Du 7 au 25 mai 1994

Publié le par André Gintzburger

07.05.94 - Tous comptes faits, ce GEANT, du Royal de Luxe, on pourrait le minimiser en disant qu’après tout, ce n’est qu’une grande marionnette qui fonctionne selon le principe de la manipulation par fils. Et en vérité, c’est bien au genre du « théâtre de figure » qu’on peut rattacher ce spectacle de rue itinérant, puisque la « poupée », qui fait neuf mètres de haut, est enfermée dans une structure qui en a quatorze. Compte tenu des dimensions, les fils deviennent cordages, et les manipulateurs des matelots de haut bord, qui obéissent aux ordres d’un contremaître attentif parfois doublé par un capitaine à la voix éraillée. Ce sont des vrais acrobates qui font penser, en plus périlleux encore, à ces marins qui grimpent au sommet des mâts et s’en laissent tomber suspendus par des agrès qui hissent les voiles. Leurs manœuvres supposent une telle énergie qu’on les suppose aux frontières de l’impossible. Et c’est bien leur gesticulation effrénée, parfaitement orchestrée, chaque geste ayant sa nécessité, qui fait d’abord le prix de cette promenade d’un Gulliver étonnant. Habillés à la manière des valets grand siècle, ils s’agitent sans jamais de gratuité, avec une rigueur de gens de la mer qui savent qu’une fausse manœuvre peut être mortelle.
Mais leur audace soigneusement dirigée ne suffit pas à exprimer ce qu’on ressent en contemplant ce personnage articulé sans fars (on voit très bien la mécanique, elle est au grand jour), uniquement par des moyens artisanaux. Bon : il y a bien une machine à air comprimé pour lui soulever la poitrine quand il est censé respirer. Il y a bien un tracteur pour tirer la structure et un élévateur pour apporter à niveau la cantatrice chargée d’éveiller… et d’endormir le géant. Mais l’essentiel est manuel et chaque mouvement d’un bras, d’une jambe, l’enfilage du manteau etc… ne doit rien à rien d’autre qu’à de l’huile de bras et à des assemblages savants de fils et de poulies. La performance est fabuleuse et, quand on imagine l’épuisement qu’elle implique au terme de plusieurs centaines de mètres, on est saisi d’admiration. Mais je n’ai pas encore tout dit. Tout cela pourrait être au service de quelque chose d’astucieux, mais pas de beau. Or, honnêtement, IL est magnifique, dialectiquement mannequin mobile et être vivant. Car il est extraordinairement expressif et toute sa patience respire la bonté. Les enfants qui s’agglutinent sur les trottoirs ne s’y trompent pas : ils n’en ont pas peur, même quand il éructe et réclame à boire d’une voix si puissante que les pompiers arrivent avec leur grande échelle pour lui verser dans le gosier des dizaines de litres d’eau. Tombé du ciel un matin, il disparaîtra quatre jours plus tard ébloui par le mur de lumière. Je n’ai pas vu ce final à Calais, mais la journée que j’ai passée à le suivre m’a procuré une grande joie. Le Royal de Luxe, en plus, renoue ici avec le théâtre de rue dans ce qu’il a de plus authentique. Bravo.
Reste que, plus que jamais, l’aide active de la police est indispensable au bon déroulement de ce très dispendieux divertissement. On est en plein dans le jeu pour le peuple, octroyé par ceux qui peuvent se le payer. Bien sûr, c’est le ronchon qui s’exprime dans cette péroraison, mais quand même, des majorettes à ce géant il n’y a qu’une différence d’exigence artistique, mais pas de fond.

ILOTOPIE aussi était présent aux Fêtes de Calais, et Schnebelin a puisé l’idée de sa prestation dans l’événement qui la justifiait : l’inauguration du tunnel sous la Manche. Il a donc imaginé un chapiteau en forme de tunnel avec, entre deux rangées de spectateurs, un rail central, sur lequel passent des objets, des structures, des tableaux vivants. Disons maintenant tout : le tunnel fait cent quarante mètres de long et le « spectacle » est pour cent soixante-quinze personnes de chaque côté, trois cent cinquante en tout, chacune ayant sur son billet, au lieu d’un numéro, un nom de personnalité. Pour ma part, j’étais Darius Milhaud et ma voisine, Madame Michaux. En vérité, je croyais que cette identification m’obligerait à jouer un rôle, mais non, c’est oublié quand le rideau de cent quarante mètres de long qui sépare les vis-à-vis durant leur installation, s’ouvre dans un beau bruit de tempête. Il y aura bien, au fil des minutes, quelques « agressions » au public, mais rien de bien sérieux, juste un zeste de Schnebelin.
C’est qu’il s’est donné du mal, cette fois-ci, et à grand renfort de moyens, pour nous balancer avec un rythme difficile à tenir sur quarante mètres de distance, alors qu’aucun spectateur ne peut embrasser l’espace entier, une série d’images et de tableaux dont certains semblent envoyés uniquement pour meubler le temps, certains aussi sont assez médiocres plastiquement, mais il y en a aussi de très réussis, voire de très signifiants, comme celui des Guérilleros arpentant les bas-côtés de la voie avec des armes de plus en plus meurtrières, et dans un mouvement de plus en plus nerveux. Réellement, il est temps que cela finisse au bout de quatre-vingt-dix minutes, car le concepteur n’a pas assez de philosophie intime pour me communiquer un message global, mais dans l’ensemble je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer. C’est amusant de se pencher alternativement vers la droite ou vers la gauche pour essayer de deviner ce qui va se passer devant vous fugitivement. Et les sièges ronds sans dossiers sur lesquels on pose son derrière sont tellement inconfortables qu’ils interdisent toute somnolence.
Mais ne soyons pas chiens. Malgré mes réticences, que certains autres grognons partagent, c’est sûr qu’avec ce machin plein d’opportunisme, Schnebelin va se faire des couilles en or.
J’ai oublié de dire que ça s’appelle DES LIAISONS CAPITALES, « Champ d’expérience deuxième ».

08.05.94 - Je suis venu jusqu’à Utrecht pour me faire une idée sur le plan qu’est en train de nous concocter Valéry Keft, mû de toute évidence davantage par le souci de se garder sa jeune épouse Française, lasse de le partager avec la lointaine Saint-Pétersbourg, que par des mobiles profondément artistiques.
Bref, il a imaginé une co-production entre le LICEDEI – IV et un groupe russe plutôt spécialisé en gestuelle de rue, qui a de fortes attaches avec la Hollande, le DEREVO. L’ennui, c’est qu’après le LICEDEI - IV, ce Licedei-là devient le LICEDEI avec lui tout seul, juste avec l’appoint d’Anvar que j’aime beaucoup mais qui est tout sauf un grand clown. Alors, pour compenser l’inévitable déséquilibre d’avec des partenaires qui, eux, sont au complet, il gesticule, s’agite fébrilement, poussant à l’excès son personnage de grand dadais dégingandé et, tous comptes faits, cette agitation est tellement en porte-à-faux par rapport à ce que font les autres qu’on a l’impression qu’il n’est là que pour faire les liaisons et leur servir la soupe. Ce ne sont pas quelques numéros en solo qu’il s’est octroyés, dont l’un, ma foi, avec un aquarium, pourrait être assez joli s’il était plus exploité, qui modifieront cette impression générale.
Mais bon, me direz-vous, si ce DEREVO est de qualité, qu’importe ? Utiliser le sigle du LICEDEI dans cette entreprise où lui et Anvar ont l’air d’avoir été engagés par le DEREVO est, certes, contestable, mais l’essentiel n’est-il pas l’ensemble ?
Malheureusement, ces gens, au demeurant sympathiques, n’ont vraiment pas, mais alors pas du tout la classe internationale. Il paraît qu’au temps lointain de l’U.R.S.S., ils ont fait partie du grand Licedei et qu’ils avaient été virés par Slava Polunine lorsque les frontières se sont ouvertes pour la troupe. Eh bien, Slava avait raison. Ils ne sont pas nuls, faut pas exagérer, mais ils sont mous, moyens, très moyens, malgré les crânes rasés qu’ils arborent dans la vie. Il y a notamment un « clown » qui s’est fait un nez de clown en forme, un peu, de bec, qui fait des choses où on peut rêver à ce qu’aurait fait Léonide.
Seul atout du groupe, il a deux filles qui, sans être danseuses, ont de la grâce et de la bonne humeur. J’ai suggéré à Valéry Keft de virer les mecs et de les garder, elles.
À noter que cette « Mort de Pierrot » se passait dans un théâtre improvisé installé à douze kilomètres de la ville, en pleine verdure, dans une usine de purification d’eau extraordinairement clean, calme et propre. Le lieu est superbe et j’ai cru un moment que le spectacle le serait aussi, car il commence par une visite très bien guidée par des personnages mystérieux et étranges.
Malheureusement, la suite n’est pas à la hauteur du surprenant concert que nous fait, à un détour, l’un des Derevo, avec une simple bassine. Quand on entre dans la salle, l’impression de paix profonde qu’on respirait dans le bruissement du liquide disparaît. On a devant les yeux les découpes et les objets hétéroclites de Boris. Tiens, c’est vrai, c’est aussi un Licedei, ce barbu d’Ouzbékistan. Le bric-à-brac est au rendez-vous

13.05.94 - Une fois de plus, me revoici parti au charbon avec une troupe pas facile dans des pays pas évidents, avec un balisage préparatoire pas complètement assuré.
Cela dit, ça ne commence pas mal : Madame Béatrice Boillet, attachée culturelle à Talinn, qui a ouvert le poste il y a trois ans, et ça lui a plu d’avoir tout à organiser, mais elle n’a jamais pu dépasser le stade des mots de nécessité pratique dans la langue « proche du finnois » de cette Estonie indépendante dont la moitié de la population est russe… Donc, cette Béatrice Bouillet, assez maigre et sans doute du genre « angoissable » aisément, peu expansible au point qu’on a failli ne pas se rendre compte que c’était elle qui nous attendait à l’aéroport modeste de la capitale lettone, a su créer au cœur de la vieille ville un espace culturel français, mon Dieu, très estimable. Elle a, ma foi, avec l’aide de sa collaboratrice Christine Mauer, bien organisé cette venue de « Zazie dans le métro », non à Talinn, mais dans une curieuse ville du Sud du pays, PÄRNU. C’est du moins notre impression jusqu’au moment où, accompagnés par un étudiant guide à la francophonie de bonne volonté, et par un représentant du théâtre d’accueil, à la mine peu engageante, nous découvrons la salle qui nous est octroyée pour la représentation du lendemain. Elle est, il faut bien le dire, consternante, scène trop petite, sol dégueulasse, rideaux noirs (existants, c’est déjà quelque chose) poussiéreux. Le technicien annoncé ne s’est pas dérangé. C’est la situation classique où il va falloir assurer la meilleure représentation possible dans un contexte où toutes les conditions sont réunies pour que la soirée soit ratée. Je ne jetterai pas la pierre à Béatrice Boillet. Elle n’est pas une technicienne du théâtre. Elle fait confiance au Directeur de la salle et à nous. Ca fait, en plus, partie de la légende que les Français se débrouillent toujours. N’empêche que je lui conseillerai, sans illusion, de consulter de près les fiches techniques que lui envoient les troupes. Car dans le cas présent, Sylvie Van Cleven lève les yeux au ciel, fait la gueule et me voue certainement aux gémonies en son for intérieur, mais elle montera et Evelyne jouera. Mais j’imagine très bien certains metteurs en scène exigeant qu’on change de salle ou qu’on ne jouera pas.
À part ça, Pärnu n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler une grande ville. Mais elle est très verte, avec des grands bois et une plage sur la Baltique. Très peu de bagnoles et pas non plus énormément de piétons. Les magasins sont pauvrement achalandés. Nous avons du mal, le soir, à trouver un restaurant où il y ait sept places. Finalement, nous mangeons, pour vingt Francs chacun, bière ou vin compris, un bouillon à l’œuf clairet mais chaud, et une viande hachée avec des pommes de terre sautées, que moi, je trouve bonnes, mais apparemment il n’y a que moi !

14.05.94 - Comme d’habitude, je suis matinal et je décide d’aller faire une marche jusqu’à la plage. Un peu après dix heure, je programmais de passer au théâtre. Mais c’était compter sans le fait que je ne pourrai jamais entrer dedans, arrivant ainsi impromptu. C’est seulement à douze heure trente, à force de taper sur les portes, qu’un personnage apparaîtra, me révélant une porte cachée et gardée. Je ne m’attarde pas. Sur une place quelques Estoniens d’âge mûr, vêtus de costumes traditionnels, exécutent quelques figures de danses folkloriques à l’intention des touristes, qui, tous comptes faits, ne sont pas inexistants : des Finnois, sans doute, qui viennent en Estonie se couler des jours bon marché.
Après ça, toute la journée sera mal barrée. Je bouffe seul, mal et lentement, au restaurant de l’hôtel. Vers dix-huit heure, les deux chauffeurs russes envoyés par Minecu se pointent, non pas avec le minibus prévu mais avec une bagnole traînant une remorque à l’aspect fragile. Cela nous vaudra tout un psychodrame sur l’impossibilité de charger les trois caisses sur ladite remorque. Il faut donc enlever les sièges, ce qui veut dire que personne ne pourra voyager avec les chauffeurs. Or, nous n’avons que quatre billets de train. Angoisse de Christine, qui est presque certaine de ne pas pouvoir débloquer ces billets. La soirée prévue par nos hôtesses après le spectacle en sera toute perturbée entre Sylvie, brandissant le discours de la sécurité avec en sous-entendu mon inconscience administrative, Evelyne, montant sur ses grands chevaux, et les deux Russes, qui commencent à trouver que les Français sont des oiseaux bien compliqués. Il est vrai que des attelages comme celui-là, moi, j’en ai connus des flopées en Algérie, mais c’est un type de contexte qui est loin de nos artistes et techniciens d’aujourd’hui.
J’ai dit que ça se passait après le spectacle, qui avait été assuré par Evelyne et Pierre devant une salle sans aucune, je dis bien aucune réaction, au cours d’une réception au champagne sucré avec des gens d’une incroyable « absence ». Glacial que c’était. Pour couronner le tout, on nous a emmenés souper dans un lieu de grand luxe où le service était interminable. Bref, ce fut une journée de dupes…

15.05.94 - … Et ce, d’autant plus, que le lendemain matin nos deux chauffeurs se pointaient avec un chargement qui semblait acceptable. Il ne restait à Sylvie qu’à faire un baroud d’honneur en hurlant qu’on avait parlé d’un départ à quatorze heure alors que, maintenant, je suggérais à bon escient qu’ils partent le plus tôt possible. Finalement, ils se sont tirés à onze heure. Après un déjeuner rapide, Béatrice Boillet, décidément très évanescente, nous a ramenés à Talinn où nous avons pris le train pour Moscou.

16.05.94 - Voyage de nuit plutôt convivial (entre nous) mais un incident à l’arrivée. Christine Mauer nous avait mal renseignés sur l’horaire, et voilà que nous nous pointons à Moscou avec deux bonnes heures d’avance. Bien sûr, personne ne nous attend. Je prends donc un porteur. J’essaie de téléphoner à Elena, mais basta ! Ca ne répond pas. Je prends un taxi pour la somme de vingt dollars et nous voilà dans le hall de l’hôtel Rossia, ce petit machin de trois mille chambres dont le personnel ne parle que le russe et ne cherche pas du tout à vous comprendre, et où tout est administrativement compliqué. Je retente de téléphoner et, à la vingtième tentative au moins, je finis, ô miracle, par tomber sur Elena. Du coup, une bonne heure plus tard, nous voilà installés, nous du moins, car Sylvie et Hervé se feront attendre jusqu’à vingt heure dans l’angoisse générale. Enfin tout rentrera dans l’ordre, sauf que, après quelques saines tentatives pour dîner dans l’hôtel, nous nous retrouverons à vingt-deux heure errant dans des rues vides à la recherche d’un bistrot sympa… que nous trouverons sous la forme d’un buffet de Superluxe à l’hôtel Métropole pour une somme de quarante-six Dollars chacun plus les boissons. Mais c’était très bon.

17.05.94 - Court tour d’horizon avec Claude Crouail qui est débordé. Journée de montages sans problèmes au Théâtre Krasnaïo Presnja. Le soir, bon succès du spectacle sur une bonne représentation. Nous soupons tous les six avec notre guide dans un restaurant agréable, bon, et pas trop cher.

18.05.94 - Visite du musée Pouchkine. Le soir, moi, je ne suis pas du spectacle car je vais au Théâtre Gogol, conduit par Monsieur Stodusny, assister à un « opéra populaire » dont il est le producteur. Littéralement, le titre signifierait « Le parapet est très haut », mais tout le monde appelle le spectacle BUMBARACH, du nom du héros qui, au temps de la révolution de 1904, avait choisi de ne pas choisir son camp, alors que les deux parties se l’arrachaient comme un symbole parce que, enrôlé « volontaire » d’office dans un conflit contre les Allemands, il avait été désigné pour survoler en ballon captif les lignes de l’adversaire. Porté disparu, on l’avait cru mort. À tel point que sa fiancée, qui l’aime encore, s’était mise avec son frère que le sort avait laissé au village. À son retour, les rouges du Tchapaïev comme les blancs lui font des avances qu’il rejette, toujours avec le sourire. Cela finira cependant mal pour lui et il sera amené à se jeter dans la rivière, d’où le titre. C’est même la première scène, la suite étant, comme dans « Zazie », un retour en arrière.
L’auteur, Ion Kima, que j’ai perfidement questionné en lui demandant s’il était vraiment content de la réalisation de Oleg I. Mechkevoï (aidé pour la chorégraphie par Alexis Melestov), m’a confessé de « pas encore », mais qu’il espérait que ça s’améliorerait. 
En vérité, il y a là un thème intéressant, une musique populaire sympathique un peu tripotée par notre « ami » Dachkievitch (ce qui lui permet d’apparaître comme co-auteur), une troupe jeune composée à parts égales (ce qui est si rare) de filles et de garçons. Tous sont beaux, ont le sourire rivé au lèvres, dansent et chantent très bien, incarnent tour à tour les rouges et les blancs avec, cela m’a frappé, beaucoup plus d’énergie lorsqu’il s’agit des premiers que des seconds (qui les rendent soudain mous). L’univers esthétique dans lequel ils nous entraînent est le même que celui qui avait fait le succès de LA PUNAISE… sauf que quelque chose manque, qui ferait que l’opérette à laquelle on assiste, deviendrait ce que les concepteurs ambitionnent, un « opéra populaire » de haut niveau. J’ai passé une bonne soirée, mais avec la conscience d’être dans un deuxième niveau de qualité, pas la « first class » : pas assez de rigueur. Pas assez d’inventions et surtout, plus grave, beaucoup trop de gentillesse, voire de mièvrerie, alors que le thème justifierait beaucoup plus de paroxysmes… Bref, il manque le Koudriatchov de la Punaise, la « patte » du réalisateur qui fait que « ça décolle… »
Je suis assez embêté parce que Stodusny voudrait bien que je promeuve ce produit en Occident. C’est vital pour lui, qui est entré à fond dans le nouveau « système », et il est vrai qu’il a en main, avec cette troupe dont il dit complaisamment qu’elle lui appartient, un excellent matériau de base. Mais il lui manque un Popovsky ou un Dodine.

Ce que j’écris là est curieux, car vous m’avez souvent entendu nier l’importance de la « lecture » du metteur en scène. Ici, une conception et une patte de chef me sembleraient indispensables. C’est peut-être le genre qui explique cette apparente contradiction. C’est peut-être aussi la faiblesse de l’argument proposé par l’auteur. Nettement, il n’est pas génial, mais il propose un matériau de base intéressant qui pourrait, devrait, être exploité mieux. Mais soyons clair : tout cela se situe néanmoins dans un registre de qualité.

19.05.94 - Horreur ! Je découvre ce matin qu’on m’a volé ma caisse de tournée. Près de deux mille Dollars. Je me culpabilise en pensant que ça se soit passé pendant le quart d’heure où j’étais allé au buffet, laissant ma veste avec ses enveloppes bourrées de fric dans ma chambre, mais après coup, je pense que cela s’est fait pendant que je dormais, par quelqu’un qui est entré du balcon par ma fenêtre (que je laisse toujours entrouverte). Suite à cet événement, la journée sera une succession de coups de chance.
Premier coup de chance, Patrick est dans l’hôtel, venu avec Jean Digne. Pas de problème, il est venu avec trente mille Dollars, il va m’en prêter mille. Deuxième : Stodusny m’avait invité, le soir, à venir chez lui, « près du Kremlin », pour « discuter ». Je lui raconte mon aventure et voilà qu’il me sort : « Pas de problème, je peux vous donner tous les Dollars ». Et en vérité il m’en sort mille quatre cents de dessous des piles de linge. Evidemment il m’achète. Je deviens obligé de faire quelque chose pour son BUMBARACH, et, voyez comme je suis salaud, je vais essayer de le fourguer à Lafosse qui est foutu de trouver ça sublime. Quoique maintenant, mon vrai intérêt serait de le reporter au plus tard possible. Mais… ce n’est pas ma nature.

Reprenons le fil de la journée. Patrick, alerté par moi, décide de foutre un peu de bordel dans cet hôtel où il n’y a pas seulement des rats voleurs, mais où tout le monde est odieux. L’Occidental est une machine à casquer. Je ne suis pas contre, mais que ce soit fait, pour la petite arnaque, à la Marocaine, et pour la grosse, à l’Italienne, c’est-à-dire de façon marrante. Ici, ils ne font rien pour être sympas. Et c’est étrange, car tous les Russes que je connais le sont, sympas, et même très… mais les autres, quel mépris indifférent pour leurs prochains ! Ils vous jettent carrément. Ce sont des Moujiks ! Des porcs. Ils rendent leur pays invivable. Ils en ont fait celui où le moindre acte est le plus compliqué. Ah ! Qu’il était bien le temps où ils avaient peur et où ils marchaient à la schlague.
Bref, il appelle l’administratrice du Mali Théâtre, qui se pointe avec le « chef de la sécurité » de l’hôtel. Enquête. Mais moi, malheureusement, j’ai rendez-vous avec Crouail. C’est le jour où je dois recevoir les chèques, faire les contrats et essayer de mettre au point Tuerj… et Saint-Pétersbourg. J’en serai pour mes frais : en gros, à l’issue de cet entretien, je retiendrai que ceux qui viennent en train et ceux qui roulent en voiture ont rendez-vous dans l’après-midi, du côté du centre ville. Il nous décrit Tuerj comme un petit gros bourg où on est forcé de se retrouver. Il se refuse à nous donner la moindre précision. Il est sympathique, ce Crouail, et, bien sûr, il a des qualités de directeur et, quelque part, peut-être bien, a-t-il le sens (très enfoui) des responsabilités. Mais il ne donne pas cette impression à ses interlocuteurs. Notamment, l’administrateur de tournée nage constamment vers des rivages qu’il lui rend impossible de baliser avec quiétude. Ce n’est pas du tout plaisant pour celui qui doit rendre compte à des artistes et techniciens qui sont prompts à le contester, lui, sur les incertitudes du lendemain. Cela dit, je repars avec les chèques, ce qui est déjà quelque chose, et, tout de même, l’assurance que la vieille Tina nous accompagnera à Tuerj. Grâce à elle, je finirai par apprendre que nous prenons le train de douze heure vingt-six demain !

Déjeuner chez le père d’Anton, un Monsieur de soixante-deux ans qui me paraît plus vieux que moi, mais il est juste d’ajouter que je n’ai pas le regard extérieur sur moi-même. Repas somptueux préparé par la maman, avec des merveilleux Zakouskis (que j’en salive en écrivant) et un gigot macéré, je ne vous dis que ça !… C’est un bon moment de détente bien arrosé. À l’issue de ces agapes, il est seize heure, je me fais déposer au GOUM où il y a un bureau de change qui accepte, fait rarissime, les Francs à trois cent trente Roubles pour un Franc (contre deux cent soixante cinq à l’hôtel !!!). Au bout d’une demi-heure de queue, j’ai reconstitué partiellement ma caisse en Roubles grâce aux trois milles Francs que j’avais apportés pour Elena et qu’elle n’a pas voulu prendre, disant que ce reliquat du Sigma serait mon pourcentage sur Popovsky à Sao Paulo. Ca m’amène gentiment à dix-huit heure, où j’ai ce rendez-vous sus indiqué avec Stodusny, et à dix-huit heure trente je me retrouve chez lui… devant la même table dressée que chez Anton et les mêmes Zakouskis prêts à être bouffés !

J’ai oublié une anecdote. Avec Elena, nous avons circulé en voiture dans Moscou, et voilà-t-il pas qu’à un moment, elle s’arrête à côté de camions-citernes stationnés. Les bagnoles s’y font faire le plein pour un peu plus cher que dans les stations-service, mais sans faire la queue. Et puis, « là, il y en a ! ». C’est décidément un pays bizarre.

20.05.94 - Ca y est, on s’en va. C’est la vieille Tina qui nous accompagne à Tuerj. Sur l’instant, je me demande où je l’avais vue et c’est elle qui me le rappelle, « au Jubilé de Monique », chez moi, en janvier. Le voyage se passe bien, en train. C’est court, deux heures, que nous passons au wagon-restaurant, agréable espace où, surprise, la cuisine est bonne pour un prix sans arnaque. L’arnaque, c’est la contrôleuse qui l’a pratiquée. Comme notre entrée dans le wagon n’a pas été vraiment discrète, elle n’a pas eu de mal à remarquer que nous n’étions pas russes. Alors il paraît que nos billets n’avaient pas été payés au tarif étranger. C’était huit mille Roubles de plus par personne avec un reçu, et cinq mille sans reçu. Vous avez compris qu’elle se les mettait dans la poche.
La fin de la journée se passe sans histoires. Je me ballade dans des rues délabrées. J’entre dans des magasins qui ne me semblent pas être des entreprises privées. Il y a des produits à acheter, et aussi dans des petites échoppes à même le trottoir. Oranges, bananes, tomates, concombres, oignons, radis, pommes de terre s’étalent à foison ainsi que toutes sortes d’alcool et de boissons sucrées. Mais pas une seule bouteille de flotte, ni, bien sûr, de whisky. Je suis un idiot de ne pas en avoir acheté à Moscou où il ne manquait pas. Beaucoup de monde partout, et des queues pour acheter. Pourtant les prix ont sensiblement monté depuis l’année dernière. Tout est en Rouble. Il n’y a plus de petit trafic du Dollar, mais beaucoup de prix sont exprimés (verbalement) en dollars et réglés en Roubles au cours de l’inflation du jour.
En fin de journée, il se met à faire carrément frais et à pleuvoir. L’hôtel Volga n’est pas chauffé. Ce n’est pas un quatre étoiles, avec un hall très Afrique du Nord et dans l’ensemble une propreté relative.

21.05.94 - Au petit-déjeuner, un de nos chauffeurs nous apprend par Tina interposée que le père du second est mort subitement. On l’a ramassé dans la rue.
Le théâtre, à Tuerj, est beau. C’est un vrai théâtre de sûrement près de huit cent places avec un foyer immense orné de fresques, dont l’une représente Lénine guidant des travailleurs, et l’autre… tenez-vous bien, Staline au milieu d’un groupe d’ouvriers. Oubli ? Fait exprès ? Je ne saurai pas. La langue de bois n’est pas oubliée et, à la question posée, « qu’est-ce que c’est que cet hélicoptère qui passe et repasse très bas ? », j’ai entendu comme réponse qu’il emmenait des gens en promenade !!!
En fait de promenade, on nous a emmenés visiter des peintres qui vivent à trois dans une maison que leur loue la municipalité pour assez peu cher, semble-t-il. Ils y ont leurs ateliers et peuvent donc se livrer à leur art dans de bonnes conditions. Je n’ai pas retenu leurs noms, mais le premier, qui nous a tenu un discours d’où il ressortait qu’il était très content de lui, et qui nous a dit vendre des toiles à un million de Roubles, m’a semblé avoir quelque chance de carrière à Paris sur la place du Tertre. Le second est nettement plus intéressant, mais tous les deux ont un point commun, ils peignent la campagne, les saisons, la neige. Ce second nous « avoue » avoir jadis tâté de l’abstrait, ce qui, en son temps, lui avait valu quelques ennuis. Mais il confesse qu’il se trompait. Le cœur doit s’exprimer dans la reproduction de la nature. Entre lui et la région de Tuerj, c’est une histoire d’amour.
Evelyne, fatiguée, donne quelques signes d’impatience et nous ne verrons pas le troisième larron. Il faut dire que nous n’étions pas en avance parce que Laurence Vale avait entendu que notre rendez-vous était à treize heure, alors qu’il avait été fixé, et compris par les autres, à douze heure trente. Décidément, j’ai du mal à me faire à cette fille maigre qui a toujours l’air d’être ailleurs et dont le moindre geste est lent au possible. J’observe de-ci de-là ce qu’elle filme et j’ai des doutes sur ce que sera son « Zazie en Esteuropie ». J’ai bien peur que ce ne soit encore pour Evelyne, qui la porte à bout de bras, une déception, et je me demande si ces producteurs de la HUIT, qui ont abandonné leur soutien en cours de route mais qui l’avaient recommandée à Evelyne, ne s’en soient pas ainsi débarrassée.
Tandis que nous déjeunons, fort mal, Claude Crouail se pointe. Il vient inaugurer une exposition de photos et clôturer, avec notre Zazie, la semaine française de Tuerj. Du coup, il y va avant le spectacle d’un petit discours très applaudi et, ma foi, je dois dire que sans être bourrée, la salle est loin d’être vide avec une partie de public jeune et une partie bien sapée.
Je ne sais pas si la représentation est bonne, mais elle connaît en tout cas un très gros succès. Claude Crouail s’en déclare enchanté, et que c’est beaucoup mieux qu’à Moscou parce qu’on est sur une grande scène, et que le spectacle y prend de l’air… Il y a bien trois cents personnes dans la salle et, ma foi, l’accueil chaleureux qu’elles font aux acteurs quand ils viennent saluer ne ressemble pas à de la politesse.
Après la séance, nous avons droit à une visite de la Philharmonie, très beau lieu un peu trop longuement commenté par son directeur, et à un souper très copieusement arrosé, entrelardé de quelques numéros chantés. Beaucoup de toasts sont portés, dans la joie générale. Evelyne sort de là complètement pompette.

22.05.94 - Finalement, Tuerj restera un bon souvenir pour nous. Notre séjour s’y termine par une visite à un musée de Samovar, avec dégustation de thés en cérémonie.
Voyage de six heures en train jusqu’à Saint-Pétersbourg. Michel Tarran, tout de vert vêtu, de la chemise à la cravate et au veston, nous y attend.
Il nous amène à un hôtel étrange, sorte de bloc de béton forteresse aussi peu accueillant que possible, mais l’intérieur est plus normal, sauf qu’il y fait un froid de canard, que l’eau chaude est inexistante et que c’est tout une affaire pour trouve une bouteille d’eau minérale. Mais ici le personnel connaît quelques bribes d’anglais.
Michel Tarran nous emmène dîner chez lui. L’intention est bonne, mais l’exécution est laborieuse. Son buffet a dû être préparé le matin. La salade est confite, la viande froide trop molle pour être honnête. La conversation se languit, mais tout est servi dans des beaux contenants.

23.05.94 - Valéry Mineev me donne rendez-vous à dix heure. Les visas pour la venue du Licedei ne sont pas encore délivrés et il voudrait que j’aille demain au consulat avec lui. Je lui demande s’il peut nous aider à trouver une chambre pour Evelyne et Laurence qui vont rester, après les autres, jusqu’au premier juin.
Puis je me pointe à l’Institut. Superbe lieu à deux pas du Palais d’Hiver, où Michel Tarran trône, frêle, derrière un grand bureau. Il a l’air un peu fatigué et comme détaché de tout. La question m’effleure : serait-il séropositif ? Il va être viré de son poste et officiellement, ce serait pour y placer un quinquagénaire ventripotent, qui aurait l’air d’avoir du poids. On lui propose Riga en échange et ça ne le ravit bien sûr pas. Effectivement, on ne peut pas appeler cela une promotion. Je l’entends, à l’occasion d’un appel de Marie Bonnel, évoquer ces misères qu’on lui fait. Il me donne, en Francs français, l’argent du défraiement. Bon, il va encore falloir passer par la merde des bureaux de change qui, décidément, n’ont aucune tendresse pour notre si forte monnaie.
Je déjeune avec Evelyne au cinquième étage de l’hôtel, dans une salle assez avenante, et pour très peu cher. Puis, à dix-huit heure, j’ai rendez-vous avec Svetlana (du groupe LEM), qui se pointe toujours enchapeautée, avec son ex-mari, qui a pondu les textes de son prochain show, et avec un sponsor qui vient de lui donner les moyens de sa création. Je devais assister à une représentation, mais je dois me contenter d’une brève narration et de quelques dessins de costumes que la réalisatrice, avant tout styliste, propose comme point de départ à une autre aventure.
En fait d’aventure, le sponsor nous amène souper dans une boîte située au troisième étage d’un immeuble vétuste et pourri, regorgeant de graffitis, situé tout près d’une église baroque au style inimitable. Nous montons les escaliers en pierre un brin périlleux et nous arrivons dans un couloir lépreux qui aboutit à une salle des fêtes, au bout de laquelle il y a le « restaurant ». Alexandre, le sponsor, a pris la précaution de s’arrêter en route. Il a acheté deux fiasques de vodka et une bouteille de whisky canadien. Pendant que j’aurai avec Svetlana un aparté pendant lequel elle me racontera ce que devrait être sa parodie du Lac des Cygnes, avec musique de Tchaïkovski « rockisée », Pierre Augé et Laurence auront avec l’auteur du futur texte une conversation sur la Russie, d’où il ressort que ces gens seraient des fascistes projetant pour septembre un coup d’Etat. Ma foi, c’est peut-être bien de ça qu’a besoin ce peuple mal vissé qui ne met pas vraiment à profit son expérience de la démocratie. À table, il y a eu aussi un discours sur le harcèlement sexuel « qui bloque », selon Pierre Augé, « l’initiative chez les hommes ». Je me suis permis d’évoquer la provocation sexuelle de certaines femmes, mais ça n’a pas plu à Laurence. Pourtant, vraiment, ce n’est pas à elle que je pensais.

24.05.94 - Saga au sujet des visas du Licedei pour venir à Mézieux. Moi, je pensais que ma visite au Consulat règlerait la question, mais Pasqua est passé par là et nous a fait revenir dix ans en arrière, au temps où, pour un Russe, venir en France tenait du parcours du combattant.
Voilà quelle est la série des démarches à suivre : d’abord, l’invitation qui doit être étayée par les permis de travail. Tout ceci doit être faxé au Consulat (mais j’attends le moment où ils exigeront l’original) qui, à ce moment-là, interroge une antenne du Ministère des Affaires Etrangères qui est… à Nantes. J’ai noté que le responsable est un Monsieur Brattin, joignable au 51-77-27-40 ou 51-77-20-20. Mais ne croyez pas que ce Monsieur ait le pouvoir de décider. Non. Il doit interroger le Ministère de l’Intérieur qui donne (ou non) le feu vert. En somme, Pasqua contrôle ainsi toute l’activité française dès qu’il y a lieu d’inviter des étrangers à visas.
Bref, si Nicolas Orlov, le chauffeur, n’a pas son visa aujourd’hui, il ne prendra pas le bateau demain et il n’y aura pas de CATASTROPHE à Mézieux. Coup de bol, pendant que je suis chez Tarran, voilà-t-il pas que la Marie Bonnel téléphone. Je lui raconte le problème, fort aimablement, elle se propose d’appeler Nantes. Elle rappelle pour dire que son intervention n’a pas servi à grand-chose, mais je crois quand même qu’elle aura été utile car le soir même, Orlov aura son visa. Il est vrai que Sandrine, alertée par un fax que je lui envoie depuis le bureau du Licedei, s’est démenée comme une belle diablesse. À ce niveau-là, je suis content de l’épreuve.
En ce qui concerne la représentation de « Zazie », à mon avis, c’est un échec, et je l’ai pressenti tout de suite en voyant se pointer à l’entrée des dames âgées et aussi quelques couples avec petits enfants. Je ne crois pas que l’affaire ait été « préparée ». Tarran a distribué des billets aux membres de l’Institut (qui seraient deux mille, mais la bibliothèque semble singulièrement vide) et pour le reste, il s’est fié au théâtre, ce qui nous vaut, d’ailleurs, une affiche amusante en cyrillique.
La représentation s’est déroulée dans une sorte de brouhaha, avec des gens qui traduisaient les mots à haute voix. Pour la première fois, j’ai vu des gens sortir. C’est le jour que Laurence Vale, qui aurait été mieux inspirée de le faire à Tuerj, a choisi pour mettre intégralement le spectacle sur cassette.
Le soir, je suis invité chez Léonid, qui veut me présenter sa jeune épouse, qui est en effet charmante et apparemment très amoureuse de lui. Elle donnera toutefois, en fin de soirée, quelques signes d’agacement quand il commencera, les toasts en mon honneur se multipliant, à donner quelque peu dans l’ébriété. Mais je suis parti vers deux heure du matin, sans avoir eu à me trouver en face d’une scène.
Léonid m’a montré une vidéo d’un début de show qu’il prépare et qui, évidemment, m’intéressera. J’ai cru comprendre que ce serait un one-man-show, mais je ne suis pas sûr que ce soit un one-man-show où il serait vraiment tout seul. Cela s’appellera IRON-BABOUCHKA. Cela se passe pendant un dîner qui dure quatre heures. Vous savez combien je hais ces agapes prolongées, surtout quand on n’a pour boire que de la vodka dans un verre et du Fanta orange démarqué dans l’autre ! Mais c’était vraiment, barrière des langues abattue par un baragouin commun d’anglais, un très gentil, très sympathique accueil. Ces Russes semblent avoir bien compris que je n’étais pas un impresario comme les autres.

25.05.94 - C’est très clairement aussi l’avis de mes amis d’ARKHANGELSK, qui nous arrangent avec le groupe SPOLOKHI une superbe aubade pour notre arrivée. Ceci au terme d’une journée hiatus : il fallait quitter l’hôtel à midi. Le chauffeur de l’Institut est venu chercher mes bagages, et nous avions rendez-vous à l’Institut à seize heure pour aller prendre un avion qui s’est révélé remarquablement ponctuel. Entre-temps, nous avons beaucoup marché dans les rues de cette ville magnifique en essuyant la mauvaise humeur de Sylvie Van Cleven.
Décidément, cette fille est vraiment très désagréable dans le quotidien. Un moment j’avais cru avoir le monopole de ses agressions verbales, mais en fait, nul n’est à l’abri de ses lazzis. Elle est « Madame je sais tout ». Et elle se sent entourée de demeurés, en tout cas, Evelyne et moi. Quand j’ai mis les pieds dans cette affaire, il y a deux ans, je ne me doutais pas que j’allais m’embarquer dans un panier de crabes entre deux ex-amies (paraît-il) se portant ombrage l’une à l’autre pour des raisons de pouvoir. J’ai été piégé par leur haine mutuelle.
Heureusement, leur « Zazie » est un très bon spectacle que j’aime beaucoup. Pierre Augé y fait une prestation difficile, très assumée et de grande virtuosité. Quant à la petite Evelyne, la façon dont elle s’est coulée dans le personnage de Zazie est à la fois d’une très grande drôlerie et touchante au possible. Elle s’y révèle grande actrice, et c’est vrai que les copines ennemies ont pondu un petit joyau hors mode parisienne, du vrai, de l’authentique théâtre. L’adaptation du texte de Queneau par Evelyne Levasseur est tout à fait convaincante. Elle a su y choisir les scènes les plus théâtrales, ne tombant pas dans la facilité de faire du personnage une petite fille phénomène comique. À mon avis, la partie de la bagarre après le mont-de-piété est un peu confuse, et on se demande ce que vient foutre Haroun Al Rachid dans ce découpage, si ce n’est que cette apparition permet une jolie scène de manipulation du personnage en marionnette vivante. Le mystère, c’est, qui a fait la mise en scène ? Sylvie Van Cleven la signe, mais Evelyne Levasseur conteste la globalité de cette maternité. Et, de toutes manières, en tournée, c’est plus comme une technicienne que comme une réalisatrice qu’elle se comporte. N’empêche que je m’étais intéressé à cette équipe, au départ parce que l’on me l’avait dépeinte comme une troupe éprise de qualité et d’aventure. J’ai dû déchanter. Mais c’est très bien : ici, avec tous les coups de brosse à reluire que me passent les Russes, je risquerais de me prendre pour le nombril du monde. « Les Sincères » de Sylvie Van Cleven remettent mes pendules à l’heure.

Publié dans histoire-du-theatre

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