les grands théâtres.
À Chaillot, où Savary jouait sa version du Bourgeois Gentilhomme, semblable en plus riche à la précédente.

À l’Athénée, où j’ai vu quelque chose, mais je ne me rappelle pas quoi.
Et à la Comédie-Française, où j’ai assisté à une « Danse de mort » de Strindberg ennuyeuse et banale, quoique déracinée du point de vue des décors.

Et puis, il y a eu le 3 janvier l’ARAGON de Philippe Caubère au Café de la Danse. Bon Dieu quelle santé ! Plus de trois heures, il est seul sur l’aire de jeu, drapé d’un immense drapeau rouge pour la première partie consacrée à la période communiste du poète. Ce rappel des enthousiasmes du jeune homme est un beau moment. Très à son aise, toujours en mouvement, Caubère dit, joue, respire, transmet le message avec tant de conviction qu’on peut penser qu’il y croit encore. Après ce magnifique parcours, il s’arrête pendant trois quarts d’heure et on sert au public une soupe aux pois cassés. La deuxième partie consacrée au poète est moins exaltante mais, quand même, on ne regrette pas la soirée. C’est comme un signe que le théâtre pourrait reprendre un chemin re-politisé. Il ne serait que temps.

« Italienne avec orchestre » est un petit joyau pour les professionnels. C’est aussi un produit luxueux car cela suppose l’utilisation d’un opéra pour soixante à quatre-vingt-dix spectateurs. Car le public est dans la fosse d’orchestre. « Nous sommes supposés être les musiciens ». Devant nous, il y a des pupitres avec un simulacre de partition et un chef d’orchestre qui va répéter un morceau de bravoure de LA TRAVIATA, avec une diva imbue de sa belle voix et un metteur en scène qui lutte pour le pouvoir avec le chef d’orchestre, qui en vérité est le seul à le détenir. C’est une superbe et très drôle démystification de ce que peut espérer faire, dans le domaine lyrique, un metteur en scène de théâtre, c’est-à-dire pas grand-chose à part l’environnement. Cela va être repris au Châtelet car on refusait du monde à l’Opéra-Comique. C’est étrange que de voir un théâtre un théâtre entièrement vide et de sentir qu’il se passe derrière soi des choses sur la scène. Placés dans cette situation, on arrive à comprendre que les musiciens ne se sentent pas toujours concernés par des spectacles qu’ils ne voient jamais. Les noms des jeunes gens qui ont fait ça ne me reviennent pas, mais je les noterai quand ils seront au Châtelet. Il faut dire que j’écris tout cela de mémoire, car un temps était venu où je ne comptais plus écrire ces articles… Et puis, vous voyez, cela m’a repris.

C’est d’ailleurs intéressant de voir ce qui, sans notes, laisse une trace, et ce qui sombre dans l’oubli : par exemple QUAI OUEST de Koltès monté par le Théâtre de la Balance à Ivry. Ne me demandez pas d’en parler. Sauf que je me suis fait chier et que j’ai embrassé Élisabeth Chailloux à la sortie, parce qu’elle était là, je n’en ai aucun souvenir.

Par contre, j’ai gardé des images de « La force de l’habitude » de Thomas Bernhardt, monté à Bobigny dans la grande salle rapetissée au profit d’un immense plateau par Engel. Et puis il y a une très belle performance d’acteur de Serge Merlin qui, pratiquement, monologue deux heures durant, directeur d’un cirque dont les artistes sont ses comparses, complices, victimes. Six acteurs dans cette immensité font un peu pauvrets et le message m’a semblé appartenir à la catégorie des désespérés.

En vérité, que gardé-je de la plupart de ces spectacles : quelques images, mais rien au niveau du contenu qui m’ait marqué. C’est le cas aussi de l’ÉLECTRA de Hugo Von Hofmannsthal, ressuscité par Jean-Pierre Rossfelder. Tous les auteurs ont eu envie à un moment de faire passer un message à travers un chef-d’œuvre du théâtre antique. Tâche ardue car en vérité ces œuvres, dans leur simplicité, disaient tout et superbement. Que nous apporte en plus cette ÉLECTRA : un discours sur le père absent, sur la mère coupable, en fait pas grand-chose de vraiment nouveau, mais sûrement de plus confus et de plus lourd. Il faut être Sartre ou Brecht pour que quelque chose de réellement neuf s’insinue à travers l’anecdote. Intéressante, toutefois, est la démarche d’Électre qui, devant la défection d’Oreste, décide avec sa sœur d’accomplir elle-même le meurtre. Ca se passe à la Maison de la Poésie.

Quelques jours plus tard, j’y verrai, par Dido Likoudis, vingt-cinq minutes d’une CASSANDRE en grec ancien à la très musicale sonorité. En fait, ce sont des divertissements cultivés. On aurait presque envie d’y classer les PADOX AU PARFUM de la Compagnie Dominique Houdart, si l’efficacité de l’entreprise ne se révélait authentiquement populaire. C’est un jeu assez savant autour des odeurs, conçu pour les enfants à la suite de stages effectués par la compagnie dans les écoles de Conflans. Du point de vue socio-cult., c’est parfait et ça ne dérange personne. Où est le Dominique Houdart de « Louise Michel » ?

Populaire, Planchon voudrait bien l’être avec son RADEAU DE LA MÉDUSE, fresque historique qui prétendrait dénoncer le comportement des Français pendant la période de l’exil à l’Île d’Elbe de Napoléon et le retour provisoire en France des Bourbons. C’est chiant. En sortant à l’entracte du Théâtre de la Colline, qui assume l’accueil du T.N.P. entre le départ du Lavelli et l’arrivée de Françon, je disais qu’il serait temps que Planchon fasse valoir ses droits à la retraite. Le pognon dépensé pour cette médiocrité est un scandale pour tous ceux qui doivent garder leur talent au vestiaire, faute de moyens pour leur permettre de s’exprimer.

Heureusement il y a eu, le 11 mars, un spectacle qui a émergé de toute cette grisaille, c’est le KARL MARX THÉATRE INÉDIT de Jean-Pierre Vincent à Nanterre. Je n’en parlerai pas ici : j’ai écrit un article de deux pages dans CASSANDRE. Enfin un spectacle osait parler du communisme et du capitalisme en disant ce qu’il y a à dire. Démarche courageuse minimisée par les valets de la presse. Je ne serais pas surpris que le Théâtre des Amandiers fasse l’objet prochainement d’un contrôle fiscal. Dommage que les concepteurs aient emballé le message dans un sac culturel contestable. Derrida avait imaginé un rapport entre le spectre du père d’Hamlet et ce qu’il appelle le spectre du communisme. Hélas ! On ne dira jamais assez de mal des intellectuels.

Philippe Chemin, qui a conçu et mis en scène, sous le titre « MATÉRIAU HEINER MÜLLER », un portrait éclaté de l’écrivain à partir d’interviews, de poèmes et de fragments de vie, appartient certainement à cette catégorie « branchée ». Son spectacle d’une impitoyable rigueur se joue à la Resserre de la Cité Universitaire, devenu un lieu infiniment propre et professionnel. Le regard de l’écrivain sur son enfance pendant la guerre et sa critique du système de la R.D.A, d’où il s’est cependant toujours refusé à émigrer, est intéressant, mais l’austérité de l’entreprise rend la soirée un peu chiante.

Le 18 mars, lendemain de mon anniversaire, (j’entre dans ma soixante-quinzième année), je me retrouve au bon vieux Poche Montparnasse où, Étienne Bierry, entouré par une troupe de qualité, joue une oeuvrette de boulevard appelée « L’ARGENT DU BEURRE », d’un certain Louis-Charles Sirjacq, qui m’a demandé de venir « parce que les grands tourneurs ne voulaient pas faire voyager » cette histoire « féroce et gaie » (dit Pariscope). C’est en effet un monde sans complaisance qui est décrit, situé au sortir de l’occupation mais pas encore du marché noir. Avouerai que le détail de l’anecdote ne me revient pas.

Par contre, je revois dans ma tête chaque détail de la très professionnelle « lecture » de LA PRINCESSE DE CLÈVES par Marcel Bozonnet. Vêtu d’époque, l’acteur prend des poses mignardes, mais son discours est parfaitement articulé et donne en fin de compte l’envie de relire le roman.

Belle soirée ce samedi 22 mars à l’Olympia, navire isolé au milieu des carcasses d’immeubles détruits tout alentour sous prétexte de « rénovation » du quartier Edouard VII. Je crois que c’est le dernier spectacle qui s’y donne avant qu’il ne soit transporté à l’identique cinquante mètres plus loin ! C’est la belle chanteuse portugaise Cesaria Evora qui, devant deux mille fans enthousiastes, donne son magnifique récital. Elle est là sur cette scène très à son aise, pieds nus, sans chichis, naturelle, simple et émouvante. Un beau moment loin du « théâtre » qui, décidément, à part « KARL MARX THÉATRE INÉDIT », ne me comble guère.

Et ce ne sont ni un gentil spectacle mis en scène par Roland Lagache au Guichet-Montparnasse, intitulé « FOISSY TOUT COURT », où je retrouve Christine Liétat et Pierre Ange, et qui me fait dire finement que, FOISSY, décidément, c’est court, ni « L’HYPOTHÈSE » de Pinget, montée de façon trop sophistiquée par Clyde Chabot sur le plateau de la Cité U, ni « DES PERLES AUX COCHONS de Richard Foreman, dans une mise en scène de Sobel au Théâtre de Gennevilliers, intéressant mais confus, avec, il faut le dire, une belle utilisation de l’espace, qui me feront dire autre chose.
 
Pas plus que LE TRICICLE, joli spectacle joyeux, à la limite du café-théâtre, que le talent des trois compères catalans érige au niveau du plateau du Théâtre de la Ville. Il y a des idées, du rythme, et même un peu de contenu. On ne s’ennuie pas. On rit un peu. C’est bourré.

MOTEL, une production en français du groupe El Hakawati, dans la salle de spectacles très confortable de l’Institut du Monde Arabe, a au moins le mérite de dire quelque chose. Le message n’est pas très gai. Un homme fatigué, franco-hongrois dit le programme, palestinien d’adoption, se pose depuis cinquante-sept jours dans une chambre d’hôtel la question de son identité, et accessoirement du sens de SA vie, de LA vie, et de la mort. François Abou-Salem, né Gaspard, s’y auto psychanalyse sous l’œil de Julia, femme de chambre ambiguë, à qui il se raccroche mais qui ne lui apportera pas le salut. Heureusement qu’à la fin, François fait partir son personnage dans la nuit vers une destination inconnue.
Cela seul le sauve de la conclusion qui s’impose : François a perdu le sens de sa vie. Il a quitté la Palestine de ses rêves parce qu’il n’y trouvait pas, ou plus, l’espace idéalisé d’un lieu de tolérance et de justice. Il a démissionné, semble-t-il, jusque dans sa tête, comme tant d’autres… Quelque part comme moi-même. On peut parler de lâcheté, mais qu’était-il possible de faire, surtout dans un pays où l’on risquait sa peau non seulement du fait des adversaires, mais de « ses » siens eux-mêmes, intégristes, le rejetant, lui, l’humaniste, le compagnon du combat mais pas de n’importe quel combat, dans son métissage, dans son étrangeté. Palestinien de cœur, sans doute n’est-il pas assez palestinien de sang pour que ses « frères » de là-bas le reconnaissent comme tel. Vaincu sur le terrain qu’il avait choisi, condamné à l’errance dans une Europe que son passeport français lui ouvre, il a cherché à y livrer un message que les événements réels lui rendaient de plus en plus difficile à transmettre.
D’autant plus que, pauvreté aidant, devant composer avec des comédiens pas toujours choisis pour leur seul talent, il ne trouvait pas souvent les conditions requises pour mener à bien ses mises en scène. D’où des imperfections dans ses dernières productions que les censeurs ne lui pardonnaient pas, le B.A.-ba du théâtre étant devenu qu’il devait être impeccable artistiquement, techniquement, et surtout maîtrisé au niveau du rythme. Ses amis se contentaient parfois de ses approximations, mais pas les gens en général.
Sa réflexion de ce « Motel », c’est donc un regard désabusé jeté sur ce qui a été, aurait pu être, c’est un aveu d’échec qui, cette fois-ci, est bien construit, émouvant, et sans doute pas (mais ne nous aventurons pas dans des voies inconnues) limité à la vie professionnelle. On sait que l’homme est atteint. Vers qui repart-il dans la nuit ?

Étrange, le lendemain soir à l’Athénée, Clévenot nous livrait la conférence faite au Vieux Colombier, à sa sortie de l’asile de Rodez, en janvier 1947, par Antonin Artaud devant un public de choix venu contempler la bête curieuse. Magnifique restitution, que les héritiers contestent, d’une incommunicabilité annoncée : confusion du discours, improvisation délirante et, finalement, fuite du conférencier sont magistralement rendus pas un acteur à la présence étonnante. Il n’y avait aucun rapport avec le spectacle de la veille, et pourtant ce parfum de désespoir sur ce qu’est l’homme et sur ses vanités n’était pas sans rapport.

Que semblait dérisoire le lendemain, (encore) UN SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ, exercice de virtuosité puisqu’il se voulait en plein feu sur un dispositif où la même troupe jouait la veille MACBETH, d’où toute magie était gommée et où les êtres surnaturels ne se distinguaient pas des humains. Quel est donc le nom de cette troupe qui ne voit rien d’autre à faire, AUJOURD’HUI, que de remonter cette pochade de Shakespeare poétique, amusante, longuette, et qui en rien ne répond aux préoccupations des gens ? Oublions, oublions…

Comme oublions au Théâtre des Variétés la reprise (pourquoi, bon Dieu !) d’une vieille pièce d’André Roussin, LES ŒUFS DE L’AUTRUCHE, qui a sans doute fait bander le bourgeois dans son froc en 1950, mais qui est maintenant vieille, conne, dépassée et pas drôle.

Dois-je dire que j’ai vu tous ces spectacles dans des salles bien remplies sinon toujours bourrées ? Crise du théâtre ? Où ? Ah oui ! Au Vieux Colombier, L’ALERTE de Bertrand Poirot-Delpech se jouait devant une salle bien remplie à moitié mais de loin, donc, pas pleine. J’ai pris un grand plaisir intellectuel à ce dialogue supposé entre Malraux (entré en Résistance surtout en gaullisme) et Drieu La Rochelle resté fidèle à ses idées de droite, à sa fidélité à Pétain, à son admiration pour Hitler, et devenu directeur de la N.R.F. « sous contrôle allemand », cela se passe en quarante-trois le temps d’une alerte. Les dés sont jetés. Le camp des vainqueurs n’est plus le même. Malraux offre à Drieu, qui refuse, de choisir le bon camp. Postulat hasardeux, mais c’est une jouissance que d’entendre ces deux bêcheurs érudits s’échanger avec humour des citations porteuses, joute verbale superbe parfaitement assumée, dans une mise en scène sans effets dilatoires de Jean-Pierre Miquel, par Michel Favery, Jean-Baptiste Malastre, avec le concours d’un garçon de café de Gilles Privat.
Le Vieux Colombier appartient maintenant à la Comédie-Française. C’est avec un brin d’émotion que j’y remettais les pieds. Il est plus propre que jadis, les fauteuils sont meilleurs, les loges du fond ont été supprimées, le hall est boisé avec un bar et une librairie. Mais l’âme est restée.

Ouf ! Ce survol est fini. À quand le prochain ? Y aurai-je plus de mémoire ?

Publié dans histoire-du-theatre

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