Du 2 au 9 décembre 1995
02.12.95 - Finalement, ce carnet devient un carnet de voyages. Ce n’est pas que je sois saisi par une fringale de bouger particulière : ce sont les circonstances qui créent les occasions. Vous vous demanderez si dans les intervalles je me précipite au théâtre pour me remettre dans le bain. Eh bien non ! L’envie n’en est pas du tout surgie et même, la seule exception que j’aie faite, pour répondre à une invitation de Jean-François Peyret à Bobigny, m’a conforté dans le fait que j’avais bien raison de rester chez moi, dans mes chaussons, le plus de soirs possibles.
Jean-François est un intellectuel et même je le tiens pour quelqu’un de très intelligent. L’année de « théâtre feuilleton » qu’il avait animée au Petit Odéon avec Sophie Loucachevsky, avait permis la création de quelques petits joyaux, dont il n’était pas, il est vrai, toujours le réalisateur, mais en tout cas le coordinateur. Cette fois-ci, à Bobigny, il s’est mis dans l’idée de donner une vie théâtrale au « Traité des Passions » de Descartes. Singulière gageure, car le texte écrit par le penseur qui était, est tout ce qu’on veut sauf vivant. Est-ce pour aller plus loin encore que Jean-François le fait annoner par ses acteurs à la vitézienne, dans une pénombre propice à provoquer le premier sommeil ? Plus ennuyeux que ce discours sur les rapports humains ainsi proféré de voix mourantes et, naturellement, poussées au volume minimum, je ne me souviens que des AVEUGLES de Maeterlinck, montés par Henri Ronse il doit y avoir deux décades ! Bon. C’est la première partie. On se fait chier mais au moins, au prix d’efforts, on entend sur le sexe le point de vue d’un ecclésiastique qui n’était pas nul en réflexion sur la matière. Mais pourquoi, bon Dieu, Jean-François a-t-il rajouté une deuxième partie, avec un digest de tragédies raciniennes découpées en saucisson et dites à contresens. Pour moi, ce type de conneries est précisément ce qui tue le théâtre
UN VOYAGE AU LAOS, VIET NAM et CAMBODGE
J’écris cela, voyez-vous, assis sous une tonnelle et un ventilateur, à Vientiane, au Laos, où je suis arrivé à midi accompagné par Compagnie Fiat Lux qui vient jouer son fameux « Garçon un kir » dans trois pays de la Fédération Indochinoise. Quinze heures de voyage. Un décalage horaire dans le mauvais sens. En fait, il faut faire l’impasse d’une nuit de sommeil. Très sincèrement, je me demande bien quel intérêt il y a pour la France à trimballer dans ces régions un spectacle certes, très divertissant, mais, me semble-t-il, un brin mineur. Après tout, je ne parle que de souvenirs un peu estompés : la dernière fois que j’ai vu ce spectacle, c’était à Tunis. Ca remonte. Et de toute manière, le sûr, c’est qu’ils ont toujours fait un tabac partout. Pourquoi pas à Vientiane demain soir ?
En attendant, ma première impression du Laos où je viens pour la première fois de poser le pied, est celle d’un voyage dans le temps. C’est un pays communiste, mais à part les banderoles rouges qui zèbrent les édifices tristes du parti et administrations, pas grand-chose ne l’indique. Le climat ferait plutôt années trente, avec dès l’arrivée un petit aéroport bordélique et bon enfant, et puis, dès qu’on est sur la route, des Tuktuks, à trois roues qui recherchent les clients. Beaucoup de restaurants ont gardé des enseignes en français que le temps n’a pas pâlies. Pas beaucoup de vélos, des vespas en pagaille, par contre, sur lesquels les couples se juchent à deux, (ou trois avec le marmot) sans casque bien sûr. Ce n’est pas un peuple jaune. Ils et elles sont plutôt basanés, marron clair disons, et dans l’ensemble, très menus. Il y a beaucoup de très jolies filles. Je n’ai pas repéré de nombreuses têtes chenues. Tous sont délicieusement souriants, calmes, et dégagent une atmosphère paisible. La violence, qui empoisonne tant d’espaces de notre planète, semble ici absente. Ce sentiment de te balader tout seul au milieu d’une foule de toute évidence pas riche (mais pas non plus misérable), en toute sécurité, est, ma foi, bien reposant. Ce pays semble avoir été « oublié » par le reste du monde et être resté figé quelque part en dehors des évolutions d’ailleurs. Fait significatif, je ne sais pas si le régime a considéré ici que la religion fût l’opium du peuple, mais il y a des temples partout en activité, et on croise des théories de bonzes, jeunes et très jeunes, qui marchent, nus apparemment sous leurs robes, brunes, épaule dégagée, escarcelle à la main pour mendier la nourriture du jour. Ce sont des mendiants heureux. On DOIT tout leur donner. Cela dit, la ville ne semble pas souffrir de pénuries, mais on ne peut pas dire que ce qu’on trouve soit opulent. Comme dans toutes les villes asiatiques, il y a un grand marché fourre-tout où on trouve de tout comme dans les souks, mais rien de très extraordinaire. J’ai très vite coupé court à une recherche sans succès de mouchoirs en papier.
Bon. Tout ça est superficiel. Un jeune coopérant nous trimballe un peu partout, mais il n’y a pas grand-chose à voir. Si ce n’est le coucher de soleil sur le Mékong, que nous dégustons en avalant des litres de bière, assis dans un bar bien placé face à la rive thaïlandaise. Monsieur Yves Blandin, qui vient du Cambodge et en est très nostalgique, nous emmène souper dans un restaurant avec spectacle qui me paraît, et est en effet, très bon marché. Je me couche vers vingt-deux heure. J’allume la télé dans ma chambre et je tombe sur le journal de la Deux, diffusé par TV5. Je dois dire que si je n’avais pas quelques soucis pour les affaires que j’ai laissées en France, j’aurais tendance à trouver que notre pays est bien loin…
03.12.95 - Il n’est pas comme certains de ses collègues, Yves Blandin. Il nous a donné des défraiements qui nous rendent richissimes dans ce petit espace économique parallèle qu’est le Laos. Je suis sûr que je n’arriverai pas à tout dépenser.
Pendant que Jean-Yves, le régisseur, « équipe » sa table dans un théâtre propre, « gradiné », confortable, de deux cent cinquante places, mais dont la scène est exiguë et « inéclairable » correctement, je vais, dans la matinée, faire un tour au marché. C’est jour de Fête Nationale. L’indépendance de deux décennies, ou plus, je m’en fous, en tout cas c’est un chiffre rond. Ca ne se remarque guère. Ce dimanche est fort ordinaire. Peu de monde dehors. Certains, accroupis devant une bougie allumée, semblent invoquer un Dieu.
J’ai bien dormi. J’ai récupéré le décalage. Le spectacle est à dix-huit heure. Rendons hommage à Yves Blandin, il a su remplir sa salle. Les Européens ont payé trois Dollars et les Laotiens un demi Dollar. Selon notre organisateur, il y aurait soixante-dix pour cent d’autochtones. Moi, j’estimerais que la proportion avec les Français est plutôt l’inverse. Alors… GARCON UN KIR ? Disons tout de suite que ça a beaucoup plu. Le « Conseiller Culturel », qui remplaçait l’Ambassadeur, « empêché » mais qui ne s’était pas fait excuser, m’a dit « Monsieur, c’est exactement le genre de spectacle qu’il faut envoyer à l’étranger ». Son nom m’échappe, mais c’est LUI qui s’était opposé en son temps à la venue du Royal de Luxe au Chili. Cela m’a amusé de faire la connaissance de ce « connard » qui m’avait été décrit en des termes peu amènes.
Je trouve que le premier défaut de « Garçon un kir », c’est son titre, trop ciblé franco franchouillard pour l’exportation. Le second défaut, c’est qu’il y a trop de gags pour le gag, qui ne s’enchaînent pas dans une logique de fil en aiguille. Moi j’y trouve de la gratuité. Ces « garçons » ne sont pas vraiment tout le temps en train de rater la préparation de leur cocktail. Ils s’évadent oniriquement dans toutes les directions qui peuvent faire rire. En somme, je les trouve trop souvent hors du sujet. Mais soyons clair : ce que j’écris ici, c’est de l’enculage de mouche. Pendant une heure, les six protagonistes de cet Hellzapopin à la Française, font littéralement crouler de rire leur public. Ils sont d’une virtuosité étonnante, avec une pêche du tonnerre. C’est très professionnel et, mon Dieu, pas si mineur que ça. On sait ce qu’il faut penser des spectacles qui ne divisent pas. Celui-là est hautement rassembleur et il est clair que le rapport qui s’établit à la fin entre les acteurs et les spectateurs, est d’une convivialité exemplaire. Donc je me trompais. Son exportation est justifiée, puisqu’il a ce mérite de favoriser la communication entre les gens après les avoir mis de bonne, de très bonne humeur. Oui, c’est un « bon produit ». Je n’aurai que des compliments.
Et c’est bien agréable, voyez-vous, de savoir que je vais passer deux semaines avec un succès garanti (sauf grincheux improbable), et de surcroît, je dois dire, avec une équipe bien soudée de comédiens qui semblent s’estimer les uns les autres, savent vivre ensemble, encore qu’ils tiennent aux chambres individuelles et ils ont raison, sont rompus aux aventures et aux tournées. Je suis très content.
Après le spectacle, il y a ce qui serait une réception si chacun ne payait son écot dans un restaurant délicieux. On se couche à minuit. Lever à cinq heure trente. Je dors mal : le repas n’était pas soporifique.
04.12.95 La sortie du Laos commence mal . À six heure, nous sommes là, valises au poing, mais Monsieur Blandin, qui doit venir nous chercher, dort à poings fermés dans un chez-lui, dont nous ne connaissons ni le téléphone ni l’adresse. À six heure trente, avec Didier, on commence à s’inquiéter mais heureusement, la secrétaire Loo de l’Alliance se pointe, en retard, mais baste, elle est le lien. Elle va réveiller le coupable. Pendant ce temps, il y avait un petit bonhomme Lao qui s’agitait autour de nous, mais on ne comprenait pas ce qu’il voulait. En fait, c’était le chauffeur du camion où il y avait nos colis. Tilt ! Je prends les billets, les passeports, l’argent des taxes d’aéroport, on charge nos valises dans le truck et me voilà avec Jean-Yves reparti sur le terrain sus à l’aéroport pour arranger les choses. En fait, quand on arrive, le comptoir pour le vol ouvrait à peine… l’enchaînement ne fut pas ensuite compliqué. Il n’y avait pas de pagaille. Et les employés étaient compétents.
J’ai écrit ces lignes sur le 3/12 et le début du 4 à l’aéroport de Bangkok, dont le modernisme tranche avec ce que je viens de vivre, qui restera un très bon souvenir.
L’arrivée à Hanoi se fait sans histoire, sauf que, pour entrer au Vietnam, chaque passager passe environ trois minutes à glander devant un fonctionnaire qui épluche minutieusement son passeport. L’examen de la douane n’est pas rapide non plus, si bien que c’est au crépuscule, (vers dix-sept heure trente), que nous entreprenons de partir pour la ville où nous arriverons à la nuit noire, cornaqués par un certain Hervé Chupin, « animateur culturel », qui a été T.U.C. mais ne l’est plus depuis cinq ans. Il a un beau pull-over vert. Il fait son boulot avec l’intention évidente de ne pas se laisser déborder par des nouveaux venus exigeants. Il nous conduit jusqu’à l’hôtel, qui est au cœur de la « vieille ville », et qui ne paye pas de mine extérieure. En fait, les chambres y sont superbes, vastes et très agréables. Il y a, ô surprise, le téléphone international avec ligne directe et fax. Ca s’appelle « Beau Séjour hôtel », c’est 54 Cua Dong, tél. 84 . 4 . 269007 et fax 84 . 4 . 245184. Je note ces coordonnées à toutes fins utiles. C’est bien différent d’un Cinq Étoiles moderne, mais c’est très sympa. Dommage qu’il n’y ait pas d’ascenseur.
Aller de l’aéroport à cet hôtel a tenu du parcours du combattant. À côté de la conduite à la vietnamienne, celle à la Brésilienne est d’un respectueux des règles exemplaire. Il n’y a pas beaucoup de voitures, mais elles foncent, camions compris, comme si elles étaient seules sur la route, alors que celle-ci est envahie de vélos, de motos, de piétons, qui vaquent en tous sens en donnant l’impression que personne ne se rend compte qu’il risque sa vie à chaque seconde. C’est en plus un tiers-monde à l’Africaine qui vous saute à la gueule, avec des mouflets qui réclament avec insistance dès l’aéroport des « pièces françaises », des taxis qui s’offrent etc.… etc.… On se croirait à Haïti et pas du tout dans un pays communiste. À la différence de Vientiane, les trottoirs sont noirs d’un monde qui paraît moins souriant qu’au Laos. Il y a des boutiques, des échoppes, partout, qui vendent de tout et n’importe quoi, et ne sont sûrement pas des magasins d’État. Il paraît qu’il ne se mêle aucune violence à ce déballage. Hervé Chupin affirme qu’on peut se balader dans cette ville en toute tranquillité.
Il nous largue, d’ailleurs, Hervé Chupin, après s’être assuré quand même que l’hôtel nous convenait… et nous avoir appris que nous ne toucherions des défraiements que le lendemain, parce que l’agent comptable, n’est-ce pas, à cette heure-ci, n’était plus là ! Charmant ! Il nous reste à changer des Dollars. Heureusement quand même, qu’on en a. Peu guidés, nous dînons dans un restaurant assez moyen.
Increvables, certains garçons de la troupe partent à grands pas dans les rues. Didier et moi rentrons en taxi à l’hôtel. À noter qu’il n’y a pas que des taxis. Il y a encore ici des pédaleurs, qui emmènent une personne bien calée dans un fauteuil comme un colis. Il me semble que j’aurais honte, mais il doit y avoir des fois où on n’a pas le choix du moyen de transport.
05.12.95 - On va venir nous chercher à neuf heure trente, pour nous mener à l’Alliance Française où se tiendra une « conférence de presse ». Ca nous donnera, peut-être, l’occasion de rencontrer nos invitants, car jusqu’à présent, à part le factotum Chupin, nous n’avons vu personne. Par un mot de bienvenue. Bref, accueil au minimum qui tranche avec celui, chaleureux, attentif et amical, d’Yves Blandin au Laos.
Nous passons brièvement par le théâtre, grand machin délabré avec des fauteuils instables et, sur la scène, une superbe moquette verte. Et puis nous arrivons à l’Alliance Française, où une jeune femme nous montre d’un signe où se tiendra la conférence de presse. Au début, il n’y a que Didier, moi, et un Vietnamien qui entame un dialogue sans grand intérêt en anglais avec nous. Puis, ponctuellement, se pointent des journalistes, une interprète, et, en dernier, un certain Morel dont l’interprète me dit qu’il est le numéro deux de la maison. Malheureusement, elle ne me précise pas qu’il est aussi l’agent comptable, ce qui fait que je ne le retiens pas par les basques quand, cinq minutes avant la fin, il se lève, salue, s’excuse, et se tire… avant de nous avoir remis les fameux défraiements que nous aurions déjà dû avoir hier. Je dois dire que quand je le découvre, la moutarde me monte au nez. Je le fais appeler. Il est à l’Ambassade. Il a la clef du coffre dans sa poche. Au terme d’un entretien téléphonique un peu violent, il me donne rendez-vous à douze heure trente. Et nous voilà donc, Didier, moi, et le Chupin arrivé sur le tard qui se sent obligé de nous tenir compagnie, en train de bavarder pour l’attendre… jusqu’à treize heure quinze, heure à laquelle Didier, visiblement épuisé et excédé, décidera qu’on s’en va.
Finalement, c’est ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps, car dans l’après-midi, le Chupin l’apportera au théâtre, cette monnaie de singe. Comme quoi s’énerver a sûrement servi a quelque chose, mais ce n’était pas, ensuite, nécessaire de s’auto-punir en glandant dans le Centre Culturel assez peu avenant. Je ne sais pas, au moment où j’écris, si le comportement de ces hôtes changera après qu’ils auront vu le spectacle. Ce qui est sûr, c’est qu’ils nous prennent pour un produit qu’ils payent et dont ils ne savent pas grand-chose, et qu’ils n’ont guère de respect pour ces saltimbanques venus de Bretagne. Le mot « mépris » m’est venu aux lèvres. Ce Morel pris dans sa logique locale n’en avait rien à foutre que ces petits artistes aient dans la poche de quoi bouffer : il avait compté les liasses et les avait fourrées dans son coffre, et puis il était parti avec la clef dans la poche chez l’Ambassadeur qui l’avait convoqué (pas impromptu, je précise, il le savait à l’avance). Heureusement, cette troupe est décidément en or. L’incident ne l’a pas troublée. Ils ont tous gardé leur excellente humeur.
Le spectacle se passe bien, un peu en deçà, me semble-t-il, mais il n’est pas fragile. L’ennui, c’est qu’une partie du public, qui est au balcon, ne voit rien de ce qui se passe dans la salle en bas. Or, nombre de gags, qui mettent des spectateurs en cause, s’y passent. Mais bon : les Vietnamiens rient aux mêmes endroits que les autres peuples. Ils voudraient bien qu’on leur dise qu’ils sont différents. C’est le thème de toutes les interviews et elles sont nombreuses. Deux équipes de TV se pointent venant toutes deux de la même chaîne. On cause, mais ça ne vole pas très haut, même si Didier, par moments, semble noter que les applaudissements ne sont pas très nourris. À l’actif de nos hôtes, il faut constater que la salle, sans être bourrée, mais elle est grande (huit cents places) a été bien remplie et principalement de Vietnamiens. S’il y avait cinq cents Français, c’est le maximum. Monsieur Lavaud, Directeur de l’Alliance, speech de début oblige, était là à dix-neuf heure quarante-cinq. Morel n’a pas jugé utile de voir le spectacle !
Il n’est pas sans rappeler Tarran, ce Lavaud, qui se déplace en bicyclette dans Hanoï, et qui était pour quelque chose dans la Culture de la ville de Paris au moment où Stéphane Lissner avait fait faire « la demi-finale du Waterclash » devant le musée du Louvre. C’est peut-être dommage que mes rapports avec cette maison aient été faussés par leurs conneries. Encore que… que peut-on faire dans une ville où le théâtre de rue est en permanence celui de la rue, où la censure reste pointilleuse, et où les théâtres en salle sont gravement sous-équipés. Il y a à Hanoi un cirque, dont le Chupin me parle en des termes élogieux, mais Lavaud précise que ce sont des numéros très classiques.
06.12.95 - Je croyais que le communisme, c’était « tous pour un, un pour tous ». Ici, c’est carrément « chacun pour soi ». Je dois dire que je suis surpris de l’étalage du sous-développement dans cette ville. On nous parle d’un Vietnam moderne orienté vers l’économie de marché. Je ne sais pas ce qui se passe dans les hautes sphères, mais on me parle beaucoup de corruption. Au niveau auquel j’ai accès, c’est tout bêtement de l’économie du petit tiers-monde et je trouve qu’il y a beaucoup de gens maladroits. En tout cas, il est vraiment surprenant de retrouver ici un paramètre commun à tous les pays communistes : ce régime les a figés dans le temps. C’est possible qu’il y ait ici, cachées quelque part, des industries de très haute technologie, encore que j’en doute. Au niveau du quotidien, Hanoi est en 1950, quand ce n’est pas en 1930. Ce qui a, pour moi, incontestablement, son charme. Pourquoi faut-il que le capitalisme, avec son cortège d’injustices, d’inégalités, de cruauté impitoyable, soit le seul ressort qui fasse avancer les hommes ? On ne remplace pas l’appât du gain par l’émulation socialiste. C’est bien dommage !
Hier soir, au restaurant chinois où Lavaud s’est senti obligé d’inviter la troupe, on a quand même brièvement évoqué quelques projets. Je ne sais vraiment pas pourquoi Marie Bonnel s’est faite à ce point la promotrice des « Art-sauts », mais elle a trouvé le moyen de les fourguer, même ici, où ils ne pourront pas monter leur structure. Ils feront des stages avec les Vietnamiens… et, comme me l’a dit finement le Chupin, « c’est l’A.F.A.A. qui paye tout ». Dont acte !
À propos de Paris, je découvre dans mon fourbi le programme de ÉROS ET PRIAPE, mise en scène de Jean Lacornerie. C’est vrai : j’étais allé voir ça sur l’insistance de Marie Bonnel… Décidément elle m’obsède ; mais non : c’est Nicole Gautier qui m’avait vivement « incité ». Cela se passait à la soirée donnée chez Marie en l’honneur de l’enterrement du train à Cuba. C’était une « suite burlesque en six tableaux » d’après Emilio Gadda, romancier italien qui a écrit ce texte en 1967 en se servant « de métaphores sexuelles pour expliquer les abîmes fondateurs du fascisme : la névrose et l’hystérie », Mussolini ayant à ses yeux incarné le surmâle triomphant. Disons que les images du dictateur projetées sur écran, et qui dépassent en bouffonnerie les mimiques de l’acteur qui l’incarne, sont ce qui reste de plus frappant de ce spectacle dont la longue première partie m’a paru ennuyeuse
Parenthèse pourour mémoire : je cite souvent Marie Bonnel et je crois utile de rappeler qui elle était : C’était une grande femme qui occupait à l’A.F.A.A. un poste relativement subalterne, mais qui avait peu à peu pris le pouvoir de prendre en charge la promotion et le financement des spectacles que cette institution jugeait bon de soutenir ou de proposer directement à l’étranger. En vérité, c’est le plus souvent ELLE qui choisissait J’avas établi avec elle des rapports amicaux..
Ce matin, promenade avec Didier. Nous allons visiter le musée Ho Chi Minh, mais il est fermé. Nous nous rabattons sur son mausolée, frère de celui de Lénine, qui est sévèrement gardé. Seuls les piétons et les vélos peuvent passer devant, et encore à bonne distance. C’est un autre quartier de Hanoï, lacs, grandes avenues, parcs, calme relatif. Nous rentrons, à ma grande honte, en cyclo-pousse, mais il n’y a pas le choix. Ca coûte quinze mille Dongs, c’est-à-dire sept Francs cinquante. L’hôtel, lui, coûte trois cent mille Dongs, c’est-à-dire cent cinquante Francs. On a mangé à deux pour cent trente mille Dongs, soit soixante-quinze francs. Nos défraiements enfin touchés font de nous des millionnaires en Dongs.
Le soir, la représentation fonctionne très bien pour un public à quatre-vingt-dix-neuf pour cent vietnamien, mais, contrairement aux pronostics, la salle n’est pas bourrée, et les applaudissements sont à mon avis un peu maigres. Ca n’est sans doute pas significatif : ils ont beaucoup ri. À l’occasion de ce spectacle, j’échange quelques mots courtois et presque aimables, avec Morel, qui me donne un chèque tout préparé « oubliant » les visas. À la fin du spectacle, tout de même après avoir bu un kir, il s’éclipse à l’Anglaise sur sa bicyclette. C’est également à l’Anglaise que disparaît Hervé Chupin. Nous ne le reverrons plus. C’est le gentil petit interprète qui nous amène à un restaurant végétarien où nous mangeons entre nous !
07.12.95 - À huit heure, les trois chauffeurs vietnamiens sont ponctuels et nos voici repartis pour l’aéroport. À peine tout déchargé sur le trottoir, ils se tirent, et nous restons absolument seuls pour assurer les formalités d’enregistrement qui ne sont pas simples. En vérité, Didier, Jean-Yves, moi, on sait très bien faire ça, mais ce qui est surprenant, c’est que personne de cette Alliance ne se soucie de savoir si tout allait bien… voire de nous dire « au revoir ». Le « produit » s’est produit. Ils ont payé. Tradition oblige, il y a même eu sur la scène au moment des saluts quelques bouquets de fleurs. Mais de la vraie courtoisie, bernique… On a payé les saltimbanques. Ils ne voudraient pas, en plus, qu’on les remercie, sans blague ?...
Même topo à Saigon. Tout est en ordre, ou à peu près, au point de vue logistique. Mais l’Attaché Culturel, Monsieur Charreing, ne nous a même pas laissé un message de bienvenue. Il faudra dépasser le barrage des secrétaires pour l’obtenir au téléphone vers dix-sept heure. C’est le régisseur du I.D.E.C.A.F., un Vietnamien bien francophone qui ne me reconnaît pas, mais qui était déjà là pour GRANDIR, j’en suis sûr, qui s’occupe de nous. La salle, super sous-équipée, n’a pas changé d’un poil. Mais Didier Guyon s’en arrangera très bien. I.D.E.C.AF., cela veut dire « Institut des Échanges Culturels avec la France ». Il y a cinq ans, c’était purement vietnamien. Ce l’est encore, mais le souvenir de ce que ce bâtiment était l’Institut Français commence à ressurgir sérieusement, y compris au niveau des structures.
Le Guide du Routard nous amène dans un restaurant français où je mange une entrecôte béarnaise. Ca fait plaisir. Après quoi, comme vous le savez, les artistes sont increvables. Didier, Jean-Yves, et moi, on rentre à l’hôtel à pied, sans trop se presser, mais les autres partent en goguette au travers de rues et de places qui semblent livrées à une faune assez peu rassurante. Un travelo très maquillé me frôle dangereusement au passage et je m’en tire par un niet retentissant. Beaucoup de mômes mendient avec insistance et des mains baladeuses. Le « grand » se fait chiper sa montre. Au bistrot où nous nous arrêtons, des filles apparemment très convenables, veulent s’asseoir avec nous, mais le « patron » les en dissuade, semble-t-il. Bref, nous vivons évidemment la renaissance du Saigon d’avant…
08.12.95 - Erreur d’appréciation sur Monsieur Charreing. Didier et moi sommes invités par lui à déjeuner. Il nous traite somptueusement dans un restaurant de luxe au bord de la rivière. Je crois bien que c’est là que nous étions allés avec GRANDIR. C’est délicieux et il est charmant. Nous sommes en compagnie d’une élève énarque qui a le parfait profil de la forte en thème.
Au théâtre, tout se passe aussi bien que possible au point de vue technique. Je suis tout de même un peu surpris du fait que toutes les personnes qui le rencontrent en notre compagnie ont l’air étonnées d’apprendre qu’il y aura ce soir un spectacle à l’I.D.EC.A.F. Cela dit, selon lui, c’est déjà plein. Et l’expérience nous prouvera que c’était vrai. Public mélangé. Environ trois cents personnes dont pas mal de Français.
09.12.95 - C’est samedi. Il dort, Monsieur Charreing, chez lui, et à l’Ambassade, on ne veut pas donner son numéro. Or nous sommes à l’aéroport, il est neuf heure, notre avion part à dix heure trente… et VIETNAM AIRLINE refuse absolument de charger dans son TUPOLEV nos cinq caisses. Le petit régisseur vietnamien qui est venu avec nous est bien embêté (surtout parce qu’il voit sa matinée foutue), mais il est paumé face à l’événement qui aurait pu être prévu si les billets et l’annonce de l’excédent de bagages avaient été re-confirmés. Didier Guyon décide d’appeler Joël Dechezleprêtre à Phnom Penh et, parmi les hypothèses, il y en a une qui serait évidemment la meilleure : trois heures plus tard, il y a un avion cambodgien plus gros. Mais il faut racheter le billet… Je lui file quatre cents Dollars que j’avais. Selon Didier, qui n’a pas l’air vraiment angoissé, il trouvera la solution. Et en effet, tandis que nous déjeunions à Battambang, la nouvelle est tombée sur le portable d’un de nos hôtes, de son arrivée à Phnom Penh avec le matériel.
Nous n’avons pas beaucoup vu Dechezleprêtre à ce qui pour nous n’a été qu’une étape à Phnom Penh, mais il ne tarit pas de diatribes contre les gens d’Ho-Chi-Minh et ceux d’Hanoi en amont. De fait, il faut bien dire que leur sens des responsabilités n’est pas aigu. Que serait-il arrivé si ce deuxième avion n’avait pas été plus gros… Et pas complet ? Des solutions, il y en aurait eues, certes, mais sans leur soutien logistique, comment les aurions-nous trouvées et exécutées ? Et si nous n’étions pas partis ? Cela a été à deux doigts. Bref, je révise encore mon avis sur Monsieur Charreing. C’est un mondain. Mais ce n’est pas un organisateur responsable.
J’essaye d’imaginer que je raconte cette épopée à Paris à Marie Bonnel : « Eh bien quoi », dira-t-elle probablement, « ça s’est arrangé. Est-ce que vous n’étiez pas là, Gintzburger ? De toute manière, ça s’arrange toujours : la preuve. »
Cela dit, aucune comparaison entre l’accueil au Cambodge et ce que nous avons vécu au Vietnam. Deux responsables sont avec nous à Battambang, carrément aux petits soins. Le spectacle aura lieu, c’est à présent très probable, lundi à dix-sept heure. J’ai bien l’impression qu’entre-temps, si les moustiques me foutent la paix, je vais faire ici un week-end de repos. La troupe est excitée comme une puce à l’idée que les Khmers rouges sont à quelques kilomètres de cette ville, que beaucoup de sentiers sont encore minés. Ils ont tous loué des motos. J’ai failli le faire, mais d’une part, la vision des engins ne m’a pas rassuré. D’autre part, pour quoi faire ? Pour aller où ? Didier, si besoin est, me prendra en cavalière !
Nous sommes donc dans une zone à risques. Mais à voir la population vaquer à ses petites affaires, rien ne le laisse soupçonner. À part trois militaires sur un moto, dont l’un braquait vers le ciel une mitraillette, je n’ai vu ni chicanes ni tanks embusqués, ni « vigipirateurs ». Mais bon : impossible d’aller par voie de terre à Angkor, qui est à moins de cinquante bornes.
Curieuse ambiance. L’explosion démographique du Vietnam semble ici absente. Mais attendons : nous sommes samedi. Il y a en proportion tout autant de vélos et de motos, mais ils semblent rouler de façon moins anarchique. Au marché, ce sont des adolescents faux éclopés qui mendient en vous serrant de près. Beaucoup de tout petits mômes vous font le signe « j’ai faim », et tu penses à l’Opéra de quat’ sous et aux gangs organisés de Londres des années quatre-vingts. (1880) Didier y cherche en vain de l’herbe. Je ne le savais pas accroché à ça.
Jean-François est un intellectuel et même je le tiens pour quelqu’un de très intelligent. L’année de « théâtre feuilleton » qu’il avait animée au Petit Odéon avec Sophie Loucachevsky, avait permis la création de quelques petits joyaux, dont il n’était pas, il est vrai, toujours le réalisateur, mais en tout cas le coordinateur. Cette fois-ci, à Bobigny, il s’est mis dans l’idée de donner une vie théâtrale au « Traité des Passions » de Descartes. Singulière gageure, car le texte écrit par le penseur qui était, est tout ce qu’on veut sauf vivant. Est-ce pour aller plus loin encore que Jean-François le fait annoner par ses acteurs à la vitézienne, dans une pénombre propice à provoquer le premier sommeil ? Plus ennuyeux que ce discours sur les rapports humains ainsi proféré de voix mourantes et, naturellement, poussées au volume minimum, je ne me souviens que des AVEUGLES de Maeterlinck, montés par Henri Ronse il doit y avoir deux décades ! Bon. C’est la première partie. On se fait chier mais au moins, au prix d’efforts, on entend sur le sexe le point de vue d’un ecclésiastique qui n’était pas nul en réflexion sur la matière. Mais pourquoi, bon Dieu, Jean-François a-t-il rajouté une deuxième partie, avec un digest de tragédies raciniennes découpées en saucisson et dites à contresens. Pour moi, ce type de conneries est précisément ce qui tue le théâtre
UN VOYAGE AU LAOS, VIET NAM et CAMBODGE
J’écris cela, voyez-vous, assis sous une tonnelle et un ventilateur, à Vientiane, au Laos, où je suis arrivé à midi accompagné par Compagnie Fiat Lux qui vient jouer son fameux « Garçon un kir » dans trois pays de la Fédération Indochinoise. Quinze heures de voyage. Un décalage horaire dans le mauvais sens. En fait, il faut faire l’impasse d’une nuit de sommeil. Très sincèrement, je me demande bien quel intérêt il y a pour la France à trimballer dans ces régions un spectacle certes, très divertissant, mais, me semble-t-il, un brin mineur. Après tout, je ne parle que de souvenirs un peu estompés : la dernière fois que j’ai vu ce spectacle, c’était à Tunis. Ca remonte. Et de toute manière, le sûr, c’est qu’ils ont toujours fait un tabac partout. Pourquoi pas à Vientiane demain soir ?
En attendant, ma première impression du Laos où je viens pour la première fois de poser le pied, est celle d’un voyage dans le temps. C’est un pays communiste, mais à part les banderoles rouges qui zèbrent les édifices tristes du parti et administrations, pas grand-chose ne l’indique. Le climat ferait plutôt années trente, avec dès l’arrivée un petit aéroport bordélique et bon enfant, et puis, dès qu’on est sur la route, des Tuktuks, à trois roues qui recherchent les clients. Beaucoup de restaurants ont gardé des enseignes en français que le temps n’a pas pâlies. Pas beaucoup de vélos, des vespas en pagaille, par contre, sur lesquels les couples se juchent à deux, (ou trois avec le marmot) sans casque bien sûr. Ce n’est pas un peuple jaune. Ils et elles sont plutôt basanés, marron clair disons, et dans l’ensemble, très menus. Il y a beaucoup de très jolies filles. Je n’ai pas repéré de nombreuses têtes chenues. Tous sont délicieusement souriants, calmes, et dégagent une atmosphère paisible. La violence, qui empoisonne tant d’espaces de notre planète, semble ici absente. Ce sentiment de te balader tout seul au milieu d’une foule de toute évidence pas riche (mais pas non plus misérable), en toute sécurité, est, ma foi, bien reposant. Ce pays semble avoir été « oublié » par le reste du monde et être resté figé quelque part en dehors des évolutions d’ailleurs. Fait significatif, je ne sais pas si le régime a considéré ici que la religion fût l’opium du peuple, mais il y a des temples partout en activité, et on croise des théories de bonzes, jeunes et très jeunes, qui marchent, nus apparemment sous leurs robes, brunes, épaule dégagée, escarcelle à la main pour mendier la nourriture du jour. Ce sont des mendiants heureux. On DOIT tout leur donner. Cela dit, la ville ne semble pas souffrir de pénuries, mais on ne peut pas dire que ce qu’on trouve soit opulent. Comme dans toutes les villes asiatiques, il y a un grand marché fourre-tout où on trouve de tout comme dans les souks, mais rien de très extraordinaire. J’ai très vite coupé court à une recherche sans succès de mouchoirs en papier.
Bon. Tout ça est superficiel. Un jeune coopérant nous trimballe un peu partout, mais il n’y a pas grand-chose à voir. Si ce n’est le coucher de soleil sur le Mékong, que nous dégustons en avalant des litres de bière, assis dans un bar bien placé face à la rive thaïlandaise. Monsieur Yves Blandin, qui vient du Cambodge et en est très nostalgique, nous emmène souper dans un restaurant avec spectacle qui me paraît, et est en effet, très bon marché. Je me couche vers vingt-deux heure. J’allume la télé dans ma chambre et je tombe sur le journal de la Deux, diffusé par TV5. Je dois dire que si je n’avais pas quelques soucis pour les affaires que j’ai laissées en France, j’aurais tendance à trouver que notre pays est bien loin…
03.12.95 - Il n’est pas comme certains de ses collègues, Yves Blandin. Il nous a donné des défraiements qui nous rendent richissimes dans ce petit espace économique parallèle qu’est le Laos. Je suis sûr que je n’arriverai pas à tout dépenser.
Pendant que Jean-Yves, le régisseur, « équipe » sa table dans un théâtre propre, « gradiné », confortable, de deux cent cinquante places, mais dont la scène est exiguë et « inéclairable » correctement, je vais, dans la matinée, faire un tour au marché. C’est jour de Fête Nationale. L’indépendance de deux décennies, ou plus, je m’en fous, en tout cas c’est un chiffre rond. Ca ne se remarque guère. Ce dimanche est fort ordinaire. Peu de monde dehors. Certains, accroupis devant une bougie allumée, semblent invoquer un Dieu.
J’ai bien dormi. J’ai récupéré le décalage. Le spectacle est à dix-huit heure. Rendons hommage à Yves Blandin, il a su remplir sa salle. Les Européens ont payé trois Dollars et les Laotiens un demi Dollar. Selon notre organisateur, il y aurait soixante-dix pour cent d’autochtones. Moi, j’estimerais que la proportion avec les Français est plutôt l’inverse. Alors… GARCON UN KIR ? Disons tout de suite que ça a beaucoup plu. Le « Conseiller Culturel », qui remplaçait l’Ambassadeur, « empêché » mais qui ne s’était pas fait excuser, m’a dit « Monsieur, c’est exactement le genre de spectacle qu’il faut envoyer à l’étranger ». Son nom m’échappe, mais c’est LUI qui s’était opposé en son temps à la venue du Royal de Luxe au Chili. Cela m’a amusé de faire la connaissance de ce « connard » qui m’avait été décrit en des termes peu amènes.
Je trouve que le premier défaut de « Garçon un kir », c’est son titre, trop ciblé franco franchouillard pour l’exportation. Le second défaut, c’est qu’il y a trop de gags pour le gag, qui ne s’enchaînent pas dans une logique de fil en aiguille. Moi j’y trouve de la gratuité. Ces « garçons » ne sont pas vraiment tout le temps en train de rater la préparation de leur cocktail. Ils s’évadent oniriquement dans toutes les directions qui peuvent faire rire. En somme, je les trouve trop souvent hors du sujet. Mais soyons clair : ce que j’écris ici, c’est de l’enculage de mouche. Pendant une heure, les six protagonistes de cet Hellzapopin à la Française, font littéralement crouler de rire leur public. Ils sont d’une virtuosité étonnante, avec une pêche du tonnerre. C’est très professionnel et, mon Dieu, pas si mineur que ça. On sait ce qu’il faut penser des spectacles qui ne divisent pas. Celui-là est hautement rassembleur et il est clair que le rapport qui s’établit à la fin entre les acteurs et les spectateurs, est d’une convivialité exemplaire. Donc je me trompais. Son exportation est justifiée, puisqu’il a ce mérite de favoriser la communication entre les gens après les avoir mis de bonne, de très bonne humeur. Oui, c’est un « bon produit ». Je n’aurai que des compliments.
Et c’est bien agréable, voyez-vous, de savoir que je vais passer deux semaines avec un succès garanti (sauf grincheux improbable), et de surcroît, je dois dire, avec une équipe bien soudée de comédiens qui semblent s’estimer les uns les autres, savent vivre ensemble, encore qu’ils tiennent aux chambres individuelles et ils ont raison, sont rompus aux aventures et aux tournées. Je suis très content.
Après le spectacle, il y a ce qui serait une réception si chacun ne payait son écot dans un restaurant délicieux. On se couche à minuit. Lever à cinq heure trente. Je dors mal : le repas n’était pas soporifique.
04.12.95 La sortie du Laos commence mal . À six heure, nous sommes là, valises au poing, mais Monsieur Blandin, qui doit venir nous chercher, dort à poings fermés dans un chez-lui, dont nous ne connaissons ni le téléphone ni l’adresse. À six heure trente, avec Didier, on commence à s’inquiéter mais heureusement, la secrétaire Loo de l’Alliance se pointe, en retard, mais baste, elle est le lien. Elle va réveiller le coupable. Pendant ce temps, il y avait un petit bonhomme Lao qui s’agitait autour de nous, mais on ne comprenait pas ce qu’il voulait. En fait, c’était le chauffeur du camion où il y avait nos colis. Tilt ! Je prends les billets, les passeports, l’argent des taxes d’aéroport, on charge nos valises dans le truck et me voilà avec Jean-Yves reparti sur le terrain sus à l’aéroport pour arranger les choses. En fait, quand on arrive, le comptoir pour le vol ouvrait à peine… l’enchaînement ne fut pas ensuite compliqué. Il n’y avait pas de pagaille. Et les employés étaient compétents.
J’ai écrit ces lignes sur le 3/12 et le début du 4 à l’aéroport de Bangkok, dont le modernisme tranche avec ce que je viens de vivre, qui restera un très bon souvenir.
L’arrivée à Hanoi se fait sans histoire, sauf que, pour entrer au Vietnam, chaque passager passe environ trois minutes à glander devant un fonctionnaire qui épluche minutieusement son passeport. L’examen de la douane n’est pas rapide non plus, si bien que c’est au crépuscule, (vers dix-sept heure trente), que nous entreprenons de partir pour la ville où nous arriverons à la nuit noire, cornaqués par un certain Hervé Chupin, « animateur culturel », qui a été T.U.C. mais ne l’est plus depuis cinq ans. Il a un beau pull-over vert. Il fait son boulot avec l’intention évidente de ne pas se laisser déborder par des nouveaux venus exigeants. Il nous conduit jusqu’à l’hôtel, qui est au cœur de la « vieille ville », et qui ne paye pas de mine extérieure. En fait, les chambres y sont superbes, vastes et très agréables. Il y a, ô surprise, le téléphone international avec ligne directe et fax. Ca s’appelle « Beau Séjour hôtel », c’est 54 Cua Dong, tél. 84 . 4 . 269007 et fax 84 . 4 . 245184. Je note ces coordonnées à toutes fins utiles. C’est bien différent d’un Cinq Étoiles moderne, mais c’est très sympa. Dommage qu’il n’y ait pas d’ascenseur.
Aller de l’aéroport à cet hôtel a tenu du parcours du combattant. À côté de la conduite à la vietnamienne, celle à la Brésilienne est d’un respectueux des règles exemplaire. Il n’y a pas beaucoup de voitures, mais elles foncent, camions compris, comme si elles étaient seules sur la route, alors que celle-ci est envahie de vélos, de motos, de piétons, qui vaquent en tous sens en donnant l’impression que personne ne se rend compte qu’il risque sa vie à chaque seconde. C’est en plus un tiers-monde à l’Africaine qui vous saute à la gueule, avec des mouflets qui réclament avec insistance dès l’aéroport des « pièces françaises », des taxis qui s’offrent etc.… etc.… On se croirait à Haïti et pas du tout dans un pays communiste. À la différence de Vientiane, les trottoirs sont noirs d’un monde qui paraît moins souriant qu’au Laos. Il y a des boutiques, des échoppes, partout, qui vendent de tout et n’importe quoi, et ne sont sûrement pas des magasins d’État. Il paraît qu’il ne se mêle aucune violence à ce déballage. Hervé Chupin affirme qu’on peut se balader dans cette ville en toute tranquillité.
Il nous largue, d’ailleurs, Hervé Chupin, après s’être assuré quand même que l’hôtel nous convenait… et nous avoir appris que nous ne toucherions des défraiements que le lendemain, parce que l’agent comptable, n’est-ce pas, à cette heure-ci, n’était plus là ! Charmant ! Il nous reste à changer des Dollars. Heureusement quand même, qu’on en a. Peu guidés, nous dînons dans un restaurant assez moyen.
Increvables, certains garçons de la troupe partent à grands pas dans les rues. Didier et moi rentrons en taxi à l’hôtel. À noter qu’il n’y a pas que des taxis. Il y a encore ici des pédaleurs, qui emmènent une personne bien calée dans un fauteuil comme un colis. Il me semble que j’aurais honte, mais il doit y avoir des fois où on n’a pas le choix du moyen de transport.
05.12.95 - On va venir nous chercher à neuf heure trente, pour nous mener à l’Alliance Française où se tiendra une « conférence de presse ». Ca nous donnera, peut-être, l’occasion de rencontrer nos invitants, car jusqu’à présent, à part le factotum Chupin, nous n’avons vu personne. Par un mot de bienvenue. Bref, accueil au minimum qui tranche avec celui, chaleureux, attentif et amical, d’Yves Blandin au Laos.
Nous passons brièvement par le théâtre, grand machin délabré avec des fauteuils instables et, sur la scène, une superbe moquette verte. Et puis nous arrivons à l’Alliance Française, où une jeune femme nous montre d’un signe où se tiendra la conférence de presse. Au début, il n’y a que Didier, moi, et un Vietnamien qui entame un dialogue sans grand intérêt en anglais avec nous. Puis, ponctuellement, se pointent des journalistes, une interprète, et, en dernier, un certain Morel dont l’interprète me dit qu’il est le numéro deux de la maison. Malheureusement, elle ne me précise pas qu’il est aussi l’agent comptable, ce qui fait que je ne le retiens pas par les basques quand, cinq minutes avant la fin, il se lève, salue, s’excuse, et se tire… avant de nous avoir remis les fameux défraiements que nous aurions déjà dû avoir hier. Je dois dire que quand je le découvre, la moutarde me monte au nez. Je le fais appeler. Il est à l’Ambassade. Il a la clef du coffre dans sa poche. Au terme d’un entretien téléphonique un peu violent, il me donne rendez-vous à douze heure trente. Et nous voilà donc, Didier, moi, et le Chupin arrivé sur le tard qui se sent obligé de nous tenir compagnie, en train de bavarder pour l’attendre… jusqu’à treize heure quinze, heure à laquelle Didier, visiblement épuisé et excédé, décidera qu’on s’en va.
Finalement, c’est ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps, car dans l’après-midi, le Chupin l’apportera au théâtre, cette monnaie de singe. Comme quoi s’énerver a sûrement servi a quelque chose, mais ce n’était pas, ensuite, nécessaire de s’auto-punir en glandant dans le Centre Culturel assez peu avenant. Je ne sais pas, au moment où j’écris, si le comportement de ces hôtes changera après qu’ils auront vu le spectacle. Ce qui est sûr, c’est qu’ils nous prennent pour un produit qu’ils payent et dont ils ne savent pas grand-chose, et qu’ils n’ont guère de respect pour ces saltimbanques venus de Bretagne. Le mot « mépris » m’est venu aux lèvres. Ce Morel pris dans sa logique locale n’en avait rien à foutre que ces petits artistes aient dans la poche de quoi bouffer : il avait compté les liasses et les avait fourrées dans son coffre, et puis il était parti avec la clef dans la poche chez l’Ambassadeur qui l’avait convoqué (pas impromptu, je précise, il le savait à l’avance). Heureusement, cette troupe est décidément en or. L’incident ne l’a pas troublée. Ils ont tous gardé leur excellente humeur.
Le spectacle se passe bien, un peu en deçà, me semble-t-il, mais il n’est pas fragile. L’ennui, c’est qu’une partie du public, qui est au balcon, ne voit rien de ce qui se passe dans la salle en bas. Or, nombre de gags, qui mettent des spectateurs en cause, s’y passent. Mais bon : les Vietnamiens rient aux mêmes endroits que les autres peuples. Ils voudraient bien qu’on leur dise qu’ils sont différents. C’est le thème de toutes les interviews et elles sont nombreuses. Deux équipes de TV se pointent venant toutes deux de la même chaîne. On cause, mais ça ne vole pas très haut, même si Didier, par moments, semble noter que les applaudissements ne sont pas très nourris. À l’actif de nos hôtes, il faut constater que la salle, sans être bourrée, mais elle est grande (huit cents places) a été bien remplie et principalement de Vietnamiens. S’il y avait cinq cents Français, c’est le maximum. Monsieur Lavaud, Directeur de l’Alliance, speech de début oblige, était là à dix-neuf heure quarante-cinq. Morel n’a pas jugé utile de voir le spectacle !
Il n’est pas sans rappeler Tarran, ce Lavaud, qui se déplace en bicyclette dans Hanoï, et qui était pour quelque chose dans la Culture de la ville de Paris au moment où Stéphane Lissner avait fait faire « la demi-finale du Waterclash » devant le musée du Louvre. C’est peut-être dommage que mes rapports avec cette maison aient été faussés par leurs conneries. Encore que… que peut-on faire dans une ville où le théâtre de rue est en permanence celui de la rue, où la censure reste pointilleuse, et où les théâtres en salle sont gravement sous-équipés. Il y a à Hanoi un cirque, dont le Chupin me parle en des termes élogieux, mais Lavaud précise que ce sont des numéros très classiques.
06.12.95 - Je croyais que le communisme, c’était « tous pour un, un pour tous ». Ici, c’est carrément « chacun pour soi ». Je dois dire que je suis surpris de l’étalage du sous-développement dans cette ville. On nous parle d’un Vietnam moderne orienté vers l’économie de marché. Je ne sais pas ce qui se passe dans les hautes sphères, mais on me parle beaucoup de corruption. Au niveau auquel j’ai accès, c’est tout bêtement de l’économie du petit tiers-monde et je trouve qu’il y a beaucoup de gens maladroits. En tout cas, il est vraiment surprenant de retrouver ici un paramètre commun à tous les pays communistes : ce régime les a figés dans le temps. C’est possible qu’il y ait ici, cachées quelque part, des industries de très haute technologie, encore que j’en doute. Au niveau du quotidien, Hanoi est en 1950, quand ce n’est pas en 1930. Ce qui a, pour moi, incontestablement, son charme. Pourquoi faut-il que le capitalisme, avec son cortège d’injustices, d’inégalités, de cruauté impitoyable, soit le seul ressort qui fasse avancer les hommes ? On ne remplace pas l’appât du gain par l’émulation socialiste. C’est bien dommage !
Hier soir, au restaurant chinois où Lavaud s’est senti obligé d’inviter la troupe, on a quand même brièvement évoqué quelques projets. Je ne sais vraiment pas pourquoi Marie Bonnel s’est faite à ce point la promotrice des « Art-sauts », mais elle a trouvé le moyen de les fourguer, même ici, où ils ne pourront pas monter leur structure. Ils feront des stages avec les Vietnamiens… et, comme me l’a dit finement le Chupin, « c’est l’A.F.A.A. qui paye tout ». Dont acte !
À propos de Paris, je découvre dans mon fourbi le programme de ÉROS ET PRIAPE, mise en scène de Jean Lacornerie. C’est vrai : j’étais allé voir ça sur l’insistance de Marie Bonnel… Décidément elle m’obsède ; mais non : c’est Nicole Gautier qui m’avait vivement « incité ». Cela se passait à la soirée donnée chez Marie en l’honneur de l’enterrement du train à Cuba. C’était une « suite burlesque en six tableaux » d’après Emilio Gadda, romancier italien qui a écrit ce texte en 1967 en se servant « de métaphores sexuelles pour expliquer les abîmes fondateurs du fascisme : la névrose et l’hystérie », Mussolini ayant à ses yeux incarné le surmâle triomphant. Disons que les images du dictateur projetées sur écran, et qui dépassent en bouffonnerie les mimiques de l’acteur qui l’incarne, sont ce qui reste de plus frappant de ce spectacle dont la longue première partie m’a paru ennuyeuse
Parenthèse pourour mémoire : je cite souvent Marie Bonnel et je crois utile de rappeler qui elle était : C’était une grande femme qui occupait à l’A.F.A.A. un poste relativement subalterne, mais qui avait peu à peu pris le pouvoir de prendre en charge la promotion et le financement des spectacles que cette institution jugeait bon de soutenir ou de proposer directement à l’étranger. En vérité, c’est le plus souvent ELLE qui choisissait J’avas établi avec elle des rapports amicaux..
Ce matin, promenade avec Didier. Nous allons visiter le musée Ho Chi Minh, mais il est fermé. Nous nous rabattons sur son mausolée, frère de celui de Lénine, qui est sévèrement gardé. Seuls les piétons et les vélos peuvent passer devant, et encore à bonne distance. C’est un autre quartier de Hanoï, lacs, grandes avenues, parcs, calme relatif. Nous rentrons, à ma grande honte, en cyclo-pousse, mais il n’y a pas le choix. Ca coûte quinze mille Dongs, c’est-à-dire sept Francs cinquante. L’hôtel, lui, coûte trois cent mille Dongs, c’est-à-dire cent cinquante Francs. On a mangé à deux pour cent trente mille Dongs, soit soixante-quinze francs. Nos défraiements enfin touchés font de nous des millionnaires en Dongs.
Le soir, la représentation fonctionne très bien pour un public à quatre-vingt-dix-neuf pour cent vietnamien, mais, contrairement aux pronostics, la salle n’est pas bourrée, et les applaudissements sont à mon avis un peu maigres. Ca n’est sans doute pas significatif : ils ont beaucoup ri. À l’occasion de ce spectacle, j’échange quelques mots courtois et presque aimables, avec Morel, qui me donne un chèque tout préparé « oubliant » les visas. À la fin du spectacle, tout de même après avoir bu un kir, il s’éclipse à l’Anglaise sur sa bicyclette. C’est également à l’Anglaise que disparaît Hervé Chupin. Nous ne le reverrons plus. C’est le gentil petit interprète qui nous amène à un restaurant végétarien où nous mangeons entre nous !
07.12.95 - À huit heure, les trois chauffeurs vietnamiens sont ponctuels et nos voici repartis pour l’aéroport. À peine tout déchargé sur le trottoir, ils se tirent, et nous restons absolument seuls pour assurer les formalités d’enregistrement qui ne sont pas simples. En vérité, Didier, Jean-Yves, moi, on sait très bien faire ça, mais ce qui est surprenant, c’est que personne de cette Alliance ne se soucie de savoir si tout allait bien… voire de nous dire « au revoir ». Le « produit » s’est produit. Ils ont payé. Tradition oblige, il y a même eu sur la scène au moment des saluts quelques bouquets de fleurs. Mais de la vraie courtoisie, bernique… On a payé les saltimbanques. Ils ne voudraient pas, en plus, qu’on les remercie, sans blague ?...
Même topo à Saigon. Tout est en ordre, ou à peu près, au point de vue logistique. Mais l’Attaché Culturel, Monsieur Charreing, ne nous a même pas laissé un message de bienvenue. Il faudra dépasser le barrage des secrétaires pour l’obtenir au téléphone vers dix-sept heure. C’est le régisseur du I.D.E.C.A.F., un Vietnamien bien francophone qui ne me reconnaît pas, mais qui était déjà là pour GRANDIR, j’en suis sûr, qui s’occupe de nous. La salle, super sous-équipée, n’a pas changé d’un poil. Mais Didier Guyon s’en arrangera très bien. I.D.E.C.AF., cela veut dire « Institut des Échanges Culturels avec la France ». Il y a cinq ans, c’était purement vietnamien. Ce l’est encore, mais le souvenir de ce que ce bâtiment était l’Institut Français commence à ressurgir sérieusement, y compris au niveau des structures.
Le Guide du Routard nous amène dans un restaurant français où je mange une entrecôte béarnaise. Ca fait plaisir. Après quoi, comme vous le savez, les artistes sont increvables. Didier, Jean-Yves, et moi, on rentre à l’hôtel à pied, sans trop se presser, mais les autres partent en goguette au travers de rues et de places qui semblent livrées à une faune assez peu rassurante. Un travelo très maquillé me frôle dangereusement au passage et je m’en tire par un niet retentissant. Beaucoup de mômes mendient avec insistance et des mains baladeuses. Le « grand » se fait chiper sa montre. Au bistrot où nous nous arrêtons, des filles apparemment très convenables, veulent s’asseoir avec nous, mais le « patron » les en dissuade, semble-t-il. Bref, nous vivons évidemment la renaissance du Saigon d’avant…
08.12.95 - Erreur d’appréciation sur Monsieur Charreing. Didier et moi sommes invités par lui à déjeuner. Il nous traite somptueusement dans un restaurant de luxe au bord de la rivière. Je crois bien que c’est là que nous étions allés avec GRANDIR. C’est délicieux et il est charmant. Nous sommes en compagnie d’une élève énarque qui a le parfait profil de la forte en thème.
Au théâtre, tout se passe aussi bien que possible au point de vue technique. Je suis tout de même un peu surpris du fait que toutes les personnes qui le rencontrent en notre compagnie ont l’air étonnées d’apprendre qu’il y aura ce soir un spectacle à l’I.D.EC.A.F. Cela dit, selon lui, c’est déjà plein. Et l’expérience nous prouvera que c’était vrai. Public mélangé. Environ trois cents personnes dont pas mal de Français.
09.12.95 - C’est samedi. Il dort, Monsieur Charreing, chez lui, et à l’Ambassade, on ne veut pas donner son numéro. Or nous sommes à l’aéroport, il est neuf heure, notre avion part à dix heure trente… et VIETNAM AIRLINE refuse absolument de charger dans son TUPOLEV nos cinq caisses. Le petit régisseur vietnamien qui est venu avec nous est bien embêté (surtout parce qu’il voit sa matinée foutue), mais il est paumé face à l’événement qui aurait pu être prévu si les billets et l’annonce de l’excédent de bagages avaient été re-confirmés. Didier Guyon décide d’appeler Joël Dechezleprêtre à Phnom Penh et, parmi les hypothèses, il y en a une qui serait évidemment la meilleure : trois heures plus tard, il y a un avion cambodgien plus gros. Mais il faut racheter le billet… Je lui file quatre cents Dollars que j’avais. Selon Didier, qui n’a pas l’air vraiment angoissé, il trouvera la solution. Et en effet, tandis que nous déjeunions à Battambang, la nouvelle est tombée sur le portable d’un de nos hôtes, de son arrivée à Phnom Penh avec le matériel.
Nous n’avons pas beaucoup vu Dechezleprêtre à ce qui pour nous n’a été qu’une étape à Phnom Penh, mais il ne tarit pas de diatribes contre les gens d’Ho-Chi-Minh et ceux d’Hanoi en amont. De fait, il faut bien dire que leur sens des responsabilités n’est pas aigu. Que serait-il arrivé si ce deuxième avion n’avait pas été plus gros… Et pas complet ? Des solutions, il y en aurait eues, certes, mais sans leur soutien logistique, comment les aurions-nous trouvées et exécutées ? Et si nous n’étions pas partis ? Cela a été à deux doigts. Bref, je révise encore mon avis sur Monsieur Charreing. C’est un mondain. Mais ce n’est pas un organisateur responsable.
J’essaye d’imaginer que je raconte cette épopée à Paris à Marie Bonnel : « Eh bien quoi », dira-t-elle probablement, « ça s’est arrangé. Est-ce que vous n’étiez pas là, Gintzburger ? De toute manière, ça s’arrange toujours : la preuve. »
Cela dit, aucune comparaison entre l’accueil au Cambodge et ce que nous avons vécu au Vietnam. Deux responsables sont avec nous à Battambang, carrément aux petits soins. Le spectacle aura lieu, c’est à présent très probable, lundi à dix-sept heure. J’ai bien l’impression qu’entre-temps, si les moustiques me foutent la paix, je vais faire ici un week-end de repos. La troupe est excitée comme une puce à l’idée que les Khmers rouges sont à quelques kilomètres de cette ville, que beaucoup de sentiers sont encore minés. Ils ont tous loué des motos. J’ai failli le faire, mais d’une part, la vision des engins ne m’a pas rassuré. D’autre part, pour quoi faire ? Pour aller où ? Didier, si besoin est, me prendra en cavalière !
Nous sommes donc dans une zone à risques. Mais à voir la population vaquer à ses petites affaires, rien ne le laisse soupçonner. À part trois militaires sur un moto, dont l’un braquait vers le ciel une mitraillette, je n’ai vu ni chicanes ni tanks embusqués, ni « vigipirateurs ». Mais bon : impossible d’aller par voie de terre à Angkor, qui est à moins de cinquante bornes.
Curieuse ambiance. L’explosion démographique du Vietnam semble ici absente. Mais attendons : nous sommes samedi. Il y a en proportion tout autant de vélos et de motos, mais ils semblent rouler de façon moins anarchique. Au marché, ce sont des adolescents faux éclopés qui mendient en vous serrant de près. Beaucoup de tout petits mômes vous font le signe « j’ai faim », et tu penses à l’Opéra de quat’ sous et aux gangs organisés de Londres des années quatre-vingts. (1880) Didier y cherche en vain de l’herbe. Je ne le savais pas accroché à ça.