Du 10 décembre 1995 au 27 mars 1996
10.12.95 - Je me réveille avec 39 ° 6 ! Merde ! Heureusement, ce bled est plein d’O.N.G. Un charmant médecin sans frontières me remet sous Augustin (c’est le nom d’un antibiotique) et m’en file jusqu’à Paris, avec la recommandation d’aller revoir mon toubib en rentrant. J’aimerais bien savoir ce que j’ai car je n’ai mal particulièrement nulle part. Les autres sont partis en équipée moto. Un de nos organisateurs m’emmène en voiture à leur recherche. Étonnante promenade par des routes défoncées jusqu’à un temple du dixième siècle très impressionnant. Habitat très précaire entrevu ici et là. Je n’arrive pas à trouver folklorique la façon dont vivent ces gens. Le soir, je partage un dîner infect avec le groupe. La bouffe, bonne dans les deux pays précédents, semble bien étrange ici. Je ne lui trouve ni saveur ni digestion aisée. Ca ne m’aide pas.
11.12.95 - La fièvre tombe un peu. La médiocrité de la bouffe se confirme à midi. À seize heure débarque Jean-Yves pour faire sa régie du spectacle prévu à dix-sept heure. Les autres ont assuré le montage. Décidément cette équipe est exemplaire. Il faut dire que le détour par ce pays perdu en valait la chandelle. C’est, dans la salle, une ruée qui rappelle le festival de Nancy au bon vieux temps. Des contrôleurs musclés filtrent les gens à travers les grilles à peine entrouvertes ; beaucoup de mômes. En tous cas, la salle est bourrée à quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’autochtones et c’est un énorme succès. On est tous contents d’avoir vécu cela. Malheureusement, le dîner qui suit est aussi redoutable que celui de la veille. Je m’ingénie à prendre l’antibiotique loin avant les repas, tant je crains de les rejeter avec le reste !
Un bon moment a été une sortie de Dechezleprêtre contre Thibaudat, suivi d’un éloge d’Odile Quiriot que j’ai apprécié d’une façon plus nuancée. Je n’étais pas au mieux de ma forme pour alimenter les conversations, mais il faut dire que Joël était très disert. Marie Bonnel l’avait appelé cinq minutes avant le spectacle sur son portable, pour lui demander si tout allait bien. Il paraît qu’il y a des tensions entre la France et le Cambodge, et des manifs devant l’Ambassade à Paris pour que je ne sais trop qui soit libéré. En tous cas ça ne fait pas la une du journal de France 2 que nous recevons ponctuellement ici, ce qui nous permet de savoir où en sont les mouvements sociaux dans notre beau pays… Et ici, tension ou pas tension, rien ne se remarque. Je sais bien qu’en Asie il ne faut pas croire à la pérennité des rires et des sourires qui nous entourent. Cette gentillesse un peu timide, je dirais même craintive chez les jeunes filles, peut sans préavis se muer en cruauté. Ce n’est apparemment pas immédiat. L’aigu du rire des femmes, que la vue de Lambert avec son crâne rasé et sa tête de Mussolini (c’est lui qui joue le chef de rang) met en joie, nous écorche pas mal les oreilles. Après ce souper indigeste, les autres, avec Joël Dechezleprêtre, Éric et quelques autres, vont se saouler la gueule dans des boîtes. Je rentre me coucher.
12.12.95 - La fièvre n’est toujours pas tombée complètement et c’est en suant surabondamment que je pars à l’aéroport prendre l’avion pour Phnom Penh. Aucune possibilité de me changer : nos valises sont parties par la route hier soir. En assistant au spectacle hier dans cette salle complètement « inéquipée », je me demandais ce qu’on pouvait bien imaginer d’apporter ici une autre fois. D’abord, faisons notre autocritique : comment, à Paris, en partant, pouvais-je être dans l’état d’esprit de m’excuser presque d’accompagner un spectacle dont j’avais l’impression qu’il ne répondait en rien à l’attente des populations ? Lourde erreur « parisianiste ». C’est au contraire un produit parfait, qui certes, ne vise qu’à faire rire, mais qui le fait magnifiquement bien. On peut grimacer qu’il n’y ait pas le « message », encore que le rapport de pouvoir entre le chef de rang, et les trois garçons qui, tous comptes faits, se rient de ce patron en ne faisant rien de ce qu’il demande et en s’évadant dans un imaginaire toujours plus farfelu, peut être lu comme un « message ». Mais, de toute manière, quel « message » avons-nous à communiquer à ces gens qui vivent sur une autre planète ? Eh oui ! Il y a des Zürich, des Salzbourg de par le monde. Qui, de ces êtres bloqués dans cet espace dur, pourrait l’imaginer ?
La première vision de Phnom Penh est une surprise : avenues larges, circulation fluide. Un peu plus de voitures qu’ailleurs, mais pas de taxis. Si vous voulez vous déplacer, vous avez le choix entre le cyclopousse et le mototaxi, c’est-à-dire un type qui vous prend en bandoulière sur sa moto. Évidemment, les deux-roues restent les moyens privilégiés de transport, mais l’anarchie des croisements est un peu moins au rendez-vous que dans les villes précédentes. Pas d’éclairage urbain, mais comme on est en pays « capitaliste », beaucoup d’enseignes lumineuses publicitaires couronnent les toits de buildings neufs. En fait, c’est ça qui tranche : la présence un peu partout d’édifices modernes qui jouxtent souvent l’habitat précaire des pauvres. Mais contrairement à Hanoi et Saigon, il reste peu de traces de l’époque coloniale, ou alors croulantes et calcinées. Pol Pot est passé par là. Cela donne une ville aérée, avec des rues parfaitement pavées et d’autres défoncées sans revêtement aucun. Le Centre Culturel Français occupe les deux côtés d’une avenue. La tête de Lambert s’étale en façade sur deux énormes panneaux. Faut-il qu’il soit modeste, malgré sa grande gueule, pour ne pas, lui, attraper la grosse tête ! Je me sens tout brouillé de l’estomac, mais, ouf, j’arrive à manger au deuxième étage d’un restaurant situé sur le bord d’un très large affluent du Mékong, devinez quoi : un très convenable spaghetti au beurre qui me remet les aigreurs en place ! Je ne suis pas le seul, semble-t-il, d’ailleurs, à en avoir marre de la cuisine asiatique, je dirais plutôt la « cambodgienne ».
13.12.95 - Il faut re-confirmer nos billets de retour. Les garçons font des plans sur la comète. Didier retournera au Laos. Lambert veut absolument voir la Baie d’Along. Tous en tous cas feraient l’excursion au temple d’Angkor. Je les trouve bien courageux car moi, c’est avec plaisir que je retrouverai rue de Richelieu mes petites habitudes. Je ne suis vraiment pas comme eux un stakhanoviste du « il faut tout voir », un boulimique de l’excursion forcenée. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que je passe indifférent au milieu des mondes que je visite. Mais je ne suis pas trop sensible aux monuments. Et je doute que les atmosphères, ici ou là où ils iront, soient bien différentes de celles dans lesquelles je baigne depuis deux semaines. L’idée de me retrouver seul, isolé, en touriste, c’est-à-dire non protégé, dans ces contextes, ne me semblerait pas une aventure méritant l’effort à faire… de surcroît sous un climat au degré hygrométrique très éprouvant… Eric les conduit donc, et j’y vais aussi, à son agence de voyage, qui, d’entrée de jeu, ne m’inspire pas confiance, car de toute évidence l’employée chargé de s’occuper de nos cas ne comprend rien à ce qu’on veut, et puis surtout, c’est une agence sans terminal qui ne peut donc être qu’un intermédiaire. Pendant qu’ils s’expliquent longuement, je me fais conduire à la THAI par le chauffeur avec qui j’ai sympathisé, pour re-confirmer les retours des deux seuls qui rentrent, à savoir le régisseur, Jean-Yves Borey, et moi-même. Et voilà que la fille me tend la re-confirmation pour Borey… et Dausse. Je lui dis que je ne suis pas Dausse mais Gintzburger, et elle me sort que ça n’a pas d’importance puisque nous sommes un groupe. Je lui précise que, justement, le groupe désire se disloquer pour le retour et elle a l’air de me dire que ça l’étonnerait beaucoup que ce soit possible. Elle consent pourtant, heureusement, à mettre la re-confirmation à mon nom, mais je ne serai pas surpris quand, quelques heures plus tard, la nouvelle tombera qu’on ne peut pas changer les billets.
Entre-temps, nous avons visité deux marchés, le marché central, bel édifice colonial avec une très profonde coupole médiane, et ce qu’ils appellent le « marché russe », qui n’a rien de russe, mais où on trouve des choses assez belles pour pas trop d’argent.
À l’entrée du théâtre, un petit écriteau précise qu’on ne peut y entrer avec un revolver et une grenade. C’est un bel édifice ultramoderne sur le bord du fleuve, mais très mal équipé électriquement malgré un groupe électrogène qui lui est relié en prévision de coupures, toujours probables, de courant. C’est un amphithéâtre avec une scène très haute agrémentée d’une avancée fixe, du genre de ce que demande Svetlana Petrova. Bref, ce tout en largeur n’est pas l’idéal pour GARCON UN KIR, qui connaît pourtant une fois de plus un très gros succès devant près de mille spectateurs, dont quatre-vingt pour cent de Cambodgiens. Sous cet angle-là, je dois dire que toute cette tournée aura été placée sous le signe d’une double réussite : le remplissage des salles a partout été largement obtenu et les autochtones y ont tout à fait répondu. L’accueil obtenu par le spectacle peut être un tremplin pour des opérations à venir, surtout si elles sont du même type. Seulement voilà : qu’est-ce que je pourrais bien lui offrir, à Joël Dechezleprêtre, qui soit visuel, comique, de qualité, français, pas ou peu exigeant techniquement ? Si vous connaissez ça, dites-le moi.
Il me fait penser à Mathennat, Joël Dechezleprêtre. Il parle, il parle, il parle, il ne t’écoute pas. Pendant le dîner, j’essaie de lui remettre en mémoire NEGRABOX, puisqu’il veut du théâtre de rue. Il a vu la vidéo, il a lu le dossier, c’est trop intellectuel ! Je me suis demandé s’il n’aurait pas un peu raison. On s’y met à deux pour essayer de lui expliquer « Les Petites Commissions ». Mais ça ne s’imprime pas dans sa tête. Il voudrait le PÉPLUM. Je lui suggère d’inviter en mission Jean-Luc et Pierre Orefice. Pour les cirques, ils auront PLUME en 1997 ! Alors QUE…CIR…QUE, CIRQUE ICI et CIRQUE BAROQUE ?...
On dîne dans un restaurant français où je vois « choucroute garnie » sur le menu. J’ai déjà mangé deux choucroutes exotiques, l’une à Brasilia, étrange mais pas mauvaise, l’autre à Marrakech, décevante. Celle-ci est vraiment très bizarre : choux que je dirai coréens, pas mauvais, mais saucisse de conserve et tranche de porc fumée dure comme du bois. Joël Dechezleprêtre a son portable avec lui, et je dois dire que si je refais un jour une tournée comme celle-ci, j’en aurai un, sûrement, car c’est une sécurité. Il est brave, car rien ne l’obligerait à s’occuper des fameux billets de la troupe. Or il en fait une affaire personnelle, contacte Marie Bonnel et Catherine de CONTINENTS EN FETES. C’est moi qui l’ai suggéré : si quelqu’un peut obtenir une transformation, desdits billets, évidemment, c’est le payeur.
14.12.95 - J’achève cette relation de voyage à l’ombre d’un bel arbre exotique dans le jardin de l’hôtel. Tout au long de cette tournée, jamais nous n’avons été dans des « Cinq Étoiles », mais toujours dans des établissements agréables et confortables. Je crois que les autres sont allés à la THAI voir s’il était tombé quelque chose pour eux dans l’ordinateur. Malheureusement ils reviendront bredouilles. Paris s’est montré intraitable. Je suis un peu surpris de constater qu’ils le prennent tristement, mais sans aigreur ni acrimonie. Je veux dire qu’ils ne culpabilisent personne. Ce n’est pourtant pas faute d’entendre le Dechezleprêtre seriner que si on avait prévu les choses avant de partir, ça n’aurait pas posé de problème. En fait, notre bureau n’a pas été trop dans le coup de ces billets d’avion. Tout s’est fait entre Pétra et Catherine de CONTINENTS. Aurais-je devancé leurs souhaits si j’avais été plus impliqué ? Pas sûr.
Quoi qu’il en soit, la deuxième représentation connaît le même succès que la première, mais il saute aux yeux que nos invitants, Joël Dechezleprêtre en tête, rêvent, quand ils pensent que des spectacles exigeants pourraient venir dans de tels contextes. C’est pourquoi, au souper, qui est offert par le Centre Culturel, et où l’Ambassadeur paraît pour boire un verre qui se prolongera toute la soirée, je lance l’idée qu’ils ont besoin d’une infrastructure technique… et c’est évident que sans cet investissement, ils seront condamnés à des « GARCON UN KIR », ce qui ne serait pas une catastrophe s’il y avait sur le marché des équivalences en qualité requérant aussi peu de moyens logistiques. L’ennui, c’est que, pour ma part, je ne vois pas quoi leur offrir. Ils ont déjà eu LES NOUVEAUX NEZ. Help ! Help ! Donnez-moi des idées.
Il est charmant, cet Ambassadeur, qui n’est autre que Gildas Le Lidhec, qui fut longtemps le patron en chef de l’A.F.A.A. au Ministère, donc au-dessus de l’Association, ce qui garantit sa vocation culturelle. Répondant à nos parangons de vertu qui dénoncent la corruption au Cambodge, il évoque la question posée par un frère du Roi : « Monsieur l’Ambassadeur, ce Carignon, pourriez-vous nous en parler ? » Il se demande si la France a raison de vouloir imposer SA conception des Droits de l’Homme, et surtout son « modèle de société » dans un pays qui a deux Premiers Ministres, quelque part comme si l’un était Jospin et l’autre Juppé… en même temps. Il avait eu très peur au spectacle au moment des sacs de plastique, parce que c’était comme ça que les hommes de Pol Pot ont étouffé des tas de gens. Mais il a été rassuré : la salle a bien ri, sans arrière-pensée, -surtout il a été conforté dans sa pensée que le Cambodge savait oublier le passé, alors que la France est toute entière tournée vers son Histoire.
Après le souper, très arrosé et très prolongé, ils tiennent tous à m’emmener dans une de ces boîtes qu’ils fréquentent toutes les nuits, pays après pays. Les putes, souvent mignonnes, menues et très jeunes, sont très entreprenantes avec le pépé nouveau venu, mais je ne trouve vraiment aucun charme à l’établissement dont la banalité m’étonne… et je me fais ramener à l’hôtel.
15.12.95 - Ce matin, Didier se fait payer et ça se révèle laborieux au niveau de certaines bricoles, comme le remboursement non négligeable des visas vietnamiens (quatre cent cinquante Francs fois huit). Après plusieurs diatribes contre ce con de Morel, « mais qu’est-ce qu’il est con, et puis au Vietnam ils sont tous cons »… Joël Dechezleprêtre trouve un biais pas très orthodoxe… mais enfin Fiat Lux part payé de tout… ou presque… puisqu’il reste en suspens les dix mille Francs de Vientiane, dont nous éclaircirons le mystère à Paris. On reparle de cette agence technique avec Joël qui, dans son bureau, semble tout à coup attentif. Il note l’idée de faire venir Jean-Luc Courcoult, Pierre Orefice et Catherine. Je lui glisse le CIRQUE ICI dans le crâne… mais ce ne pourrait être que pour 1998 !!!
Et puis, le temps du retour s’approche : nous serons sept à rentrer, puisque Étienne a programmé de partir pour Sydney et que, pour lui, c’était réglé. J’écris ces dernières lignes dans la salle de transit de l’aéroport de Bangkok, qui vous donne l’impression d’être déjà rentrés dans le monde de ceux qui font le monde d’aujourd’hui, ceux qui ont le pouvoir. Ici tout est clean, calme et rassurant. Est-ce qu’on est vraiment en Thaïlande
RETOUR EN FRANCE
13.01.96 - Jérôme Savary sait être tout bonnement le serviteur d’un texte quand il en décide ainsi, et il n’est pas de ceux qui imposent aux artistes un jeu à contre tempérament. Sa mise en scène de « Il importe d’être constant » d’Oscar Wilde baigne dans un réalisme et un souci de vérité historique parfaits. À peine les deux homos, qui ne se l’avouent pas, esquissent-ils un baiser furtif : Savary l’a voulu sur la bouche, mais c’est sa seule concession aux mœurs modernes. L’orage à la fin du deuxième acte est évidemment signifié par de la vraie pluie, alors que quand on annonce l’arrivée de quelqu’un, un petit train à vapeur au fond de la scène apparaît pour une traversée brève -il n’insiste pas- mais efficace. Chacun est vêtu fin dix-neuvième, très correct, très british, et la fraîche, voire audacieuse, spontanéité des jeunes filles auxquelles les convenances destinent les mâles auto-attitrés, tranche, ainsi que le veut le texte, avec la retenue coincée de ces derniers. On n’est plus tellement habitué à ce type de théâtre que j’appelais jadis du « boulevard intelligent », où le spectateur a l’impression que les personnages se parlent comme dans la vie et, mon Dieu, c’est assez rafraîchissant. Le public ne riait pas tellement, mais il suivait visiblement l’intrigue et ses dérivations, avec plaisir. Savary et Chaillot tiennent là un bon produit.
MAIS JE N’Y SUIS PAS RESTÉ
17.01.96 - Je suis allé à Genève pour revoir, à la Comédie, le spectacle « nouveau » que nous apporte Polunine Slava, qu’il a appelé « Yellow », en hommage à la salopette jaune dans laquelle il a depuis toujours enfermé son personnage de clown. J’ai écrit « revoir », parce qu’en vérité j’avais déjà assisté à ce retour au Sigma de Bordeaux et j’étais resté un peu sur ma faim. Il y avait bien deux numéros nouveaux dont l’un très brillant, mais trop de réminiscences de la « Assyssye Revue » y complétaient le programme en remplissage de seconde main. Et puis, en faire-valoir, Sergueï ne faisait pas le poids. Je l’avais trouvé terne, éteint. Ce que j’ai vu à Genève est d’un tout autre niveau. En novembre et maintenant, Slava a de toute évidence réfléchi, retravaillé, repensé la dramaturgie de son entreprise, et le résultat est tout simplement magnifique. C’est incroyable, la poésie que peut trimballer ce type-là quand il évoque la nostalgie de la Russie… avec l’aide, il faut le dire, d’une bande sonore très chiadée, mais aussi avec des mimiques très simples, des regards qui savent être tournés vers quelque chose qu’il voit mais qui n’est pas là, comme un fantasme qui le meut et l’illumine de contenu, de densité, chacun de ses gestes, chacune de ses mimiques toujours simples et sobres, étant marqués du sceau de l’évidence des grands. Entre deux rires et gloussements, il m’a tiré des larmes, le bougre.
Mais, me direz-vous, ces réminiscences de « Assissye - Revue » ont-elles disparu ? Non, mais elles ont toutes été revisitées, re-nourries, si bien que plus rien ne fait penser à ce que je disais plus haut, un remake de remplissage. Et puis ce n’est plus Sergueï qui fait le deuxième personnage. C’est un petit bonhomme bien rond, brésilien, qui s’est composé une gueule, une silhouette d’une grande présence. Il existe vraiment aux côtés de Slava, si bien que le côté performance exhibitionniste du « one-man-show » disparaît, pour le plus grand bien de l’affaire.
Le spectacle se termine sur un morceau de bravoure super spectaculaire et, dans la note nostalgique de l’ensemble, par une tempête de neige qu’une soufflerie violente pousse vers la salle, submergeant le public aveuglé. Trois gros ballons, seulement les gros, émergent de ce brouillard. La note finale est au jeu.
14.01.96 - Avant Genève, pardon de ne pas respecter l’ordre chronologique, j’avais fait un saut à Nancy pour revoir « Les Sœurs de Sardanapale ». Revoir est un verbe impropre puisqu’il s’agit d’une version nouvelle, intégralement 4 Litres 12, réalisée sans le concours des partenaires belges de la création. Mais « revoir » convient quand même, car pas un iota n’a été changé à la bande sonore, qui commande d’un bout à l’autre du spectacle toute la gestuelle des personnages. Ce sont donc les différences par rapport à ce fil conducteur qui font l’intérêt de ce second souffle.
Disons-le tout de suite : je préfère cette nouvelle version à la précédente pour plusieurs raisons. Le jeu « dansé » des trois filles m’avait semblé manquer de logique avec l’équipe belge. Avec les trois filles nancéennes qui les remplacent (sauf bien sûr Odile Massé, qui était déjà là), le parcours, sans doute plus libre, en tout cas libéré, de ces trois acolytes, m’a paru beaucoup plus cohérent, beaucoup moins gratuit. Ce qui a pour conséquence que le jeu de Michel Massé, Sardanapale, fait moins performance d’un acteur servi par des faire-valoir. En fait, j’avais dit beaucoup de bien de la version franco-belge parce que la création de Michel Massé y était immense et parce que déjà, le contenu de l’affaire, la mort en direct du tyran, y était un ressort qui m’atteignait profondément. La violence du monde en guerre à l’extérieur était déjà là. Mais c’est vrai que je ne trouvais pas très « trouvé » le comportement des filles. Tandis que là, il m’a semblé avoir « trouvé », je le redis, sa logique, son rythme, et c’est intéressant de voir qu’avec une même bande sonore conductrice, il ait été possible de codifier un rythme plus évident, sa progression vers l’aboutissement qui se veut la reconstitution d’une partie du tableau de Delacroix. Et puis il y a encore une chose qui est que Patrick Bonté s’ingéniait à dire le texte, qui rappelle à Sardanapale le temps qui lui reste, de façon peu audible. L’acteur qui entame ici avec le tyran ce qui finit par devenir un dialogue, même si l’acteur en scène ne prononce pas un mot, est beaucoup plus clair, et je crois que c’est un mieux.
Voilà. Je ne sais pas ce que sera la carrière à venir des SŒURS de Sardanapale. C’est, à mes yeux, un très grand spectacle, et il y aurait crime à ce qu’il ne trouve par un contexte national pour l’accueillir. Mais il est certain qu’il dérange ceux qu’il dérange à l’intérieur d’eux-mêmes. Or les temps ne sont pas à ces dérangements-là.
27.01.96 - S’il est vrai que les voyage forment la jeunesse, alors, qu’est-ce que je me forme en ce moment ! Me voici à Saint-Pétersbourg pour voir un spectacle qui dure plus de six heures et qui s’appelle « Frères et Sœurs », en souvenir des premiers mots que prononça Staline lorsqu’il appela le peuple russe, trois semaines après l’invasion allemande, à avoir le sursaut de stopper l’envahisseur. L’auteur, Fedor Abramov, a raconté la vie d’un kolkhoze du Nord de la Russie, du lendemain de la fin de la guerre, quand les femmes attendent (pour la plupart en vain) le retour de leurs hommes du front, au discours de Khroutchev qui a démystifié Staline aux yeux du monde entier et démoli à jamais la dynamique d’un peuple.
C’est Lev Dodine qui a mis en scène le roman et l’a adapté pour le MALI THEATRE. Apparemment, ce n’est pas vraiment un spectacle nouveau, puisque quatre représentations en avaient été données au Festival d’Automne en 1988 à l’Opéra Comique. Je ne crois pas qu’elles aient, à l’époque, fait grand bruit.
Et il s’agit d’une magnifique représentation assumée par des artistes remarquables, que le réalisateur a posés dans un dispositif à la fois beau et astucieux : deux barrières s’ouvrent à toute volée à quelques centimètres de la tête des spectateurs, et elles signifient l’ouverture vers le fleuve, seule voie de communication du village, et son enfermement selon leurs positions. Un mur fait de troncs d’arbres se meut artisanalement en plateforme, en plafond, en que sais-je ? Tous les changements de lieux deviennent rapides et évidents grâce à ses mouvements impeccablement rythmés.
Lev Dodine a l’art des tableaux de groupe composés. Un peu comme le Chéreau de L’HÉRITIER DU VILLAGE, il sait installer une attitude de groupe sans que la façon dont l’ensemble se crée ait été perceptible. Tout au long du spectacle se posent ainsi des morceaux de bravoure qui sont superbes à l’œil et qui parlent au cœur. En fait, c’est la vie même qu’il nous met en scène, la vie de quelques femmes qui ont assumé des tâches d’hommes pendant la guerre, et qui perdront, au fil des années, les illusions de lendemains chantants et leurs pouvoirs. On suit particulièrement quelques trajectoires, quelques destinées de gens liés à cette petite portion de terre ingrate pour qui le « Parti » signifie toujours plus d’efforts à faire pour fournir toujours plus de blé à d’autres, et cela toujours au nom d’un rêve de moins en moins perceptible. Pauvres vies « collectives », où cependant l’individu retrouve ses exigences à travers des histoires de cul ou d’amour, des jalousies, des rivalités, des lâchetés. En filigrane, il y a la terreur venue d’en haut, et on peut presque dire que c’est cette peur de châtiments démesurés et d’ordres, qui détruisent des impulsions au nom d’une morale conventionnelle, (qu’un adolescent s’éprenne d’une femme de quarante ans, ça ne se fait pas, « on » la déporte à la ville et « on » l’assigne, lui, à un travail dans la forêt) qui apporte la notion de spécificité soviétique à la peinture de ce monde écrasé par la machine sans visage d’un pouvoir dont les ravages sont sans pitié, mais pas sans idéal. Parce que, à des nuances près, l’exploitation de l’homme a dans d’autres pays, le nôtre, par exemple, d’autres visages. L’aspect « soviétique », c’est que la vie est beaucoup plus collective que chez nous. Le corps social est soudé. Chacun sait qui est chacun et le connaît, et est supposé répondre sans bavures au critère « un pour tous, tous pour un », sauf que les effets pervers n’ont pas été pris en compte par les philosophes penseurs de la chose et que, justement, ce sont eux qui grippent la machine.
C’est cette didactique-là, cette contradiction entre un monde imaginaire où chacun tiendrait la main de l’autre dans une prodigieuse connivence pour construire du bonheur, et la réalité du « chacun pour soi » qui sommeille en chacun, que ce spectacle dénonce admirablement, finissant par dégager au fil des heures qu’il dure, un formidable pessimisme. C’est une vision du monde singulièrement désespérante que nous livrent Abramov et Dodine, au fur et à mesure de la prise de conscience des acteurs de cette tranche de vie, du fait qu’ils ont été mystifiés et le seront toujours.
On rit souvent, mais surtout il y a dans ce spectacle, dont on pourrait qualifier la mise en scène de « réaliste » (il y a des instants qui sont du Savary pur), des moments d’émotions intense. J’ai eu plusieurs fois ma larme à l’œil. Et tous comptes faits, j’ai été pleinement heureux de ces six heures passées en compagnie d’un spectacle qui me parlait profondément et dont le message, finalement, n’est peut-être pas si négatif que ça : car la clarté avec laquelle est exposé le mécanisme de la mystification stalinienne, l’évidence avec laquelle sont affichés les effets pervers de la vie collective, sont autant de sujets de la réflexion à tenir pour que, peut-être, un jour, cette mystification n’en soit plus une. Dodine et Abramov se gardent bien de conclure. Et du reste, FRÈRES ET SŒURS ne dénonce rien. Il nous est montré des faits, sans commentaires.
22.02.96 - Voyons, voyons, qu’ai-je vu à Paris ce mois-ci ? Ah oui ! À la Cité U, un truc qui s’appelle TOC, qui est une adaptation par Olivier Maurin, jeune homme à la mode, d’un texte d’un monsieur russe qui a eu maille à partir avec le régime communiste. Ses propos sont évidemment sans risques de nos jours, et je dirai même qu’ils me dérangent un peu : ça devient un peu trop facile de dénoncer le stalinisme. C’est dans le vent.
Une très bonne surprise a été le spectacle de La Huchette, « Ionesco, théâtre en miettes ». Nicolas Bataille a réuni en une continuité habile, quelques petites pièces de l’auteur, notamment « L’impromptu de l’Alma », « La jeune fille à marier » et surtout « Le nouveau locataire ». C’est sain et magnifique.
Il y a dans la distribution un certain M. Cuvelier. Ionesco n’a rien, pour sa part, perdu de son comique ni de sa subversion par l’absurde.
Au Théâtre Silvia Montfort, Micheline Uzan présente un pamphlet qui lui a été inspiré par un texte de Daniel Pennac : « Comme un Roman » s’insurge contre le fait que les jeunes ne lisent plus, mais en même temps l’explique. Certes, sa leçon enfonce des portes que d’autres ont largement ouvertes et qui, est-ce un bien, est-ce un mal ?, ne sont pas prêtes de se renfermer. Entre la civilisation de l’image que chacun se crée dans la solitude de la lecture, et celle de l’image qui lui est octroyée par les techniques audiovisuelles, le combat est trop inégal. On n’arrête pas « le progrès ». Il y aurait sûrement d’autres choses à dénoncer : ces gens qui ont les yeux toute la journée fixés sur un ordinateur. Ces écrivains qui ne savent pas tenir un porte-plume et travaillent sur des machines à traitement de texte ! Que sais-je encore ? Il faut vivre avec son temps et, de toute façon, la race des lecteurs assidus est loin d’être éteinte grâce au métro, aux trains et aux avions, et jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas d’autre moyen de passer le temps.
Micheline Uzan a mis en scène deux garçons et quatre filles qui font des chœurs parlés et chantés (sur une musique d’Aïda Sanchez musclée et heurtée comme du Dessau) et s’échangent des pensées le plus souvent sous forme de monologues. Tous ou presque sont supposés être des enfants ou des adolescents, ce qui ne va pas sans être un peu gênant. En tout cas, ce traitement est impitoyable. Il y a ceux qui ont de la présence (les deux garçons et une des filles, la plus jeune, sacrée meneuse de la revue avec un abattage terrible. Je crois qu’elle s’appelle Isabelle Kirkland mais je n’en suis pas sûr, le programme ne disant pas qui est qui) et celles qui ne « passent » pas la rampe. Selon les moments, le spectateur écoute et bien souvent s’amuse, ou se prend à penser à ses petites affaires, heureusement brièvement, car le rythme est soutenu. L’entreprise, finalement, aide à se passer d’avoir à lire le livre !
23.02.96 - Jean-Luc Bideau a été, quelque part, le dépositaire des souvenirs, érotiques et autres, laissés à sa mort, à Noisy-le-Grand, par Michel Simon. Entre autres objets et écrits, il a exhumé un petit texte qui raconte la fin paisible dans un hôtel des environs de Montreux d’un certain Monsieur Dumoulin, homme inutile s’il en fut à l’existence inexistante, mais mû par une passion pour un grand chêne cinquantenaire.
Jean-Luc Bideau est seul à parler, dans ce spectacle appelé « Hôtel de l’Ours et des Anglais réunis », mais il s’est entouré d’une fanfare suisse, qui chante des airs du temps avec des paroles adaptées au sujet traité et s’essouffle de façon ringarde voulue dans des instruments à vent ; et il s’est encombré d’un dispositif lourd qui n’a qu’un seul avantage : il le hisse au premier étage, ce qui assure aux spectateurs, où qu’ils soient, une bonne visibilité. À part ça, cette plateforme qui veut sans doute signifier la terrasse de l’hôtel suisse est sans aucun intérêt esthétique. À mon avis, elle nuit, de surcroît, à la communication du message, car, ainsi juché, Jean-Luc Bideau se croit obligé de jouer, alors qu’il serait beaucoup plus efficace si, à la face, sans hurler, confidentiellement, il se contentait de raconter, et Monsieur Dumoulin, et Michel Simon. Il le fait d’ailleurs, dans une deuxième partie où il s’assoit dans un fauteuil, mais pourquoi diable l’installe-t-il au fond de son dispositif, créant ainsi un phénomène d’éloignement contraire à l’effet recherché.
« Présence » ou pas « présence », j’ai l’impression de ressentir la même chose qu’au spectacle d’hier. Il y a ceux qui l’ont, et ceux qui ne l’ont pas. Je crains que Jean-Luc Bideau n’ait trop de métier pour en avoir tout le temps ! Cela dit, le personnage de Michel Simon serait-il capable, raconté plus intimement, de m’émouvoir ? J’en doute. Heureusement qu’il y a le bon Monsieur Dumoulin, et avec lui, en filigrane, la Suisse et le balayeur de l’hôtel dont l’auteur se demande ce qu’il peut bien avoir dans la tête.
Bref, je ne trouve pas que l’entreprise de Jean-Luc Bideau soit réussie telle qu’elle est. Je n’ai pas du tout aimé les contrepoints musicaux, injectés fort maladroitement et avec des textes pas terribles, qui en tout cas, n’élèvent pas le niveau de la prestation. Je répète que le dispositif est encombrant et inutile. Et puis, est-ce que j’ai tellement envie de savoir par le menu qui fut cet homme, Michel Simon, que j’ai tellement aimé comme acteur. On l’entend, à la fin, enregistré, et ce seul moment fait regretter qu’il y ait eu le spectacle auparavant. Est-ce un fait exprès ? ARTE, dans sa soirée thématique, du 25 sur Prévert, a rediffusé l’admirable DROLE DE DRAME avec la fameuse scène « Bizarre… Vous avez dit « bizarre ». Pardonnez-moi, mais au niveau des monstres sacrés, quand on vient de revoir l’affrontement Jouvet -Simon, on trouve que Bideau ne fait pas vraiment le poids !
06.03.96 - L’intelligence n’étant pas par les temps qui courent la chose du monde la plus répandue, je dois dire tout le plaisir que j’ai pris, une fois n’est pas coutume, au Théâtre de la Main d’Or, à retrouver le merveilleux et savoureux BANQUET de Platon, à travers l’habile adaptation de Dominique Paquet et la mise en scène de Patrick Simon. Cela s’appelle : « Au bout de la plage », « le banquet ». En effet, il y a du sable sur le sol et la scénographie de Claire Belloc évoque vaguement une grève. Une espèce de rocher qui pourrait être un arbre permet de-ci de-là aux personnages de se cacher ou de se jucher. Ces personnages ? Autour de Socrate, Aristophane, Alcibiade et quelques autres compagnons de beuverie du philosophe, qui vont disserter sur l’amour avec l’esprit tordu des Grecs, leur goût de la rhétorique et du paradoxe. Entre deux libations, chacun y va de son discours, chacun contredisant l’autre, l’ensemble étant parfaitement dialectique. Selon Dominique Paquet, qui passe les trois quarts de la soirée endormie sur la grève, c’est la femme qui répondrait à la question : qui est l’amour ? Qu’est-ce que l’amour ? Son but est-il la procréation ? Que dire de l’homosexualité, évidemment omniprésente dans cette assemblée ? Les mœurs de Socrate étaient publiques. Moi j’ai surtout aimé le magnifique exposé sur l’androgyne, que l’adaptatrice a confié à Aristophane, dont on se demande par quel miracle il participe à cette beuverie-là, dont la paillardise et le hoquet tranchent avec la distinction des « beaux garçons », mais qui, avec une superbe présence, raconte comment l’être primitif, à la fois homme et femme, a été coupé en deux moitiés qui, depuis lors, n’ont d’autre souci que de se ressouder l’une à l’autre. Tout cela est parlé avec sobriété et ordre, chacun prenant la parole à son tour après qu’un toast ait été porté.
Quel dommage, ne pouvais-je m’empêcher de penser, que le Grec soit de plus en plus une langue morte oubliée, tant j’ai retrouvé dans cette joute oratoire brillante, le sens de ce que j’éprouve vis-à-vis de notre civilisation toute scientifique, à savoir qu’elle tue l’humanisme. Et puis il y a la tournure d’esprit de la langue grecque. En voyant Socrate écouter les autres à la manière d’un tireur de confidences, dont les leçons seront tirées par un Platon qui lui a peut-être prêté plus propos qu’il n’en a lui-même tenus, je repensais à Alquier, mon Prof. du lycée Condorcet, qui commentait précisément, pour les adolescents que nous étions, ce texte que le groupe 3.5.81 vient de me remettre en mémoire : « Oui, certes, ainsi, d’une part, assurément, bien sûr ! », répondait Socrate, en hochant la tête.
Excellente distribution, mais à part Dominique Paquet reconnaissable en sa qualité de femme, je ne saurais dire qui joue qui, le programme, selon la regrettable coutume actuelle, ne le disant pas.
UN FESTIVAL À BOGOTA
27.03.96 - Et voilà : j’avais dit que le précédent carnet serait le dernier. Et puis non : ma vie joue les prolongations. « Du rab », comme dirait Savary. Et je suis toujours un incorrigible voyageur. C’est à Bogota que je me trouve aujourd’hui. Il y a là un festival dont on peut se demander, à voir certains spectacles, comment la programmation a été choisie par Fanny Mikey et Clarisa Ruiz, mais qui est, mon Dieu, fort sympathique. Difficile de au surplus de porter un jugement global puisque le festival dure jusqu’au 7 avril et que je pars demain. Je suis arrivé le 22 au soir avec Jean-Marie Songy.
Je ne m’étendrai pas sur KAOSMOS, ou « Le rituel de la perte » de l’Odin Théâtre. Avec Eugéni Barba, on est en face d’un monde immobile : ce rituel-là, j’aurais pu le voir il y a vingt ans sans une seule nuance. L’injection de quelques chants folkloriques scandinaves n’apporte même aucune notion d’humour. Je n’ai pas eu l’impression qu’on me communiquait un quelconque message, sinon qu’on me méprisait, moi spectateur, puisque, à la fin, « on » ne daignait pas venir me saluer. Il y a juste un régisseur, genre malabar danois pédé, qui traverse l’aire de jeu avec morgue d’un air de dire « tirez-vous, on a fait notre boulot, on vous a assez vus ».
Je ne m’étendrai pas non plus sur « Delirio Habanera » du Théâtre Mio de Cuba, spectacle trop parlé pour que j’y pénètre bien, par des acteurs (une femme et deux hommes) très conventionnels mis en scène approximativement avec une régie pleine de couilles, comme si le but de l’entreprise était de démontrer que rien ne marche à Cuba.
Impeccable, par contre, la technique du Woosher Group, qui vient, lui, des Etats-Unis, avec « Finished Story ». C’est typiquement un spectacle pour AMS Electronica de Linz, mais pas très intéressant.
J’ai par contre bien aimé le traitement actualisé à l’intention des jeunes de Roméo et Juliette réalisé sous le titre de VERONA, par une troupe australienne nommée MAGUIE THÉATRE. C’est sans paroles, fondé sur la gestuelle et l’acrobatie. La guerre entre les clans est une banale affaire de linge qu’on met à sécher et l’histoire d’amour se trame entre deux godiches. Un très joli moment, c’est quand les deux ados se dévêtent, loin l’un de l’autre, avec l’audace pudique de ceux qui le font pour la première fois.
Vu aussi un spectacle irlandais du groupe MACWAS qui montre, également sans paroles, une légende celte installée dans un décor wagnérien, avec le support d’une musique signifiante et de très nombreuses injections de fumées.
Au cours des journées et soirées très occupées, j’ai aussi vu un spectacle de « rues » dans un parc et un autre dans un gymnase. Les masques (dont presque toujours celui de la mort), les échassiers et les grands morceaux de tissus qu’on agite comme des ailes ou des drapeaux y tiennent beaucoup de place dans l’un, les machines à la Coco dans l’autre.
N’oublions pas, hors festival, un opéra rap, lui aussi masqué, et qui montre carrément la mort faisant vivre à un jeune homme ses derniers moments. Ces moments dansés sont malheureusement plaqués sur l’anecdote sans justification.
Et puis j’ai fait avec Jean-Marie Songy, Marie-Hélène Falcon et Rose Fenton le parcours proposé sous chapiteau par Enrique Vargas sous le titre « Oraculos ». Ca ressemble beaucoup au Labyrinthe. Même type de voyage dans le noir, avec des mains délicates qui vous guident jusqu’à des stations où il se passe des choses. Ici, il s’agit de savoir si la carte tarot qu’on vous a remise à l’entrée après vous avoir dépouillé de vos oripeaux, chaussures et chaussettes comprises, va, quelque part, rencontrer sa sœur.
Voilà : je n’ai revu ni « Le bouffon et la reine » ni « Tacataca, mais les deux spectacles ont fait un tabac.
Je pars demain. Il me semble que l’organisation s’est un peu relâchée aujourd’hui et je me demande comment elle fonctionnera les derniers jours, mais pour l’instant, ils assurent.
À part ça, on vous parle beaucoup de l’insécurité à Bogota et il y a des chauffeurs de taxi qui pètent de trouille à vous emmener dans certains quartiers. Mais il ne m’est rien arrivé, la fameuse Candelaria m’a paru peuplée surtout d’artistes et de marginaux, genre John du Footsbarn. Il y a aussi des petits mômes qui dorment la nuit, dans les embrasures des portes cochères, et pas mal de gens qui vendent des bricoles aux feux rouges. Est-ce que cette ville est du tiers-monde ? Elle est polluée, la circulation est délirante, mais moins qu’il y a deux ans. Les conducteurs attachent leur ceinture et les taxis mettent sans se faire prier leurs compteurs en marche. D’une façon générale tout le monde est très gentil, mais il y a une pléthore de flics, mitraillette prête à tirer, y compris à l’intérieur des lieux publics. Tous les restaurants ferment à vingt-trois heure et les boîtes à une heure. La « Carpa » du festival, où s’exhibent des groupes de musique et où se rencontrent les artistes, n’échappe pas à la règle. Il y a aussi des portiers un peu partout, et ceux-là sont très chiants car on a l’impression qu’ils ont pour consigne de ne laisser entrer personne, y compris ceux qui sont attendus à l‘intérieur. Il n’y a pas une seule maison « respectable » qui ne soit ainsi protégée.
11.12.95 - La fièvre tombe un peu. La médiocrité de la bouffe se confirme à midi. À seize heure débarque Jean-Yves pour faire sa régie du spectacle prévu à dix-sept heure. Les autres ont assuré le montage. Décidément cette équipe est exemplaire. Il faut dire que le détour par ce pays perdu en valait la chandelle. C’est, dans la salle, une ruée qui rappelle le festival de Nancy au bon vieux temps. Des contrôleurs musclés filtrent les gens à travers les grilles à peine entrouvertes ; beaucoup de mômes. En tous cas, la salle est bourrée à quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’autochtones et c’est un énorme succès. On est tous contents d’avoir vécu cela. Malheureusement, le dîner qui suit est aussi redoutable que celui de la veille. Je m’ingénie à prendre l’antibiotique loin avant les repas, tant je crains de les rejeter avec le reste !
Un bon moment a été une sortie de Dechezleprêtre contre Thibaudat, suivi d’un éloge d’Odile Quiriot que j’ai apprécié d’une façon plus nuancée. Je n’étais pas au mieux de ma forme pour alimenter les conversations, mais il faut dire que Joël était très disert. Marie Bonnel l’avait appelé cinq minutes avant le spectacle sur son portable, pour lui demander si tout allait bien. Il paraît qu’il y a des tensions entre la France et le Cambodge, et des manifs devant l’Ambassade à Paris pour que je ne sais trop qui soit libéré. En tous cas ça ne fait pas la une du journal de France 2 que nous recevons ponctuellement ici, ce qui nous permet de savoir où en sont les mouvements sociaux dans notre beau pays… Et ici, tension ou pas tension, rien ne se remarque. Je sais bien qu’en Asie il ne faut pas croire à la pérennité des rires et des sourires qui nous entourent. Cette gentillesse un peu timide, je dirais même craintive chez les jeunes filles, peut sans préavis se muer en cruauté. Ce n’est apparemment pas immédiat. L’aigu du rire des femmes, que la vue de Lambert avec son crâne rasé et sa tête de Mussolini (c’est lui qui joue le chef de rang) met en joie, nous écorche pas mal les oreilles. Après ce souper indigeste, les autres, avec Joël Dechezleprêtre, Éric et quelques autres, vont se saouler la gueule dans des boîtes. Je rentre me coucher.
12.12.95 - La fièvre n’est toujours pas tombée complètement et c’est en suant surabondamment que je pars à l’aéroport prendre l’avion pour Phnom Penh. Aucune possibilité de me changer : nos valises sont parties par la route hier soir. En assistant au spectacle hier dans cette salle complètement « inéquipée », je me demandais ce qu’on pouvait bien imaginer d’apporter ici une autre fois. D’abord, faisons notre autocritique : comment, à Paris, en partant, pouvais-je être dans l’état d’esprit de m’excuser presque d’accompagner un spectacle dont j’avais l’impression qu’il ne répondait en rien à l’attente des populations ? Lourde erreur « parisianiste ». C’est au contraire un produit parfait, qui certes, ne vise qu’à faire rire, mais qui le fait magnifiquement bien. On peut grimacer qu’il n’y ait pas le « message », encore que le rapport de pouvoir entre le chef de rang, et les trois garçons qui, tous comptes faits, se rient de ce patron en ne faisant rien de ce qu’il demande et en s’évadant dans un imaginaire toujours plus farfelu, peut être lu comme un « message ». Mais, de toute manière, quel « message » avons-nous à communiquer à ces gens qui vivent sur une autre planète ? Eh oui ! Il y a des Zürich, des Salzbourg de par le monde. Qui, de ces êtres bloqués dans cet espace dur, pourrait l’imaginer ?
La première vision de Phnom Penh est une surprise : avenues larges, circulation fluide. Un peu plus de voitures qu’ailleurs, mais pas de taxis. Si vous voulez vous déplacer, vous avez le choix entre le cyclopousse et le mototaxi, c’est-à-dire un type qui vous prend en bandoulière sur sa moto. Évidemment, les deux-roues restent les moyens privilégiés de transport, mais l’anarchie des croisements est un peu moins au rendez-vous que dans les villes précédentes. Pas d’éclairage urbain, mais comme on est en pays « capitaliste », beaucoup d’enseignes lumineuses publicitaires couronnent les toits de buildings neufs. En fait, c’est ça qui tranche : la présence un peu partout d’édifices modernes qui jouxtent souvent l’habitat précaire des pauvres. Mais contrairement à Hanoi et Saigon, il reste peu de traces de l’époque coloniale, ou alors croulantes et calcinées. Pol Pot est passé par là. Cela donne une ville aérée, avec des rues parfaitement pavées et d’autres défoncées sans revêtement aucun. Le Centre Culturel Français occupe les deux côtés d’une avenue. La tête de Lambert s’étale en façade sur deux énormes panneaux. Faut-il qu’il soit modeste, malgré sa grande gueule, pour ne pas, lui, attraper la grosse tête ! Je me sens tout brouillé de l’estomac, mais, ouf, j’arrive à manger au deuxième étage d’un restaurant situé sur le bord d’un très large affluent du Mékong, devinez quoi : un très convenable spaghetti au beurre qui me remet les aigreurs en place ! Je ne suis pas le seul, semble-t-il, d’ailleurs, à en avoir marre de la cuisine asiatique, je dirais plutôt la « cambodgienne ».
13.12.95 - Il faut re-confirmer nos billets de retour. Les garçons font des plans sur la comète. Didier retournera au Laos. Lambert veut absolument voir la Baie d’Along. Tous en tous cas feraient l’excursion au temple d’Angkor. Je les trouve bien courageux car moi, c’est avec plaisir que je retrouverai rue de Richelieu mes petites habitudes. Je ne suis vraiment pas comme eux un stakhanoviste du « il faut tout voir », un boulimique de l’excursion forcenée. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que je passe indifférent au milieu des mondes que je visite. Mais je ne suis pas trop sensible aux monuments. Et je doute que les atmosphères, ici ou là où ils iront, soient bien différentes de celles dans lesquelles je baigne depuis deux semaines. L’idée de me retrouver seul, isolé, en touriste, c’est-à-dire non protégé, dans ces contextes, ne me semblerait pas une aventure méritant l’effort à faire… de surcroît sous un climat au degré hygrométrique très éprouvant… Eric les conduit donc, et j’y vais aussi, à son agence de voyage, qui, d’entrée de jeu, ne m’inspire pas confiance, car de toute évidence l’employée chargé de s’occuper de nos cas ne comprend rien à ce qu’on veut, et puis surtout, c’est une agence sans terminal qui ne peut donc être qu’un intermédiaire. Pendant qu’ils s’expliquent longuement, je me fais conduire à la THAI par le chauffeur avec qui j’ai sympathisé, pour re-confirmer les retours des deux seuls qui rentrent, à savoir le régisseur, Jean-Yves Borey, et moi-même. Et voilà que la fille me tend la re-confirmation pour Borey… et Dausse. Je lui dis que je ne suis pas Dausse mais Gintzburger, et elle me sort que ça n’a pas d’importance puisque nous sommes un groupe. Je lui précise que, justement, le groupe désire se disloquer pour le retour et elle a l’air de me dire que ça l’étonnerait beaucoup que ce soit possible. Elle consent pourtant, heureusement, à mettre la re-confirmation à mon nom, mais je ne serai pas surpris quand, quelques heures plus tard, la nouvelle tombera qu’on ne peut pas changer les billets.
Entre-temps, nous avons visité deux marchés, le marché central, bel édifice colonial avec une très profonde coupole médiane, et ce qu’ils appellent le « marché russe », qui n’a rien de russe, mais où on trouve des choses assez belles pour pas trop d’argent.
À l’entrée du théâtre, un petit écriteau précise qu’on ne peut y entrer avec un revolver et une grenade. C’est un bel édifice ultramoderne sur le bord du fleuve, mais très mal équipé électriquement malgré un groupe électrogène qui lui est relié en prévision de coupures, toujours probables, de courant. C’est un amphithéâtre avec une scène très haute agrémentée d’une avancée fixe, du genre de ce que demande Svetlana Petrova. Bref, ce tout en largeur n’est pas l’idéal pour GARCON UN KIR, qui connaît pourtant une fois de plus un très gros succès devant près de mille spectateurs, dont quatre-vingt pour cent de Cambodgiens. Sous cet angle-là, je dois dire que toute cette tournée aura été placée sous le signe d’une double réussite : le remplissage des salles a partout été largement obtenu et les autochtones y ont tout à fait répondu. L’accueil obtenu par le spectacle peut être un tremplin pour des opérations à venir, surtout si elles sont du même type. Seulement voilà : qu’est-ce que je pourrais bien lui offrir, à Joël Dechezleprêtre, qui soit visuel, comique, de qualité, français, pas ou peu exigeant techniquement ? Si vous connaissez ça, dites-le moi.
Il me fait penser à Mathennat, Joël Dechezleprêtre. Il parle, il parle, il parle, il ne t’écoute pas. Pendant le dîner, j’essaie de lui remettre en mémoire NEGRABOX, puisqu’il veut du théâtre de rue. Il a vu la vidéo, il a lu le dossier, c’est trop intellectuel ! Je me suis demandé s’il n’aurait pas un peu raison. On s’y met à deux pour essayer de lui expliquer « Les Petites Commissions ». Mais ça ne s’imprime pas dans sa tête. Il voudrait le PÉPLUM. Je lui suggère d’inviter en mission Jean-Luc et Pierre Orefice. Pour les cirques, ils auront PLUME en 1997 ! Alors QUE…CIR…QUE, CIRQUE ICI et CIRQUE BAROQUE ?...
On dîne dans un restaurant français où je vois « choucroute garnie » sur le menu. J’ai déjà mangé deux choucroutes exotiques, l’une à Brasilia, étrange mais pas mauvaise, l’autre à Marrakech, décevante. Celle-ci est vraiment très bizarre : choux que je dirai coréens, pas mauvais, mais saucisse de conserve et tranche de porc fumée dure comme du bois. Joël Dechezleprêtre a son portable avec lui, et je dois dire que si je refais un jour une tournée comme celle-ci, j’en aurai un, sûrement, car c’est une sécurité. Il est brave, car rien ne l’obligerait à s’occuper des fameux billets de la troupe. Or il en fait une affaire personnelle, contacte Marie Bonnel et Catherine de CONTINENTS EN FETES. C’est moi qui l’ai suggéré : si quelqu’un peut obtenir une transformation, desdits billets, évidemment, c’est le payeur.
14.12.95 - J’achève cette relation de voyage à l’ombre d’un bel arbre exotique dans le jardin de l’hôtel. Tout au long de cette tournée, jamais nous n’avons été dans des « Cinq Étoiles », mais toujours dans des établissements agréables et confortables. Je crois que les autres sont allés à la THAI voir s’il était tombé quelque chose pour eux dans l’ordinateur. Malheureusement ils reviendront bredouilles. Paris s’est montré intraitable. Je suis un peu surpris de constater qu’ils le prennent tristement, mais sans aigreur ni acrimonie. Je veux dire qu’ils ne culpabilisent personne. Ce n’est pourtant pas faute d’entendre le Dechezleprêtre seriner que si on avait prévu les choses avant de partir, ça n’aurait pas posé de problème. En fait, notre bureau n’a pas été trop dans le coup de ces billets d’avion. Tout s’est fait entre Pétra et Catherine de CONTINENTS. Aurais-je devancé leurs souhaits si j’avais été plus impliqué ? Pas sûr.
Quoi qu’il en soit, la deuxième représentation connaît le même succès que la première, mais il saute aux yeux que nos invitants, Joël Dechezleprêtre en tête, rêvent, quand ils pensent que des spectacles exigeants pourraient venir dans de tels contextes. C’est pourquoi, au souper, qui est offert par le Centre Culturel, et où l’Ambassadeur paraît pour boire un verre qui se prolongera toute la soirée, je lance l’idée qu’ils ont besoin d’une infrastructure technique… et c’est évident que sans cet investissement, ils seront condamnés à des « GARCON UN KIR », ce qui ne serait pas une catastrophe s’il y avait sur le marché des équivalences en qualité requérant aussi peu de moyens logistiques. L’ennui, c’est que, pour ma part, je ne vois pas quoi leur offrir. Ils ont déjà eu LES NOUVEAUX NEZ. Help ! Help ! Donnez-moi des idées.
Il est charmant, cet Ambassadeur, qui n’est autre que Gildas Le Lidhec, qui fut longtemps le patron en chef de l’A.F.A.A. au Ministère, donc au-dessus de l’Association, ce qui garantit sa vocation culturelle. Répondant à nos parangons de vertu qui dénoncent la corruption au Cambodge, il évoque la question posée par un frère du Roi : « Monsieur l’Ambassadeur, ce Carignon, pourriez-vous nous en parler ? » Il se demande si la France a raison de vouloir imposer SA conception des Droits de l’Homme, et surtout son « modèle de société » dans un pays qui a deux Premiers Ministres, quelque part comme si l’un était Jospin et l’autre Juppé… en même temps. Il avait eu très peur au spectacle au moment des sacs de plastique, parce que c’était comme ça que les hommes de Pol Pot ont étouffé des tas de gens. Mais il a été rassuré : la salle a bien ri, sans arrière-pensée, -surtout il a été conforté dans sa pensée que le Cambodge savait oublier le passé, alors que la France est toute entière tournée vers son Histoire.
Après le souper, très arrosé et très prolongé, ils tiennent tous à m’emmener dans une de ces boîtes qu’ils fréquentent toutes les nuits, pays après pays. Les putes, souvent mignonnes, menues et très jeunes, sont très entreprenantes avec le pépé nouveau venu, mais je ne trouve vraiment aucun charme à l’établissement dont la banalité m’étonne… et je me fais ramener à l’hôtel.
15.12.95 - Ce matin, Didier se fait payer et ça se révèle laborieux au niveau de certaines bricoles, comme le remboursement non négligeable des visas vietnamiens (quatre cent cinquante Francs fois huit). Après plusieurs diatribes contre ce con de Morel, « mais qu’est-ce qu’il est con, et puis au Vietnam ils sont tous cons »… Joël Dechezleprêtre trouve un biais pas très orthodoxe… mais enfin Fiat Lux part payé de tout… ou presque… puisqu’il reste en suspens les dix mille Francs de Vientiane, dont nous éclaircirons le mystère à Paris. On reparle de cette agence technique avec Joël qui, dans son bureau, semble tout à coup attentif. Il note l’idée de faire venir Jean-Luc Courcoult, Pierre Orefice et Catherine. Je lui glisse le CIRQUE ICI dans le crâne… mais ce ne pourrait être que pour 1998 !!!
Et puis, le temps du retour s’approche : nous serons sept à rentrer, puisque Étienne a programmé de partir pour Sydney et que, pour lui, c’était réglé. J’écris ces dernières lignes dans la salle de transit de l’aéroport de Bangkok, qui vous donne l’impression d’être déjà rentrés dans le monde de ceux qui font le monde d’aujourd’hui, ceux qui ont le pouvoir. Ici tout est clean, calme et rassurant. Est-ce qu’on est vraiment en Thaïlande
RETOUR EN FRANCE
13.01.96 - Jérôme Savary sait être tout bonnement le serviteur d’un texte quand il en décide ainsi, et il n’est pas de ceux qui imposent aux artistes un jeu à contre tempérament. Sa mise en scène de « Il importe d’être constant » d’Oscar Wilde baigne dans un réalisme et un souci de vérité historique parfaits. À peine les deux homos, qui ne se l’avouent pas, esquissent-ils un baiser furtif : Savary l’a voulu sur la bouche, mais c’est sa seule concession aux mœurs modernes. L’orage à la fin du deuxième acte est évidemment signifié par de la vraie pluie, alors que quand on annonce l’arrivée de quelqu’un, un petit train à vapeur au fond de la scène apparaît pour une traversée brève -il n’insiste pas- mais efficace. Chacun est vêtu fin dix-neuvième, très correct, très british, et la fraîche, voire audacieuse, spontanéité des jeunes filles auxquelles les convenances destinent les mâles auto-attitrés, tranche, ainsi que le veut le texte, avec la retenue coincée de ces derniers. On n’est plus tellement habitué à ce type de théâtre que j’appelais jadis du « boulevard intelligent », où le spectateur a l’impression que les personnages se parlent comme dans la vie et, mon Dieu, c’est assez rafraîchissant. Le public ne riait pas tellement, mais il suivait visiblement l’intrigue et ses dérivations, avec plaisir. Savary et Chaillot tiennent là un bon produit.
MAIS JE N’Y SUIS PAS RESTÉ
17.01.96 - Je suis allé à Genève pour revoir, à la Comédie, le spectacle « nouveau » que nous apporte Polunine Slava, qu’il a appelé « Yellow », en hommage à la salopette jaune dans laquelle il a depuis toujours enfermé son personnage de clown. J’ai écrit « revoir », parce qu’en vérité j’avais déjà assisté à ce retour au Sigma de Bordeaux et j’étais resté un peu sur ma faim. Il y avait bien deux numéros nouveaux dont l’un très brillant, mais trop de réminiscences de la « Assyssye Revue » y complétaient le programme en remplissage de seconde main. Et puis, en faire-valoir, Sergueï ne faisait pas le poids. Je l’avais trouvé terne, éteint. Ce que j’ai vu à Genève est d’un tout autre niveau. En novembre et maintenant, Slava a de toute évidence réfléchi, retravaillé, repensé la dramaturgie de son entreprise, et le résultat est tout simplement magnifique. C’est incroyable, la poésie que peut trimballer ce type-là quand il évoque la nostalgie de la Russie… avec l’aide, il faut le dire, d’une bande sonore très chiadée, mais aussi avec des mimiques très simples, des regards qui savent être tournés vers quelque chose qu’il voit mais qui n’est pas là, comme un fantasme qui le meut et l’illumine de contenu, de densité, chacun de ses gestes, chacune de ses mimiques toujours simples et sobres, étant marqués du sceau de l’évidence des grands. Entre deux rires et gloussements, il m’a tiré des larmes, le bougre.
Mais, me direz-vous, ces réminiscences de « Assissye - Revue » ont-elles disparu ? Non, mais elles ont toutes été revisitées, re-nourries, si bien que plus rien ne fait penser à ce que je disais plus haut, un remake de remplissage. Et puis ce n’est plus Sergueï qui fait le deuxième personnage. C’est un petit bonhomme bien rond, brésilien, qui s’est composé une gueule, une silhouette d’une grande présence. Il existe vraiment aux côtés de Slava, si bien que le côté performance exhibitionniste du « one-man-show » disparaît, pour le plus grand bien de l’affaire.
Le spectacle se termine sur un morceau de bravoure super spectaculaire et, dans la note nostalgique de l’ensemble, par une tempête de neige qu’une soufflerie violente pousse vers la salle, submergeant le public aveuglé. Trois gros ballons, seulement les gros, émergent de ce brouillard. La note finale est au jeu.
14.01.96 - Avant Genève, pardon de ne pas respecter l’ordre chronologique, j’avais fait un saut à Nancy pour revoir « Les Sœurs de Sardanapale ». Revoir est un verbe impropre puisqu’il s’agit d’une version nouvelle, intégralement 4 Litres 12, réalisée sans le concours des partenaires belges de la création. Mais « revoir » convient quand même, car pas un iota n’a été changé à la bande sonore, qui commande d’un bout à l’autre du spectacle toute la gestuelle des personnages. Ce sont donc les différences par rapport à ce fil conducteur qui font l’intérêt de ce second souffle.
Disons-le tout de suite : je préfère cette nouvelle version à la précédente pour plusieurs raisons. Le jeu « dansé » des trois filles m’avait semblé manquer de logique avec l’équipe belge. Avec les trois filles nancéennes qui les remplacent (sauf bien sûr Odile Massé, qui était déjà là), le parcours, sans doute plus libre, en tout cas libéré, de ces trois acolytes, m’a paru beaucoup plus cohérent, beaucoup moins gratuit. Ce qui a pour conséquence que le jeu de Michel Massé, Sardanapale, fait moins performance d’un acteur servi par des faire-valoir. En fait, j’avais dit beaucoup de bien de la version franco-belge parce que la création de Michel Massé y était immense et parce que déjà, le contenu de l’affaire, la mort en direct du tyran, y était un ressort qui m’atteignait profondément. La violence du monde en guerre à l’extérieur était déjà là. Mais c’est vrai que je ne trouvais pas très « trouvé » le comportement des filles. Tandis que là, il m’a semblé avoir « trouvé », je le redis, sa logique, son rythme, et c’est intéressant de voir qu’avec une même bande sonore conductrice, il ait été possible de codifier un rythme plus évident, sa progression vers l’aboutissement qui se veut la reconstitution d’une partie du tableau de Delacroix. Et puis il y a encore une chose qui est que Patrick Bonté s’ingéniait à dire le texte, qui rappelle à Sardanapale le temps qui lui reste, de façon peu audible. L’acteur qui entame ici avec le tyran ce qui finit par devenir un dialogue, même si l’acteur en scène ne prononce pas un mot, est beaucoup plus clair, et je crois que c’est un mieux.
Voilà. Je ne sais pas ce que sera la carrière à venir des SŒURS de Sardanapale. C’est, à mes yeux, un très grand spectacle, et il y aurait crime à ce qu’il ne trouve par un contexte national pour l’accueillir. Mais il est certain qu’il dérange ceux qu’il dérange à l’intérieur d’eux-mêmes. Or les temps ne sont pas à ces dérangements-là.
27.01.96 - S’il est vrai que les voyage forment la jeunesse, alors, qu’est-ce que je me forme en ce moment ! Me voici à Saint-Pétersbourg pour voir un spectacle qui dure plus de six heures et qui s’appelle « Frères et Sœurs », en souvenir des premiers mots que prononça Staline lorsqu’il appela le peuple russe, trois semaines après l’invasion allemande, à avoir le sursaut de stopper l’envahisseur. L’auteur, Fedor Abramov, a raconté la vie d’un kolkhoze du Nord de la Russie, du lendemain de la fin de la guerre, quand les femmes attendent (pour la plupart en vain) le retour de leurs hommes du front, au discours de Khroutchev qui a démystifié Staline aux yeux du monde entier et démoli à jamais la dynamique d’un peuple.
C’est Lev Dodine qui a mis en scène le roman et l’a adapté pour le MALI THEATRE. Apparemment, ce n’est pas vraiment un spectacle nouveau, puisque quatre représentations en avaient été données au Festival d’Automne en 1988 à l’Opéra Comique. Je ne crois pas qu’elles aient, à l’époque, fait grand bruit.
Et il s’agit d’une magnifique représentation assumée par des artistes remarquables, que le réalisateur a posés dans un dispositif à la fois beau et astucieux : deux barrières s’ouvrent à toute volée à quelques centimètres de la tête des spectateurs, et elles signifient l’ouverture vers le fleuve, seule voie de communication du village, et son enfermement selon leurs positions. Un mur fait de troncs d’arbres se meut artisanalement en plateforme, en plafond, en que sais-je ? Tous les changements de lieux deviennent rapides et évidents grâce à ses mouvements impeccablement rythmés.
Lev Dodine a l’art des tableaux de groupe composés. Un peu comme le Chéreau de L’HÉRITIER DU VILLAGE, il sait installer une attitude de groupe sans que la façon dont l’ensemble se crée ait été perceptible. Tout au long du spectacle se posent ainsi des morceaux de bravoure qui sont superbes à l’œil et qui parlent au cœur. En fait, c’est la vie même qu’il nous met en scène, la vie de quelques femmes qui ont assumé des tâches d’hommes pendant la guerre, et qui perdront, au fil des années, les illusions de lendemains chantants et leurs pouvoirs. On suit particulièrement quelques trajectoires, quelques destinées de gens liés à cette petite portion de terre ingrate pour qui le « Parti » signifie toujours plus d’efforts à faire pour fournir toujours plus de blé à d’autres, et cela toujours au nom d’un rêve de moins en moins perceptible. Pauvres vies « collectives », où cependant l’individu retrouve ses exigences à travers des histoires de cul ou d’amour, des jalousies, des rivalités, des lâchetés. En filigrane, il y a la terreur venue d’en haut, et on peut presque dire que c’est cette peur de châtiments démesurés et d’ordres, qui détruisent des impulsions au nom d’une morale conventionnelle, (qu’un adolescent s’éprenne d’une femme de quarante ans, ça ne se fait pas, « on » la déporte à la ville et « on » l’assigne, lui, à un travail dans la forêt) qui apporte la notion de spécificité soviétique à la peinture de ce monde écrasé par la machine sans visage d’un pouvoir dont les ravages sont sans pitié, mais pas sans idéal. Parce que, à des nuances près, l’exploitation de l’homme a dans d’autres pays, le nôtre, par exemple, d’autres visages. L’aspect « soviétique », c’est que la vie est beaucoup plus collective que chez nous. Le corps social est soudé. Chacun sait qui est chacun et le connaît, et est supposé répondre sans bavures au critère « un pour tous, tous pour un », sauf que les effets pervers n’ont pas été pris en compte par les philosophes penseurs de la chose et que, justement, ce sont eux qui grippent la machine.
C’est cette didactique-là, cette contradiction entre un monde imaginaire où chacun tiendrait la main de l’autre dans une prodigieuse connivence pour construire du bonheur, et la réalité du « chacun pour soi » qui sommeille en chacun, que ce spectacle dénonce admirablement, finissant par dégager au fil des heures qu’il dure, un formidable pessimisme. C’est une vision du monde singulièrement désespérante que nous livrent Abramov et Dodine, au fur et à mesure de la prise de conscience des acteurs de cette tranche de vie, du fait qu’ils ont été mystifiés et le seront toujours.
On rit souvent, mais surtout il y a dans ce spectacle, dont on pourrait qualifier la mise en scène de « réaliste » (il y a des instants qui sont du Savary pur), des moments d’émotions intense. J’ai eu plusieurs fois ma larme à l’œil. Et tous comptes faits, j’ai été pleinement heureux de ces six heures passées en compagnie d’un spectacle qui me parlait profondément et dont le message, finalement, n’est peut-être pas si négatif que ça : car la clarté avec laquelle est exposé le mécanisme de la mystification stalinienne, l’évidence avec laquelle sont affichés les effets pervers de la vie collective, sont autant de sujets de la réflexion à tenir pour que, peut-être, un jour, cette mystification n’en soit plus une. Dodine et Abramov se gardent bien de conclure. Et du reste, FRÈRES ET SŒURS ne dénonce rien. Il nous est montré des faits, sans commentaires.
22.02.96 - Voyons, voyons, qu’ai-je vu à Paris ce mois-ci ? Ah oui ! À la Cité U, un truc qui s’appelle TOC, qui est une adaptation par Olivier Maurin, jeune homme à la mode, d’un texte d’un monsieur russe qui a eu maille à partir avec le régime communiste. Ses propos sont évidemment sans risques de nos jours, et je dirai même qu’ils me dérangent un peu : ça devient un peu trop facile de dénoncer le stalinisme. C’est dans le vent.
Une très bonne surprise a été le spectacle de La Huchette, « Ionesco, théâtre en miettes ». Nicolas Bataille a réuni en une continuité habile, quelques petites pièces de l’auteur, notamment « L’impromptu de l’Alma », « La jeune fille à marier » et surtout « Le nouveau locataire ». C’est sain et magnifique.
Il y a dans la distribution un certain M. Cuvelier. Ionesco n’a rien, pour sa part, perdu de son comique ni de sa subversion par l’absurde.
Au Théâtre Silvia Montfort, Micheline Uzan présente un pamphlet qui lui a été inspiré par un texte de Daniel Pennac : « Comme un Roman » s’insurge contre le fait que les jeunes ne lisent plus, mais en même temps l’explique. Certes, sa leçon enfonce des portes que d’autres ont largement ouvertes et qui, est-ce un bien, est-ce un mal ?, ne sont pas prêtes de se renfermer. Entre la civilisation de l’image que chacun se crée dans la solitude de la lecture, et celle de l’image qui lui est octroyée par les techniques audiovisuelles, le combat est trop inégal. On n’arrête pas « le progrès ». Il y aurait sûrement d’autres choses à dénoncer : ces gens qui ont les yeux toute la journée fixés sur un ordinateur. Ces écrivains qui ne savent pas tenir un porte-plume et travaillent sur des machines à traitement de texte ! Que sais-je encore ? Il faut vivre avec son temps et, de toute façon, la race des lecteurs assidus est loin d’être éteinte grâce au métro, aux trains et aux avions, et jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas d’autre moyen de passer le temps.
Micheline Uzan a mis en scène deux garçons et quatre filles qui font des chœurs parlés et chantés (sur une musique d’Aïda Sanchez musclée et heurtée comme du Dessau) et s’échangent des pensées le plus souvent sous forme de monologues. Tous ou presque sont supposés être des enfants ou des adolescents, ce qui ne va pas sans être un peu gênant. En tout cas, ce traitement est impitoyable. Il y a ceux qui ont de la présence (les deux garçons et une des filles, la plus jeune, sacrée meneuse de la revue avec un abattage terrible. Je crois qu’elle s’appelle Isabelle Kirkland mais je n’en suis pas sûr, le programme ne disant pas qui est qui) et celles qui ne « passent » pas la rampe. Selon les moments, le spectateur écoute et bien souvent s’amuse, ou se prend à penser à ses petites affaires, heureusement brièvement, car le rythme est soutenu. L’entreprise, finalement, aide à se passer d’avoir à lire le livre !
23.02.96 - Jean-Luc Bideau a été, quelque part, le dépositaire des souvenirs, érotiques et autres, laissés à sa mort, à Noisy-le-Grand, par Michel Simon. Entre autres objets et écrits, il a exhumé un petit texte qui raconte la fin paisible dans un hôtel des environs de Montreux d’un certain Monsieur Dumoulin, homme inutile s’il en fut à l’existence inexistante, mais mû par une passion pour un grand chêne cinquantenaire.
Jean-Luc Bideau est seul à parler, dans ce spectacle appelé « Hôtel de l’Ours et des Anglais réunis », mais il s’est entouré d’une fanfare suisse, qui chante des airs du temps avec des paroles adaptées au sujet traité et s’essouffle de façon ringarde voulue dans des instruments à vent ; et il s’est encombré d’un dispositif lourd qui n’a qu’un seul avantage : il le hisse au premier étage, ce qui assure aux spectateurs, où qu’ils soient, une bonne visibilité. À part ça, cette plateforme qui veut sans doute signifier la terrasse de l’hôtel suisse est sans aucun intérêt esthétique. À mon avis, elle nuit, de surcroît, à la communication du message, car, ainsi juché, Jean-Luc Bideau se croit obligé de jouer, alors qu’il serait beaucoup plus efficace si, à la face, sans hurler, confidentiellement, il se contentait de raconter, et Monsieur Dumoulin, et Michel Simon. Il le fait d’ailleurs, dans une deuxième partie où il s’assoit dans un fauteuil, mais pourquoi diable l’installe-t-il au fond de son dispositif, créant ainsi un phénomène d’éloignement contraire à l’effet recherché.
« Présence » ou pas « présence », j’ai l’impression de ressentir la même chose qu’au spectacle d’hier. Il y a ceux qui l’ont, et ceux qui ne l’ont pas. Je crains que Jean-Luc Bideau n’ait trop de métier pour en avoir tout le temps ! Cela dit, le personnage de Michel Simon serait-il capable, raconté plus intimement, de m’émouvoir ? J’en doute. Heureusement qu’il y a le bon Monsieur Dumoulin, et avec lui, en filigrane, la Suisse et le balayeur de l’hôtel dont l’auteur se demande ce qu’il peut bien avoir dans la tête.
Bref, je ne trouve pas que l’entreprise de Jean-Luc Bideau soit réussie telle qu’elle est. Je n’ai pas du tout aimé les contrepoints musicaux, injectés fort maladroitement et avec des textes pas terribles, qui en tout cas, n’élèvent pas le niveau de la prestation. Je répète que le dispositif est encombrant et inutile. Et puis, est-ce que j’ai tellement envie de savoir par le menu qui fut cet homme, Michel Simon, que j’ai tellement aimé comme acteur. On l’entend, à la fin, enregistré, et ce seul moment fait regretter qu’il y ait eu le spectacle auparavant. Est-ce un fait exprès ? ARTE, dans sa soirée thématique, du 25 sur Prévert, a rediffusé l’admirable DROLE DE DRAME avec la fameuse scène « Bizarre… Vous avez dit « bizarre ». Pardonnez-moi, mais au niveau des monstres sacrés, quand on vient de revoir l’affrontement Jouvet -Simon, on trouve que Bideau ne fait pas vraiment le poids !
06.03.96 - L’intelligence n’étant pas par les temps qui courent la chose du monde la plus répandue, je dois dire tout le plaisir que j’ai pris, une fois n’est pas coutume, au Théâtre de la Main d’Or, à retrouver le merveilleux et savoureux BANQUET de Platon, à travers l’habile adaptation de Dominique Paquet et la mise en scène de Patrick Simon. Cela s’appelle : « Au bout de la plage », « le banquet ». En effet, il y a du sable sur le sol et la scénographie de Claire Belloc évoque vaguement une grève. Une espèce de rocher qui pourrait être un arbre permet de-ci de-là aux personnages de se cacher ou de se jucher. Ces personnages ? Autour de Socrate, Aristophane, Alcibiade et quelques autres compagnons de beuverie du philosophe, qui vont disserter sur l’amour avec l’esprit tordu des Grecs, leur goût de la rhétorique et du paradoxe. Entre deux libations, chacun y va de son discours, chacun contredisant l’autre, l’ensemble étant parfaitement dialectique. Selon Dominique Paquet, qui passe les trois quarts de la soirée endormie sur la grève, c’est la femme qui répondrait à la question : qui est l’amour ? Qu’est-ce que l’amour ? Son but est-il la procréation ? Que dire de l’homosexualité, évidemment omniprésente dans cette assemblée ? Les mœurs de Socrate étaient publiques. Moi j’ai surtout aimé le magnifique exposé sur l’androgyne, que l’adaptatrice a confié à Aristophane, dont on se demande par quel miracle il participe à cette beuverie-là, dont la paillardise et le hoquet tranchent avec la distinction des « beaux garçons », mais qui, avec une superbe présence, raconte comment l’être primitif, à la fois homme et femme, a été coupé en deux moitiés qui, depuis lors, n’ont d’autre souci que de se ressouder l’une à l’autre. Tout cela est parlé avec sobriété et ordre, chacun prenant la parole à son tour après qu’un toast ait été porté.
Quel dommage, ne pouvais-je m’empêcher de penser, que le Grec soit de plus en plus une langue morte oubliée, tant j’ai retrouvé dans cette joute oratoire brillante, le sens de ce que j’éprouve vis-à-vis de notre civilisation toute scientifique, à savoir qu’elle tue l’humanisme. Et puis il y a la tournure d’esprit de la langue grecque. En voyant Socrate écouter les autres à la manière d’un tireur de confidences, dont les leçons seront tirées par un Platon qui lui a peut-être prêté plus propos qu’il n’en a lui-même tenus, je repensais à Alquier, mon Prof. du lycée Condorcet, qui commentait précisément, pour les adolescents que nous étions, ce texte que le groupe 3.5.81 vient de me remettre en mémoire : « Oui, certes, ainsi, d’une part, assurément, bien sûr ! », répondait Socrate, en hochant la tête.
Excellente distribution, mais à part Dominique Paquet reconnaissable en sa qualité de femme, je ne saurais dire qui joue qui, le programme, selon la regrettable coutume actuelle, ne le disant pas.
UN FESTIVAL À BOGOTA
27.03.96 - Et voilà : j’avais dit que le précédent carnet serait le dernier. Et puis non : ma vie joue les prolongations. « Du rab », comme dirait Savary. Et je suis toujours un incorrigible voyageur. C’est à Bogota que je me trouve aujourd’hui. Il y a là un festival dont on peut se demander, à voir certains spectacles, comment la programmation a été choisie par Fanny Mikey et Clarisa Ruiz, mais qui est, mon Dieu, fort sympathique. Difficile de au surplus de porter un jugement global puisque le festival dure jusqu’au 7 avril et que je pars demain. Je suis arrivé le 22 au soir avec Jean-Marie Songy.
Je ne m’étendrai pas sur KAOSMOS, ou « Le rituel de la perte » de l’Odin Théâtre. Avec Eugéni Barba, on est en face d’un monde immobile : ce rituel-là, j’aurais pu le voir il y a vingt ans sans une seule nuance. L’injection de quelques chants folkloriques scandinaves n’apporte même aucune notion d’humour. Je n’ai pas eu l’impression qu’on me communiquait un quelconque message, sinon qu’on me méprisait, moi spectateur, puisque, à la fin, « on » ne daignait pas venir me saluer. Il y a juste un régisseur, genre malabar danois pédé, qui traverse l’aire de jeu avec morgue d’un air de dire « tirez-vous, on a fait notre boulot, on vous a assez vus ».
Je ne m’étendrai pas non plus sur « Delirio Habanera » du Théâtre Mio de Cuba, spectacle trop parlé pour que j’y pénètre bien, par des acteurs (une femme et deux hommes) très conventionnels mis en scène approximativement avec une régie pleine de couilles, comme si le but de l’entreprise était de démontrer que rien ne marche à Cuba.
Impeccable, par contre, la technique du Woosher Group, qui vient, lui, des Etats-Unis, avec « Finished Story ». C’est typiquement un spectacle pour AMS Electronica de Linz, mais pas très intéressant.
J’ai par contre bien aimé le traitement actualisé à l’intention des jeunes de Roméo et Juliette réalisé sous le titre de VERONA, par une troupe australienne nommée MAGUIE THÉATRE. C’est sans paroles, fondé sur la gestuelle et l’acrobatie. La guerre entre les clans est une banale affaire de linge qu’on met à sécher et l’histoire d’amour se trame entre deux godiches. Un très joli moment, c’est quand les deux ados se dévêtent, loin l’un de l’autre, avec l’audace pudique de ceux qui le font pour la première fois.
Vu aussi un spectacle irlandais du groupe MACWAS qui montre, également sans paroles, une légende celte installée dans un décor wagnérien, avec le support d’une musique signifiante et de très nombreuses injections de fumées.
Au cours des journées et soirées très occupées, j’ai aussi vu un spectacle de « rues » dans un parc et un autre dans un gymnase. Les masques (dont presque toujours celui de la mort), les échassiers et les grands morceaux de tissus qu’on agite comme des ailes ou des drapeaux y tiennent beaucoup de place dans l’un, les machines à la Coco dans l’autre.
N’oublions pas, hors festival, un opéra rap, lui aussi masqué, et qui montre carrément la mort faisant vivre à un jeune homme ses derniers moments. Ces moments dansés sont malheureusement plaqués sur l’anecdote sans justification.
Et puis j’ai fait avec Jean-Marie Songy, Marie-Hélène Falcon et Rose Fenton le parcours proposé sous chapiteau par Enrique Vargas sous le titre « Oraculos ». Ca ressemble beaucoup au Labyrinthe. Même type de voyage dans le noir, avec des mains délicates qui vous guident jusqu’à des stations où il se passe des choses. Ici, il s’agit de savoir si la carte tarot qu’on vous a remise à l’entrée après vous avoir dépouillé de vos oripeaux, chaussures et chaussettes comprises, va, quelque part, rencontrer sa sœur.
Voilà : je n’ai revu ni « Le bouffon et la reine » ni « Tacataca, mais les deux spectacles ont fait un tabac.
Je pars demain. Il me semble que l’organisation s’est un peu relâchée aujourd’hui et je me demande comment elle fonctionnera les derniers jours, mais pour l’instant, ils assurent.
À part ça, on vous parle beaucoup de l’insécurité à Bogota et il y a des chauffeurs de taxi qui pètent de trouille à vous emmener dans certains quartiers. Mais il ne m’est rien arrivé, la fameuse Candelaria m’a paru peuplée surtout d’artistes et de marginaux, genre John du Footsbarn. Il y a aussi des petits mômes qui dorment la nuit, dans les embrasures des portes cochères, et pas mal de gens qui vendent des bricoles aux feux rouges. Est-ce que cette ville est du tiers-monde ? Elle est polluée, la circulation est délirante, mais moins qu’il y a deux ans. Les conducteurs attachent leur ceinture et les taxis mettent sans se faire prier leurs compteurs en marche. D’une façon générale tout le monde est très gentil, mais il y a une pléthore de flics, mitraillette prête à tirer, y compris à l’intérieur des lieux publics. Tous les restaurants ferment à vingt-trois heure et les boîtes à une heure. La « Carpa » du festival, où s’exhibent des groupes de musique et où se rencontrent les artistes, n’échappe pas à la règle. Il y a aussi des portiers un peu partout, et ceux-là sont très chiants car on a l’impression qu’ils ont pour consigne de ne laisser entrer personne, y compris ceux qui sont attendus à l‘intérieur. Il n’y a pas une seule maison « respectable » qui ne soit ainsi protégée.