Du 13 août 1994 au 12 janvier 1995
13 et 14.08.94 - Cette année j’ai décidément la bougeotte. Sortir de mes chaussons à vingt heure pour aller voir un spectacle à Paris, c’est devenu pour moi une épreuve. Entendez bien que l’épreuve, c’est le fait de prendre la décision de sortir de mon confort, car, quand je suis dehors, ça va très bien et je dors plutôt moins aux spectacles qu’il y a quelques années. Par contre, monter dans un train, un avion, même la voiture de Monique Bertin (pour aller à Chinon), ou un autocar (comme hier pour aller à Neerpelt), ça ne me coûte aucun effort, et je le fais bien volontiers.
Neerpelt est une petite localité de la Belgique Flamande, qui organise chaque année un festival de théâtre de rues intitulé Theater Op de Markt. C’est le coin de la Flandre propre, aux frontières de la Hollande, là où les gens imposent aux étrangers l’usage d’une langue dont ils sont jaloux, et qui pourtant n’a rien d’harmonieux. C’est pitié que de voir des petits mômes exprimer leurs états d’âme de bambins dans cet idiome abrupt.
Mais bon, la province de Limbourg organise dans ce gros bourg, chaque année, un festival de rues et il est très bien organisé.
Quatre soirs de suite, il commence à dix-neuf heure. Une demi-heure avant, la ville est un désert et, tout à coup, à l’heure dite, des flots de badauds l’investissent et vont tranquillement d’un événement à l’autre, chaque performance étant programmée selon un horaire rigoureux.
Cela m’a donné l’occasion de revoir la NEGRABOX de PESCE CRUDO. C’est maintenant un spectacle bien structuré, dont le rythme est soutenu par les claquements ordonnés des clapets, et dont les mouvements de la foule sont orientés par la présence fréquente sur la plateforme du haut, de Gloria, dont je n’aime pas trop les mimiques expressionnistes échevelées ni d’une façon générale la gestuelle, mais qui, quelque part, est devenue la ponctuation du jeu rien qu’en se tournant, souvent en simple indication, vers là ou là vont apparaître des têtes et des surprises. Chacun se fait son propre rébus, et c’est incontestablement quelque chose de très fort qui se dégage de l’ensemble.
Le MALASANGRE du Teatro del Silencio était, lui, programmé dans une prairie, à l’ombre de grands arbres jouxtant un canal. Le temps s’étant mis au frais, c’est en grelottant que six cents spectateurs ont, à vingt-deux heure, regardé sagement le flash-back sur sa vie de Rimbaud mourant, évoquant en un rêve para dansé sa vie d’enfant avide de lire, de poète inspiré et d’aventurier parfois douteux, à l’ombre d’une mère castratrice.
En vérité, c’est surtout la performance qu’on admire, cette façon qu’ont les protagonistes d’exprimer leurs sentiments à travers des démarches et des attitudes, selon des règles dont on connaît bien les maîtres.
L’étonnement éprouvé il y a deux ans s’est estompé, et je comprends mieux aujourd’hui que certains trouvent le procédé trop systématique. On a un peu envie, après TACA TACA, en revoyant cette première entreprise, de dire que Mauricio Celedon a trouvé un truc, et qu’il n’en sort pas. Ce qui est formidable, dans son système, c’est tout ce qui est mouvements d’ensemble, ici, les déplacements du roi éthiopien et le scène de la Commune de Paris. Mais les arrêts sur des personnages isolés sont souvent un peu longuets, trop appuyés. Et puis l’imagerie, il faut bien le dire, est parfois simpliste, voire quasi folklorique touristique, comme par exemple la traversée de l’espace-jeu par une figurine orientale conventionnelle pour signifier les voyages du héros. Verlaine, réduit à un ivrogne distillant des mauvais conseils, m’a paru aussi trop caricaturé.
Charmantes par contre pour nos oreilles françaises, sont les utilisations signifiantes de mélodies populaires comme « Le Temps des Cerises » ou « Il était un petit navire » avec quelques notes de « Douce France ». N’oublions pas que ce spectacle nous arrive de l’autre bout du monde, et que c’est la musique qui mène l’intégralité du jeu. On pourrait presque imaginer, en l’entendant, quelle posture aura le personnage correspondant à l’audition de certaines notes, puisque chacun a son motif. Le procédé se retrouve dans TACA TACA. Là encore tout est systématique. Ne faudrait-il pas que Mauricio mette, dans son prochain spectacle, son goût de l’ordre bien structuré en danger ? Sinon, les mauvaises langues ne manqueront pas de dire « encore ». Mais pourra-t-il, voudra-t-il, saura-t-il digérer l’enseignement qu’il a reçu des Mnouchkine, Decroux, Marceau, pour nous régurgiter un Mauricio Celedon complètement original, oscillant selon ses propres dogmes dans un monde à lui entre la danse, le mime et le théâtre ? Peut-être en oubliant l’expressionnisme.
Il veut s’attaquer à Artaud. L’auteur du « Théâtre et son Double » l’inspirera peut-être. Lors d’une conversation de bistrot avec Frédéric Etcheverry (Pesce-Crudo), ils me donnaient l’impression, tous les deux, d’être en train d’« inventer » le Surréalisme. L’opium d’Artaud pourrait (mais ce n’est pas moi qui ferai le spectacle) suggérer un dépassement de l’expressionnisme qui devrait, peut-être, partir d’une transcendance des maquillages et des costumes, mais aussi, surtout sans doute, d’une recherche sur la forme musicale conduisant un jeu dépassé… Ce que j’écris là me rappelle l’anecdote de la servante de Beethoven, en panne d’inspiration au moment d’écrire la Cinquième Symphonie : « Pomme Pomme Pomme Pomme », lui dit-elle : « Allez brode ! ». De quoi me mêlé-je ?
François Gaspard Abou Salem et sa mère Francine Gaspard ont écrit ensemble une pièce au titre médiatique : « JERICHO ANNÉE ZÉRO ». Le discours n’apporte guère d’informations nouvelles sur les positions respectives, Palestiniens d’un côté, que l’octroi par Israël de quelques arpents de leur terre ne satisfait pas, et qui sont déchirés à l’intérieur d’une même famille entre ceux (celles surtout) qui veulent caresser cette paix, fragile comme « on nourrit un petit enfant pour le faire grandir », et les Juifs, qui ne paraissent pas physiquement sur la scène, mais qui sont présentés d’une façon totalement manichéenne comme le grand méchant loup, ce qu’ils sont sûrement aux yeux de ce peuple, et d’ailleurs certainement aussi objectivement, sauf que le pourquoi de cette aberration n’est pas explicitée et que la seule solution valable, qui serait celle d’une cohabitation sans rapport de force au profit d’une des parties, n’est pas envisagée. Donc, rien de novateur dans cette description d’une famille arabe délicieusement pavée de bons sentiments.
Un rôle semble avoir été écrit spécialement pour une actrice occidentale puisqu’une certaine Betty, aide-soignante en vacances, se trouve coincée par les événements, et très bien dépannée par ces braves gens. Elle sera entraînée par le fils pour lequel elle aura visiblement un penchant, (consommé sans doute, mais la pièce est pudique, ça reste dans le vague), dans une aventure de guérilla et elle sera déçue, à la façon petite-bourgeoise, quand elle s’apercevra qu’elle n’a, (peut-être) été qu’un moyen pour le résistant de pénétrer dans un camp où il espérait trouver des bombes. On croit qu’il ne les trouve pas, mais comme il saute à la fin, ce n’était, si ça se trouve, qu’une feinte.
La jeunesse supporte mal, apparemment, ces accords de paix qui ont pour conséquence qu’ils doivent accepter d’être « pardonnés » pour des actes qu’ils ont commis en les estimant justes. Ce sont des entêtements qui prolongent les conflits. Mais attention, en écrivant cela, je n’excuse pas les autres. Au nom de quoi, bon Dieu, s’estiment-ils les détenteurs de la seule vérité vertueuse ?
Bref voilà, la pièce a le mérité de se situer à un moment où le Monde croit à une issue bénie oui - oui, Arafat - Rabin, et où elle montre qu’il n’en est rien. Cet ancrage dans l’actualité immédiate justifierait qu’elle soit montée d’urgence. Mais je ne suis pas sûr que son style, souvent trop phrasé pour du théâtre ou pas assez poétique, et sa forme, très conventionnelle, ne l’imposent aux médiateurs comme indispensable. Ah, si Genêt avait écrit sur ce thème…
11.11.94 - Est-ce que ce sera mon dernier carnet ? Vous le voyez, je l’ai choisi grand. Ca me donne l’impression qu’il me reste du temps à vivre.
D’autant plus que mes réflexions sur le théâtre ont tendance à se clairsemer. Je n’écris plus sur tout ce que je vois et je suis loin de voir tout ce qu’il faudrait voir pour être « au courant ». En vérité quand je regarde derrière moi, je vois que j’ai écrit beaucoup de choses inutiles. Je vois surtout que mes systèmes de référence se sont effondrés.
Cela me frappait très violemment hier soir, À Bordeaux, où le SIGMA a demandé à Jérôme Savary de faire, à l’occasion trentième anniversaire de ce festival qui fut un prodigieux découvreur, une présentation « lecture-spectacle » de NINA STROMBOLI, qui sera en fait créé dans six mois.
NINA STROMBOLI, c’est une évocation nostalgique de ce que fut le GRAND MAGIC CIRCUS. Ils sont cinq ringards atteints par la cinquantaine, le nain Carlos, Michel Dussarat, Alain Poisson, Maxime Lombard et Savary lui-même. Ils se sont retirés des voitures, mais sont rattrapés par l’envie de repartir sur les routes. Ils le font sous le titre « MAGIC CIRCUS OLD STARS ». À la fin, ils se demandent si ça a été une bonne idée et ils concluent que non.
En assistant à cette évocation animée de ce qui fut une grande troupe, je me faisais réflexion qu’on ne redevient jamais ce qu’on a été. J’évoquais la représentation dans ce même Bordeaux, il y a justement vingt-deux ans, d’un ROBINSON absolument pas prêt, dont je ne me rappelle RIEN, et pourtant, c’est un souvenir inoubliable. Celle que j’ai vue hier ne laissera rien de semblable. Remarquez bien qu’on rit pas mal, mais avec l’impression que les quelques numéros du passé qui sont repris ici, surgissent de la poussière et se sont mal époussetés. On avait d’ailleurs l’impression, à mesure que Jérôme lisait son texte, il en mesurait le côté bavardage à usage interne.
L’anecdote des cinq quinquagénaires courant après la carotte d’une jeune strip-teaseuse qui les allume, et qui décident de la conquérir à travers l’exhibition de leurs morceaux de bravoure d’hier, est un bon fil conducteur. Mais tout le parcours qui précède cette mise en route est interminable et n’intéresse guère. Je suis certain que le grand professionnel Savary en coupera les trois quarts, et que le spectacle qu’il nous sortira dans six mois sera équilibré. Mais je suis certain aussi qu’il ne retrouvera pas la vigueur subversive, ni la santé de jadis.
20.11.94 - Emmanuelle Jacqueline, Hyacinthe Reisch et Jean-Paul Lefeuvre avaient mal supporté le sabordage du CIRQUE O en plein succès. On nous raconte qu’ils avaient donc continué à se rencontrer, cinq jours par semaine, pour se livrer à des jeux d’entraînement. C’est au cours de ces séances qu’ils ont peu à peu construit un nouveau spectacle, fondé comme le précédent sur les spécialités gymniques de chacun, mais avec le même souci de transformer les performances d’adresse ou d’acrobatie en un langage capable de créer une atmosphère. Je crois qu’on peut dire qu’ils ont gagné ce difficile pari de proposer un spectacle très différent de ce que fut celui du Cirque O, malgré la reprise retravaillée de trois numéros déjà vus dans cet autre contexte, et sur lequel flotte une réelle atmosphère quelque part beckettienne, voire une sorte de charme pas facilement analysable. En fait, je n’ai pas envie de décortiquer les détails, mais de rendre compte d’une sorte de bonheur qui s’installe peu à peu tandis que se déroulent devant nous, sans heurts, des actions souvent difficiles mais qui coulent comme si elles venaient de source.
Dans cette entreprise à trois seulement, soutenue par un montage musical habile où les harmonies indiennes ont une large part, chacun a son moment de gros plan, Jean-Paul avec son vélo et ses accessoires, Emmanuelle avec son trapèze et Hyacinthe avec sa grande roue. Mais l’aventure n’en est pas moins constamment collective, et là, il y en a un qui tient mieux le parcours que les autres parce qu’il a une remarquable maîtrise de son corps et une solide rigueur de vrai professionnel. C’est Jean-Paul. En plus, il a l’art de la performance spectaculaire. Par exemple quand il se colle à mi-hauteur, au mât central du chapiteau, il a l’air de tenir tout seul sans attaches, ça étonne et ça impressionne. En plus, c’est non seulement un homme de cirque, mais aussi un acteur qui sait jouer les situations et les exprimer par des mimiques qui font souvent rire. Les deux autres sont plus brouillons, moins exacts, surtout Emmanuelle qui est empêtrée dans une espèce de mi-robe mi-short mi pantalon d’un gris triste, qui est sans doute destinée à cacher son petit embonpoint et ses cuisses grassouillettes mais ne l’aident pas à avoir l’air à son aise. Heureusement pour elle, son numéro de trapèze tournant au ras du sol est une vraie trouvaille très poétique et, quand elle tourne autour de mât central comme un oiseau voletant, son charme se met à jouer. Reste que la pauvre, depuis sa maternité, fait un peu mémère !
Le chapiteau blanc que Ueli Hirzel a concocté dans les ateliers de son château de Montholon, est à un seul mât central. Il est petit, modeste, il offre cinq cents places toutes très proches de l’aire de jeu centrale. Une réelle intimité se créée, grâce à ce rapprochement, entre les artistes et le public. Toutefois, la pente des gradins est insuffisante et, comme il y a beaucoup de choses qui se passent au sol, je suis sûr que ceux qui ne sont ni au premier rang, ni au dernier (car ceux-là peuvent se lever), sont souvent gênés par des têtes non transparentes.
Je n’ai pas parlé de Hyacinthe. Ses longs cheveux de baba-cool et son accoutrement de hippie tranchent avec le slip strict et la netteté du cou de Jean-Paul. Ces deux univers s’opposent et se complètent avec une certaine harmonie, en tout cas sans gêne. Mais c’est vrai que quand ces deux hommes font quelque chose ensemble, il y a du flou chez Hyacinthe. Cela dit, son grand numéro avec la roue a fait des gros progrès depuis le Cirque O. Il est devenu un très beau morceau de bravoure et, pour le coup, très rigoureux. Il requiert, pour ne pas être dangereux pour les spectateurs, une parfaite maîtrise. Il l’a.
Tout tourne, vous l’avez compris, autour du mât central. C’est peut-être la grande trouvaille du spectacle, ce qui lui confère une incontestable originalité, d’une part parce qu’on a jamais vu ça, je crois, mais surtout parce que tout a été conçu par rapport à ce mât, avec et contre lui. Ca, c’était une grande idée.
Ai-je dit ?... Non… que le titre du spectacle, comme ce fut le cas pour le CIRQUE O, est le même que celui de l’entreprise : QUE CIR QUE… QUE CIR QUE… à l’infini.
11.11.94 - Le LEM a pu venir à Bordeaux. Ce fut dans le cadre du SIGMA de Roger Lafosse qu fêtait, après une année sans festival, son trentième anniversaire avec le concours de deux géants actuels qui avaient la gentillesse de se souvenir qu’il les avait accueillis petits, Jérôme Savary et Bartabas. LEM veut dire « Laboratoire expérimental de modes ». L’appartenance de Svetlana Petrova à l’univers de la couture est donc affichée. Elle se revendique également d’un mouvement artistique « post-arrière-gardiste ». Sa présence au SIGMA était donc toute naturelle.
Le SIGMA d’aujourd’hui aimerait bien se dire d’avant-garde, comme du bon vieux temps, mais il est sûr que l’appellation dont se réclame Svetlana Petrova lui sied mieux. Svetlana est une assez étrange personne, qui porte des chapeaux très étonnants, et qui a dans le sang l’art de la provocation. Certes, certaines de celles-ci ont, sous nos climats pourris de l’Occident, des saveurs de déjà-vu, et même il y a longtemps, comme ces culs nus qu’on découvre quand d’austères bonnes sœurs (par devant) se retournent, mais il faut le replacer dans le contexte d’une société, la russe, qui a tout à réinventer sur le chemin de la décadence. Il faut lui rendre hommage : elle s’y emploie à cœur joie.
Quoi qu’il en soit, le LEM nous livre une version revisitée du célèbre ballet potiche des années Stalino-brejneviennes, LE LAC DES CYGNES. Le prince sommé de choisir une épouse y est présenté comme un homosexuel peu pressé de virer sa cuti, tandis que les prétendantes défilent dans des tenues extravagantes et érotiques, faites de bric et de broc mais très spectaculaires. Un chanteur de charme au sexe indéfini est l’ange qui veille sur lui. Les cygnes sont des grosses ballerines en tutus, qui dansent sur des pointes avec beaucoup de grâce. J’en passe. Le spectacle est une succession de trouvailles amenées selon un rythme que soutient, entre des moments de rock, le retour périodique d’un motif de Tchaïkovski. C’est très réjouissant. Ce pourrait être plus parfait. Svetlana est intarissable sur la difficulté des conditions de travail à Saint-Pétersbourg. Pas d’argent, pas de salle. Mais il est évident aussi que, avant tout styliste, c’est l’exhibition des costumes qui l’intéresse en premier. Elle s’est assurée pour cela le concours de quelques superbes mannequins. Et elle mène son spectacle comme une revue, à la manière des variétés. Quand ça fonctionne, c’est très vivant, mais quand ça dérape, la faille est tout de suite éclatante. Il faudrait que les moyens lui soient donnés de faire l’expérience de la rigueur.
06.12.94 - Il y a un lit. Il est immense. Il occupe la moitié du plateau. Dans le lit, en chemise de nuit, avec un bonnet de nuit sur la tête, il y a un petit homme qui dort. C’est peu à peu qu’on le devine, grâce à une lueur qui monte très lentement tandis que la salle est encore allumée. Soudain éclate un vacarme effrayant. Ce sont des sonneries de trompettes, des rafales de mitrailleuse, de sirènes d’alerte, et des bruits de foule qui ressemblent à des clameurs. Le vacarme est insoutenable. Il se veut dérangeant et il l’est. Le petit homme s’agite, se met au garde à vous, se recouche, se cache sous les draps. Il ne trouvera plus la tranquillité. Trois jeunes femmes viendront d’ailleurs bientôt tourner autour de lui, le contraignant à se lever tandis qu’une voix, d’abord indistincte puis de plus en plus claire, se mettra à égrener un compte à rebours. Nous comprendrons alors que le petit homme est Sardanapale, qu’il est un tyran, qu’il est condamné à mourir à la fin de la représentation, qui se donne ainsi des allures de fiction en temps réel.
Pour qui a lu les déclarations d’intention publiées par le 4 LITRE 12 et la Compagnie Mossouy - Bonté, le spectacle est assez désarçonnant. On nous y annonce bien qu’il s’agit d’une variation autour du tableau de Delacroix, « La mort de Sardanapale », on nous dit bien qu’il s’agissait de parler de la violence et de la mort, et sur ce plan, le pari est tenu avec la démesure qu’on peut imaginer, s’agissant du couple Massé, mais quand on nous dit que l’entreprise leur a donné l’envie d’en rire, je crois que l’aboutissement, là, n’est pas réussi. Certes, quelques attitudes pitoyablement dérisoires de Michel Massé, m’ont trois ou quatre fois arraché des gloussements, mais de toute manière l’agression des décibels est telle qu’elle étouffe dans l’œuf toute velléité de s’esclaffer. Et puis il faut bien dire que dans cette tentative de marier le style théâtral de 4 LITRES 12 avec la façon qu’ont Nicole Mossoux et Patrick Bonté d’appréhender la danse, le point faible, c’est la chorégraphie. Les trois filles qui accompagnent le tyran vers son issue fatale font plein de choses, mais qui ne semblent pas justifiées. Il y a, je crois, beaucoup de remplissage avant le tableau final qui est magnifique. Il est sûr que Nicole Mossoux et Carine Peeters ont été sous-employées. Peut-être a-t-on voulu les mettre au niveau d’Odile Massé, qui s’essayait ici à la danse, ma foi très efficacement.
Le sûr, c’est que tout le spectacle vaut par la performance de Michel Massé qui se révèle encore une fois grand acteur… Dommage qu’il ait le pied fragile. Un accident va obliger l’équipe à interrompre les représentations au lendemain de cette première. Il peut se consoler en se disant qu’il est un réellement grand acteur, j’y reviens car en vérité sa performance emporte le morceau du spectacle qui, grâce à elle, se situe, malgré les réserves, à un haut niveau. Et puis tout de même, la philosophie du thème choisi mérite qu’on s’y arrête. Ce discours sur la mort programmée à une heure annoncée, au son d’un univers apocalyptique, est très signifiant. Je l’ai pour ma part reçu comme un coup de poing violent et nécessaire, et c’est pourquoi j’ai accepté l’excès du bruit qui envahit totalement les sens du spectateur. Je ne suis pas certain que cette perception ait été générale. Peut-être pour atteindre au degré du rire aurait-il fallu que la DISTANCE soit assumée par les trois filles comme elle l’est par Michel Massé. Lui, domine son personnage de tyran. Il le joue et lui fait la nique en même temps. Rien de ce qu’il fait, y compris ses esquisses de danse, n’est gratuit. Je n’en dirai pas autant d’elles. Je crois que l’équipe aura intérêt à réfléchir pendant la pause que lui offre, peut-être providentiellement, l’accident de Michel, sur le thème : la mort est-elle une chose sérieuse ?
12.01.95 - Mehmet Ulusoy présente au Théâtre du Lierre un spectacle montage inspiré à la fois par LE DISCOURS SUR LE COLONIALISME et par LES CAHIERS D’UN RETOUR AU PAYS NATAL d’Aimé Césaire. Une troupe mixte conduite par deux très beaux acteurs noirs nous livre, quatre-vingt-dix minutes durant, un torrent verbal fait de suites de monologues alternant le pamphlet et la poésie.
Comme d’habitude, Mehmet a demandé à Michel Launay de trouver l’univers visuel de l’entreprise et il lui a donné comme directive de lui édifier l’arbre de vie. L’ennui est que le décorateur a conçu une œuvre en soi, si bien que nous avons sous les yeux une structure abstraite pas laide dont les branches s’évasent dans tous les sens et sur laquelle les artistes s’évertuent à une gestuelle gymnique, qui est bien dans la manière que l’on connaît bien, de Mehmet, mais qui frise souvent l’agitation et sent parfois l’effort. En plus, cette structure bizarre omniprésente a été construite sur un plateau tournant que les artistes font fonctionner à bout de bras, ce qui serait intéressant si les présentations différentes de l’arbre avaient un sens, mais ce n’est pas le cas, du moins à mes yeux peut-être trop myopes.
Il y a une fille, blanche celle-là, qui est magnifique dans un numéro avec des chaussures qu’elle agite dans ses mains, avec un déhanchement désarticulé qui force l’admiration et aide réellement à l’écoute des mots qu’elle profère en même temps. Mais ensuite elle en fait trop, trop souvent, et on se dit que c’est dommage pour elle que Mehmet l’ait ainsi sans mesure dirigée dans l’excès, mais en vérité, je crois qu’en vérité le problème qui a été posé au metteur en scène a été de théâtraliser une poétique dans laquelle le politique injecté était d’un autre âge. Il s’en défend, bien sûr, mais le doute n’est pas permis. Ce discours en noir et blanc, où les Blancs sont dépeints sous les dehors les plus noirs et les Noirs comme s’ils étaient des victimes innocentes, était recevable tel quel il y a quarante ans. Il ne l’est plus à l’heure des potentats africains et des intégristes musulmans. Je me demande comment un Césaire n’ait pas eu l’envie d’écrire aujourd’hui un discours sur le néo-colonialisme autrement plus sournois que le vrai. Serait-ce parce que la négritude reste pour lui un concept intouchable ? Désolé, mais je ne suis pas d’accord. On me dit que le vieux maire de Fort-de-France serait aigri. Dommage.
Le sûr, c’est que tous ces éléments réunis donnent un spectacle qui passe à côté de la grande réussite. Mehmet y a mis tout son cœur. Il a réuni une belle troupe. Il a bien travaillé, dans sa ligne « imaginatrice » retrouvée. Peut-être aurait-il dû distancier davantage les textes choisis, encore que ce choix lui-même pose question. Faut-il aller jusqu’à dire que l’entreprise était vouée d’entrée de jeu à l’échec ? Je me demande en effet s’il y a eu à la base une réflexion approfondie.
Neerpelt est une petite localité de la Belgique Flamande, qui organise chaque année un festival de théâtre de rues intitulé Theater Op de Markt. C’est le coin de la Flandre propre, aux frontières de la Hollande, là où les gens imposent aux étrangers l’usage d’une langue dont ils sont jaloux, et qui pourtant n’a rien d’harmonieux. C’est pitié que de voir des petits mômes exprimer leurs états d’âme de bambins dans cet idiome abrupt.
Mais bon, la province de Limbourg organise dans ce gros bourg, chaque année, un festival de rues et il est très bien organisé.
Quatre soirs de suite, il commence à dix-neuf heure. Une demi-heure avant, la ville est un désert et, tout à coup, à l’heure dite, des flots de badauds l’investissent et vont tranquillement d’un événement à l’autre, chaque performance étant programmée selon un horaire rigoureux.
Cela m’a donné l’occasion de revoir la NEGRABOX de PESCE CRUDO. C’est maintenant un spectacle bien structuré, dont le rythme est soutenu par les claquements ordonnés des clapets, et dont les mouvements de la foule sont orientés par la présence fréquente sur la plateforme du haut, de Gloria, dont je n’aime pas trop les mimiques expressionnistes échevelées ni d’une façon générale la gestuelle, mais qui, quelque part, est devenue la ponctuation du jeu rien qu’en se tournant, souvent en simple indication, vers là ou là vont apparaître des têtes et des surprises. Chacun se fait son propre rébus, et c’est incontestablement quelque chose de très fort qui se dégage de l’ensemble.
Le MALASANGRE du Teatro del Silencio était, lui, programmé dans une prairie, à l’ombre de grands arbres jouxtant un canal. Le temps s’étant mis au frais, c’est en grelottant que six cents spectateurs ont, à vingt-deux heure, regardé sagement le flash-back sur sa vie de Rimbaud mourant, évoquant en un rêve para dansé sa vie d’enfant avide de lire, de poète inspiré et d’aventurier parfois douteux, à l’ombre d’une mère castratrice.
En vérité, c’est surtout la performance qu’on admire, cette façon qu’ont les protagonistes d’exprimer leurs sentiments à travers des démarches et des attitudes, selon des règles dont on connaît bien les maîtres.
L’étonnement éprouvé il y a deux ans s’est estompé, et je comprends mieux aujourd’hui que certains trouvent le procédé trop systématique. On a un peu envie, après TACA TACA, en revoyant cette première entreprise, de dire que Mauricio Celedon a trouvé un truc, et qu’il n’en sort pas. Ce qui est formidable, dans son système, c’est tout ce qui est mouvements d’ensemble, ici, les déplacements du roi éthiopien et le scène de la Commune de Paris. Mais les arrêts sur des personnages isolés sont souvent un peu longuets, trop appuyés. Et puis l’imagerie, il faut bien le dire, est parfois simpliste, voire quasi folklorique touristique, comme par exemple la traversée de l’espace-jeu par une figurine orientale conventionnelle pour signifier les voyages du héros. Verlaine, réduit à un ivrogne distillant des mauvais conseils, m’a paru aussi trop caricaturé.
Charmantes par contre pour nos oreilles françaises, sont les utilisations signifiantes de mélodies populaires comme « Le Temps des Cerises » ou « Il était un petit navire » avec quelques notes de « Douce France ». N’oublions pas que ce spectacle nous arrive de l’autre bout du monde, et que c’est la musique qui mène l’intégralité du jeu. On pourrait presque imaginer, en l’entendant, quelle posture aura le personnage correspondant à l’audition de certaines notes, puisque chacun a son motif. Le procédé se retrouve dans TACA TACA. Là encore tout est systématique. Ne faudrait-il pas que Mauricio mette, dans son prochain spectacle, son goût de l’ordre bien structuré en danger ? Sinon, les mauvaises langues ne manqueront pas de dire « encore ». Mais pourra-t-il, voudra-t-il, saura-t-il digérer l’enseignement qu’il a reçu des Mnouchkine, Decroux, Marceau, pour nous régurgiter un Mauricio Celedon complètement original, oscillant selon ses propres dogmes dans un monde à lui entre la danse, le mime et le théâtre ? Peut-être en oubliant l’expressionnisme.
Il veut s’attaquer à Artaud. L’auteur du « Théâtre et son Double » l’inspirera peut-être. Lors d’une conversation de bistrot avec Frédéric Etcheverry (Pesce-Crudo), ils me donnaient l’impression, tous les deux, d’être en train d’« inventer » le Surréalisme. L’opium d’Artaud pourrait (mais ce n’est pas moi qui ferai le spectacle) suggérer un dépassement de l’expressionnisme qui devrait, peut-être, partir d’une transcendance des maquillages et des costumes, mais aussi, surtout sans doute, d’une recherche sur la forme musicale conduisant un jeu dépassé… Ce que j’écris là me rappelle l’anecdote de la servante de Beethoven, en panne d’inspiration au moment d’écrire la Cinquième Symphonie : « Pomme Pomme Pomme Pomme », lui dit-elle : « Allez brode ! ». De quoi me mêlé-je ?
François Gaspard Abou Salem et sa mère Francine Gaspard ont écrit ensemble une pièce au titre médiatique : « JERICHO ANNÉE ZÉRO ». Le discours n’apporte guère d’informations nouvelles sur les positions respectives, Palestiniens d’un côté, que l’octroi par Israël de quelques arpents de leur terre ne satisfait pas, et qui sont déchirés à l’intérieur d’une même famille entre ceux (celles surtout) qui veulent caresser cette paix, fragile comme « on nourrit un petit enfant pour le faire grandir », et les Juifs, qui ne paraissent pas physiquement sur la scène, mais qui sont présentés d’une façon totalement manichéenne comme le grand méchant loup, ce qu’ils sont sûrement aux yeux de ce peuple, et d’ailleurs certainement aussi objectivement, sauf que le pourquoi de cette aberration n’est pas explicitée et que la seule solution valable, qui serait celle d’une cohabitation sans rapport de force au profit d’une des parties, n’est pas envisagée. Donc, rien de novateur dans cette description d’une famille arabe délicieusement pavée de bons sentiments.
Un rôle semble avoir été écrit spécialement pour une actrice occidentale puisqu’une certaine Betty, aide-soignante en vacances, se trouve coincée par les événements, et très bien dépannée par ces braves gens. Elle sera entraînée par le fils pour lequel elle aura visiblement un penchant, (consommé sans doute, mais la pièce est pudique, ça reste dans le vague), dans une aventure de guérilla et elle sera déçue, à la façon petite-bourgeoise, quand elle s’apercevra qu’elle n’a, (peut-être) été qu’un moyen pour le résistant de pénétrer dans un camp où il espérait trouver des bombes. On croit qu’il ne les trouve pas, mais comme il saute à la fin, ce n’était, si ça se trouve, qu’une feinte.
La jeunesse supporte mal, apparemment, ces accords de paix qui ont pour conséquence qu’ils doivent accepter d’être « pardonnés » pour des actes qu’ils ont commis en les estimant justes. Ce sont des entêtements qui prolongent les conflits. Mais attention, en écrivant cela, je n’excuse pas les autres. Au nom de quoi, bon Dieu, s’estiment-ils les détenteurs de la seule vérité vertueuse ?
Bref voilà, la pièce a le mérité de se situer à un moment où le Monde croit à une issue bénie oui - oui, Arafat - Rabin, et où elle montre qu’il n’en est rien. Cet ancrage dans l’actualité immédiate justifierait qu’elle soit montée d’urgence. Mais je ne suis pas sûr que son style, souvent trop phrasé pour du théâtre ou pas assez poétique, et sa forme, très conventionnelle, ne l’imposent aux médiateurs comme indispensable. Ah, si Genêt avait écrit sur ce thème…
11.11.94 - Est-ce que ce sera mon dernier carnet ? Vous le voyez, je l’ai choisi grand. Ca me donne l’impression qu’il me reste du temps à vivre.
D’autant plus que mes réflexions sur le théâtre ont tendance à se clairsemer. Je n’écris plus sur tout ce que je vois et je suis loin de voir tout ce qu’il faudrait voir pour être « au courant ». En vérité quand je regarde derrière moi, je vois que j’ai écrit beaucoup de choses inutiles. Je vois surtout que mes systèmes de référence se sont effondrés.
Cela me frappait très violemment hier soir, À Bordeaux, où le SIGMA a demandé à Jérôme Savary de faire, à l’occasion trentième anniversaire de ce festival qui fut un prodigieux découvreur, une présentation « lecture-spectacle » de NINA STROMBOLI, qui sera en fait créé dans six mois.
NINA STROMBOLI, c’est une évocation nostalgique de ce que fut le GRAND MAGIC CIRCUS. Ils sont cinq ringards atteints par la cinquantaine, le nain Carlos, Michel Dussarat, Alain Poisson, Maxime Lombard et Savary lui-même. Ils se sont retirés des voitures, mais sont rattrapés par l’envie de repartir sur les routes. Ils le font sous le titre « MAGIC CIRCUS OLD STARS ». À la fin, ils se demandent si ça a été une bonne idée et ils concluent que non.
En assistant à cette évocation animée de ce qui fut une grande troupe, je me faisais réflexion qu’on ne redevient jamais ce qu’on a été. J’évoquais la représentation dans ce même Bordeaux, il y a justement vingt-deux ans, d’un ROBINSON absolument pas prêt, dont je ne me rappelle RIEN, et pourtant, c’est un souvenir inoubliable. Celle que j’ai vue hier ne laissera rien de semblable. Remarquez bien qu’on rit pas mal, mais avec l’impression que les quelques numéros du passé qui sont repris ici, surgissent de la poussière et se sont mal époussetés. On avait d’ailleurs l’impression, à mesure que Jérôme lisait son texte, il en mesurait le côté bavardage à usage interne.
L’anecdote des cinq quinquagénaires courant après la carotte d’une jeune strip-teaseuse qui les allume, et qui décident de la conquérir à travers l’exhibition de leurs morceaux de bravoure d’hier, est un bon fil conducteur. Mais tout le parcours qui précède cette mise en route est interminable et n’intéresse guère. Je suis certain que le grand professionnel Savary en coupera les trois quarts, et que le spectacle qu’il nous sortira dans six mois sera équilibré. Mais je suis certain aussi qu’il ne retrouvera pas la vigueur subversive, ni la santé de jadis.
20.11.94 - Emmanuelle Jacqueline, Hyacinthe Reisch et Jean-Paul Lefeuvre avaient mal supporté le sabordage du CIRQUE O en plein succès. On nous raconte qu’ils avaient donc continué à se rencontrer, cinq jours par semaine, pour se livrer à des jeux d’entraînement. C’est au cours de ces séances qu’ils ont peu à peu construit un nouveau spectacle, fondé comme le précédent sur les spécialités gymniques de chacun, mais avec le même souci de transformer les performances d’adresse ou d’acrobatie en un langage capable de créer une atmosphère. Je crois qu’on peut dire qu’ils ont gagné ce difficile pari de proposer un spectacle très différent de ce que fut celui du Cirque O, malgré la reprise retravaillée de trois numéros déjà vus dans cet autre contexte, et sur lequel flotte une réelle atmosphère quelque part beckettienne, voire une sorte de charme pas facilement analysable. En fait, je n’ai pas envie de décortiquer les détails, mais de rendre compte d’une sorte de bonheur qui s’installe peu à peu tandis que se déroulent devant nous, sans heurts, des actions souvent difficiles mais qui coulent comme si elles venaient de source.
Dans cette entreprise à trois seulement, soutenue par un montage musical habile où les harmonies indiennes ont une large part, chacun a son moment de gros plan, Jean-Paul avec son vélo et ses accessoires, Emmanuelle avec son trapèze et Hyacinthe avec sa grande roue. Mais l’aventure n’en est pas moins constamment collective, et là, il y en a un qui tient mieux le parcours que les autres parce qu’il a une remarquable maîtrise de son corps et une solide rigueur de vrai professionnel. C’est Jean-Paul. En plus, il a l’art de la performance spectaculaire. Par exemple quand il se colle à mi-hauteur, au mât central du chapiteau, il a l’air de tenir tout seul sans attaches, ça étonne et ça impressionne. En plus, c’est non seulement un homme de cirque, mais aussi un acteur qui sait jouer les situations et les exprimer par des mimiques qui font souvent rire. Les deux autres sont plus brouillons, moins exacts, surtout Emmanuelle qui est empêtrée dans une espèce de mi-robe mi-short mi pantalon d’un gris triste, qui est sans doute destinée à cacher son petit embonpoint et ses cuisses grassouillettes mais ne l’aident pas à avoir l’air à son aise. Heureusement pour elle, son numéro de trapèze tournant au ras du sol est une vraie trouvaille très poétique et, quand elle tourne autour de mât central comme un oiseau voletant, son charme se met à jouer. Reste que la pauvre, depuis sa maternité, fait un peu mémère !
Le chapiteau blanc que Ueli Hirzel a concocté dans les ateliers de son château de Montholon, est à un seul mât central. Il est petit, modeste, il offre cinq cents places toutes très proches de l’aire de jeu centrale. Une réelle intimité se créée, grâce à ce rapprochement, entre les artistes et le public. Toutefois, la pente des gradins est insuffisante et, comme il y a beaucoup de choses qui se passent au sol, je suis sûr que ceux qui ne sont ni au premier rang, ni au dernier (car ceux-là peuvent se lever), sont souvent gênés par des têtes non transparentes.
Je n’ai pas parlé de Hyacinthe. Ses longs cheveux de baba-cool et son accoutrement de hippie tranchent avec le slip strict et la netteté du cou de Jean-Paul. Ces deux univers s’opposent et se complètent avec une certaine harmonie, en tout cas sans gêne. Mais c’est vrai que quand ces deux hommes font quelque chose ensemble, il y a du flou chez Hyacinthe. Cela dit, son grand numéro avec la roue a fait des gros progrès depuis le Cirque O. Il est devenu un très beau morceau de bravoure et, pour le coup, très rigoureux. Il requiert, pour ne pas être dangereux pour les spectateurs, une parfaite maîtrise. Il l’a.
Tout tourne, vous l’avez compris, autour du mât central. C’est peut-être la grande trouvaille du spectacle, ce qui lui confère une incontestable originalité, d’une part parce qu’on a jamais vu ça, je crois, mais surtout parce que tout a été conçu par rapport à ce mât, avec et contre lui. Ca, c’était une grande idée.
Ai-je dit ?... Non… que le titre du spectacle, comme ce fut le cas pour le CIRQUE O, est le même que celui de l’entreprise : QUE CIR QUE… QUE CIR QUE… à l’infini.
11.11.94 - Le LEM a pu venir à Bordeaux. Ce fut dans le cadre du SIGMA de Roger Lafosse qu fêtait, après une année sans festival, son trentième anniversaire avec le concours de deux géants actuels qui avaient la gentillesse de se souvenir qu’il les avait accueillis petits, Jérôme Savary et Bartabas. LEM veut dire « Laboratoire expérimental de modes ». L’appartenance de Svetlana Petrova à l’univers de la couture est donc affichée. Elle se revendique également d’un mouvement artistique « post-arrière-gardiste ». Sa présence au SIGMA était donc toute naturelle.
Le SIGMA d’aujourd’hui aimerait bien se dire d’avant-garde, comme du bon vieux temps, mais il est sûr que l’appellation dont se réclame Svetlana Petrova lui sied mieux. Svetlana est une assez étrange personne, qui porte des chapeaux très étonnants, et qui a dans le sang l’art de la provocation. Certes, certaines de celles-ci ont, sous nos climats pourris de l’Occident, des saveurs de déjà-vu, et même il y a longtemps, comme ces culs nus qu’on découvre quand d’austères bonnes sœurs (par devant) se retournent, mais il faut le replacer dans le contexte d’une société, la russe, qui a tout à réinventer sur le chemin de la décadence. Il faut lui rendre hommage : elle s’y emploie à cœur joie.
Quoi qu’il en soit, le LEM nous livre une version revisitée du célèbre ballet potiche des années Stalino-brejneviennes, LE LAC DES CYGNES. Le prince sommé de choisir une épouse y est présenté comme un homosexuel peu pressé de virer sa cuti, tandis que les prétendantes défilent dans des tenues extravagantes et érotiques, faites de bric et de broc mais très spectaculaires. Un chanteur de charme au sexe indéfini est l’ange qui veille sur lui. Les cygnes sont des grosses ballerines en tutus, qui dansent sur des pointes avec beaucoup de grâce. J’en passe. Le spectacle est une succession de trouvailles amenées selon un rythme que soutient, entre des moments de rock, le retour périodique d’un motif de Tchaïkovski. C’est très réjouissant. Ce pourrait être plus parfait. Svetlana est intarissable sur la difficulté des conditions de travail à Saint-Pétersbourg. Pas d’argent, pas de salle. Mais il est évident aussi que, avant tout styliste, c’est l’exhibition des costumes qui l’intéresse en premier. Elle s’est assurée pour cela le concours de quelques superbes mannequins. Et elle mène son spectacle comme une revue, à la manière des variétés. Quand ça fonctionne, c’est très vivant, mais quand ça dérape, la faille est tout de suite éclatante. Il faudrait que les moyens lui soient donnés de faire l’expérience de la rigueur.
06.12.94 - Il y a un lit. Il est immense. Il occupe la moitié du plateau. Dans le lit, en chemise de nuit, avec un bonnet de nuit sur la tête, il y a un petit homme qui dort. C’est peu à peu qu’on le devine, grâce à une lueur qui monte très lentement tandis que la salle est encore allumée. Soudain éclate un vacarme effrayant. Ce sont des sonneries de trompettes, des rafales de mitrailleuse, de sirènes d’alerte, et des bruits de foule qui ressemblent à des clameurs. Le vacarme est insoutenable. Il se veut dérangeant et il l’est. Le petit homme s’agite, se met au garde à vous, se recouche, se cache sous les draps. Il ne trouvera plus la tranquillité. Trois jeunes femmes viendront d’ailleurs bientôt tourner autour de lui, le contraignant à se lever tandis qu’une voix, d’abord indistincte puis de plus en plus claire, se mettra à égrener un compte à rebours. Nous comprendrons alors que le petit homme est Sardanapale, qu’il est un tyran, qu’il est condamné à mourir à la fin de la représentation, qui se donne ainsi des allures de fiction en temps réel.
Pour qui a lu les déclarations d’intention publiées par le 4 LITRE 12 et la Compagnie Mossouy - Bonté, le spectacle est assez désarçonnant. On nous y annonce bien qu’il s’agit d’une variation autour du tableau de Delacroix, « La mort de Sardanapale », on nous dit bien qu’il s’agissait de parler de la violence et de la mort, et sur ce plan, le pari est tenu avec la démesure qu’on peut imaginer, s’agissant du couple Massé, mais quand on nous dit que l’entreprise leur a donné l’envie d’en rire, je crois que l’aboutissement, là, n’est pas réussi. Certes, quelques attitudes pitoyablement dérisoires de Michel Massé, m’ont trois ou quatre fois arraché des gloussements, mais de toute manière l’agression des décibels est telle qu’elle étouffe dans l’œuf toute velléité de s’esclaffer. Et puis il faut bien dire que dans cette tentative de marier le style théâtral de 4 LITRES 12 avec la façon qu’ont Nicole Mossoux et Patrick Bonté d’appréhender la danse, le point faible, c’est la chorégraphie. Les trois filles qui accompagnent le tyran vers son issue fatale font plein de choses, mais qui ne semblent pas justifiées. Il y a, je crois, beaucoup de remplissage avant le tableau final qui est magnifique. Il est sûr que Nicole Mossoux et Carine Peeters ont été sous-employées. Peut-être a-t-on voulu les mettre au niveau d’Odile Massé, qui s’essayait ici à la danse, ma foi très efficacement.
Le sûr, c’est que tout le spectacle vaut par la performance de Michel Massé qui se révèle encore une fois grand acteur… Dommage qu’il ait le pied fragile. Un accident va obliger l’équipe à interrompre les représentations au lendemain de cette première. Il peut se consoler en se disant qu’il est un réellement grand acteur, j’y reviens car en vérité sa performance emporte le morceau du spectacle qui, grâce à elle, se situe, malgré les réserves, à un haut niveau. Et puis tout de même, la philosophie du thème choisi mérite qu’on s’y arrête. Ce discours sur la mort programmée à une heure annoncée, au son d’un univers apocalyptique, est très signifiant. Je l’ai pour ma part reçu comme un coup de poing violent et nécessaire, et c’est pourquoi j’ai accepté l’excès du bruit qui envahit totalement les sens du spectateur. Je ne suis pas certain que cette perception ait été générale. Peut-être pour atteindre au degré du rire aurait-il fallu que la DISTANCE soit assumée par les trois filles comme elle l’est par Michel Massé. Lui, domine son personnage de tyran. Il le joue et lui fait la nique en même temps. Rien de ce qu’il fait, y compris ses esquisses de danse, n’est gratuit. Je n’en dirai pas autant d’elles. Je crois que l’équipe aura intérêt à réfléchir pendant la pause que lui offre, peut-être providentiellement, l’accident de Michel, sur le thème : la mort est-elle une chose sérieuse ?
12.01.95 - Mehmet Ulusoy présente au Théâtre du Lierre un spectacle montage inspiré à la fois par LE DISCOURS SUR LE COLONIALISME et par LES CAHIERS D’UN RETOUR AU PAYS NATAL d’Aimé Césaire. Une troupe mixte conduite par deux très beaux acteurs noirs nous livre, quatre-vingt-dix minutes durant, un torrent verbal fait de suites de monologues alternant le pamphlet et la poésie.
Comme d’habitude, Mehmet a demandé à Michel Launay de trouver l’univers visuel de l’entreprise et il lui a donné comme directive de lui édifier l’arbre de vie. L’ennui est que le décorateur a conçu une œuvre en soi, si bien que nous avons sous les yeux une structure abstraite pas laide dont les branches s’évasent dans tous les sens et sur laquelle les artistes s’évertuent à une gestuelle gymnique, qui est bien dans la manière que l’on connaît bien, de Mehmet, mais qui frise souvent l’agitation et sent parfois l’effort. En plus, cette structure bizarre omniprésente a été construite sur un plateau tournant que les artistes font fonctionner à bout de bras, ce qui serait intéressant si les présentations différentes de l’arbre avaient un sens, mais ce n’est pas le cas, du moins à mes yeux peut-être trop myopes.
Il y a une fille, blanche celle-là, qui est magnifique dans un numéro avec des chaussures qu’elle agite dans ses mains, avec un déhanchement désarticulé qui force l’admiration et aide réellement à l’écoute des mots qu’elle profère en même temps. Mais ensuite elle en fait trop, trop souvent, et on se dit que c’est dommage pour elle que Mehmet l’ait ainsi sans mesure dirigée dans l’excès, mais en vérité, je crois qu’en vérité le problème qui a été posé au metteur en scène a été de théâtraliser une poétique dans laquelle le politique injecté était d’un autre âge. Il s’en défend, bien sûr, mais le doute n’est pas permis. Ce discours en noir et blanc, où les Blancs sont dépeints sous les dehors les plus noirs et les Noirs comme s’ils étaient des victimes innocentes, était recevable tel quel il y a quarante ans. Il ne l’est plus à l’heure des potentats africains et des intégristes musulmans. Je me demande comment un Césaire n’ait pas eu l’envie d’écrire aujourd’hui un discours sur le néo-colonialisme autrement plus sournois que le vrai. Serait-ce parce que la négritude reste pour lui un concept intouchable ? Désolé, mais je ne suis pas d’accord. On me dit que le vieux maire de Fort-de-France serait aigri. Dommage.
Le sûr, c’est que tous ces éléments réunis donnent un spectacle qui passe à côté de la grande réussite. Mehmet y a mis tout son cœur. Il a réuni une belle troupe. Il a bien travaillé, dans sa ligne « imaginatrice » retrouvée. Peut-être aurait-il dû distancier davantage les textes choisis, encore que ce choix lui-même pose question. Faut-il aller jusqu’à dire que l’entreprise était vouée d’entrée de jeu à l’échec ? Je me demande en effet s’il y a eu à la base une réflexion approfondie.