Du 28 mars au 12 octobre 1996

Publié le par André Gintzburger

28.03.96 - Je suis à l’aéroport. L’avion de dix-neuf heure quinze pour Paris est annoncé pour vingt-trois heure ! J’ai passé ma dernière journée avec Georges Vargas qui a un grand projet de montage d’une école de cirque. J’ai partagé le repas de sa troupe, le Teatro Taller de Colombie, dont j’avais vu le spectacle d’échassiers qui dégageait beaucoup d’énergie et de santé, mais tenait plus du carnaval, voire des majorettes améliorées, que du théâtre de rues. Tous ses acteurs gagnent mille cinq cent Francs par mois et ils ont l’air heureux. Lui, Georges, c’est un chef, et il le montre.
J’ai aussi dit au revoir à la charmante Clarisa Ruiz, qui a toujours l’air de planer, et qui n’arrête pas de vanter auprès de tout le monde un « cirque des puces », qui lui a réellement fait une très grosse impression. Jean-Marie et moi, nous pensons que c’est surtout LA dresseuse de puces qui a dû la séduire, et nous nous sommes demandés comment se passe une nuit d’amour avec une montreuse de puces, si une des ces bestioles se montre jalouse. Les photos que nous avons vues prouvaient en tout cas que les dressées ne rechignaient pas à piquer la dresseuse.
Je viens d’évoquer Jean-Marie Songy : savez-vous que c’est un affreux Jojo, increvable quelque part et soudain très sérieux quand il parle d’affaires. Sur l’exportation des productions d’Enrique, il a eu une idée, qui est que dans chaque ville, il vienne seul, ou avec quelques comparses, et monte son labyrinthe comme un workshop, avec des artistes amateurs ou volontaires du crû. Quand je suis parti pour l’aéroport, je l’ai laissé écouter ce discours tenu par Jean-Marie. Moi, j’en étais resté à sept personnes à quoi il pouvait réduire son staff ! Mais tous comptes faits, je ne suis plus si sûr que cette performance mérite autant de soins. Ce cheminement dans le noir et dans un univers de rêve est tout de même celui d’un homme ayant démissionné du combat militant. Et je préférerais qu’il accepte de revenir à ce qu’il a été dans sa jeunesse, un combattant de la cause des peuples hispaniques aux Etats-Unis, plutôt qu’un distributeur de plaisirs élitaires fugitifs à des publics triés par des structures très riches.
Ce séjour à Bogota a été, avec Jean-Marie et Markus Luchsinger (qui est très bien pour un Suisse, et même très bien tout court), l’occasion d’échanges de pensées, au cours desquels le « out » de Nicole Gautier en a pris un vieux coup. Comment ne se rend-elle pas compte que les jeunes qui ont le vent médiatique en poupe, les Pitoiset, Braunschweig et compagnie, n’en ont rien à foutre d’elle. Sa course après une jeunesse qu’elle n’a plus l’entraîne à donner des chances à des jeunes de deuxième zone alors qu’elle pourrait, au moins sur un des ses lieux, redonner une chance à ce qu’elle appelle des « out » ! Beurrrk   !!! Quelle mentalité. C’est elle qui devrait être out. On a beaucoup parlé de l’art du metteur en scène et je n’ai pas écrit mon article pour « Cassandre », mais je l’ai construit dans ma tête, et il ne me vaudra, s’il est publié et lu, pas que des amis… Mais aussi des amis.
Vous vous rendez bien compte que si j’écris tout ça, c’est parce que je me fais chier à glander dans cet aéroport. À mon arrivée, j’étais attendu sur la passerelle même du débarquement par trois personnes. Mais pour le départ, un taxi du festival suffisait, qui m’a laissé sur le trottoir me confronter tout seul avec la complexité des taxes d’aéroport, qui coûtent plus ou moins cher selon le nombre de jours que vous avez passés dans le pays, et avec la non amabilité des employés d’AVIANCA qui savent bien vous faire sentir que vous n’avez pas payé le plein tarif ! Tout est simple à l’accueil : vous ne voyez ni les flics ni les douaniers. Mais au départ, ces derniers vous fouillent les bagages et les premiers questionnent longuement leur ordinateur pour savoir si vous avez le droit de partir.

AUTRE VOYAGE

20.04.96 - Encore un voyage de onze heures sans escale dans une bétaillère 747 d’AIR FRANCE. La destination est, cette fois-ci, LA RÉUNION où le Théâtre Vollard présente un spectacle intitulé « LE PERVENCHE », que je croyais être une création, or il date de 1990, dont je pensais voir la dernière, or pas du tout : de « salles » pleines en « salles » beurrées, le spectacle est sans cesse prolongé. La capacité du public semble inépuisable. Il est vrai que c’est un peu l’histoire de leur île qu’Emmanuel Genvrin raconte à ce public (en majorité blanc ce soir, je ne peux rien affirmer pour les autres). Et toujours, ou presque (car UBU colonial n’est pas pour autant situé dans le temps), à travers la période des années trente, quarante, qui ont apparemment été charnières au niveau de la prise de conscience politique du peuple.
Etonnant personnage que ce Genvrin aux allures de père de famille tranquille, et qui vit dans une belle maison coloniale noyée dans la végétation tropicale. Il dit d’ailleurs qu’il en a marre de son séjour qui a duré dix-sept ans et qu’il a envie de faire autre chose dans la deuxième partie de sa vie. Il a quarante-trois ans. Incontestablement, c’est un chef qui semble respecté par ses troupes (ici, vingt-cinq personnes). Son discours politique est de gauche, mais il n’écarte pas, dans la vie, les appuis de droite s’il peut les obtenir. Esthétiquement, il est rattachable à une certaine tendance des années soixante-dix, celle qui a fait le Magic Circus et le Théâtre de l’Unité. Comme Savary, il sait souffler dans une trompette et il raffole des parades en musique. Son équipe a de l’énergie, du dynamisme, de l’entrain, de l’abattage. Beaucoup de ses actrices et acteurs ont du talent. Il écrit lui-même ses œuvres et les met en scène. Lui-même est comédien. Bref, c’est un homme complet que je pourrais qualifier d’apôtre du premier degré. Il ne pratique pas la transposition, si ce n’est pour modifier d’une lettre le nom d’un personnage réel ou pour n’évoquer qu’en allusion un événement dont la narration directe pourrait lui valoir des ennuis. Pour lui, un chat est un chat. À la limite, son art s’assimile au « boulevard », sauf que les thèmes ne sont pas les mêmes. Et l’exigence artistique non plus.
LE PERVENCHE appartenait à une riche famille de l’île. Gagné par les idées communistes, il devient en 1936 le meneur estimé du mouvement de grèves qui réclamait pour les travailleurs réunionnais l’égalité des droits avec ceux de la métropole (les quarante heures, les congés payés, le paiement des jours de grève, les soins). Devenu cheminot, c’est de la compagnie des chemins de fer qu’il a fait partir le mouvement, qu’il dirigeait depuis un wagon surnommé SPARTACUS. Il y a en effet eu un train à La Réunion, qui est maintenant désaffecté mais il reste un petit tronçon utilisable et, à la POSSESSION, une très jolie gare.
L’idée de Genvrin pour raconter l’histoire de cet homme, a été d’installer des gradins face à la gare. Entre les spectateurs et l’édifice, il y a deux voies en état de fonctionnement et derrière, il y en a encore une. Tous les décors vont et viennent ainsi sur des plateformes, en un ballet des changements qui est tout à fait réussi et apporte même, par la richesse d’invention qui l’a inspiré, un plus certain à l’entreprise. Pour ajouter une note « saltimbanquesque », c’est en train que les spectateurs sont amenés sur les lieux. À l’entrée d’un tunnel, ils attendent l’arrivée du « ti-train », d’où surgissent, pancartes au poing, des militants si véridiques qu’on se demande un instant si ce ne sont pas des vrais. Et nous avons droit pendant l’embarquement des gens, à une « Internationale » bien troussée, qui aura son rependant plus tard, à l’entracte avec un « Maréchal nous voilà » des années quarante-deux. Ces musiques indiquent la succession des tribulations de l’île : les pétainistes ont brisé l’élan syndical de trente-six. Les Gaullistes ont recréé les partis. Et ce souffle de l’Histoire en marche est montré à travers le personnage du héros pur et incorruptible, que sa liaison avec une « femme de mauvaise vie », son amitié avec un individu pas très clair, un certain Docteur Raymond Vergès -dit Docteur Papa, père de Paul et Jacques Vergès- qui deviendra au fil des ans collusion, sa démission » découragée pendant la période vichyste, rendront peu à peu ambigu, comme un Ivanov, comme la vie.
Genvrin est comme Dodine : il ne conclue pas. Il montre. Son spectacle se termine par la grande victoire espérée de trente-six : combat des communistes réunionnais jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent, plus tard, que ce changement de structure administrative ne changeait pas fondamentalement leurs vies. Comme Dodine aussi, c’est à travers des individus qu’il décrit l’épopée, puis, il faut bien le dire, l’effondrement en eau de boudin de ce qui a été un grand mouvement local dont l’aspect « tout petit » à l’échelon du monde, voire « négligeable », à celui de la France, est souligné par quelques répliques éparses de-ci de-là. C’est un des aspects émouvants du spectacle qui peut éclairer le sens des mouvements indépendantistes, cet appétit, que d’autres aventures ont prouvé n’être qu’un leurre, de ne plus dépendre d’une lointaine « grande » puissance. D’autres moments sont émouvants, comme ces chants a capella proférés d’une voix frêle mais superbe et écoutés religieusement par le public, que nous accorde périodiquement une étrange fille homosexuelle (dans le spectacle en tout cas) nommée, je crois, Leïla Neigrau. Intéressante dans la démarche de Genvrin, est la part qu’il accorde au bordel de Madame Paola. Certes, l’histoire de ces filles pas du tout montrées comme des putes, mais au contraire comme des travailleuses tout à fait intégrées au combat politique et sociaux de l’île, est liée à celle de Le Pervenche. Mais il y a tout de même dans ces moments très dialogués des longueurs qui viennent du fait qu’on (Moi) s’intéresse assez peu au sort de ces individus-là. Qu’il le veuille ou non, c’est le combat révolutionnaire, ses vices de forme d’entrée de jeu (on fait la Révolution ou du syndicalisme ? Vieille question pernicieuse qui est posée en filigrane) qui m’intéresse. Et c’est bien de montrer que le bordel de ce temps-là était autre chose qu’une simple machine à sexes, mais c’est trop long et, notamment en deuxième partie, j’ai décroché. Marie-Hélène Géranium veut absolument se faire épouser chrétiennement par Le Pervenche. Elle y parvient. C’est SON combat à elle, son accession à l’honorabilité et à la bourgeoisie. Qu’elle y entraîne le militant est, hélas, une démonstration que les gens les plus forts ont leurs faiblesses. À mon avis, et quoique cette dimension soit importante, elle pourrait être raccourcie.
Là est bien, quelque part, le problème de Genvrin : il s’étale trop. Dans UBU aussi, il s’étalait trop. Il y a de l’énergie dans son spectacle et beaucoup, beaucoup d’astuces. Mais entre des moments où le rythme est soutenu, il y en a où le temps s’effiloche. Et on a parfois l’impression qu’il a été plus rigoureux pour diriger le ballet de ses wagons que pour orchestrer certains mouvements d’ensemble, qui se perdent un peu dans l’espace. Ce n’est pas assez « propre », pas assez impeccable. J’évoquais Savary : LE PERVENCHE rappelle par son flou certains DE MOÏSE A MAO ou ROBINSON. Savary a, depuis, atteint à une parfaite maîtrise de la mort et du tempo. Il est vrai qu’il a par là perdu de la fraîcheur et de la spontanéité. Genvrin pourrait-il concilier les deux ? S’il vient en métropole avec ce spectacle, en ayant dans la tête, comme après UBU, d’entrer dans un marché qui l’accueillera avec des herses, tant il est dépolitisé, il doit apprendre à imposer son premier degré avec tant de force et d’évidence que les détracteurs en resteront sur le cul. Avec ce que j’ai vu, il leur donne trop de petits bâtons pour se faire massacrer. À moins, bien sûr, qu’il ne joue la carte du Parti Communiste. Dans ce cas, il pourrait ne jouer que la première partie ! Ouais ! Mais comme j’ai dit, il ne tire pas SA leçon de ce qu’il décrit, raconte. Qu’est-ce qu’il pense, LUI ? Voilà ce que se demanderont les bien-pensants des courants divers qui agitent les camarades !

RETOUR EN « MÉTROPOLE »

19.07.96 - Chalon-sur-Saône propose la première du nouveau spectacle de la compagnie dijonnaise « 26000 couverts », « Sens de la visite », parcours mi-chèvre mi-choux à travers des rues supposées, prétextes à stations au cours desquelles sont racontées des histoires revisitées du patrimoine local, anecdotes probablement inventées mais présentées avec la conviction de la véracité.
Cela commence par un pastiche de discours des « élus » qui ont invité le spectacle. L’Adjointe à la Culture de la Ville, flanquée de son petit chien qui ne la quitte jamais, et le Directeur du Patrimoine y vont de leurs allocutions plus vraies que nature, et particulièrement réjouissantes pour des oreilles comme les miennes, tandis que le metteur en scène, sapé en metteur en scène, semble préoccupé par différents problèmes. Inspiré peut-être par l’exemple du Royal de Luxe, lorsque celui-ci avait installé des spectateurs sur les toits de voitures pour qu’ils assistent à un concert d’opéra, il a imaginé que dix-huit privilégiés pourraient suivre les artistes assis dans des fauteuils que manipuleraient des « pousseurs » (dont une « pousseuse ») experts. C’est au poids que s’achèteraient ces sièges
Heureusement, la direction du festival a choisi un quartier isolé avec des rues que n’encombre aucun « off », car il n’est pas facile aux suiveurs qui accompagnent pédestrement ces choisis de voir et d’entendre ce qui se passe pendant la déambulation. Mais au premier arrêt sérieux, le metteur en scène fait asseoir le public par terre et tout le monde peut profiter de la première histoire soi-disant redécouverte du patrimoine de la ville. Au croisement de rues où nous sommes, il y aurait eu là « la maison sans toit » que les travaux d’urbanisation effectués en… a fait disparaître. Toute une aire de jeu est installée de part et d’autre d’un écran hissé comme une voile. Certains spectateurs voient l’illustration du conte en direct, et les autres en ombres chinoises. C’est très joliment réglé et, sous des apparences artisanales, parfaitement réalisé techniquement. Pascal Rome y épanouit ce qui fait la réussite de son entreprise et qui est si difficile à réaliser, le maintien permanent de ce qu’il montre et dit sur le fil fragile qui sépare le vrai du faux, le réussi du raté. Il a su atteindre à ce sommet qui fait que le raté qu’il nous octroie tout au long de cette soirée a toujours l’air voulu (et l’est en vérité, sauf à la fin du spectacle qui est moins parfaite, je vais y revenir).
Mais que nous chante la maison sans toit ? Dans laquelle opérait le boulanger Maître Coquelin qui fabriquait des délicieux pâtés de bébés ? Une version réécrite de la comptine célèbre « Ils étaient trois petits enfants qui s’en allaient glaner aux champs », et qui seront ressuscités par le bon Saint Nicolas. Je dois dire que j’ai nagé un peu pour essayer de subodorer jusqu’à quel point l’équipe se distancie, ou non, de l’imagerie chrétienne. Il y a dans son propos, tel qu’elle le livre, à la fois une prise en compte et un clin d’œil qui a l’air de me dire : « Suis pas dupe ». De toute manière, il est sûr que 26000 Couverts aime beaucoup ces chansons folkloriques. À plusieurs reprises, les « pousseurs » se réunissent en chœur pour nous en chanter une absolument sans fioritures, comme le font les petits-enfants. Il est sûr aussi que les auteurs aiment bien les interventions de saints pour dénouer les situations. À une autre station, c’est Saint Georges qui rencontre une jeune vierge que le dragon local va dévorer. Bien sûr, il trucidera le monstre.
D’un point à un autre, c’est une fanfare (plus ou moins) municipale qui ponctue le mouvement et meuble les moments d’installation des dispositifs. Certes, il y a aux emplacements prévus des éléments préparés, mais on a toujours l’impression que l’intendance se déplace en même temps que la foule. Et en tout cas le fini se fait à chaque fois à vue, et avec cette apparente maladresse qui fait le suc de l’aventure.
C’est avec l’histoire de « l’omniscient de la Bourboule » que 26000 Couverts arrive à l’apogée de ce travail : parodie des jeux télévisés, c’est l’exhibition très TF1 d’un faux vieillard de cent quarante trois ans supposé lire dans les âmes et même dans les bandes magnétiques, et être capable de transformer la vie de ceux qui l’ont rencontré. Ici, la parodie se rapproche du cabaret et les caricatures de présentateur gominé vulgaire, de son assistante sexy, du témoin illuminé et de celui qui est maniaque de documents sont un peu faciles, mais bien observées. Sauf que peut-être dans ce sketch (vous voyez, ce mot n’est pas venu sous ma plume pour raconter les autres moments du spectacles), on pourrait regretter que le premier degré ait pris un peu trop le pouvoir. On pourrait aussi dire que cette dénonciation des émissions racoleuses n’est pas originale, voire qu’elle est complaisante car elle s’adresse d’un côté à un public acquis d’avance, et de l’autre à des gens qui riront un bon coup mais s’empresseront de se rebrancher sur Nagui à la première occasion. Limites du théâtre, hélas !
J’ai dit que je reviendrais sur le dernier tableau. Oui, car ici le « raté » ne m’a pas semblé « réussi ». La trame est simple : le metteur en scène explique que le camion qui transportait les artifices et les accessoires nécessaires a été volé, qu’il est donc impossible de représenter ce qui a été prévu. Il propose d’arrêter là le spectacle, mais les organisateurs ne sont pas d’accord. Il va donc lire le script et les « pousseurs » vont essayer de mimer ce qui n’est pas visible avec des objets trouvés sur place, une enseigne de boucherie chevaline, des panneaux de signalisation, n’importe quoi. L’Adjointe et le Directeur du Patrimoine voudront aider et le feront mal. L’amateurisme est ici quelque part mis en cause et c’est sur cette note-là que finira le spectacle, avec le Conservateur du Patrimoine, dont les affiches électorales n’ont cessé de s’exhiber tout au long du parcours, seul sur la piste, essayant d’apporter une apothéose avec l’apport d’un feu d’artifices offert par la ville et qui est, bien sûr, complètement raté. C’est beaucoup trop long et un peu confus. On comprend bien que 26000 Couverts a voulu stigmatiser l’ingérence des « fonctionnaires » dans le monde des artistes. Et j’ai beaucoup ri quand, au début du spectacle, comme pour le tableau anti-TV, le premier degré est ici trop appuyé et, « raté » pour « raté », l’impression est que ce final n’est pas bien maîtrisé. Ce ne sont pas quelques chansons qui le sauvent.
Mais foin de critiques : ce « Sens de la visite », pour un second spectacle d’une équipe découverte il y a un an, et qui a su capter la confiance de quelques coproducteurs qui lui ont donné de vrais moyens, est incontestablement une grande et belle chose qui installe l’équipe sur une orbite prometteuse. Peut-être un jour viendra-t-il où, s’étant mis à réfléchir un peu plus en profondeur sur le monde dans lequel nous vivons, elle pensera qu’il y aura d’autres choses à y dénoncer que les jeux télévisés et la suffisante incompétence des élus. Avec son  visionnaire médiatisée, c’est la crédulité du public qu’elle stigmatise. Cela me semble une bonne base pour creuser un peu dans des degrés moins confortables. Oui, tout compte fait, si j’ai un reproche à faire à ce « Sens de la visite », c’est qu’il reste très superficiel… même si la notion de classe y est effleurée avec les dix-huit spectateurs pesés (à ce propos, qui se rappelle que l’Aga Khan qui hantait les casinos d’avant-guerre avec sa célèbre épouse, la Begum, recevait chaque année de son peuple, un des plus pauvres du monde, l’équivalent de son poids en or, et que les médias de l’époque admiraient fort son embonpoint ? ), celle de la démocratie et de la décentralisation avec les « municipaux », celle de la place des artistes dans la société, celle du théâtre professionnel et du théâtre amateur, celle du rôle néfaste de la TV… et peut-être celle de l’imprégnation en chacun de nous des imageries de la culture judéo-chrétienne. Tout cela fait un survol en deux heures quinze très divertissantes. Seulement un survol. Mais tout de même un survol pas inutile s’il doit déboucher sur un peu plus de risques. Dans le prochain spectacle ? On verra. En attendant, bravo !

19.07.96 - Dans ce même festival, Délices - Dada présentait ses TRAGÉDIQUES. On sait en quelle estime je tiens cette troupe, qui a su élever très haut les ambitions du théâtre de rues. LES 24 HEURES DE LA POÉSIE restent pour moi un magnifique spectacle d’intelligence. Avec cette sortie hors de la poussière d’une salle conventionnelle, de quelques personnages éblouis par la lumière du jour et cherchant, à travers une foule compacte, un chemin vers une scène improvisée où ils pourront, tout à loisir, s’entredéchirer à mort une fois encore, Délices Dada fait preuve de culture et de parfaite maîtrise du jeu. Ce sont des acteurs admirables. Et leur parodie canularesque de drame shakespearo-hugolien est de surcroît fort bien écrite.
Donc, rien à dire, que des compliments ? Oui, si l’on se contente de ce divertissement EN SOI, ne lui demandant rien d’autre que de nous faire rire avec en prime une bonne dose d’admiration pour la performance des artistes, dont on mesure l’ampleur et le danger, lâchés tels qu’ils sont au milieu de la horde : y tenir le rang de son personnage avec un second œil vigilant, qui remet constamment sur les bons rails l’itinéraire voulu à coup d’improvisations jamais visibles : c’est du grand art. Mais cela reste au niveau de l’exhibition. Cela ne marquera pas.

20.07.96 - Marcos Malavia présente en Avignon, en collaboration avec Renata Scant, une version « actualisée » de LA GRANDE LESSIVE de Maïakovski. « Actualisée » signifie que tout ce qui dans le texte original est une critique de la bureaucratie, telle qu’elle était sous Staline en train de se mettre en place en U.R.S.S., est remplacé par des allusions à l’économie de marché. Il faut un peu de bonne volonté pour admettre que cela colle à peu près. Mais il est vrai que les détracteurs de la nouveauté en art, les conservateurs de tout poil et les fonctionnaires, pour qui la fin en soi est de mettre un tampon sur un dossier (voyez « Messieurs les ronds de cuir »)  sont de tous les régimes. Ils ont même fortement tendance sous le nôtre actuel, qui n’a rien de soviétique, à prendre de la vigueur.
Quelque part, les représentants maïakovskiens du pouvoir sont les frères jumeaux du Directeur du Patrimoine des 26.000 Couverts. On connaît le sujet : un inventeur de génie a créé une machine à voyager dans le temps et il se heurte à l’incompréhension des décideurs dispensateurs de subventions. Heureusement, les hommes de l’an 2096, qui ont atteint apparemment un haut niveau de sagesse, dépêchent à notre époque une messagère chargée de transporter quelques personnages dignes de partager une félicité future. L’anecdote simpliste n’était qu’un prétexte pour Maïakovski (qui s’est suicidé très peu de temps après), à dénoncer les dérives du rêve communiste.
Antoine Vitez en a fait jadis un magnifique spectacle où il ne me semble pas, en son temps, avoir détecté qu’il fut pauvre, alors que le manque de moyens, voire d’imagination, saute aux yeux de celui de Marcos Malavia : sa machine est figurée par une piste de cirque. Les instruments de l’inventeur sont une pince anglaise et quelques écrous. Parti ?, me direz-vous. Mais tout cela est laid et fait dispositif pour tournée de décentralisation. La coproduction (réalisation ?) de Renata Scant y est peut-être pour quelque chose, de même que le jeu excessif, outré, paroxystique, inculqué à tous les acteurs. Certes leurs « personnages » sont supposés être des entités. Mais tout de même ils en font beaucoup. Tous… sauf un : Marcos Malavia campe un personnage très poétique et fin de clown factotum.

10.08.96 - Je dis souvent que parmi ceux qui pratiquent le théâtre « hors les murs », il y a deux catégories : les amuseurs qui n’ont d’autre ambition que de divertir ou d’épater le bon peuple ; et puis ceux qui ont, sinon un « message », du moins quelque chose à me communiquer. Pour certains, ce quelque chose est simple, pour d’autres il faut le décrypter. Thierry Paquet enfouit ce qu’il entend me communiquer sous tant de degrés qu’il en est quasi indéchiffrable sans clefs ; mais cela n’a pas d’importance car son spectacle « EFFLUVES », est très beau. Au surplus, je ne suis pas certain qu’il veuille m’imposer une lecture car tout est bâti dans son entreprise pour que le spectateur n’ait que des visions fragmentaires de son opéra.
« Opéra », le mot est prononcé. C’est à un opéra qu’il nous convie. Le fil conducteur est une partition chantée par un homme et une femme. Comme à l’opéra, on ne comprend pas les paroles mais la musique est signifiante et les voix sont superbes. Ces deux meneurs du jeu entraînent le public à suivre leur lente déambulation autour d’une très belle structure, sorte de tour de Babel sur laquelle sont tracés des itinéraires, sorte de passerelles montantes et descendantes, qui aboutissent à des aires de jeu où simultanément il se passe des choses. Les gens tournent autour de cet édifice, mais il y a aussi des scènes derrière eux et, d’ailleurs, de la tour elle-même se détacheront des éléments qui créeront, poussés à travers la foule, de nouveaux pôles d’attraction. En somme, le spectacle commence un peu comme dans NEGRABOX par une ballade autour d’un lieu, mais peu à peu le public est sollicité derrière lui et au milieu de lui. On a envie de parler de spectacle total et, en fait, c’est bien ça. « Opéra », donc, mais opéra d’un nouveau genre puisque les spectateurs ne sont pas assis devant une scène unique, mais sont conviés à choisir, parmi les propositions qui leur sont faites (le plus souvent) simultanément, celles qu’il préféreront, à moins que ce ne soit le hasard de là où ils se trouvent, noyés dans la horde qui décide pour eux. C’est cette dialectique entre la réalité de la proposition artistique, dont le collectif ORGANUM est le seul à détenir la globalité, et la recherche par chacun, par la nécessité qui lui est imposé de se mouvoir sans cesse, donc d’être ACTIF, d’informations suffisantes pour comprendre l’histoire racontée ou pour s’en raconter une puisée au fond de soi-même, qui fait l’absolue originalité de cette réalisation. En cela elle fait novation dans le double univers de l’opéra et du théâtre de rue. C’est dire son importance culturelle, car il y a là un renouvellement (je crois) unique, des deux genres.
Évidemment, ces réflexions n’auraient pas de sens si techniquement et artistiquement, l’entreprise n’était pas parfaite. Or, elle l’est. Les costumes sont extraordinairement beaux, les lumières sont magnifiques. L’œil et l’oreille sont constamment sollicités.
Tout au plus peut-on regretter que les protagonistes ne soient pas de très bons acteurs. Et puis, bien sûr, on ne peut pas être « aliéné ». La station debout, le fait qu’on bouge sans cesse d’un point à un autre, créent un effet de distanciation. L’intelligence reste donc constamment en éveil : les « effluves » ne viennent pas caresser notre libido. C’est peut-être dommage, car cette lucidité amène le voyeur à se demander où Thierry Paquet veut l’entraîner. Tout son spectacle est, quelque part, un rituel et, de toute évidence, il nous parle de la mort, ou plutôt de la vie qui est aussi la mort et peut-être le contraire. Tout cela a un parfum de secte.
Au fait, ils sont trois auteurs de ces « chants », Guy Fabre, Jean-Pierre Liétard et Thierry Poquet qui, lui, signe seul la mise en scène. En vérité, ce sont les lumières que revendique Guy Fabre. Jean-Pierre Liétard a composé la musique. C’est lui qui chante les chants. Il est ténor. Virginie Sernave, soprano, lui donne une superbe réplique. Les textes, eux, sont de la plume de Thierry Poquet, une plume belle et hermétique, non pas surréaliste mais hors du réalisme, faites d’images piochées au fond de l’inconscient.
À la fin du spectacle, la tour de Babel se désintègre. Elle se vide de toutes ses parures. Elle devient, dit la brochure, « ventre de la baleine ». Et le public applaudit des acteurs qui ne reviennent pas, sans doute parce qu’ils sont trempés. Un jet d’eau puissant les a copieusement arrosés. La baleine se venge, eux se lavent. Doit-on dire qu’ils se purifient ? Vous le voyez, EFFLUVES ne répond pas à des questions et n’a pas l’air de les poser, mais il est évident que cette production du COLLECTIF ORGANUM est riche et laissera des traces dans ma mémoire, peut-être plus profondes qu’il n’y paraît au premier abord. Bref c’est un beau et grand spectacle. J’ai envie de dire que c’est du « théâtre autrement ». En tout cas certainement le premier « opéra autrement ».

12.10.96 - L’Île de la Réunion se veut exemplaire, du moins à travers le festival d’art métis organisé à l’usine de Pierrefonds, lieu étonnant qui vaudrait à lui seul le détour, ancienne usine de canne à sucre que les organisateurs ont superbement éclairée) par le Théâtre Talipot. Au vingt-et-unième siècle, selon Philippe Pelen, toute la terre sera métissée. Ce point de vue est étayé par une vision pour le moins idéalisée de la coexistence sur cette île, déserte à l’origine, de communautés différentes qui seraient supposées, à terme, se fondre, si j’ai bien compris, en un entité unique. À l’heure où l’on voit la Yougoslavie voter résolument pour le chacun pour soi des races après une guerre ethnique sanglante, à l’heure où François Pesenti, parti à Taiwan pour construire un théâtre fondé sur la connaissance mutuelle, en revient accablé par la difficulté du chemin (ce que nous allons voir à Marseille sous le titre « 1949. If 6 was 9 », devrait au contraire illustrer que les « différences » existent bel et bien et qu’il arrivent qu’elles soient insurmontables), on ne peut qu’applaudir à une initiative et suggérer à l’UNESCO, qui est partenaire de l’entreprise, de l’installer d’urgence à Jérusalem, à la porte de Jaffa, ou à Chypre, sur la ligne de partage des Grecs et des Turcs, ou à Belfast entre les quartiers catholiques et protestants, où à Grozny, où à… mais arrêtons ce tour du monde de l’intolérance.
MA, le spectacle que j’ai vu et qui a été écrit et mis en scène par Philippe Pelen, essaye de justifier cette philosophie en projetant sur l’aire de jeu des acteurs de couleurs différentes, selon des esthétiques issues des racines de chacun. Le dispositif est beau et figure une sorte d’île entourée d’eau et les costumes sont magnifiques, avec une évidente dominante indienne. Je n’ai pas, de ce fait, trouvé la démonstration très convaincante. De plus, il y a là-dedans une sorcière qui est jouée par un homme et qui joue en sorcière conventionnelle tout au long du spectacle, avec un tunnel d’un quart d’heure où elle raconte comment elle a perdu son enfant et est devenue ogresse. L’anecdote est l’histoire d’une princesse stérile, qui finira quand même par faire un enfant à force de le vouloir. On aimerait voir le couple (elle est blonde, lui est noir) copuler, mais ce n’est pas le genre de Philippe Pelen, dont les origines ecclésiastiques éclatent dans le comportement onctueux qu’il ne peut pas dissimuler. En vrai, il a été moinillon dans sa jeunesse et c’est dans les bagages de l’évêque de la Réunion qu’il a débarqué sur cette terre lointaine. Pour lui, la politique passe par le spirituel. Il est bien clair que son ennemi intime est Genvrin. Plus que le Directeur du Théâtre Vollard, il considère que le théâtre est investi d’une mission civilisatrice. Son Théâtre Talipot fréquente Madagascar, les Comores, Mayotte. Il aime la brousse. Jouer pour des gens qui n’ont jamais rien vu, c’est ça son truc. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des ambitions comme écrivain (MA est écrit en français, créole, malgache et… que sais-je ? ) et comme metteur en scène. Ses acteurs jouent au premier degré, mais l’entreprise ne manque pas de sophistication. À propos, MA, vous l’avez deviné, c’est la mère nourricière, reine du matriarcat qui, dit-il, prédomine dans cette région du monde.

Publié dans histoire-du-theatre

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