Du 6 mai au 20 octobre 1995
06.05.95 - J’ai été très choqué par le libellé des cartons d’invitation rédigés par Christian Taguet pour la création de CANDIDES. Le « nouveau spectacle » du Cirque Baroque y est annoncé sans qu’y figure le nom de Mauricio Celedon, dont le rôle dans cette très novatrice façon de mettre en scène les numéros est cependant de première importance. Si le patron a ainsi voulu signifier que c’était LUI qui avait engagé l’autre, le ramenant ainsi au rang d’un employé, j’en prends acte et en conclue que le personnage se définit lui-même et ne correspond pas à ma conception des rapports humains. Cette occultation du nom, de celui qui a imprimé un style au spectacle est, au surplus, une erreur. Car à accumuler les conneries auprès des médiateurs, Taguet a réussi à déconsidérer son entreprise, dans la mesure où ne sait jamais avec lui si le spectacle qu’on a vu est celui qu’on recevra. Le nom du sérieux Mauricio Celedon, dont la vigilance, à moins qu’IL ne l’empêche de l’exercer, est aux yeux de beaucoup une garantie, eût certainement aidé les angoissés de la programmation à prendre confiance en la pérennité de ce nouveau produit. Sa relégation au détour d’une phrase dans une feuille de présentation qui n’est, sauf erreur, distribuée qu’aux spectateurs, le minimise au point que personne ne voudra croire ceux qui clameront que c’est avec bonheur qu’après TACATACA, et avant son spectacle sur Artaud, Mauricio Celedon s’est confronté à l’univers du cirque.
Outre la rigueur de la gestuelle d’accompagnement qu’il a su imprimer à l’ensemble des gymnastes, deux idées qui ne me semblent pouvoir être attribuées qu’à LUI, font de CANDIDES une très intéressante entreprise : 1 / L’idée d’avoir costumé, et surtout masqué les faiseurs de performance, charge celles-ci de signes, voire de signifiance, comme lorsqu’un général à la casquette argentino-chilienne inquiétante dirige martialement les jongleurs. 2 / L’idée aussi d’avoir démystifié LE numéro en SOI, en obligeant les spectateurs, comme chez Barnum jadis, à en voir au moins deux à la fois. Ainsi le rythme devient-il d’enfer. On est entraîné dans un cycle bourré d’inventions, et qu’aucune déperdition d’énergie ne vient atténuer.
On sort de CANDIDES avec l’impression qu’on a assisté VRAIMENT à une remise en espaces du cirque, non pas superficielle mais profonde. Dommage que l’œil des « Candides » sur l’aventure soit trop fugitive, et que surtout il faille trop se creuser la cervelle pour trouver un rapport à Voltaire dans ce jeu. Mais bon ! Un titre n’est qu’un titre. Oublions-le.
11.05.95 - Avec NINA STROMBOLI, Jérôme Savary nous propose un spectacle pour le troisième âge, c’est-à-dire pour tous ceux qui ont été baba-cool en 68 et qui se sont assagis au fil d’une morosité grandissante. Certes, ils font rire un peu tous les publics, ces cinq croulants qui se présentent dans des fauteuils roulant de grabataires avant de se livrer à un come-back qui ne manque pas de gags. Mais la tonalité générale de l’entreprise est mélancolique, à l’usage exclusif de ceux qui se souviennent, voire, plus encore, de ceux qui sont « au parfum », qui savent qui sont Mona, Sylvie, Poisson, Dudu, Maxoche etc… Ces références ne sont pas forcément intéressantes pour tout le monde. Elles alourdissent le rythme d’autant plus qu’elles sont étayées sur un texte qui ne brille pas par son excellence littéraire.
« Alors », me direz-vous, « c’est un échec ? » Il faut nuancer. Le public suisse de la première, (celle après laquelle viennent les coupures qui sont en train de se pratiquer au bar de l’hôtel, tandis que j’écris ces lignes dans ma chambre) a plutôt pris son pied, quoi qu’il ait été un peu trop sollicité d’applaudir. Il y a en deuxième partie un remake de certains numéros, le combat de boxe, la femme congelée qui fait fondre un bloc de glace en trente secondes (l’art de Coco manque nettement), la femme coupée en morceaux, le discours sur la solitude du lapin et sur la mort, plus quelques nouveautés, comme « Le lièvre et la tortue ». Donc, du spectaculaire. Les vieux retirés en Occitanie, qui chantent et dansent la Sardane, sont impayables. Le dur cheminement de Jérôme et Carlos à travers les univers de ce que sont devenus les anciens, Maxime vendeur à la sauvette de Chlore Closet, Dudu enfin devenue femme, petite main dans la couture, Poisson éclairagiste pour des enculeurs de mouches, n’est pas encore au point, mais se fixera. Par contre, j’ai trouvé très insuffisant le strip-tease (qui n’en est pas un) de Vanessa, supposée allécher les cinq quinquagénaires misogynes qui s’engagent « à ne pas toucher », ce qui n’est pas forcément du goût de la jeune femme. Mais bon, bon an mal an, ce discours sur la nostalgie ne manque pas de tonus. Il ne décevra que ceux qui s’attendent à se taper sur les cuisses de rigolade : c’est un spectacle poussiéreux, et qui veut l’être…
Quatre représentations plus tard, le rythme a été à peu près trouvé, et avec lui, l’esprit de l’entreprise. Je peux confirmer que c’est en tous points ce que Savary appelle un « mélodrame ». Les scories du texte ont pour la plupart été gommées. Restent quelques perles « philosophiques » proférées par Savary en allumant une lampe rouge, et quelques dialogues, un peu longs encore me semble-t-il, entre LUI et Vanessa. Les souvenirs le hantent, de toute évidence. Je dois dire qu’à la quatrième, son discours sur la solitude et sur la mort m’a ému. Et puis je dois constater que, comme naguère, la sauce prend. Le public suit Savary dans ces nouveaux adieux qui ne semblent pas cette fois-ci être des adieux à la scène, mais à la vie… En tous cas, à une certaine vie « d’aventure et d’amour ». Le spectacle reflète quelque part, d’ailleurs, de par sa conception même, la contradiction intime entre ce qu’il fut et ce qu’il est. Il y a tout un staff de théâtre national qui a été mis au service d’une « petite » réalisation, un besoin de confort rassurant. La provocation n’est plus au rendez-vous. Mais aurait-elle pu y être ? Quelque part , NINA STROMBOLI est un constat indirect et, peut-être, involontaire, sur l’état du monde.
19.05.95 - Je n’ai gardé aucun souvenir de LA PREMIÈRE NUIT de Dominique Houdart. Au point que je me demande s’il y en eu une, en tout cas, sous ce titre. C’est donc seulement par rapport à LA DEUXIÈME NUIT, très présente par contre à ma mémoire, que je peux me faire une opinion sur cette TROISIÈME NUIT présentée à LA BARBACANE de Beynes.
Le fonctionnement de Dominique Houdart oscille toujours entre une démarche intime très exigeante artistiquement, et un certain opportunisme. Il avait eu l’idée, voyant se développer le marché du théâtre de rue, de faire sortir du castelet le petit personnage à grosse tête qui supportait avec courage les misères du monde, de le multiplier par trois et de l’envoyer se promener au milieu des foules. Ce fut PADOX PARADE, qui n’eut pas le succès qu’il en escomptait ; pour des raisons simples : lâchés sans scénario précis dans la nature, les trois comparses devaient improviser en fonction de l’environnement qu’ils trouvaient. Il y eut des occasions réussies. Il y en eut aussi de moins bonnes. Ce furent malheureusement celles-là que, manque de bol, fréquentèrent les médiateurs importants. Certains de ceux-ci d’ailleurs, qui avaient aimé LA DEUXIÈME NUIT, se refusaient à faire le lien entre les deux entreprises.
Il me semble donc que le dessein de Dominique Houdart a été, précisément, dans cette TROISIÈME NUIT, dont le non texte est toujours signé par Gérard Lépinois, de montrer comment les Padox sont sortis de l’univers du théâtre de figure, pour entrer dans celui où les coups de bâton ne sont plus du guignol. Dans cette version, l’aspect musical, cette fois-ci encore orchestrée à vue par l’étonnant phénomène vocal Jeanne Houdart, est dominant tout au long de la partie manipulée. Le spectacle commence par des fils qui sont tirés les uns après les autres jusqu’à former une sorte d’Union Jack, et qui se révèleront signifier des notes de musique. Le Padox marionnette s’y accrochera, s’y emmêlera, toujours étonné de faire surgir des sons. Piqué au jeu et poursuivant son aventure au gré des ses tailles diverses, il en proférera de toutes sortes, y compris des moins avouables. Mais peu à peu, c’est à sa vraie dimension qu’il accèdera, surgissant du noir où officient les marionnettistes et y retournant, pour finalement en sortir définitivement, multiplié par trois, devenus PADOX prêts à partir dans la rue avec leur bonnes bouilles de demi singes bienveillants, je veux dire, respirant la bonté.
Objectivement, LA TROISIÈME NUIT m’a semblé encore plus réussie que LA DEUXIÈME. Elle est mieux équilibrée, sans temps faibles, parfaitement rythmée. Et tous comptes faits, sans en avoir l’air, elle raconte une histoire, pour ainsi dire celle d’un accouchement. Mais peut-être que je déconne en écrivant ça !
20.05.95 - L’Europe étant à l’ordre du jour, des gens du spectacle cherchent à mieux se connaître d’un pays à l’autre, voire d’une discipline à l’autre, et à faire des choses ensemble. Nous avons eu, entre les Français 4 Litres 12 et les Belges Nicole Mossoux / Patrick Bonté, « Les Sœurs de Sardanapale ». Les Français faisaient du théâtre et les Belges de la danse. Voici à Nuremberg BLUE LEGENDE, « revue chorégraphique », compagnie parisienne BLACK BLANC BEUR, composée, comme son nom l’indique, d’artistes de couleurs différentes. Le spectacle conçu et réalisé par la Française Christine Condun au niveau de la chorégraphie, a été décoré par l’Allemand Götz Schwörer. Il est dansé au son d’un montage musical signé de deux Allemands, Biber Gullatz et Eckes Malz.
Sur la scène, en renfort des Blacks - Blancs - Beurs, il y a sept membres du corps de ballet de l’opéra local que l’on reconnaît aisément à leur blondeur bavaroise, et aussi, malheureusement, à leur difficulté à s’intégrer dans une entreprise où ceux qui ont « le rythme dans le sang », leur donnent, tout naturellement, une leçon d’énergie. Si j’emploie ce langage un brin persifleur, c’est parce qu’il ne me semble pas que la mayonnaise ait bien pris entre les partenaires. Et c’est bien facile à comprendre : ici, vous avez un lourd Staatstheater, qui emploie six cents personnes dont des danseuses et des danseurs classiques fonctionnaires, nourris au suc d’une telle sécurité de l’emploi que, s’ils tiennent quinze ans, le théâtre n’a plus le droit de les licencier, et qui sont soutenus par une convention collective en béton, là, une compagnie française qui est obligée de travailler pour survivre, qui est de surcroît composée de gens d’origines diverses qu’aucun contrat de longue durée ne protège. Ajoutez à cela le tempérament volcanique des gens du Sud, et vous avez, au fil de la soirée, quelques morceaux de bravoure magnifiques qui montrent à quel point cette compagnie est composée de gens talentueux, et qui en veulent !
Malgré ce talent, et pas seulement à cause du handicap de cette collaboration avec une institution écrasante, je ne crois pas que BLUE LEGEND soit une réussite. L’idée est de raconter l’histoire de la conquête du monde par le blue-jean, inventé par un émigrant juif allemand Lévi Strauss, qui était parti pour vendre des toiles de tente aux chercheurs d’or et qui s’est vite aperçu qu’il fallait inventer un type de pantalon qui convienne aux aventuriers. Au fil et aiguille, si j’ose dire, de ses recherches, il en arriva à l’exemplaire parfait que nous connaissons, qui a séduit d’abord les hommes avant de s’adapter aux femmes qui voulaient garder sur leur cul quelque chose de leurs mecs partis à la guerre, jusqu’à son irruption dans l’univers soviétique, prélude à la fin du communisme dans cette partie du monde. L’ambition du projet est donc de raconter, à travers l’épopée de cet accessoire vestimentaire, l’histoire de l’Amérique et, par extension, du monde, puisque, comme chacun sait, les Américains mettent leur nez partout.
Nous avons donc droit à une série de tableaux, dont l’ordre de succession est chronologique, qui, chacun, sont supposés montrer un épisode de cette ascension du jean. Ici éclatent les limites de la danse : une fois de plus, sans référence au programme, il n’est pas toujours facile de savoir quel est le rapport direct entre le sujet et ce qu’on nous montre. De plus, qui dit danser, dit utiliser chaque seconde après chaque seconde de présence à vue du public avec une certaine gestuelle. Or, trop souvent, il m’a semblé, notamment dans premières scènes, qu’après quelques attitudes signifiantes ou utiles, les danseurs se livraient à des exercices pleins de virtuosité, certes, mais gratuits.
L’entreprise est servie par la technicité du Théâtre de Nuremberg. Le décorateur, familier sans doute de ces grosses machines, s’en est donné à cœur joie. On ne peut pas s’empêcher d’évoquer le réalisme historique stalinien face à certains tableaux et éléments de machines, malheureusement pas plus vrais que nature mais réellement trop vrais. Götz Schwörer ne fait pas confiance à l’imagination des spectateurs. Il montre tout au premier degré.
Alors, me direz-vous, tout est négatif ? Non, car il y a la merveilleuse énergie des Blacks - Blancs - Beurs mise au service d’une technique parfaite. Les quelques numéros performances en solo ou à deux qui parsèment la deuxième partie (car il y a un entracte, tradition germanique oblige), sont magnifiques, quoiqu’ils n’aient pas grand-chose à voir avec le jean. Ces gens-là conduisent de bout en bout avec virtuosité et entrain une machine qui, sans eux, serait peu crédible. Avec eux, revue et corrigée, approfondie, moins « survolante » en superficialité des événements traversés, peut-être davantage infléchie dans le sens d’une distance teintée d’humour, car, ne déconnons pas, choisir une culotte comme poisson pilote pour nous raconter l’histoire de l’humanité, ça ne peut pas ne pas avoir un parfum de canular ; alors, peut-être une deuxième tentative vaudrait-elle la peine d’être tentée.
23.08.95 - Au Festival d’Aurillac. Je n’ai rien écrit depuis que je suis allé à Nuremberg. Flemme ? Lassitude ? Désintérêt ? Détachement ? Pourtant j’ai fait des voyages. J’ai vu des choses, dont certaines auraient mérité d’être commentées. Comme ce « De la Guarda » argentin que j’ai professionnellement visionné à Saint-Herblain, et qui allie harmonieusement la performance acrobatique méprisant la pesanteur à des images d’une incontestable poésie, pour un public debout au centre d’un espace qui l’investit par dessus et tout autour.
Et puis il y a eu la création du PEPLUM, hommage rendu, à sa manière, au centenaire du cinéma par le Royal de Luxe. Dans les arènes de Nîmes, par un temps superbe, j’ai assisté à ce nouveau triomphe de la troupe de Jean-Luc Courcoult, qui recèle effectivement des moments de haute volée. Je retiens la démarche désarticulée des soldats romains, démystification de l’ordre militaire, la superbe maquette de la ville égyptienne et sa destruction, la bataille navale, et puis bien sûr, coincé entre les pyramides, la tête du GÉANT transformé en sphinx. Il y a par instants des moments d’humour, comme l’arrivée des Grecs sur fond de sirtaki. L’histoire racontée elle-même est délirante avec sa banalisation de l’inceste, deux frères se disputant la couche de leur sœur, et de la notion de mort, chacun renaissant de son trépas pour continuer le combat. Cette fois-ci, il y a du texte, beaucoup de texte même, dû, semble-t-il, plus particulièrement à la plume de Pierre Orefice, et un peu trop improvisé par des acteurs dont on aimerait que le langage soit un peu plus châtié. Cette introduction du dialogue verbal n’est pas la meilleure nouveauté de cette dérision de superproduction à la mode de Cinecitta, qui, de toute manière, est moins satisfaisante, dans le même registre, que LA VÉRITABLE HISTOIRE DE FRANCE, le sujet n’étant évidemment pas porteur des mêmes possibilités de contestation. Reste que c’est toujours du grand Royal de Luxe.
On peut craindre cependant qu’après l’extraordinaire succès du GÉANT, ce PEPLUM n’amorce le signe d’une pente descendante. Ne tirons cependant pas des conclusions pessimistes. Tout en se complaisant dans un satisfecit qui a prévu toutes les réponses à toutes les objections, Jean-Luc Courcoult garde, j’en suis sûr, un regard très lucide sur son œuvre et il est certain qu’il sait, quelque part, à quel niveau se situe ce PEPLUM dont l’accouchement de l’idée n’a pas été, au départ, évidente. Je ne crois pas que ce PEPLUM ait correspondu à une nécessité créative. Il s’est incliné devant l’obligation pour son entreprise de sortir un nouveau produit. Il l’a construit en racolant des procédés déjà plus ou moins explorés par lui. Vu sous cet angle, le PEPLUM est une réussite inespérée.
Jean-Luc Courcoult sait que son prochain rêve devra transcender les essais antérieurs. Il y pense, déjà, ce qui est un signe qui ne trompe pas car, après LE GÉANT, il n’avait pas de projet. Au cours d’un dîner à Aurillac, suite à une représentation annulée pour cause d’orage, il a lâché quelques flashs, celui d’un Rhinocéros parcourant les rues d’une ville entouré par des girafes mâchonnant des fleurs. « Il n’y a plus qu’à construire l’histoire »… Il la construira, sans doute avec l’aide de son « poète » Pierre Orefice, dont les appétits d’artiste s’aiguisent, me semble-t-il, ces temps-ci. Est-ce pour lui faire contrepoids que Jean-Luc Courcoult s’est livré à un vibrant éloge de Jean-Marie Songy, avec qui « de grandes aventures », dans le style du Cargo, pourraient être bâties ? J’ai noté dans ma tête ces « réflexions » lâchées dans mon oreille. J’ai demandé en qualité de qui il me faisait ces confidences. C’est parce que, m’a-t-il dit, je suis un « visionnaire ».
Le « Théâtre à la volée » de Michel Crespin connaît auprès des professionnels un succès auquel l’estime pour le fondateur du festival n’est sans doute pas étrangère. Revenant à ses amours de saltimbanque de jeunesse, mais à présent, avec des moyens, Michel Crespin a imaginé une structure foraine un peu comme l’avait fait Nicolas Peskine, (en moins « finie » et surtout sans sièges et à ciel ouvert).
Le public, après avoir été racolé par une parade de foire, est admis à entrer dans une sorte d’arène entourée d’un promenoir et truffée de huit estrades, sur lesquelles des acteurs ringards viendront déclamer de façon aussi traditionnelle que possible des tirades célèbres du répertoire classique. Je ne commenterai pas cette joute oratoire parfois contrariée par des lazzis et qui se veut « vivante ». En vérité, je ne vois pas trop l’intérêt de ce survol culturel qui fait passer le public de L’AVARE à CYRANO et de PHÈDRE à RUY BLAS, pour finir sur une belle envolée due à Koltès. Mais bon, la démarche se veut populaire et s’adresser aux analphabètes de passage dans les rues. Il paraît qu’une première expérience a été faite sous le titre « Théâtre à la volée, Acte 1 », avec des sociétaires de la Comédie-Française posés sur des estrades en pleine Canebière. Ils devaient avoir l’air de pantins à gesticuler ainsi en plein flot de circulation.
Avec « Acte 2 », on enferme les acteurs dans un espace clos et on convie les gens à y entrer moyennant quelques monnaies. Pour cela, un bonimenteur y va, avant l’ouverture des portes, d’un discours que j’ai cru improvisé et qui est en vérité écrit, malheureusement m’a-t-il semblé, sans poésie et en tout cas en termes trop communs pour ne pas dire vulgaires. L’entreprise est hybride, ambiguë de conception, mais l’enthousiasme et l’autosatisfaction de Michel Crespin font plaisir à voir !
Festival d’Aurillac toujours : j’ai revu les CANDIDES de Mauricio Celedon. Toujours le même battage autour du nom de Christian Taguet et la même occultation de celui du metteur en scène, encore qu’il figure, ici, au générique, en même temps que les noms des artistes. Mais quelle merveille que cette théâtralisation masquée des numéros (d’ailleurs superbes) de cirque. C’est avec plaisir que j’ai constaté que, depuis Nanterre, le spectacle, loin de s’être dégradé, s’était affermi. Cela dit, il y a des grincheux qui n’aiment pas la musique. Il y en a qui regrettent « l’excès d’informations communiquées », traduisez : qui préféreraient ne voir qu’une seule performance à la fois, alors que moi, ce qui me plaît, c’est justement que les numéros en soi soient démystifiés par leur juxtaposition ou leur intervention dans un contexte déstabilisateur. C’est en tout cas un très beau, très grand spectacle, auquel le public ne se trompe pas.
Septembre 1995 - Double incursion dans la Flandre Belge. Une première fois à Courtrai pour voir L’OVALIUM de la troupe Victoria. Compagnie estimée. Le Théâtre de la Bastille programme un de ses spectacles en février. Bien sûr, pas celui que j’ai vu puisqu’il s’agit avant tout d’une structure ovale, cernée de rideaux. Une soixantaine de spectateurs maximum restent debout et se tournent alternativement vers des espaces de jeux que découvrent des rideaux entrouverts. Le fil conducteur est assuré par une dame à la mâchoire remarquable, qui essaye de guider les gens avec entrain d’un point à un autre. Ca ne va pas sans une certaine lourdeur, d’autant plus que la dame, néerlandophone de base, fait l’effort de dire son commentaire en français, de façon, disons-le, un peu rocailleuse. J’ai trouvé la structure décevante : OVALIUM, je m’attendais à un investissement total, y compris au-dessus de ma tête. Or pas du tout. Et puis il n’y a pas de thème. Les saynètes montrées ne s’additionnent pas pour me transmettre un quelconque message, même si certaines sont signifiantes isolément. L’une d’entre elles est très remarquable : une fille qui obéit à des ordres proférés impitoyablement pour exécuter des gestes à la longue épuisants. On la sent à la limite du possible et on peut évoquer le mot torture. Là on est vraiment remué. C’est hélas la seule fois. Dans une autre saynète, deux filles font des grimaces. L’une d’elles a beaucoup de talent dans le genre.
La deuxième fois, c’était à Anvers, dans le superbe théâtre rouge de DESINGEL. J’avais été attiré par l’annonce d’un ballet (eh oui !) dont la partition musicale était un arrangement, pour douze accordéons et un soprano, de thèmes de Purcell. On m’affirmait en outre que le metteur en scène, Alain Platel, avait très fortement théâtralisé sa chorégraphie. Effectivement, les douze « danseurs » dansent parfois ensemble, ma foi pas mal quoiqu’on puisse se demander à quoi riment leurs gestes. Le plus souvent ils sont en solo, en duo, habillés en tous les jours dans un environnement qui se veut laid. Deux font des arabesques en patins à roulettes. Certains sont quasi des acrobates. Un garçon d’une douzaine d’années est d’une belle agilité. Et puis il y en a qui restent assis un moment, qui regardent les autres avant de participer. Il n’y a sans doute aucune improvisation dans tout cela, mais il est sûr que chacun suit sa propre voie. Alain Platel le revendique d’ailleurs, qui dit n’avoir donné aux danseurs (dont un non professionnel, mais je n’ai pas détecté lequel) que des premières indications, disons orientations, tous ayant ensuite brodé à leur gré, sauf évidemment quand ils se retrouvent dans des groupes. Cela fait un peu désordre. Heureusement, l’arrangement musical est superbe, très doux et très bien soutenu par la soprano, qui a une fort belle voix. Une autre chanteuse, métis, a aussi un superbe organe. LA TRISTEZA COMPLICE est une production des ballets C. de la B. Il paraît que le Théâtre de la Ville, coproducteur du spectacle, va le présenter un mois durant cet hiver. Et il paraît aussi que Marie Collin, enthousiaste, le veut absolument pour le Festival d’Automne. Décidément, ces gens-là et moi, on n’est pas branchés pareil.
Octobre 1995 - Je n’ai rien eu envie de voir dans la rentrée parisienne. Tout au plus me suis-je laissé sortir un dimanche pour voir, à la requête expresse de Madona Bouglione, un spectacle dont elle a co-signé la paternité avec Valéry Keft : « Sur la route de Sienne ». Une bande sonore très fellinienne guide pendant trois quarts d’heure quelques clowns acrobates avec gaîté. Ils sont neuf. Ils savent tous faire quelque chose, sauf un qui ne sait rien faire, Valéry Keft en personne. Certes, ils sont loin de l’art des QUE… CIR… QUE, CIRQUE ICI et Cirque Baroque. Mais ils sont plaisants.
Malheureusement, la deuxième partie bascule dans une sinistre et chiante histoire de Roméo et Juliette, avec des accents wagnériens et beaucoup d’imagination dépensée pour nous livrer des effets sans originalité. Selon Madona, il paraît que Jean-Claude Collot veut proposer ça aux scènes nationales. Bon courage.
Ce que j’ai écrit ci-dessus ne signifie pas que je n’ai rien vu. D’abord, je suis allée au Mans, où Johann le Guilherm donnait quelques représentations de son CIRQUE ICI. L’aspect nombriliste de son one-man-show l’a moins frappé qu’à Rennes, car j’ai beaucoup plus remarqué ici l’apport des quatre musiciens qui ont beaucoup de présence et sont très intégrés au jeu. Il est frappant au surplus de remarquer que tous ceux qui parlent du spectacle commencent par évoquer les objets mobiles qui meublent les intervalles entre deux performances de l’artiste. Il n’en reste pas moins que son spectacle, très réussi, ne dégage pas comme celui du QUE… CIR…. QUE (que j’ai revu à Lausanne), une atmosphère profonde. Ses exercices sont remarquables. Ceux de Jean-Paul, Emmanuelle et Hyacinthe, créent un climat où l’émotion vient en renfort de la perfection des gestes. On regarde Johann. Eux, on vit leur aventure, Soyons juste. Il y a, je l’ai déjà dit, je le redis, un moment où Johann est immense, c’est dans sa traversée de la piste sur des bouteilles. Le public vit avec lui intensément la difficulté de l’entreprise. Il paraît qu’il réussit parfois le sans-faute. Ce n’a pas été le cas ici comme ce ne l’avait pas été à Rennes. Mais je ne suis pas sûr que ces ratés n’engendrent pas un plus.
Du 12.10 au 20.10.95 - Me voici au Brésil, invité par le festival super snob de Ruth Escobar auquel j’ai vendu PESCE CRUDO, le LEM, et EZILI. En fait d’hôte d’honneur, je voyage sur VARIG jusqu’à Sao Paulo, je suis obligé de débarquer à Rio, où je glande quatre heures avant de monter dans un avion des lignes intérieures qui oublie de débarquer ma valise à Sao Paulo. Je ne la récupérerai que le soir. Entre-temps, je reste en tenue de voyage et suis directement conduit chez Ruth Escobar, qui traitait à la cuisine brésilienne quelques amis. Heureusement, mon chauffeur était pressé, sinon il ne serait pas venu à l’esprit de cette grande dame qu’avant une bonne douche et un petit somme je n’étais pas fort mûr pour une conversation mondaine soutenue. Enfin bref, mon accueil était honnête. Je rengaine donc mes réflexions sur les conditions du voyage.
Beaucoup plus grave que ma valise, la VARIG a aussi égaré celle du LEM, dans laquelle il y a le tutu fait sur mesure de la plus grosse des ballerines, la chef, celle qui n’a pas très bon caractère, mais que je ne peux que plaindre en l’occurrence car il est clair qu’en plus, elle n’a rien à se mettre sur le cul. Cette valise-là, malheureusement, a eu un sort moins heureux que la mienne car elle ne sera pas retrouvée. Jean Jean Couto commandera donc à une couturière locale de réaliser le tutu manquant. Faut-il dire que l’intéressée ne le trouvera pas à son goût. Elle menacera de ne pas jouer. Elle me glissera, à moi, que plus jamais elle ne travaillera avec Svetlana (comme si c’était de sa faute). Finalement, bien sûr, elle assurera.
Je vais vivre au Brésil les deux aspects contraires de mon métier, avec d’un côté un PESCE CRUDO porté par les ailes du succès et baignant dans le bonheur de la découverte d’un pays merveilleusement perçu ; et de l’autre un LEM très mal reçu par la presse et rejeté par Ruth Escobar dans le domaine inférieur des amateurs ! D’une part, un Frédéric lyrique parlant d’un accueil et d’un soutien logistique parfait ; d’autre part une Svetlana certainement mal servie par un plateau aux coulisses trop exiguës et une équipe technique assez peu performante au niveau de l’envie de l’aider. C’est qu’on est ici dans un contexte qui ne se prend pas pour de la merde. Le nom de Ruth Escobar est partout. Tout est payé en Dollars et en cash. Frédéric aurait préféré un chèque, mais non. Il lui a fallu accepter des espèces. Je ne mets pas en doute l’origine très officielle de ces sous. Je pense que ça veut inspirer la confiance dans un pays qui n’a pas très bonne réputation économique. Cela signifie : « Voyez comme je suis puissante, moi, Ruth Escobar ». Et c’est d’autant plus vrai que la monnaie officielle est le Réal, qui vaut un dixième de plus que le Dollar et, pour l’instant, ne sombre pas dans l’inflation. Les prix, en gros, sont ceux de Paris. La banque mondiale doit être contente. Dans les rues, fleurissent les petits commerces tiers-mondistes où chacun vend ce qu’il peut et n’importe quoi, et beaucoup d’artères ressemblent à des souks où l’esprit d’entreprise individuel côtoie la mendicité, l’étalage de ceux qui ont démissionné de la vie. Beaucoup de petits mômes très maigres et très vivaces, des petits « Kids », souvent des sniffeurs de colle, sont les produits à la recherche de la survie du jour même, de ce capitalisme ultra sauvage et violent. Je parle ici de Sao Paulo. Je retrouverai, amplifiée, la même amplitude de différences entre les classes sociales à Salvador, mais corrigée par la chaleur, le soleil, et une certaine joie générale qui fait que même le malheureux qui vous poursuit avec une bricole à la main pour vous la vendre, le fait dans la bonne humeur. Et puis Salvador est au bord d’une mer superbe et, ô surprise, limpide. Sao Paulo est une métropole immense, impossible à déchiffrer vite et qui fait vraiment pauvre et triste, avec un climat tropical qui ne ressemble pas à ce qu’on en imagine, avec beaucoup de pluie, de grisaille, de froid, et surtout, de pollution.
Je n’ai vu qu’une représentation de NEGRABOX. C’était à Sao Paulo. Jusqu’au dernier moment, on pouvait se demander si elle aurait lieu. Il avait beaucoup plu et le ciel restait menaçant. C’est angoissé, que Frédéric, à dix-sept heure, a commencer de débâcher sa précieuse boîte noire. Un public, de toute évidence venu là en connaissance de cause, et même, à la limite, sapé comme pour aller au théâtre, mis au courant du fait qu’il fallait s’amuser à tourner autour de l’engin, a commencé à sortir des abris alentour quand les premiers clapets se sont mis à bouger. Y étaient-ils mêlés des gens de passage, venus là par hasard ? Oui, quelques gosses de la catégorie des sniffeurs, l’un recouvert d’une simple toile écrue dont Frédéric, ravi, a entendu l’exclamation à ses copains : « Regarde, ils sont aussi fous que nous, qui respirons de la colle »… Ou aussi : les trolleybus qui passaient sur un des côtés de la place, avaient tendance à ralentir. Mais ils ne faisaient, les gamins aussi, que passer.
NEGRABOX recèle une incontestable vertu. Après tout, Frédéric Etcheverry et ses compagnons ne nous racontent rien… Rien de logique en tout cas. Ils nous offrent une série d’apparitions avec des gestes insolites parfois relativement acrobatiques. Ils misent sur l’inattendu, le choc, la surprise. L’influence de l’Espagne, introduite dans le groupe par la copine de Frédéric, a provoqué l’apparition d’un tableau rituel qui se veut une dérision de messe, mais, comme toujours, va savoir où commence le blasphème ? De toute manière, ce tableau, pour un coup intelligible, est ce que j’aime le moins. Je le trouve chiant. Je ne suis pas très fanatique non plus des exhibitions « chorégraphiques » de Gloria sur le toit de la boîte, mais elles ont le mérité d’indiquer, en gros, le sens de la marche à suivre. Incontestablement, il y a des temps morts, justifiés sans doute par les besoins de la technique, mais le public les prend en patience. Ils ajoutent presque quelque chose comme un suspense. J’avoue ne rien comprendre aux lettres majuscules qu’on m’exhibe vers la fin mais, n’est-ce pas, gratuité pour gratuité, nous friserions le surréalisme que cette référence ne dérangerait pas Frédéric. Et quant aux beaux masques qui apparaissent à la fin, là encore je ne leur trouve aucune explication mais je les aime… Comme, l’un dans l’autre, j’aime cette exhibition où chacun se raconte, s’il veut, l’histoire qu’il veut, ou pas d’histoire du tout. Peut-être NEGRABOX est-il, quelque part, un révélateur de ce qu’est chacun. Il en est, j’en connais, qui sont incapables d’entrer dans ce système. Ce sont notamment ceux qui croient pouvoir comprendre un spectacle en n’en voyant qu’un moment, les Pros, quoi, dont je dois bien confesser que je suis, parfois ; les trop distanciés.
Comme je l’ai dit plus haut, LE LAC DES CYGNES du LEM se tape ici un bide. Nuançons : la presse est, paraît-il, très mauvaise. Les amis de Ruth Escobar lui ont, paraît-il, tous dit que ce spectacle était indigne de son grand festival. Elle-même, qui en avait vu un quart d’heure, a trouvé que c’était très « amateur ». Bref, le haut du pavé fait clairement la fine bouche et le fait sentir. À la fin des représentations, aucun officiel ne vient dans les loges histoire de dire un petit bonjour. L’idée de donner quelques fleurs aux artistes est à des centaines de kilomètres d’eux. Cela dit, on nous avait dit que la moitié des spectateurs s’était tirée pendant la représentation de GAUDEAMUS. Rien de semblable ne s’est produit pour LE LAC DES CYGNES et il m’a, à moi, semblé que le public prenait plaisir à l’entreprise, même si les réactions étaient rares et constipées, du moins à Sao Paulo, car à Salvador une salle en grande majorité composée de jeunes n’a pas hésité à laisser libre cours à l’expression de ses moments de joie. Cela dit, les grincheux n’ont pas tout à fait tort car Svetlana Petrova se contente de trop peu au niveau du fini technique de ce qu’elle présente. Certes, elle a des excuses. La communication n’était avec des portugaisophones exclusifs. Et puis, il est évident que le théâtre de Ruth Escobar n’est pas, quels que soient ses prétentions, le plus performant que je connaisse question équipement, avec surtout des dégagements trop exigus et une installation sonore médiocre. Mais pour ne parler que de ce dernier détail, je ne sais pas si Svetlana est sourde, ou si elle n’avait pas pris le temps d’écouter ses balances, mais l’agression des décibels à Sao Paulo était pour moi insoutenable. Est-il de surcroît admissible que des boutons sautent des costumes, que des accessoires tombent sur la scène et y restent intempestivement, à moins qu’ils ne soient maladroitement ramassés hors toute notion de jeu. Ajoutez à cela des éclairages approximatifs, avec parfois des artistes cherchant le projecteur, une machine à fumée ne soufflant que d’un seul côté, et c’est vrai que le résultat ne fait pas propre. Il faut bien dire que sous mon œil vigilant et sévère, le montage à Salvador a été beaucoup plus soigné, ce qui a donné une représentation presque (mais seulement presque) sans bavures.
Tout cela étant certain, il y a autre chose qui m’a semblé sauter aux yeux, c’est qu’ici, l’histoire de l’U.R.S.S. est très mal connue, le rôle potiche joué par le ballet de Tchaïkovski pendant les années immobiles n’évoque pour ces publics aucun souvenir. Pour un peu, il faudrait, avant de leur montrer la contestation imaginée par Svetlana Petrova, leur jouer le ballet lui-même, puis, dans une conférence, leur expliquer pourquoi il symbolisait le conservatisme de ce qui s’affichait faussement communiste, et puis aussi, peut-être, dire que les costumes ne sont pas du Cardin ou du Paco Rabanne faits avec des étoffes riches, mais du LEM, « laboratoire expérimental de mode », utilisant des matériaux récupérés parfois même dans les poubelles. Ce sont des choses qui passaient très bien dans le Hangar 5 du Sigma de Bordeaux auprès d’un public très bien informé, mais qui, ici, défient les références, si bien que les gens ne perçoivent que les aspects superficiels du show. D’où un rejet de ceux qui, jadis, vouaient GODOT aux gémonies. Je n’excuse pas les insuffisances de la représentation du LEM et je n’affirmerai pas que la démarche de Svetlana Petrova soit aussi profonde qu’il le faudrait, mais quand Ruth Escobar prononçait avec mépris le mot « amateur », je ne pouvais pas m’empêcher d’évoquer le coup de fil de Mira Traïlovic, il y a beaucoup d’années, à minuit : « André, qu’est-ce que c’est que ce petit spectacle d’amateurs que tu m’as envoyé. Ici, à Belgrade, nous avons les plus grandes choses… » Le discours était le même et l’engueulade du même acabit : il s’agissait de Jérôme Deschamps.
Mais bon, j’écris ces lignes à Salvador après une représentation dans une grande et belle salle très prétentieuse qui m’a semblé bien marcher. Un fax reçu ce 18 annonce que le LEM va rester à Salvador jusqu’au 23, au lieu de repasser par la grisaille de Sao Paulo comme c’était prévu. Langouste à tous les repas et coups de soleil garantis. Les filles, il faut bien le dire, superbes et délurées, de cette équipe sympathique dans la vie, sont ravies de ces vacances. Parfois elles évoquent le temps qu’il doit faire à Saint-Pétersbourg, avec un petit frisson ! « Que demande le peuple ? », comme dit l’autre. Les coupables, s’il y en a, ne sont pas elles mais Svetlana, pour manque de conscience professionnelle, Ruth Escobar pour n’avoir pas visionné ce qu’elle achetait, et moi, pour n’avoir pas senti que cette affaire-là serait difficile au Brésil. Il est vrai que je ne connaissais pas le contexte. Mais si je l’avais connu, il n’est pas certain que j’aurais proposé NEGRABOX ! Alors…
Mon voyage de retour me replonge dans la modestie. La personne qui devait, à treize heure trente, venir me chercher se fait tellement attendre que c’est en taxi à mes frais que je me décide à rallier l’aéroport. Bien m’en prend, car la route est très bouchonnée, et c’est à quinze heure vingt que s’envole l’avion de quinze heure trente. Je ne savais pas ce qui m’attendrait à Sao Paulo où je devais me poser à dix-sept heure quarante-cinq… pour repartir à vingt-trois heure cinquante. J’avais imaginé que Couto, ou Malta, ou même Ruth, auraient voulu me dire quelques mots. Mais non. Mon importance à leurs yeux n’était pas suffisante, sans doute. J’aurais dû, comme Catherine Ribeiro, perdre mon passeport. Ca les aurait motivés. Ils se seraient tous pointés, au risque de laisser en plan d’autres « problèmes ». En fait, je fais mon susceptible mais je ne suis pas mécontent de me retrouver seul dans cet aéroport de Sao Paulo, où il faut vraiment ne pas être trop con pour s’orienter. Peut-être avais-je besoin de ce sas avant de rentrer.
Outre la rigueur de la gestuelle d’accompagnement qu’il a su imprimer à l’ensemble des gymnastes, deux idées qui ne me semblent pouvoir être attribuées qu’à LUI, font de CANDIDES une très intéressante entreprise : 1 / L’idée d’avoir costumé, et surtout masqué les faiseurs de performance, charge celles-ci de signes, voire de signifiance, comme lorsqu’un général à la casquette argentino-chilienne inquiétante dirige martialement les jongleurs. 2 / L’idée aussi d’avoir démystifié LE numéro en SOI, en obligeant les spectateurs, comme chez Barnum jadis, à en voir au moins deux à la fois. Ainsi le rythme devient-il d’enfer. On est entraîné dans un cycle bourré d’inventions, et qu’aucune déperdition d’énergie ne vient atténuer.
On sort de CANDIDES avec l’impression qu’on a assisté VRAIMENT à une remise en espaces du cirque, non pas superficielle mais profonde. Dommage que l’œil des « Candides » sur l’aventure soit trop fugitive, et que surtout il faille trop se creuser la cervelle pour trouver un rapport à Voltaire dans ce jeu. Mais bon ! Un titre n’est qu’un titre. Oublions-le.
11.05.95 - Avec NINA STROMBOLI, Jérôme Savary nous propose un spectacle pour le troisième âge, c’est-à-dire pour tous ceux qui ont été baba-cool en 68 et qui se sont assagis au fil d’une morosité grandissante. Certes, ils font rire un peu tous les publics, ces cinq croulants qui se présentent dans des fauteuils roulant de grabataires avant de se livrer à un come-back qui ne manque pas de gags. Mais la tonalité générale de l’entreprise est mélancolique, à l’usage exclusif de ceux qui se souviennent, voire, plus encore, de ceux qui sont « au parfum », qui savent qui sont Mona, Sylvie, Poisson, Dudu, Maxoche etc… Ces références ne sont pas forcément intéressantes pour tout le monde. Elles alourdissent le rythme d’autant plus qu’elles sont étayées sur un texte qui ne brille pas par son excellence littéraire.
« Alors », me direz-vous, « c’est un échec ? » Il faut nuancer. Le public suisse de la première, (celle après laquelle viennent les coupures qui sont en train de se pratiquer au bar de l’hôtel, tandis que j’écris ces lignes dans ma chambre) a plutôt pris son pied, quoi qu’il ait été un peu trop sollicité d’applaudir. Il y a en deuxième partie un remake de certains numéros, le combat de boxe, la femme congelée qui fait fondre un bloc de glace en trente secondes (l’art de Coco manque nettement), la femme coupée en morceaux, le discours sur la solitude du lapin et sur la mort, plus quelques nouveautés, comme « Le lièvre et la tortue ». Donc, du spectaculaire. Les vieux retirés en Occitanie, qui chantent et dansent la Sardane, sont impayables. Le dur cheminement de Jérôme et Carlos à travers les univers de ce que sont devenus les anciens, Maxime vendeur à la sauvette de Chlore Closet, Dudu enfin devenue femme, petite main dans la couture, Poisson éclairagiste pour des enculeurs de mouches, n’est pas encore au point, mais se fixera. Par contre, j’ai trouvé très insuffisant le strip-tease (qui n’en est pas un) de Vanessa, supposée allécher les cinq quinquagénaires misogynes qui s’engagent « à ne pas toucher », ce qui n’est pas forcément du goût de la jeune femme. Mais bon, bon an mal an, ce discours sur la nostalgie ne manque pas de tonus. Il ne décevra que ceux qui s’attendent à se taper sur les cuisses de rigolade : c’est un spectacle poussiéreux, et qui veut l’être…
Quatre représentations plus tard, le rythme a été à peu près trouvé, et avec lui, l’esprit de l’entreprise. Je peux confirmer que c’est en tous points ce que Savary appelle un « mélodrame ». Les scories du texte ont pour la plupart été gommées. Restent quelques perles « philosophiques » proférées par Savary en allumant une lampe rouge, et quelques dialogues, un peu longs encore me semble-t-il, entre LUI et Vanessa. Les souvenirs le hantent, de toute évidence. Je dois dire qu’à la quatrième, son discours sur la solitude et sur la mort m’a ému. Et puis je dois constater que, comme naguère, la sauce prend. Le public suit Savary dans ces nouveaux adieux qui ne semblent pas cette fois-ci être des adieux à la scène, mais à la vie… En tous cas, à une certaine vie « d’aventure et d’amour ». Le spectacle reflète quelque part, d’ailleurs, de par sa conception même, la contradiction intime entre ce qu’il fut et ce qu’il est. Il y a tout un staff de théâtre national qui a été mis au service d’une « petite » réalisation, un besoin de confort rassurant. La provocation n’est plus au rendez-vous. Mais aurait-elle pu y être ? Quelque part , NINA STROMBOLI est un constat indirect et, peut-être, involontaire, sur l’état du monde.
19.05.95 - Je n’ai gardé aucun souvenir de LA PREMIÈRE NUIT de Dominique Houdart. Au point que je me demande s’il y en eu une, en tout cas, sous ce titre. C’est donc seulement par rapport à LA DEUXIÈME NUIT, très présente par contre à ma mémoire, que je peux me faire une opinion sur cette TROISIÈME NUIT présentée à LA BARBACANE de Beynes.
Le fonctionnement de Dominique Houdart oscille toujours entre une démarche intime très exigeante artistiquement, et un certain opportunisme. Il avait eu l’idée, voyant se développer le marché du théâtre de rue, de faire sortir du castelet le petit personnage à grosse tête qui supportait avec courage les misères du monde, de le multiplier par trois et de l’envoyer se promener au milieu des foules. Ce fut PADOX PARADE, qui n’eut pas le succès qu’il en escomptait ; pour des raisons simples : lâchés sans scénario précis dans la nature, les trois comparses devaient improviser en fonction de l’environnement qu’ils trouvaient. Il y eut des occasions réussies. Il y en eut aussi de moins bonnes. Ce furent malheureusement celles-là que, manque de bol, fréquentèrent les médiateurs importants. Certains de ceux-ci d’ailleurs, qui avaient aimé LA DEUXIÈME NUIT, se refusaient à faire le lien entre les deux entreprises.
Il me semble donc que le dessein de Dominique Houdart a été, précisément, dans cette TROISIÈME NUIT, dont le non texte est toujours signé par Gérard Lépinois, de montrer comment les Padox sont sortis de l’univers du théâtre de figure, pour entrer dans celui où les coups de bâton ne sont plus du guignol. Dans cette version, l’aspect musical, cette fois-ci encore orchestrée à vue par l’étonnant phénomène vocal Jeanne Houdart, est dominant tout au long de la partie manipulée. Le spectacle commence par des fils qui sont tirés les uns après les autres jusqu’à former une sorte d’Union Jack, et qui se révèleront signifier des notes de musique. Le Padox marionnette s’y accrochera, s’y emmêlera, toujours étonné de faire surgir des sons. Piqué au jeu et poursuivant son aventure au gré des ses tailles diverses, il en proférera de toutes sortes, y compris des moins avouables. Mais peu à peu, c’est à sa vraie dimension qu’il accèdera, surgissant du noir où officient les marionnettistes et y retournant, pour finalement en sortir définitivement, multiplié par trois, devenus PADOX prêts à partir dans la rue avec leur bonnes bouilles de demi singes bienveillants, je veux dire, respirant la bonté.
Objectivement, LA TROISIÈME NUIT m’a semblé encore plus réussie que LA DEUXIÈME. Elle est mieux équilibrée, sans temps faibles, parfaitement rythmée. Et tous comptes faits, sans en avoir l’air, elle raconte une histoire, pour ainsi dire celle d’un accouchement. Mais peut-être que je déconne en écrivant ça !
20.05.95 - L’Europe étant à l’ordre du jour, des gens du spectacle cherchent à mieux se connaître d’un pays à l’autre, voire d’une discipline à l’autre, et à faire des choses ensemble. Nous avons eu, entre les Français 4 Litres 12 et les Belges Nicole Mossoux / Patrick Bonté, « Les Sœurs de Sardanapale ». Les Français faisaient du théâtre et les Belges de la danse. Voici à Nuremberg BLUE LEGENDE, « revue chorégraphique », compagnie parisienne BLACK BLANC BEUR, composée, comme son nom l’indique, d’artistes de couleurs différentes. Le spectacle conçu et réalisé par la Française Christine Condun au niveau de la chorégraphie, a été décoré par l’Allemand Götz Schwörer. Il est dansé au son d’un montage musical signé de deux Allemands, Biber Gullatz et Eckes Malz.
Sur la scène, en renfort des Blacks - Blancs - Beurs, il y a sept membres du corps de ballet de l’opéra local que l’on reconnaît aisément à leur blondeur bavaroise, et aussi, malheureusement, à leur difficulté à s’intégrer dans une entreprise où ceux qui ont « le rythme dans le sang », leur donnent, tout naturellement, une leçon d’énergie. Si j’emploie ce langage un brin persifleur, c’est parce qu’il ne me semble pas que la mayonnaise ait bien pris entre les partenaires. Et c’est bien facile à comprendre : ici, vous avez un lourd Staatstheater, qui emploie six cents personnes dont des danseuses et des danseurs classiques fonctionnaires, nourris au suc d’une telle sécurité de l’emploi que, s’ils tiennent quinze ans, le théâtre n’a plus le droit de les licencier, et qui sont soutenus par une convention collective en béton, là, une compagnie française qui est obligée de travailler pour survivre, qui est de surcroît composée de gens d’origines diverses qu’aucun contrat de longue durée ne protège. Ajoutez à cela le tempérament volcanique des gens du Sud, et vous avez, au fil de la soirée, quelques morceaux de bravoure magnifiques qui montrent à quel point cette compagnie est composée de gens talentueux, et qui en veulent !
Malgré ce talent, et pas seulement à cause du handicap de cette collaboration avec une institution écrasante, je ne crois pas que BLUE LEGEND soit une réussite. L’idée est de raconter l’histoire de la conquête du monde par le blue-jean, inventé par un émigrant juif allemand Lévi Strauss, qui était parti pour vendre des toiles de tente aux chercheurs d’or et qui s’est vite aperçu qu’il fallait inventer un type de pantalon qui convienne aux aventuriers. Au fil et aiguille, si j’ose dire, de ses recherches, il en arriva à l’exemplaire parfait que nous connaissons, qui a séduit d’abord les hommes avant de s’adapter aux femmes qui voulaient garder sur leur cul quelque chose de leurs mecs partis à la guerre, jusqu’à son irruption dans l’univers soviétique, prélude à la fin du communisme dans cette partie du monde. L’ambition du projet est donc de raconter, à travers l’épopée de cet accessoire vestimentaire, l’histoire de l’Amérique et, par extension, du monde, puisque, comme chacun sait, les Américains mettent leur nez partout.
Nous avons donc droit à une série de tableaux, dont l’ordre de succession est chronologique, qui, chacun, sont supposés montrer un épisode de cette ascension du jean. Ici éclatent les limites de la danse : une fois de plus, sans référence au programme, il n’est pas toujours facile de savoir quel est le rapport direct entre le sujet et ce qu’on nous montre. De plus, qui dit danser, dit utiliser chaque seconde après chaque seconde de présence à vue du public avec une certaine gestuelle. Or, trop souvent, il m’a semblé, notamment dans premières scènes, qu’après quelques attitudes signifiantes ou utiles, les danseurs se livraient à des exercices pleins de virtuosité, certes, mais gratuits.
L’entreprise est servie par la technicité du Théâtre de Nuremberg. Le décorateur, familier sans doute de ces grosses machines, s’en est donné à cœur joie. On ne peut pas s’empêcher d’évoquer le réalisme historique stalinien face à certains tableaux et éléments de machines, malheureusement pas plus vrais que nature mais réellement trop vrais. Götz Schwörer ne fait pas confiance à l’imagination des spectateurs. Il montre tout au premier degré.
Alors, me direz-vous, tout est négatif ? Non, car il y a la merveilleuse énergie des Blacks - Blancs - Beurs mise au service d’une technique parfaite. Les quelques numéros performances en solo ou à deux qui parsèment la deuxième partie (car il y a un entracte, tradition germanique oblige), sont magnifiques, quoiqu’ils n’aient pas grand-chose à voir avec le jean. Ces gens-là conduisent de bout en bout avec virtuosité et entrain une machine qui, sans eux, serait peu crédible. Avec eux, revue et corrigée, approfondie, moins « survolante » en superficialité des événements traversés, peut-être davantage infléchie dans le sens d’une distance teintée d’humour, car, ne déconnons pas, choisir une culotte comme poisson pilote pour nous raconter l’histoire de l’humanité, ça ne peut pas ne pas avoir un parfum de canular ; alors, peut-être une deuxième tentative vaudrait-elle la peine d’être tentée.
23.08.95 - Au Festival d’Aurillac. Je n’ai rien écrit depuis que je suis allé à Nuremberg. Flemme ? Lassitude ? Désintérêt ? Détachement ? Pourtant j’ai fait des voyages. J’ai vu des choses, dont certaines auraient mérité d’être commentées. Comme ce « De la Guarda » argentin que j’ai professionnellement visionné à Saint-Herblain, et qui allie harmonieusement la performance acrobatique méprisant la pesanteur à des images d’une incontestable poésie, pour un public debout au centre d’un espace qui l’investit par dessus et tout autour.
Et puis il y a eu la création du PEPLUM, hommage rendu, à sa manière, au centenaire du cinéma par le Royal de Luxe. Dans les arènes de Nîmes, par un temps superbe, j’ai assisté à ce nouveau triomphe de la troupe de Jean-Luc Courcoult, qui recèle effectivement des moments de haute volée. Je retiens la démarche désarticulée des soldats romains, démystification de l’ordre militaire, la superbe maquette de la ville égyptienne et sa destruction, la bataille navale, et puis bien sûr, coincé entre les pyramides, la tête du GÉANT transformé en sphinx. Il y a par instants des moments d’humour, comme l’arrivée des Grecs sur fond de sirtaki. L’histoire racontée elle-même est délirante avec sa banalisation de l’inceste, deux frères se disputant la couche de leur sœur, et de la notion de mort, chacun renaissant de son trépas pour continuer le combat. Cette fois-ci, il y a du texte, beaucoup de texte même, dû, semble-t-il, plus particulièrement à la plume de Pierre Orefice, et un peu trop improvisé par des acteurs dont on aimerait que le langage soit un peu plus châtié. Cette introduction du dialogue verbal n’est pas la meilleure nouveauté de cette dérision de superproduction à la mode de Cinecitta, qui, de toute manière, est moins satisfaisante, dans le même registre, que LA VÉRITABLE HISTOIRE DE FRANCE, le sujet n’étant évidemment pas porteur des mêmes possibilités de contestation. Reste que c’est toujours du grand Royal de Luxe.
On peut craindre cependant qu’après l’extraordinaire succès du GÉANT, ce PEPLUM n’amorce le signe d’une pente descendante. Ne tirons cependant pas des conclusions pessimistes. Tout en se complaisant dans un satisfecit qui a prévu toutes les réponses à toutes les objections, Jean-Luc Courcoult garde, j’en suis sûr, un regard très lucide sur son œuvre et il est certain qu’il sait, quelque part, à quel niveau se situe ce PEPLUM dont l’accouchement de l’idée n’a pas été, au départ, évidente. Je ne crois pas que ce PEPLUM ait correspondu à une nécessité créative. Il s’est incliné devant l’obligation pour son entreprise de sortir un nouveau produit. Il l’a construit en racolant des procédés déjà plus ou moins explorés par lui. Vu sous cet angle, le PEPLUM est une réussite inespérée.
Jean-Luc Courcoult sait que son prochain rêve devra transcender les essais antérieurs. Il y pense, déjà, ce qui est un signe qui ne trompe pas car, après LE GÉANT, il n’avait pas de projet. Au cours d’un dîner à Aurillac, suite à une représentation annulée pour cause d’orage, il a lâché quelques flashs, celui d’un Rhinocéros parcourant les rues d’une ville entouré par des girafes mâchonnant des fleurs. « Il n’y a plus qu’à construire l’histoire »… Il la construira, sans doute avec l’aide de son « poète » Pierre Orefice, dont les appétits d’artiste s’aiguisent, me semble-t-il, ces temps-ci. Est-ce pour lui faire contrepoids que Jean-Luc Courcoult s’est livré à un vibrant éloge de Jean-Marie Songy, avec qui « de grandes aventures », dans le style du Cargo, pourraient être bâties ? J’ai noté dans ma tête ces « réflexions » lâchées dans mon oreille. J’ai demandé en qualité de qui il me faisait ces confidences. C’est parce que, m’a-t-il dit, je suis un « visionnaire ».
Le « Théâtre à la volée » de Michel Crespin connaît auprès des professionnels un succès auquel l’estime pour le fondateur du festival n’est sans doute pas étrangère. Revenant à ses amours de saltimbanque de jeunesse, mais à présent, avec des moyens, Michel Crespin a imaginé une structure foraine un peu comme l’avait fait Nicolas Peskine, (en moins « finie » et surtout sans sièges et à ciel ouvert).
Le public, après avoir été racolé par une parade de foire, est admis à entrer dans une sorte d’arène entourée d’un promenoir et truffée de huit estrades, sur lesquelles des acteurs ringards viendront déclamer de façon aussi traditionnelle que possible des tirades célèbres du répertoire classique. Je ne commenterai pas cette joute oratoire parfois contrariée par des lazzis et qui se veut « vivante ». En vérité, je ne vois pas trop l’intérêt de ce survol culturel qui fait passer le public de L’AVARE à CYRANO et de PHÈDRE à RUY BLAS, pour finir sur une belle envolée due à Koltès. Mais bon, la démarche se veut populaire et s’adresser aux analphabètes de passage dans les rues. Il paraît qu’une première expérience a été faite sous le titre « Théâtre à la volée, Acte 1 », avec des sociétaires de la Comédie-Française posés sur des estrades en pleine Canebière. Ils devaient avoir l’air de pantins à gesticuler ainsi en plein flot de circulation.
Avec « Acte 2 », on enferme les acteurs dans un espace clos et on convie les gens à y entrer moyennant quelques monnaies. Pour cela, un bonimenteur y va, avant l’ouverture des portes, d’un discours que j’ai cru improvisé et qui est en vérité écrit, malheureusement m’a-t-il semblé, sans poésie et en tout cas en termes trop communs pour ne pas dire vulgaires. L’entreprise est hybride, ambiguë de conception, mais l’enthousiasme et l’autosatisfaction de Michel Crespin font plaisir à voir !
Festival d’Aurillac toujours : j’ai revu les CANDIDES de Mauricio Celedon. Toujours le même battage autour du nom de Christian Taguet et la même occultation de celui du metteur en scène, encore qu’il figure, ici, au générique, en même temps que les noms des artistes. Mais quelle merveille que cette théâtralisation masquée des numéros (d’ailleurs superbes) de cirque. C’est avec plaisir que j’ai constaté que, depuis Nanterre, le spectacle, loin de s’être dégradé, s’était affermi. Cela dit, il y a des grincheux qui n’aiment pas la musique. Il y en a qui regrettent « l’excès d’informations communiquées », traduisez : qui préféreraient ne voir qu’une seule performance à la fois, alors que moi, ce qui me plaît, c’est justement que les numéros en soi soient démystifiés par leur juxtaposition ou leur intervention dans un contexte déstabilisateur. C’est en tout cas un très beau, très grand spectacle, auquel le public ne se trompe pas.
Septembre 1995 - Double incursion dans la Flandre Belge. Une première fois à Courtrai pour voir L’OVALIUM de la troupe Victoria. Compagnie estimée. Le Théâtre de la Bastille programme un de ses spectacles en février. Bien sûr, pas celui que j’ai vu puisqu’il s’agit avant tout d’une structure ovale, cernée de rideaux. Une soixantaine de spectateurs maximum restent debout et se tournent alternativement vers des espaces de jeux que découvrent des rideaux entrouverts. Le fil conducteur est assuré par une dame à la mâchoire remarquable, qui essaye de guider les gens avec entrain d’un point à un autre. Ca ne va pas sans une certaine lourdeur, d’autant plus que la dame, néerlandophone de base, fait l’effort de dire son commentaire en français, de façon, disons-le, un peu rocailleuse. J’ai trouvé la structure décevante : OVALIUM, je m’attendais à un investissement total, y compris au-dessus de ma tête. Or pas du tout. Et puis il n’y a pas de thème. Les saynètes montrées ne s’additionnent pas pour me transmettre un quelconque message, même si certaines sont signifiantes isolément. L’une d’entre elles est très remarquable : une fille qui obéit à des ordres proférés impitoyablement pour exécuter des gestes à la longue épuisants. On la sent à la limite du possible et on peut évoquer le mot torture. Là on est vraiment remué. C’est hélas la seule fois. Dans une autre saynète, deux filles font des grimaces. L’une d’elles a beaucoup de talent dans le genre.
La deuxième fois, c’était à Anvers, dans le superbe théâtre rouge de DESINGEL. J’avais été attiré par l’annonce d’un ballet (eh oui !) dont la partition musicale était un arrangement, pour douze accordéons et un soprano, de thèmes de Purcell. On m’affirmait en outre que le metteur en scène, Alain Platel, avait très fortement théâtralisé sa chorégraphie. Effectivement, les douze « danseurs » dansent parfois ensemble, ma foi pas mal quoiqu’on puisse se demander à quoi riment leurs gestes. Le plus souvent ils sont en solo, en duo, habillés en tous les jours dans un environnement qui se veut laid. Deux font des arabesques en patins à roulettes. Certains sont quasi des acrobates. Un garçon d’une douzaine d’années est d’une belle agilité. Et puis il y en a qui restent assis un moment, qui regardent les autres avant de participer. Il n’y a sans doute aucune improvisation dans tout cela, mais il est sûr que chacun suit sa propre voie. Alain Platel le revendique d’ailleurs, qui dit n’avoir donné aux danseurs (dont un non professionnel, mais je n’ai pas détecté lequel) que des premières indications, disons orientations, tous ayant ensuite brodé à leur gré, sauf évidemment quand ils se retrouvent dans des groupes. Cela fait un peu désordre. Heureusement, l’arrangement musical est superbe, très doux et très bien soutenu par la soprano, qui a une fort belle voix. Une autre chanteuse, métis, a aussi un superbe organe. LA TRISTEZA COMPLICE est une production des ballets C. de la B. Il paraît que le Théâtre de la Ville, coproducteur du spectacle, va le présenter un mois durant cet hiver. Et il paraît aussi que Marie Collin, enthousiaste, le veut absolument pour le Festival d’Automne. Décidément, ces gens-là et moi, on n’est pas branchés pareil.
Octobre 1995 - Je n’ai rien eu envie de voir dans la rentrée parisienne. Tout au plus me suis-je laissé sortir un dimanche pour voir, à la requête expresse de Madona Bouglione, un spectacle dont elle a co-signé la paternité avec Valéry Keft : « Sur la route de Sienne ». Une bande sonore très fellinienne guide pendant trois quarts d’heure quelques clowns acrobates avec gaîté. Ils sont neuf. Ils savent tous faire quelque chose, sauf un qui ne sait rien faire, Valéry Keft en personne. Certes, ils sont loin de l’art des QUE… CIR… QUE, CIRQUE ICI et Cirque Baroque. Mais ils sont plaisants.
Malheureusement, la deuxième partie bascule dans une sinistre et chiante histoire de Roméo et Juliette, avec des accents wagnériens et beaucoup d’imagination dépensée pour nous livrer des effets sans originalité. Selon Madona, il paraît que Jean-Claude Collot veut proposer ça aux scènes nationales. Bon courage.
Ce que j’ai écrit ci-dessus ne signifie pas que je n’ai rien vu. D’abord, je suis allée au Mans, où Johann le Guilherm donnait quelques représentations de son CIRQUE ICI. L’aspect nombriliste de son one-man-show l’a moins frappé qu’à Rennes, car j’ai beaucoup plus remarqué ici l’apport des quatre musiciens qui ont beaucoup de présence et sont très intégrés au jeu. Il est frappant au surplus de remarquer que tous ceux qui parlent du spectacle commencent par évoquer les objets mobiles qui meublent les intervalles entre deux performances de l’artiste. Il n’en reste pas moins que son spectacle, très réussi, ne dégage pas comme celui du QUE… CIR…. QUE (que j’ai revu à Lausanne), une atmosphère profonde. Ses exercices sont remarquables. Ceux de Jean-Paul, Emmanuelle et Hyacinthe, créent un climat où l’émotion vient en renfort de la perfection des gestes. On regarde Johann. Eux, on vit leur aventure, Soyons juste. Il y a, je l’ai déjà dit, je le redis, un moment où Johann est immense, c’est dans sa traversée de la piste sur des bouteilles. Le public vit avec lui intensément la difficulté de l’entreprise. Il paraît qu’il réussit parfois le sans-faute. Ce n’a pas été le cas ici comme ce ne l’avait pas été à Rennes. Mais je ne suis pas sûr que ces ratés n’engendrent pas un plus.
Du 12.10 au 20.10.95 - Me voici au Brésil, invité par le festival super snob de Ruth Escobar auquel j’ai vendu PESCE CRUDO, le LEM, et EZILI. En fait d’hôte d’honneur, je voyage sur VARIG jusqu’à Sao Paulo, je suis obligé de débarquer à Rio, où je glande quatre heures avant de monter dans un avion des lignes intérieures qui oublie de débarquer ma valise à Sao Paulo. Je ne la récupérerai que le soir. Entre-temps, je reste en tenue de voyage et suis directement conduit chez Ruth Escobar, qui traitait à la cuisine brésilienne quelques amis. Heureusement, mon chauffeur était pressé, sinon il ne serait pas venu à l’esprit de cette grande dame qu’avant une bonne douche et un petit somme je n’étais pas fort mûr pour une conversation mondaine soutenue. Enfin bref, mon accueil était honnête. Je rengaine donc mes réflexions sur les conditions du voyage.
Beaucoup plus grave que ma valise, la VARIG a aussi égaré celle du LEM, dans laquelle il y a le tutu fait sur mesure de la plus grosse des ballerines, la chef, celle qui n’a pas très bon caractère, mais que je ne peux que plaindre en l’occurrence car il est clair qu’en plus, elle n’a rien à se mettre sur le cul. Cette valise-là, malheureusement, a eu un sort moins heureux que la mienne car elle ne sera pas retrouvée. Jean Jean Couto commandera donc à une couturière locale de réaliser le tutu manquant. Faut-il dire que l’intéressée ne le trouvera pas à son goût. Elle menacera de ne pas jouer. Elle me glissera, à moi, que plus jamais elle ne travaillera avec Svetlana (comme si c’était de sa faute). Finalement, bien sûr, elle assurera.
Je vais vivre au Brésil les deux aspects contraires de mon métier, avec d’un côté un PESCE CRUDO porté par les ailes du succès et baignant dans le bonheur de la découverte d’un pays merveilleusement perçu ; et de l’autre un LEM très mal reçu par la presse et rejeté par Ruth Escobar dans le domaine inférieur des amateurs ! D’une part, un Frédéric lyrique parlant d’un accueil et d’un soutien logistique parfait ; d’autre part une Svetlana certainement mal servie par un plateau aux coulisses trop exiguës et une équipe technique assez peu performante au niveau de l’envie de l’aider. C’est qu’on est ici dans un contexte qui ne se prend pas pour de la merde. Le nom de Ruth Escobar est partout. Tout est payé en Dollars et en cash. Frédéric aurait préféré un chèque, mais non. Il lui a fallu accepter des espèces. Je ne mets pas en doute l’origine très officielle de ces sous. Je pense que ça veut inspirer la confiance dans un pays qui n’a pas très bonne réputation économique. Cela signifie : « Voyez comme je suis puissante, moi, Ruth Escobar ». Et c’est d’autant plus vrai que la monnaie officielle est le Réal, qui vaut un dixième de plus que le Dollar et, pour l’instant, ne sombre pas dans l’inflation. Les prix, en gros, sont ceux de Paris. La banque mondiale doit être contente. Dans les rues, fleurissent les petits commerces tiers-mondistes où chacun vend ce qu’il peut et n’importe quoi, et beaucoup d’artères ressemblent à des souks où l’esprit d’entreprise individuel côtoie la mendicité, l’étalage de ceux qui ont démissionné de la vie. Beaucoup de petits mômes très maigres et très vivaces, des petits « Kids », souvent des sniffeurs de colle, sont les produits à la recherche de la survie du jour même, de ce capitalisme ultra sauvage et violent. Je parle ici de Sao Paulo. Je retrouverai, amplifiée, la même amplitude de différences entre les classes sociales à Salvador, mais corrigée par la chaleur, le soleil, et une certaine joie générale qui fait que même le malheureux qui vous poursuit avec une bricole à la main pour vous la vendre, le fait dans la bonne humeur. Et puis Salvador est au bord d’une mer superbe et, ô surprise, limpide. Sao Paulo est une métropole immense, impossible à déchiffrer vite et qui fait vraiment pauvre et triste, avec un climat tropical qui ne ressemble pas à ce qu’on en imagine, avec beaucoup de pluie, de grisaille, de froid, et surtout, de pollution.
Je n’ai vu qu’une représentation de NEGRABOX. C’était à Sao Paulo. Jusqu’au dernier moment, on pouvait se demander si elle aurait lieu. Il avait beaucoup plu et le ciel restait menaçant. C’est angoissé, que Frédéric, à dix-sept heure, a commencer de débâcher sa précieuse boîte noire. Un public, de toute évidence venu là en connaissance de cause, et même, à la limite, sapé comme pour aller au théâtre, mis au courant du fait qu’il fallait s’amuser à tourner autour de l’engin, a commencé à sortir des abris alentour quand les premiers clapets se sont mis à bouger. Y étaient-ils mêlés des gens de passage, venus là par hasard ? Oui, quelques gosses de la catégorie des sniffeurs, l’un recouvert d’une simple toile écrue dont Frédéric, ravi, a entendu l’exclamation à ses copains : « Regarde, ils sont aussi fous que nous, qui respirons de la colle »… Ou aussi : les trolleybus qui passaient sur un des côtés de la place, avaient tendance à ralentir. Mais ils ne faisaient, les gamins aussi, que passer.
NEGRABOX recèle une incontestable vertu. Après tout, Frédéric Etcheverry et ses compagnons ne nous racontent rien… Rien de logique en tout cas. Ils nous offrent une série d’apparitions avec des gestes insolites parfois relativement acrobatiques. Ils misent sur l’inattendu, le choc, la surprise. L’influence de l’Espagne, introduite dans le groupe par la copine de Frédéric, a provoqué l’apparition d’un tableau rituel qui se veut une dérision de messe, mais, comme toujours, va savoir où commence le blasphème ? De toute manière, ce tableau, pour un coup intelligible, est ce que j’aime le moins. Je le trouve chiant. Je ne suis pas très fanatique non plus des exhibitions « chorégraphiques » de Gloria sur le toit de la boîte, mais elles ont le mérité d’indiquer, en gros, le sens de la marche à suivre. Incontestablement, il y a des temps morts, justifiés sans doute par les besoins de la technique, mais le public les prend en patience. Ils ajoutent presque quelque chose comme un suspense. J’avoue ne rien comprendre aux lettres majuscules qu’on m’exhibe vers la fin mais, n’est-ce pas, gratuité pour gratuité, nous friserions le surréalisme que cette référence ne dérangerait pas Frédéric. Et quant aux beaux masques qui apparaissent à la fin, là encore je ne leur trouve aucune explication mais je les aime… Comme, l’un dans l’autre, j’aime cette exhibition où chacun se raconte, s’il veut, l’histoire qu’il veut, ou pas d’histoire du tout. Peut-être NEGRABOX est-il, quelque part, un révélateur de ce qu’est chacun. Il en est, j’en connais, qui sont incapables d’entrer dans ce système. Ce sont notamment ceux qui croient pouvoir comprendre un spectacle en n’en voyant qu’un moment, les Pros, quoi, dont je dois bien confesser que je suis, parfois ; les trop distanciés.
Comme je l’ai dit plus haut, LE LAC DES CYGNES du LEM se tape ici un bide. Nuançons : la presse est, paraît-il, très mauvaise. Les amis de Ruth Escobar lui ont, paraît-il, tous dit que ce spectacle était indigne de son grand festival. Elle-même, qui en avait vu un quart d’heure, a trouvé que c’était très « amateur ». Bref, le haut du pavé fait clairement la fine bouche et le fait sentir. À la fin des représentations, aucun officiel ne vient dans les loges histoire de dire un petit bonjour. L’idée de donner quelques fleurs aux artistes est à des centaines de kilomètres d’eux. Cela dit, on nous avait dit que la moitié des spectateurs s’était tirée pendant la représentation de GAUDEAMUS. Rien de semblable ne s’est produit pour LE LAC DES CYGNES et il m’a, à moi, semblé que le public prenait plaisir à l’entreprise, même si les réactions étaient rares et constipées, du moins à Sao Paulo, car à Salvador une salle en grande majorité composée de jeunes n’a pas hésité à laisser libre cours à l’expression de ses moments de joie. Cela dit, les grincheux n’ont pas tout à fait tort car Svetlana Petrova se contente de trop peu au niveau du fini technique de ce qu’elle présente. Certes, elle a des excuses. La communication n’était avec des portugaisophones exclusifs. Et puis, il est évident que le théâtre de Ruth Escobar n’est pas, quels que soient ses prétentions, le plus performant que je connaisse question équipement, avec surtout des dégagements trop exigus et une installation sonore médiocre. Mais pour ne parler que de ce dernier détail, je ne sais pas si Svetlana est sourde, ou si elle n’avait pas pris le temps d’écouter ses balances, mais l’agression des décibels à Sao Paulo était pour moi insoutenable. Est-il de surcroît admissible que des boutons sautent des costumes, que des accessoires tombent sur la scène et y restent intempestivement, à moins qu’ils ne soient maladroitement ramassés hors toute notion de jeu. Ajoutez à cela des éclairages approximatifs, avec parfois des artistes cherchant le projecteur, une machine à fumée ne soufflant que d’un seul côté, et c’est vrai que le résultat ne fait pas propre. Il faut bien dire que sous mon œil vigilant et sévère, le montage à Salvador a été beaucoup plus soigné, ce qui a donné une représentation presque (mais seulement presque) sans bavures.
Tout cela étant certain, il y a autre chose qui m’a semblé sauter aux yeux, c’est qu’ici, l’histoire de l’U.R.S.S. est très mal connue, le rôle potiche joué par le ballet de Tchaïkovski pendant les années immobiles n’évoque pour ces publics aucun souvenir. Pour un peu, il faudrait, avant de leur montrer la contestation imaginée par Svetlana Petrova, leur jouer le ballet lui-même, puis, dans une conférence, leur expliquer pourquoi il symbolisait le conservatisme de ce qui s’affichait faussement communiste, et puis aussi, peut-être, dire que les costumes ne sont pas du Cardin ou du Paco Rabanne faits avec des étoffes riches, mais du LEM, « laboratoire expérimental de mode », utilisant des matériaux récupérés parfois même dans les poubelles. Ce sont des choses qui passaient très bien dans le Hangar 5 du Sigma de Bordeaux auprès d’un public très bien informé, mais qui, ici, défient les références, si bien que les gens ne perçoivent que les aspects superficiels du show. D’où un rejet de ceux qui, jadis, vouaient GODOT aux gémonies. Je n’excuse pas les insuffisances de la représentation du LEM et je n’affirmerai pas que la démarche de Svetlana Petrova soit aussi profonde qu’il le faudrait, mais quand Ruth Escobar prononçait avec mépris le mot « amateur », je ne pouvais pas m’empêcher d’évoquer le coup de fil de Mira Traïlovic, il y a beaucoup d’années, à minuit : « André, qu’est-ce que c’est que ce petit spectacle d’amateurs que tu m’as envoyé. Ici, à Belgrade, nous avons les plus grandes choses… » Le discours était le même et l’engueulade du même acabit : il s’agissait de Jérôme Deschamps.
Mais bon, j’écris ces lignes à Salvador après une représentation dans une grande et belle salle très prétentieuse qui m’a semblé bien marcher. Un fax reçu ce 18 annonce que le LEM va rester à Salvador jusqu’au 23, au lieu de repasser par la grisaille de Sao Paulo comme c’était prévu. Langouste à tous les repas et coups de soleil garantis. Les filles, il faut bien le dire, superbes et délurées, de cette équipe sympathique dans la vie, sont ravies de ces vacances. Parfois elles évoquent le temps qu’il doit faire à Saint-Pétersbourg, avec un petit frisson ! « Que demande le peuple ? », comme dit l’autre. Les coupables, s’il y en a, ne sont pas elles mais Svetlana, pour manque de conscience professionnelle, Ruth Escobar pour n’avoir pas visionné ce qu’elle achetait, et moi, pour n’avoir pas senti que cette affaire-là serait difficile au Brésil. Il est vrai que je ne connaissais pas le contexte. Mais si je l’avais connu, il n’est pas certain que j’aurais proposé NEGRABOX ! Alors…
Mon voyage de retour me replonge dans la modestie. La personne qui devait, à treize heure trente, venir me chercher se fait tellement attendre que c’est en taxi à mes frais que je me décide à rallier l’aéroport. Bien m’en prend, car la route est très bouchonnée, et c’est à quinze heure vingt que s’envole l’avion de quinze heure trente. Je ne savais pas ce qui m’attendrait à Sao Paulo où je devais me poser à dix-sept heure quarante-cinq… pour repartir à vingt-trois heure cinquante. J’avais imaginé que Couto, ou Malta, ou même Ruth, auraient voulu me dire quelques mots. Mais non. Mon importance à leurs yeux n’était pas suffisante, sans doute. J’aurais dû, comme Catherine Ribeiro, perdre mon passeport. Ca les aurait motivés. Ils se seraient tous pointés, au risque de laisser en plan d’autres « problèmes ». En fait, je fais mon susceptible mais je ne suis pas mécontent de me retrouver seul dans cet aéroport de Sao Paulo, où il faut vraiment ne pas être trop con pour s’orienter. Peut-être avais-je besoin de ce sas avant de rentrer.