Du 26 mai au 9 août 1994

Publié le par André Gintzburger

26.05.94 - Journée de repos. On nous avait dit que l’hôtel n’était pas chauffé, il l’est. Et qu’il n’y avait pas d’eau chaude : elle coule. Il est tombé de la neige hier, mais aujourd’hui le soleil brille. Et, tous comptes faits, on souffre moins du froid qu’à Saint-Pétersbourg… Pardon, à Leningrad, chacun vous reprend ici quand vous prononcez le nouvel ancien nom de la ville des Tsars. J’ai réussi à avoir une chambre de rêve, avec vue par une large baie sur le fleuve. « On » l’avait attribuée à un Russe qui s’est défaussé pour moi. Les autres donnent sur un chantier avec des grues. J’ai eu quelques scrupules à accepter, et puis merde, je n’ai pas eu envie de me sacrifier pour ces gens que je ne reverrai sûrement pas plus tard, sauf peut-être Evelyne, si elle veut bien cesser son cirque de tenir à m’être clandestine, ce qui m’oblige à des gymnastiques compliquées d’horaires, que l’imprévu vient parfois déranger pour ma plus grande culpabilisation. Après tout, maintenant que nous n’avons plus, ensemble, cette affaire de « Zazie », j’espère que nos rapports pourront devenir plus simples. Et moins secrets (de polichinelle) !
Il y a quelques patinages dans l’organisation de la journée. Il semblerait qu’André Ossipo comprenne et parle de moins en moins le français à mesure que le temps se passe.
Nous voudrions bien visiter le Théâtre des Officiers où se jouera le spectacle, mais il faudra attendre vingt-et-une heure pour qu’André, sur notre insistance, se décide à nous y conduire. La visite n’est guère rassurante techniquement. Il apparaît qu’Hervé devra conduire la lumière depuis les dessous de scène.
Dans la journée, les autres sont allés le matin en excursion, là où l’année dernière j’avais cru crever sous l’agression des moustiques. Je vais, moi, faire un tour en ville. Rien n’a changé, sauf les prix, qui restent bon marché pour nous, mais plus aussi extraordinairement. Evelyne cherche en vain des pellicules de photo. Le coca-cola dont elle a besoin pour se rincer le gosier avant de jouer (j’ai bien dit le « coca-cola » de marque, le pepsi ne convient pas et d’ailleurs il n’y en a pas davantage. Les artistes ont tous de ces petites manies qu’il faut respecter), semblent aussi inconnu dans les « magasins » et échoppes. Et je ne vois pas d’oranges sur les étals.
À dix-huit heure, avec une belle avance, nos chauffeurs se pointent. Cela dit, la remorque, compte tenu de l’état des routes, est revenue sur trois pattes. Elle a perdu des roues en voyage et, pour un peu, ils me reprocheraient cette équipée sur les pistes ex-soviétiques. Je dois alors rappeler qu’à Pärne j’avais été le seul à penser que leur attelage pourrait fonctionner, parce que moi, j’en avais vu d’autres dans ma jeunesse. Tous les autres étaient terrifiés et passaient à leurs yeux pour des emmerdeurs timorés. C’est une vraie chance que tout soit arrivé jusqu’ici. Ils n’ont donc à s’en prendre qu’à eux-mêmes.

27.05.94 - Comme prévu, le spectacle connaît un gros succès, avec même, apparemment, dans la salle des gens qui comprennent le langage de Queneau. Le montage au Théâtre des Officiers a été difficile et Hervé doit assurer la conduite lumières depuis le dessous de scène. Mais l’après spectacle est une vraie fête. Evelyne s’est sapée. « Zazie », c’est fini, en beauté. Je me demande si elle ne regrette pas un peu cette page tournée dans sa vie.

RETOUR À LA ROUTINE
 
06.07.94 - Ai-je été au théâtre depuis mon retour de Russie ? Oui, j’ai été voir le Pierre DAC de Savary à Gémier. Beaucoup de gens font les fines bouches, mais moi j’ai trouvé ce montage de dialogues rien qu’avec des phrases du célèbre humoriste bien fait et surtout miraculeux, car quand j’avais relu à plat les œuvres du farceur, j’avais trouvé qu’il y avait beaucoup de scories que je n’avais pas éprouvées dans ce « Mon Maître soixante-treize ».
À part ça, je n’ai pas eu envie de sortir de mes chaussons à huit heure du soir, surtout pour répondre aux sollicitations pressantes des jeunes troupes  en quête d’un magicien qui arriverait à leur trouver du travail. Dans ce domaine, le pire qui puisse m’arriver, c’est de tomber sur un spectacle que j’aurais vraiment envie de promouvoir. Au point où en est la stratification du système, sa sclérose en cellules de gens qui se connaissent et font bonne garde pour que des nouveaux talents ne s’immiscent pas dans leurs cercles intimes, je ne peux rien pour eux. Alors pourquoi prendre le risque d’en trouver un qui me fasse dire, « essayons quand même », pour passer quelques mois plus tard pour un incapable ? Au fait, peut-être le suis-je, avec des méthodes que le marketing aux dents longues trouverait dépassées ! J’ai des doutes.

Quoi qu’il en soit, me voici dans ce modeste et sympathique Festival Européen de Grenoble qu’anime avec courage Renata Scant. J’y ai vendu trois spectacles, le TACA TACA chilien de Mauricio Céladon, le NAUFRAGÉ tchèque de Bolek Polivka, et le groupe ARKHANGELSK SPELOKHI. Vous me direz que, vu le contexte, c’est normal, c’est un festival. Ces choix sont naturels. Mais l’étranger se vend bien pour moi. Parbleu : j’offre une qualité, une originalité qui ne s’incrustera pas !
En tout cas, les trois spectacles en question ne me valent ici que des compliments, entièrement justifiés je dois dire : Bolek a donné de son NAUFRAGÉ une des meilleures représentations que j’en ai vues. La performance de l’acteur, son aisance apparente, son habileté sont exceptionnelles et, surtout, cette étonnante présence qui fait qu’il est là, avec nous et pour nous, sans hiatus aucun. Certes, la fable a un peu perdu de sa signifiance depuis que la République Tchèque n’enferme plus ses opposants dans des asiles psychiatriques. Elle ne nous tient plus qu’un discours simple. Mais ce discours est si bien assumé qu’il reste incontestable. Ce « feu » est bien sympathique.
J’ai aussi vu une ALICE AU PAYS DES MERVEILLES proposé par le Théâtre Mladinsko de Slovénie. Ce groupe se revendique politiquement, mais ne cache pas que « vers les années quatre-vingt, l’engagement s’est transformé en une vision esthétique et post-moderne du théâtre, (…) caractérisée par toute une série de pratiques novatrices ». Le metteur en scène adaptateur revendique Brook comme maître. Ce qui est sûr, c’est que sa réalisation baigne dans un esthétisme affiché et dominé par deux acteurs clairement homosexuels, qui n’en peuvent plus de jouer la Reine et la Duchesse. Plus folle qu’eux, difficile à trouver !
Mais reprenons le tour des spectacles que j’apporte ici. TACA TACA s’est trouvé un peu étriqué dans le gymnase qui lui était attribué. Il y faisait en outre une chaleur toute chilienne (de la partie tropicale du pays) et l’héroïsme des actrices et acteurs, dont l’énergie active ne faiblissait pas, a contribué au triomphe d’une représentation qui, peut-être, gagnait à l’étroitesse de l’endroit.
Quant aux Russes d’Arkhangelsk, au moment où j’écris ces lignes, ils n’ont fait, dans la rue ou à l’entrée du magasin Carrefour, « partenaire du festival », que des apparitions ponctuelles qui semblent bien appréciées, mais que j’ai trouvées un peu molles. On verra ce qu’ils feront, le neuf, soir de leur vrai concert.
 
ANNIBAL ET SES ÉLÉPHANTS proposent, sous le titre « France - Visiteurs », un spectacle parodique et burlesque sur le monde du foot. Le genre est dangereux, car il craint la vulgarité. Frédéric Fort, Thierry Lorent et Bertrand Malherbe ont de la pêche, mais ils n’y échappent pas. Par contre, « LES RAVAGEURS », Pierre Court, Jean-Luc Guitton et Thierry Sibaud, ont beau jouer trois gouapes sortis des bas-fonds de Paris, faux aveugles chanteurs des rues, et se mêler un brin agressivement au public pour lui piquer des objets, voire d’obliger une fille à monter sur la scène, s’y changer en bécassine, et la contraindre à différents jeux de scène un peu humiliants, ils ne font pas penser aux mots « vulgaire » parce qu’ils chantent très bien un répertoire emprunté à Offenbach et à Hervé. L’opéra-bouffe l’emporte sur l’aspect Eugène Sue, bien que les lascars aient souvent tendance à surjouer.
Le festival a aussi fait venir une troupe polonaise, le Théâtre PROJEKT, qui nous montre, dans la cour du Vieux Temple où nous suivons les interprètes au gré de leurs déplacements dans l’espace, LA ULICA GRODZKA, une rue de Lublin qui a connu successivement la peste du dix-septième siècle,  les pogroms anti-tsiganes et juifs, l’intolérance catholique, la chasse aux sorcières… J’ai cassé l’ordre volontairement. Il y a des belles images, beaucoup de feu, de chants, et de paroles qui sont sûrement déchirantes. J’ai retrouvé, en moins émouvant, le style Kantor et, quelque part, ce parfum de la célébration des Catastrophes qui a été inculqué aux Polonais par les Juifs et dont ils ont fait leur tasse de thé théâtrale la mieux exportable. Ces dix-sept jeunes gens et jeunes filles devraient mettre leur énergie au service de l’avenir que Solidarnosc leur a indiqué !
Le Cirque GOSH était là, aussi, au Théâtre Municipal, et alors là, pour le coup, déception. Les numéros acrobatiques n’ont rien de remarquable, et il y avait un jongleur qui ratait des coups pourtant assez banals. Surtout, la sauce n’était que remplissage, avec l’impression que les gags étaient ceux d’une bande de copains se faisant des niches sans doute drôles de leurs points de vue, mais qui ne passaient pas. Là encore, l’homosexualité avait son petit côté militant, avec le « porteur » baraqué tricotant un pull-over pour une statue à son image, et le petit gymnaste au cul exhibé complaisamment. Tout au plus, remarquait-on le dynamisme, la grâce et l’habileté d’une contorsionniste talentueuse. La musique rock ne suffisait pas (ou plus… car ce spectacle est en fin de course) à emporter l’adhésion. Mais je dois dire que le public a fait un vrai triomphe au spectacle, dont le tableau, bien réglé, des saluts, est le meilleur de la soirée.
Restait à voir la création de la Fura del Baus, intitulée MTM. Le moins qu’on puisse dire, est que ces Catalans ne se prennent pas pour des merdes de linottes. Au son d’une musique rock qui trouble les battements du cœur, les images se succèdent sur un écran géant, distillant des phrases « pensées » et des images agressives. Des cubes de cartons sont manipulés, déplacés, transformés par des servants qui foncent sur le public debout et contraint à se garer des voitures. Des hommes nus aux sexes appréciables sont violemment propulsés sur ces cubes et ils commencent à hurler en se contorsionnant. Il y a aussi une fille nue dont on se demande (espère) si elle va être violée. Mais non, elle fait comme les mecs. Elle gueule des invectives au public, qui comprend un mot français de temps en temps. Si j’ai bien compris, le spectacle est philosophique. Le discours rappelle celui du LIVING THEATRE en ce qu’il avait de puéril. Les grands maux qui menacent l’humanité, épidémies, tremblements de terre, surpopulation, les catastrophes défilent à grand renfort d’images qui se voudraient horrifiantes. La manière est en contradiction avec la dénonciation, et c’est pourquoi la référence à Julian Beck ne peut être retenue que comme référence à l’imposture de Carlos Padrisas et de son équipe. Car c’est comme ces films qui sous le prétexte de dénoncer le porno accumulaient les images érotiques. Ici, la VIOLENCE n’est pas montrée avec distance. Ce groupe s’y complaît, s’y vautre et MENT lorsqu’il nous baille des phrases édifiantes, souvent trop brièvement pour qu’on ait le temps de les lire. L’une d’elles, d’ailleurs, est capitale : « Luttons pour un ordre nouveau ». Ca ne vous rappelle rien ? Bref, on sort de la performance de ces « niños de Franco » abasourdi, abruti de décibels, saoulé de « strombocopisme » et de psychédélisme, se demandant de qui se fout le groupe. Cela dit, ils ont bien raison d’exploiter leur truc puisque ça marche. Il y a une partie du public qui aime.

Et puis le SPOLOKHI. Les Russes d’Arkhangelsk donnaient leur concert dans la cour du Vieux Temple juste après la deuxième des furieux Espagnols. Il ne faisait pas chaud et ils semblaient un peu coincés, installés loin du public avec la sono que leur a fournie le festival. Erreur à mon avis. En « concert », nos Moujiks n’ont pas un répertoire très original, ni très varié ni très abondant. Ce ne sont pas des musicologues, mais des braves paysans qui jouent, selon leur inspiration, un peu toujours la même chose. Faiseurs d’atmosphères, ils sont épatants pour animer une fête, mais la soirée structurée n’est pas leur affaire. Leur chanteuse kitsch y prend une importance excessive et l’enthousiasme qu’elle croit susciter m’a semblé être à la frontière de l’emboîtage. Après cette prestation officielle, ils ont animé la petite fête que Renata offrait pour clôturer son festival. Le plateau froid en plastique que le restaurateur avait concocté était d’une incroyable médiocrité. Mais le SPOLOKHI a dissipé avec entrain la tristesse ambiante.

17.07.94 - Pendant dix jours, la ville de Gand, en Flandres, est en fête. Toute la population est dans la rue et boit de la bière. Il y a des saltimbanques, des manèges, des marchés de toutes sortes et des terrasses de bistrot bondées. La bière coule à grands flots. Il fait un temps superbe.

J’ai revu là le SEMOLA THÉATRE. Encore des Catalans. HYBRID est une étrange machine qui se résume en quelques mots : érotisme, verticalité, eau. Érotisme parce que le sexe est omniprésent pendant le spectacle, à la limite du porno demi hard.
Ca commence par un couple nu qui est là depuis une demi-heure, debout l’un contre l’autre et qui se dégage d’un emballage en plastique. Il m’a bien semblé que le mec bandait. Plus tard, on verra une fille semblant s’envoyer en l‘air avec un mannequin criant de réalisme, qu’elle est allée chercher à trois mètres de haut. Tout au long de la représentation, il y aura un niveau supérieur où se dérouleront des scènes banales qui troubleront celles du niveau inférieur (un homme prend son bain là-haut. En bas, un couple mange des spaghettis. La baignoire se renverse et ils continuent, trempés, leur repas, comme si de rien n’était) ou seront troublées par elles (un couple est dans un lit accroché par des cordes à un personnage avançant vers le public qui le fait basculer). Constamment des jets d’eau aspergent les acteurs, qui semblent se complaire dans cette humidité. Il n’y a pas d’agression rock. Au contraire, la musique est (plutôt) andalouse.
Bref, nudité et eau, érotisme et jeu acrobatique des artistes avec une structure artisanale fragile, le public assiste à un déballage de saynètes audacieuses. Il y prend du plaisir. Mais en dehors d’une certaine provocation, qui à Gand en tous cas ne semblait choquer personne, je n’ai pas décrypté un discours cohérent.

Je n’avais jamais vu DÉLICES DADA, et il faut bien dire que, dans l’univers du théâtre de rues, ce groupe fait montre d’une réelle originalité.
Pourtant, il s’agit d’un parcours. Pourtant aussi, le public est largement sollicité de jouer avec les protagonistes. Pourtant, le thème de l’entreprise est une parodie et elle fait appel à la débilité verbale. Mais sous la dérision, sous le jeu qui amuse, il y a une vraie contestation et la vulgarité, hélas si fréquente dans ces disciplines, est totalement absente de la démarche.
S’agit-il de singer une cérémonie maçonnique ou une messe un peu spéciale ? Ils se défendent de s’en être pris à une secte précise et, de fait, les signes qu’on lit sur les chasubles n’ont, sans doute, aucun sens. Mais ce n’en est que mieux. Tous les rituels ont leurs ridicules. Tous sont donc mis dans le même sac, stigmatisant ces mômeries dans lesquelles tant de gens se complaisent.
Je reprocherai à la « cérémonie » de se prolonger excessivement sur la fin, comme si soudain elle se prenait au sérieux quand la grande prêtresse commence et poursuit ses litanies grotesques.

23.07.94 - Et me voici quelques jours plus tard à « Chalon dans la rue » face à une deuxième performance de DELICES DADA. Ca s’appelle « Les vingt-quatre heures de la poésie ». C’est un supposé marathon de cinq poètes qui vont courir de seize heure à seize heure à travers les rues de la ville, mais le public est convié à suivre des flèches qui amènent des gens à des points de rendez-vous, où les « poètes » se racontent et disent les fruits de leurs inspirations. Ces rendez-vous sont un vrai régal d’humour et d’intelligence, chacun s’étant composé une personnalité (plutôt qu’un personnage) d’une remarquable réalité. On a envie d’oublier tout le reste pour les suivre partout, sous la conduite de deux supposés flics, dont les propos communs tranchent là encore avec un réalisme, fruit d’observations aigues, avec l’élitisme intellectuel (mais très perceptible) des poètes qu’ils sont chargés d’accompagner. Bref ce groupe me plaît beaucoup.

Quand on arrive de Gand, on trouve que CHALON DANS LA RUE n’est pas tellement dans la rue. La foule n’est pas innombrable, même dans les rues piétonnes. Mais il y a du monde aux spectacles. Curieusement, Pierre et Quentin ont confié à des Hollandais le soin d’animer et de gérer une « arène foraine ». Ce sont les Buratinis, qui s’y sont casés, qui raflent le public avec un KING KONG un peu simplet mais qui rappelle opportunément que les Italiens eurent, il n’y a pas si longtemps, beaucoup de mal à se faire accepter en France. Bref, une vingtaine de personnes ont droit à un cours sur le racisme, à une exhibition de faux cracheur de feu (il a une torche à la main, mais c’est de l’eau qu’il boit) et à l’agression d’un monstre velu qui précipite les gens vers la sortie. Ca dure cinq minutes.

Plus subtil est le « voyage » que propose à une toute petite portion de gens, choisis par les artistes dans la foule, un groupe de Lyon nommé SKENEE sous le titre « Karavansérail ». Avec gentillesse on vous pèse, tandis qu’un accordéoniste joue, on vous demande le poids de votre âme, puis on vous déchausse et vous entrez dans un dédale plein de surprises sans agressions, mais où vous êtes contraint de participer. Cette équipe semble préoccupée par quelques questions fondamentales existentielles. La mort la préoccupe certainement.

Revu NOIR BAROQUE du Cirque Baroque avec beaucoup de plaisir. Christian Taquet est un criminel envers lui-même en galvaudant (ou laissant galvauder) son label avec des productions à plusieurs niveaux. Le rythme de la prestation que je viens de voir, la qualité remarquable des numéros, dont certains, bien connus, sont intelligemment renouvelés avec des « sans-faute » de haute volée, la mise en scène chorégraphique du début (qu’on aimerait plus courte dans le temps qui lui est imparti, mais par contre prolongée tout au long de la représentation), font de ce spectacle quelque chose de tout à fait défendable, très au-dessus du Cirque GOSH à la légende abusive.

24.07.94 - Et puis revoici Avignon et sa routine. Il semblerait qu’il y ait moins de monde aux spectacles. Farré ne remplit pas. Dans le « Off », beaucoup se plaignent, mais en fait, c’est comme d’habitude.

MASQUES de François Cervantès, se jouait au Dépôt de presse devant des affluences raisonnables. J’ai mieux goûté le texte que quand j’avais vu le spectacle à la Barbacane. Il y a des perles, comme l’histoire du soldat qui se demande où est la guerre, ou celle du marchand qui, bien calé sur ses coussins, admire un tableau qui est fait de vous et de moi, du public. Les démarches des personnages, attitudes, gestuelle, sont des petits chefs-d’œuvre. Tout est dans la dentelle soutenu par une musique sans agression. Malheureusement, Cervantès a choisi un parti pris de lenteur dans et entre les tableaux, dont chacun constitue un tout anecdotique en soi. Seul lien furtif, une femme avec un bébé qu’on retrouve de loin en loin au gré de cette saga orientale. Un peu d’ennui s’ensuit. C’est dommage. Ce qui devrait engendrer une atmosphère ne fonctionne pas.

NADA THÉATRE propose un curieux ROMÉO ET JULIETTE. Les amoureux légendaires sont dans leur tombeau, mais ils ne sont pas morts. Au fil des siècles, ils ont vieilli : Jean-Louis Heckel et Babette Masson qui les incarnent ne sont plus des jeunes gens, et d’ailleurs ne cherchent pas à le paraître. Ils sont eux-mêmes, couples dans la quarantaine, à la recherche infructueuse de la saveur de leur premier baiser. En vérité, ils ne s’aiment plus et quand on ne s’aime plus, peut-on encore mourir d’amour ? Il fallait réussir du premier coup, après, cela devient dérisoire. Cette leçon amère est assumée par le couple dans une pénombre tombale, eux-mêmes vêtus de sombre jusqu’à un revirement final, où elle prend le courage de rejeter celui qui est devenu incapable de lui donner la mort, et même, comme il feint un moment de le revendiquer, de se la donner à lui tout seul. Elle lui proposera pire que la mort, le bannissement, mais il ne saura pas franchir le mur du public. Ils s’en tireront « oniriquement », non plus suicidaires mais entraînés, lune et soleil, Jupiter et Vénus, au milieu de poussières de bulles de savon, vers on ne sait quelle transcendance. Tout cela est mené avec brio et, bien sûr, Nada oblige, avec quelques habiles manipulations.
 
09.08.94 - À Chinon - Dominique Houdart, ayant choisi de puiser son inspiration dans les anniversaires d’auteurs illustres du passé, nous offre à l’occasion du cinquième centenaire de la naissance de Rabelais, et dans la ville même où vécut longuement l’auteur de Gargantua, une « leçon d’anatomie » qu’il nous propose sous le toit d’une belle collégiale… et entre deux orages. On n’y pénètre malheureusement qu’après avoir subi une petite parade, joliment orchestrée par des musiciens coiffés de masques étranges, mais animée didactiquement de façon fort ringarde par un personnage également masqué dont la barbe trahit par son dépassement le nom et la qualité. Houdart explique au public qu’il est le Docteur François Rabelais et qu’il va diriger une séance médicale composite, qui regroupera les thèmes les plus importants évoqués par Rabelais dans ce domaine aux quatre coins de son œuvre.
Nous voici donc assis face à un amphithéâtre, où les acteurs se mêleront à d’étonnants mannequins leur apportant mouvement et vue à tel point qu’on ne sait pas toujours qui est vrai, qui est faux, jusqu’au moment toutefois où les étudiants de chair et d’os jettent leurs masques. Ils sont incarnés par Catherine Larue, Philippe Dreuot et Mohand Saci, avec beaucoup de cordes à leurs arcs, musique, gestuelle, manipulation, jeu, leur apport est essentiel dans ce spectacle où tout ce qui est image, forme, musique, est remarquable. Le déballage des boyaux d’un patient allongé sur le billard sera un grand moment d’humour scatologique, et le maniement des trucages à vue n’est pas très loin de celui des cordes du géant du Royal de Luxe.
Le Professeur, Houdart, médecin patron, orchestre avec dignité la cérémonie qui tient assez bien l’équilibre entre la parodie d’un cours et le jeu de la foire. Il s’y montre plus sobre que lors du prologue et en tous cas plus à son aise. Par contre, j’ai eu horreur du personnage « truculent » qu’incarne Jeanne Houdart dans le style grasseyant des ivrognes conventionnels. Elle incarne le barbier, c’est-à-dire celui qui, à l’époque, tranchait dans les corps des cadavres. Elle s’est fait un visage courageusement hideux et elle débite en titubant un texte qui est sûrement de Rabelais, mais qui est totalement incompréhensible aux oreilles d’aujourd’hui, surtout exprimé avec cette voix qui se veut burlesque et que je déteste, même si Rabelais oblige… !!! Donc, spectacle où il y a à boire et à manger, mais où le positif l’emporte grâce aux  images et l’illustration musicale. Remarqué particulièrement un nouveau venu dans la compagnie, Mohand Saci, qui est tout à fait excellent.
Et une fois encore, la constatation s’impose : le Houdart bateleur de foire qui cause est à rejeter. Il est conventionnel, banal, redisons le mot : ringard. Le Houdart bateleur de foire qui cause est à fuir : il fait pédant, prétentieux… et, dans le didactique, suffisant. Mais le Houdart des formes, quelles qu’elles soient, ou des images, le manipulateur, l’ensemblier, ceux-là ont beaucoup de talent. Dans cette « leçon d’anatomie », le spectateur est à plusieurs reprises saisi par des moments de haut vol, d’une superbe habileté et d’une réelle richesse d’imagination, avec des moyens toujours artisanaux et souvent astucieux. Entre ces instants, subir Jeanne Houdart est au-dessus de mes forces. Cela dit, apparemment, sa performance plaît au public. Mon allergie à cette utilisation de sa tessiture vocale est donc toute intime.

Publié dans histoire-du-theatre

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