Rentrée 1993
Voici un nouveau carnet, un peu étrange. Je ne suis décdément plus assidu au théâtre. D’ailleurs j’ai eu une période où je combattais un cancer de la base de langue qui suiviait directement un voyage en Asie du Sud est avec le merveilleux GRANDIR. C’était en fin 1991 et 1992 . Mais ma « fanatique de l’art drama » s’était estompée. Je n’allais plus au spectacle soir après soir. Ci dessous j’ évoque donc des souvenirs, mais je ne les date plus sustématiquement au jour le jour.
Rentrée 1993 - Cet été, nous avons eu le LEAR ÉLÉPHANT de la Compagnie Foraine. Le spectacle était raté, fondé sur une fausse « bonne idée » : un vieil acteur devenu commis de cirque, revivait, le jour de sa mort, son grand rôle passé, Lear, et confondait les artistes du cirque avec les personnages de la tragédie shakespearienne. L’acteur choisi, Benoît Régent, était beaucoup trop jeune pour être crédible, et surtout, les morceaux du texte qu’il s’arrachait du gosier très conventionnellement ne s’harmonisaient en rien avec les numéros que juxtaposaient, à côté de lui, des artistes acrobates dont les spécialités ne semblaient pas avoir été choisies en rapport avec ses fantasmes. Seule la tragédiene qui apparaissait en final pouvait aux yeux de spectateurs avertis passer, quelque peu, pour Cordelia.
Il faut croire que Lear est dans le vent puisque, quelques semaines plus tard, Bernard Sobel nous en propose un « Deux trois Pennys », en son théâtre de Gennevilliers. LEAR ELEPHANT était un digest de quatre-vingt dix minutes. Ici nous avons droit à l’œuvre intégrale en trois heures et quinze minutes sans entracte. Alors, me direz-vous, si c’est l’œuvre telle quelle, pourquoi ces trois Pennys du titre, qui impose de se contenter d’une suite… de vingt-cinq chevaliers ! Noblesse oblige… s’agissait-il pour Shakespeare d’une critique de belles mœurs ? Hum ! Voire !
Enfin… Il n’y a dans Lear ni peuple paillard, vicieux et vulgaire, ni soldats violeurs et cruels. Tout se passe au niveau d’une classe sociale élevée qui s’étripe entre elle. Les habituels comparses secondaires sont absents. Les références « historiques » sont au niveau du MALET et ISAAC de mon enfance, qui ne parlait que des batailles entre puissants et jamais du sort des gens ordinaires. Ces « étripailles » de fiction se mélangent ici avec des épisodes qui ont plus ou moins existé. Shakespeare était un facétieux qui fait invoquer Dieu par des combattants élisabéthains sous le nom de Jupiter ou de Junon. Ca sonne étrange !
Importante conclusion : ces trois heures quinze se laissent vivre sans somnolences. Un faux entracte (pas annoncé) de cinq minutes, n’est pas inutile pour les vessies délicates.
Sophie Loucachevsy est un cas très spécial. Son assistanat d’Antoine Vitez il y a quelques années l’a, d’entrée de jeu, propulsée dans l’univers des privilégiés du système, avec une subvention de départ de cinq cent mille Francs, et son MADAME DE SADE lui a valu d’être regardée avec considération par les médiateurs de tous poils. C’est une personne très exigeante, qui épuise facilement ses compagnons de route. Elle a la réputation d’être « infernale ». Mais elle a du charme et, l’un dans l’autre, ceux qu’elle excède ne la larguent généralement pas pour autant. Depuis cette fameuse MADAME DE SADE, elle n’a plus guère connu de triomphe, sauf ces SIX PERSONNAGES EN QUETE DE… qu’elle a concoctés avec des Roumains avides d’identité culturelle, à Bucarest dans le cadre d’une mission de l’A.F.A.A., et, sur lesquels un article de LIBÉ a jeté les projecteurs. Mais ça n’empêche pas qu’elle ait droit au Festival d’Avignon In (où elle s’offre, sans que ça ait des conséquences définitives) le luxe de présenter un spectacle pas prêt du tout et de rater, de surcroît, la série des SIX PERSONNAGES qui semblait un succès assuré. La voici maintenant au Théâtre de l’Athénée, et elle va dès janvier 94 prendre la direction (ou quelque chose comme ça) d’un PETIT ODÉON qu’elle a fait casser et remodeler. Bref tel le Phénix, elle a l’art de resurgir de cendres accumulées et toujours évacuées.
Je serai curieux de lire les critiques qui vont paraître sur ce qui en Avignon s’appelait MON POUCHKINE, et qui est devenu POUCHKINE « Les petites tragédies », scènes dramatiques d’Alexandre Pouchkine. Pour moi, sortant du spectacle, je suis partagé entre l’envie de lire Pouchkine pour essayer d’y comprendre quelque chose, et l’angoisse de me dire que si c’est ça Pouchkine, on peut se demander pourquoi les Russes l’honorent comme un grand auteur. Remarquez qu’ici, « on » a remis les piécettes dans l’ordre, ce qui n’était pas le cas en Avignon où la réalisatrice, qui est une reine du collage, s’était ingéniée à mélanger les répliques au grand dam des spectateurs qui ne comprenaient rien. Mais l’ennui est que, ainsi juxtaposés et sans doute réduits à l’ossature, ces six saynètes semblent tout à fait inintéressantes, voire débiles. Sophie Loucachevsky les a noyées dans un dispositif, (dû à Lou Gaco) qui est une imposante structure métallique dont l’utilité n’apparaît pas avec évidence. Seul intérêt d’une réalisation à l’intérieur de laquelle des artistes du niveau de Jean-Marc Bory et Jany Gastaldi semblent s’ennuyer ferme, sa verticalité divertit un moment avec les personnages qui n’arrêtent pas de monter et descendre, surgissant des dessous et s’élevant, telle la sirène qu’incarne avec courage Simona Maicanescu, au rythme d’un fil tombé des cintres, au bout duquel elle évolue gracieusement. Je crains, malheureusement, que la démarche de Sophie Loucachevsky ne soit exemplaire (ô combien démonstrativement, car elle l’assume et avec elle, quand on dit « assumer », c’est « assumer ») des méfaits de l’ère vitézienne. Souvenez-vous de la thèse fameuse selon laquelle il ne fallait livrer au public que des visions « fragmentaires ». Ici, le puzzle d’Avignon a été recollé, mais cette remise en ordre n’a pas pour autant délivré la clarté du message. Comme quoi le cérébral peut rejoindre l’hébétude !
On ne jouait plus guère Jean Vauthier lors de ses dernières années de vie… du moins à Paris, car, à Marseille, Marcel Maréchal en avait fait un de ses auteurs « maison », à tel point qu’il avait commandé au vieillard une pièce inédite, L’ILE, pour laquelle il lui versait une mensualité. De là à ce que le Directeur de La Criée estime avoir des droits sur l’ensemble de l’œuvre, il n’y avait qu’un pas à franchir… d’autant que L’ILE en question n’a jamais été achevée, loin s’en faut ! Fidèle à l’esprit du grand homme, Monique Bertin, que la S.A.C.D. a désignée pour gérer son héritage littéraire, a dénié que l’argent procure au Maréchal une telle plus-value. Il aura donc versé cette rente pendant quatre ans en pure perte. Ne s’en doutait-il pas un peu d’entrée de jeu ? Pouvait-il honnêtement penser qu’un homme comme Vauthier se sentirait OBLIGÉ de livrer le produit commandé ? N’était pas au contraire éclatant que cette contrainte agirait sur l’auteur comme un repoussoir ? L’ambiguïté du rapport entre ces deux hommes , « Je t’aime, moi non plus », me paraît tout à fait illustrée par la création de ce rapport inacceptable pour l’un, voire humiliant, imposé par l’autre pour un inatteignable but, donc illusoire !
Deux pièces de Jean Vauthier sont en ce mois d’octobre affichées à Paris. L’une, LES PRODIGES, se joue au Théâtre de la Colline, l’autre, CAPITAINE BADA, au Théâtre 18. Le choix de ces lieux situe les protagonistes : à la Colline, c’est Maréchal qui présente le spectacle, au 18, c’est le modeste NADA THÉATRE.
C’est de haute lutte que Maréchal a obtenu de jouer LES PRODIGES à Paris. Monique Bertin, dépositaire des intentions les plus fouillées de Vauthier, estimait qu’il n’était pas le personnage de cet « homme dans la maturité, mais sans graisse », que l’auteur a appelé Marc, qui est plutôt un « scientifique », et qui se débat entre une vieille nourrice bonne à tout faire, trop maternelle, omniprésente, et une maîtresse qui veut se tirer parce que, justement, elle ne supporte plus la matrone qui, de son côté, ne peut pas l’encadrer. En vérité, Maréchal n’est peut-être pas ce Marc, mais que peut-il être sinon Maréchal soi-même, avec ses tics « maréchalesques », ses attitudes et, il faut bien le dire tout de même, sa santé. Car je veux bien que quelque part, les personnages masculins imaginés par Vauthier se différencient à la base, mais ils ont tous un point commun : ce sont des marathoniens du paroxysme avec des traits de caractère qui sont de l’auteur, quelque chose de sournois dans la sincérité, d’excessif en tout et de violente verbalement, d’écorché mais avec une nuance de distance comme s’ils se moquaient d’eux-mêmes en se lâchant les brides… Cela exige évidemment des acteurs puissants, capables de tenir la distance avec un souffle exceptionnel. Maréchal est un tel acteur…
Il est aussi un metteur en scène qui appartient à cette génération qui ne se satisfait pas de servir bien un texte. Pour ces gens-là, si l’écrivain a décrit l’environnement qu’il rêve, c’est précisément autrement qu’il commandera le dispositif. Vauthier a imaginé un décor, certes petit-bourgeois, mais qui correspondait à la psychologie des protagonistes, « une sorte de grand vestibule faisant office de salle de séjour » où « de beaux meubles voisinent avec des meubles de bois blanc ». Est-ce un clin d’œil à l’île défaillante, nous avons droit à une espèce de plateforme suspendue reliée par des passerelles aux commodités du théâtre. La gratuité de cet espace dû à Nicolas Sire est aussi totale que celle du dispositif (encore pire) inventé à Chaillot par Claude Régy il y a quelques années pour la même pièce.
Cela dit, grâce à l’abattage de Maréchal, à l’exceptionnel talent de Sophie Barjac, qui joue la « copine » excédée mais qui a tout de même beaucoup de mal à quitter l’homme qu’elle aime, et au faux effacement de Marie Mergey, le spectacle se laisse voir et entendre. L’embrasement final de la servante qui crame « horriblement » devant sa cuisinière s’y introduit en douceur tant le climat global de l’affrontement, émaillé de mots que l’on connaît mais que seul Vauthier sait distiller, comme « mets, maux, Meaux », « tu m’épouvantes », « invincible tendresse », « tu me bouscules », « atroce », « désespoir » etc… (il faudrait citer chaque page), fait peu à peu entrer l’auditeur dans un univers où le fait divers « horrible » n’a plus rien d’insolite.
Jean-Louis Heckel montant CAPITAINE BADA est moins gratuit dans sa trahison de l’environnement, car sa transposition visuelle de l’univers de l’écrivain sec l’a amené à l’enfermer dans un cocon de papier vide. On sent le marionnettiste derrière cet habile habillement qui fait un peu pauvret au début, mais auquel on s’habitue vite, d’autant plus qu’ici le décor est actif, participant de l’évolution du spectacle. Nada n’a pas les moyens de LA CRIÉE, mais, tous comptes faits, se révèle plus astucieux.
« Bada » est, à mon avis, une pièce plus intéressante que LES PRODIGES. D’abord, c’est la première pièce de Vauthier. Ensuite, elle couvre la vie d’un couple et non pas, comme l’autre, un court moment, même si « ce moment » est exceptionnel. Elle est plus intimement autobiographique et on ne peut s’empêcher d’évoquer l’angoisse du créateur qu’elle trahit, puisque l’écrivain décrit est en vérité un imposteur qui aura bâti toute une vie sur un mensonge dont la finalité était, peut-être, d’asservir une femme simple mais généreuse. La Gilly des PRODIGES se révolte. Alice est soumise. Elle aime son bouffon de compagnon et s’est mise sciemment à son service. Sans doute est-elle une face cachée du même personnage ; elle croit en le génie de celui qui SAIT ne pas en avoir et déguise son impuissance en pitrerie.
Cette richesse passe par « l’interminabilité » du tissage. Écrite, l’œuvre dure quatre heures et la couper la réduit à l’ossature. Les glissements deviennent abrupts, voire illogiques. Le seul défaut de cette mise en scène est de ne pas avoir assumé la dimension de l’entreprise. Vitez, en son temps, n’aurait pas hésité à annoncer une intégrale. Il aurait eu raison, d’autant plus qu’à mon avis les interprètes choisis par Jean-Louis Heckel, François Frapier et Anne-Marie Venel, pouvaient assumer l’épreuve. Seulement voilà : NADA n’est que NADA et n’a pas osé relever le défi.
Cela soulève un vieux débat. Tel qu’il est, le spectacle de Maréchal est beaucoup moins honnête que celui de Jean-Louis Heckel. Mais il fait riche. Entendez-moi : c’est sans ostentation. On ne sort pas de La Colline en criant au scandale du pognon dépensé. Mais on sait sur quelle planète on est : l’entrepreneur Maréchal s’affirme sans vergogne. Il est quelqu’un, il le sait, « on » le sait.
Il y a de la timidité dans l’équipe de Nada. Ils ont du talent, mais pas l’audace insolente qui fait les carrières. Seule la presse pourrait les aider à faire le saut. Nous sommes le huit octobre. On nous dit que les journalistes viennent. Certains pensent même faire un seul article PRODIGES - BADA. Prions, comme l’auteur qui s’affirmait chrétien, pour qu’ILS ne se trompent pas de message. Mais… S’ils faisaient pencher la balance vers Maréchal, se tromperaient-ils ?... au fond. Si on tient compte de l’imposture dans l’œuvre de Vauthier, il n’est pas si con de se poser la question ?
Puisque je me suis remis à pondre des petits discours à usage interne sur certains spectacles, je peux bien remonter un peu en arrière et évoquer LE SAS de Michel Azama, que j’ai vu en Off - Avignon au Collège de la Salle dans un lieu minuscule. Le générique cite un metteur en scène, Olivier Maurin, un concepteur de lumières, Bernard Revel, et un autre du son, Alain Chignier. La subtilité des images sonores de ce dernier devait être grande, car je n’ai pas entendu grand-chose. Il est vrai que je suis dur d’oreille. N’empêche que je ne souffre habituellement pas trop de cette infirmité dans les salles de trente-cinq places. De même, je n’ai pas vraiment été frappé par les lumières ni par la mise en scène. Cette dernière devrait plutôt s’appeler « direction d’actrice », car celle-ci ne bouge pratiquement jamais, ce qui ne l’empêche pas d’être remarquable.
Raymonde Palcy défend avec ses tripes et beaucoup de conviction un texte qui n’est pas incontestable, car il pêche par manichéisme et par intellectualisme. Une détenue qui vient de purger, pour meurtre, seize ans de prison, est placée pour une nuit dans ce qui, paraît-il, s’appelle LE SAS, c’est-à-dire une cellule entre dedans et dehors où on la laisse méditer, pendant une nuit, sur ce qui l’attend. J’ignore si un tel « SAS » existe vraiment, mais qu’importe. Dans une belle langue qu’elle n’a sûrement pas apprise avec ses co-détenues, l’héroïne raconte les horreurs de l’univers carcéral et ses angoisses de la liberté annoncée. Son crime, pourquoi elle a été coupée du monde, c’est évoqué succinctement.
L’œuvre se veut une dénonciation. Elle l’est. En cela elle est utile. Mais elle ne propose pas de solution. Que doit la société faire de ceux qui transgressent ses lois, entre autres de ceux qui ôtent la vie à d’autres personnes ? Il y a de la facilité à hurler CONTRE le système en place sans pour autant essayer d’en imaginer un autre. Je serais curieux de savoir comment Azama estimerait qu’il faille punir quelqu’un qui aurait zigouillé quelqu’un qu’il aimerait ! Donc l’intérêt du spectacle n’est ni dans le message, banal et trop facile, exprimé de surcroît dans un langage qui ne sonne pas « vrai », ni dans la réalisation qui est inexistante, mais dans la prestation de Raymonde Palcy, sorte de môme Piaf basanée, qui parvient à faire passer une émotion à force de sembler en être investie elle-même. Toute seule sur cet espace, elle est touchante parce qu’elle est paumée. Elle a l’air de parler à tous les paumés du monde. C’est une très belle performance d’actrice… du moins quand elle a la pêche.
Retour à la rentrée parisienne. J’ai vu un soir un peu par hasard, au Guichet Montparnasse, un petit spectacle pas si anodin que ça dans lequel on voyait deux filles, « sœurs de sang, sœurs de lait, sœurs tout court » et peut-être bien sœurs incestueuses, dresser par petites annonces des pièges à hommes. Cela s’appelait LE JOUR OU LA PLUIE VIENDRA, en hommage à Dalida dont la chanson ponctue ce duel « aigre-doux » qui s’achève en folie. Cendre Chassanne et Christine Moreau affirment n’avoir rien eu à exorciser en imaginant leur scénario, qui, quelque part, conduit à évoquer les sœurs Papin de sinistre et illustre mémoire ! Croyons-les sur parole avec une pointe de doute.
La compagnie s’appelle le « Zéro Théâtre ». Elle porte bien son nom. « Théâtre nul » pourrait aussi lui convenir. Ce n’est pas que l’idée du spectacle, « LES DORMEURS », soit absurde : ces quatre personnages qui ne pensent qu’à dormir et qui sont constamment dérangés par les irruptions de la vie pourraient être intéressants.
L’ennui, c’est qu’ils inspirent irrésistiblement aux spectateurs l’envie de les imiter, tant la gestuelle du spectacle est répétitive. Il faut dire qu’au Théâtre d’Orly, Ita Aagaard (c’est un nom hollandais, nous révèle le programme) et Benoît Théberge ont eu à occuper un espace scénique vaste. Ils ont donc imaginé un banc dans un jardin public, à l’automne pour qu’il y ait plein de feuilles mortes en tas parterre, près d’un chantier, ce qui permet d’utiliser certains instruments et même une échelle qui conduit à une plateforme en mezzanine. Les « dormeurs » et leurs partenaires s’y épuisent en rondes et recommencements, nous entraînant dans leur épuisement. Cela passerait s’ils n’usaient que de la gestuelle et du son, mais non, ils causent, les bougres, et ce qu’ils disent est nul. Les auteurs ne sont pas des poètes. Quant à la musique originale de Jean Pacalet, elle est pléonastique, figurative et redondante. Quelques belles images ne corrigent pas l’impression négative d’ensemble. La plus touchante est celle où les dormeurs un instant éveillés entrouvrent un coffret d’où s’échappe une lumière « d’ailleurs ». Comme actrice, Ita Aagaard se détache de la médiocrité ambiante par une présence qui se remarque.
Il y a des souvenirs qu’il vaut mieux ne pas réactiver. La représentation de EN ATTENDANT GODOT par Gilles Defacque, du Théâtre du Prato de Lille, n’est certes pas remarquable. L’aire de jeu, parfaitement rectangulaire, est trop « clean ». Gogo et Didi n’ont pas l’air de clochards, et ils ont tendance à jouer en clowns : sans nez rouge, sans excès, mais l’indication y est. Pozzo et Lucky manquent de grandeur d’âme et, d’une façon générale, le spectacle manque de souffle. L’œuvre est réduite dans sa dimension.
Mais à la vérité, la déception ne se situe pas au fait qu’on s’emmerde. Elle vient de ce que le public ne ressent plus qu’il est PROVOQUÉ. « On » lui a dit que c’était un chef-d’œuvre. Il ne lui vient donc même pas à l’esprit de réagir, comme le faisaient ses aînés d’il y a quarante ans. Singulière évolution… Cela dit, me direz-vous, la pièce est-elle encore provocatrice ? Moins, c’est sûr, dans ses détails. Voir un homme qui pisse en scène avec difficulté ne choque plus guère, et la violence a été à tel point banalisée que le pouvoir de Pozzo sur Lucky serait plutôt regardé comme comique que comme horrible. Reste la sensation de l’inutilité de la vie exprimée par celui des deux qui oublie toujours d’apporter une corde pour se pendre…
Étrange de se retrouver dans la même ville de Lille confronté le lendemain à ce qui pourrait être le troisième acte de la pièce de Beckett. Dans ce « chemin oublié », ce sont des jeunes qui font une halte, quelque part, sur une lande désolée. Où vont-ils ? Et vont-ils tous au même endroit ? Mystère. Ils parlent peu et font de longs silences au rythme d’un fil conducteur qui est une musique, ou plutôt une accumulation de sons harmonieusement agencés. François Cervantès signe le texte et la mise en scène.
Mais il serait cruel de ne pas citer Akosh Szelevenyl, qui apparaît au générique après les concepteurs des costumes, décors et lumières ! C’est lui qui est à mes yeux le vrai « texte » du spectacle qui, sans son apport, serait certainement beaucoup plus provocateur. Mais alors, pourriez-vous me dire, cette musique est-elle une trahison, un édulcorant de ce qui pourrait être encore beaucoup plus un cri de désespoir, celui de gens pour qui rien n’est plus motivant ? Va savoir ! Tel quel, le spectacle dure cinquante minutes. J’y vois une preuve que Cervantès et Szelevenyl ont été complices. Sans musique et en trois heures, leur démonstration aurait-elle été plus efficace ?
Et puis, ne nous y trompons pas : il y a de l’esthétisme au rendez-vous, et là, c’est la décoratrice Anne Legroux qu’il faut citer. À mesure que la représentation chemine, une étrange et superbe dentelle rougeâtre s’éclaire en toile de fond et en contrepoint de la froidure du sol. C’est très beau.
Et puis enfin, il faut citer les acteurs de la « Compagnie de l’Oiseau Mouche ». Sont-ce des professionnels ? Je n’en jurerais pas. Mais ils s’expriment avec un tel savoureux accent du Nord qu’on a envie de les aimer.
MAISON D’ARRET d’Edward Bond, mise en scène de Jorge Lavelli, est au Théâtre de la Colline après avoir reçu un accueil mitigé au Festival d’Avignon.
La pièce est bizarrement fagotée. Pendant trois bons quarts d’heure, au début, on voit un père excédé par le fait absolument anodin que sa fille refuse de boire une tasse de thé qu’il lui a préparée. Il se monte, il se monte dans un monologue (qui gagnerait à être raccourci), et finit par l’étrangler sans le faire exprès. Il faut noter le nom de Nathalie Boileau qui joue, si j’ose dire, le rôle de ladite fille, absolument sans bouger, avant comme après avoir été trucidée.
En deuxième partie, l’assassin malgré lui purge évidemment une peine dans un établissement qui justifie le titre de la pièce. Mais durant ce séjour, le gros plan bascule sur un autre personnage, un garçon qui se pend la veille du jour où il allait être libéré. Quel rapport avec notre assassin, allez-vous me dire ? Eh bien c’est lui qui voulait utiliser la corde, mais au moment de passer à l’acte, il a eu envie de pisser. Il avait entendu dire que les pendus arrosent le sol s’ils ne sont pas vidés. C’est pendant qu’il accomplissait cet ultime rite que le gamin en a profité pour s’expédier dans l’autre monde. Du coup surgit une nouvelle intrigue entre la mère du jeune homme et Mike, appelons par son nom le personnage joué par Didier Sandre. Elle veut culpabiliser celui qui a manqué son acte, mais finalement, on la retrouvera au tableau final toute nue sur un lit avec lui. Deux autres personnages ont, autour de Mike, des parcours annexes. Vera, que joue Christiane Cohendy, rêve avec lui d’une existence à deux quand il sortira, dont il rejette la médiocrité.
Et Franck, flic obtus et cruel, veut quant à lui la peau de Mike pour une confuse histoire d’appartement, et organise pour cela un scénario d’une incroyable violence en utilisant la crédulité d’un demeuré alcoolique. Dominique Pinon ressemble à Mickey Rooney de mon enfance.
Donc, certes, au passage, nous avons droit à une petite visite dans l’univers carcéral : les détenus y font la LOI dans un contexte toléré par des matons corrects et indifférents. Mais ce n’est qu’une toile de fond momentanée. Le discours, à travers ces méandres, est ailleurs en essayant d’épouser la non linéarité de la vie : mais quelle vie, bon Dieu, d’une violence incroyable que la mise en scène de Lavelli se garde bien d’édulcorer ? Qu’est-ce qu’ils se mettent sur la gueule, physiquement ! C’est vachement bien réglé. Tout en tranche de bifsteack saignant ! On baigne dans un théâtre d’action qui a le mérite d’interdire l’ennui aux spectateurs. L’expiation de Mike, car c’est cela le fil conducteur, n’est jamais qu’en contrepoint d’actions qui ne sont pas suscitées par lui. C’est clair, limpide. Le deuxième degré s’impose de lui-même, sous la forme d’une réflexion assez simpliste sur les rapports entre les gens dans une « société qui ne pardonne pas »… (Peut-être n’est-elle quand même pas aussi impitoyablement violente), et où l’homme juste a toujours (selon Bond) la tentation de se « punir d’être vivant ».
Jorge Lavelli n’est pas un metteur en scène traître. Il sert l’œuvre avec des très bons acteurs qui semblent éprouver leurs rôles et les jouent sans distance. C’est aussi un metteur en scène riche, et il est le patron d’un grand beau théâtre super bien équipé. Du coup, Graciela Galàn, sa décoratrice, a pu imaginer un espace à transformations où la technique est omniprésente, et où les lieux de la vie « libre » s’inscrivent sans heurts dans celui de la prison. Rendons un hommage aux techniciens du théâtre qui, après la bagarre au cours de laquelle les « combattants » cassent tout, doivent nettoyer et remplacer… Ce sont des héros !
Que dire de cette soirée à côté du théâtre intellectuel habituel de distribution d’opium aux intellectuels ? Qu’elle me laissera des traces ? Ma mémoire me le dira.
Avec sa « Comédie dramatique en quatre actes d’après la Traviata de Verdi, et par conséquent LA DAME AUX CAMÉLIAS de Dumas fils », Jean Bois pourrait bien avoir mis dans le mille. « Et vogue L’ÉPERDUE », pourrait-on paraphraser, puisque c’est le nom d’une barque qu’un grand dessus de lit recouvre, signifiant le lieu des ébats de la péripatéticienne célèbre.
En vérité, Jean Bois n’a pas pris tellement de libertés avec l’anecdote, mais sous sa plume, tout se trouve transposé dans un monde où la langue française se vautre avec humour et complaisance, y compris des morceaux de bravoure en alexandrins que l’auteur a réservés à son Jean Bois acteur. Certes, il a changé les noms. Ici, Marguerite s’appelle Violette et le fils Duval s’appelle Alexandre D. … et il est inconstant. Jean Bois lui-même campe un Comte de Giray mûr et profondément épris de la belle tuberculeuse, personnage très riche, extraordinairement bien élevé, qu’il en faut beaucoup pour qu’il sorte de ses gonds, mais cela peut arriver !
Voilà : avec ce spectacle et cette « variation sur un thème connu », on a envie de parler des acteurs et de la densité des personnages qu’ils incarnent, avec leurs sensibilités que Jean Bois, metteur en scène, s’est gardé de détourner. Dominique Constantin, en Violette, est, quelque part, la plus conventionnelle mais cette convention-là projette tellement d’émotion qu’on ne saurait lui reprocher cette apparence de premier degré. Marie Mergey en « Rose », fidèle servante maquerelle qui a élevé la prostituée de haut vol et l’a, pour ainsi dire, façonnée, apparaît ici dans la continuité directe de son rôle de fausse « Maman » des PRODIGES de Vauthier. Seule Élisabeth Maby, « Pivoine », amie intime de Violette et son contrepoint vulgaire, m’a un peu irrité parce qu’elle en fait trop.
Que Dido Likoudis soit une magnifique actrice, c’est sûr. Qu’elle soit aussi une femme très belle, ce n’est pas non plus douteux. Qu’elle soit un grand metteur en scène, je n’en suis pas non plus certain. Son travail sur ŒDIPE À COLONE ne m’a en tous cas pas convaincu. Je crois qu’il est toujours périlleux de vouloir adapter les chefs-d’œuvre classiques à nos préoccupations actuelles. À tout le moins faut-il, comme l’osait Brecht, triturer le texte lui-même. Or Dido a plaqué ses angoisses de Gréco Éthiopienne en mal (dans son fors) d’identité culturelle, sur la traduction la plus ringarde (celle de Leconte de Lisle) d’une pièce de Sophocle profondément ancrée dans l’imaginaire de la mythologie ancienne. Quand Œdipe pénètre, à Thèbes, dans le bois sacré interdit aux humains, ce n’est pas à « l’étranger » que s’en prennent les gardes, mais au profanateur (d’ailleurs innocent puisque ignorant, du moins le croit-il jusqu’à ce qu’il se soit vraiment démasqué). Et puis cet « errant » volontaire qui s’est exilé après s’être arraché les yeux, pour expier les crimes que lui ont fait commettre les Dieux pour qu’ils servent plus tard aux psychanalystes à expliquer les troubles des humains, il est difficile de l’identifier dans nos têtes actuelles aux « errants » gitans, juifs, arabes, nomades de toutes races, que les peuples sédentaires s’emploient à canaliser, chasser de chez eux, parquer, rejeter, enfin tout ce que nous savons.
Il est donc tout à fait gratuit de faire arriver le vieillard dans une République « démocratique » mais musclée, gérée par un monarque éclairé dont les valeurs, c’est le moins qu’on puisse dire, ne sont pas les nôtres. On est, dans ce spectacle, constamment gêné par la contradiction entre ces costumes militaires modernes (ou le complet veston un brin colonial du roi), et le discours tenu par ces personnages. Mais surtout il y a quelque chose qui me semble irrecevable, injustifiable, c’est d’avoir choisi pour jouer Œdipe une femme, Jenny Alpha, dont on m’affirme qu’elle fut bonne actrice ailleurs, mais qui est ici inaudible, inécoutable, avec une étrange manière de mettre un vigoureux accent tonique sur les première syllabes de chaque phrase (que dis-je ? Quasi de chaque mot). Mais ce n’est même pas la question : s’il y a un rôle qu’il est impensable de faire incarner par une femme, c’est bien celui de ce symbole des complexes. C’est curieux cette manie qu’ont les metteurs en scène de vouloir se faire remarquer par des idées aussi gratuites. Déjà le Lear de Maria Casarès m’avait semblé bien injustifiable. Mais bon, il y avait la fiction d’une troupe en soi-disant recherche, en répétition. Mais Œdipe, enfin, c’est absurde !...
Voilà, j’étais donc bien triste au sortir de cette représentation donnée à la Ferme du Buisson. Je l’étais de surcroît pour une autre raison : la salle était bourrée d’adolescents, et ces jeunes gens, qui ne pouvaient que s’emmerder face à ce qu’on leur bâillait, sont restés pendant toute la soirée d’une sagesse incroyable. Respect pour l’œuvre et le travail ? Je pencherais plutôt pour de l’apathie. Cela m’a terrifié. Naturellement à la fin, les artistes ont eu droit à des applaudissements nourris et cadencés. On a dû leur dire que ça se passait comme ça ! J’étais terrifié.
Je dois conclure en risquant une brève comparaison avec le même spectacle vu en Avignon au Cloître des Célestins. Œdipe y était joué par un homme, un très bel acteur noir. Ca n’apportait pas la symbolique voulue de la « différence », mais ça ne gênait pas. Dido en outre avait utilisé les espaces verticaux proposés par le lieu et l’effet d’éloignement rendait moins étrange le choc des époques. Et puis le chœur, au demeurant peu utilisé, de musiciens éthiopiens s’intégrait mieux dans les arcanes du cloître.
Au fait, ces Éthiopiens, c’est bien le peuple de Thèbes qu’ils sont supposés incarner. Pourquoi se sont-ils donnés un roi et des flics blancs ? Comment la réalisatrice arrange-t-elle ce salmigondis racial dans sa tête ? Ouille ! Ouille ! Ouille !
J’aime beaucoup Gilles Zaepffel. Mais il faut avouer que depuis LA BRASSE À L’ENVERS et GRANDIR, il s’est isolé dans un univers ésotérique où le bonheur du spectateur n’est pas sa préoccupation première.
Pourtant, avec ALICES EN AFRIQUE, le dessein est clair. On part de Lewis Caroll et de l’aventure de son héroïne. On multiplie cette dernière et on en transporte les étapes dans un monde africain. Le résultat, présenté au Centre Wallonie-Bruxelles, ressemble à un exercice d’école où on n’a pas cherché la logique, mais un prétexte à s’exprimer pour les protagonistes, chacun selon sa nationalité (Burkina-Faso, Mali, Niger, Bénin) et sa spécialité. Il y a aussi quelques Blancs, dont une gamine, Judith La Bouverie, qui fera certainement une carrière car elle est formidable de présence, de rigueur, et d’envie visible de jouer. Naturellement, les Noirs, dont chacun sait qu’ils ont le rythme dans le sang, se voient confier surtout la partie musicale et dansée. Il y a quelques années, Richard Demarcy avait déjà fait baigner les artistes d’une Alice dans une scène emplie d’eau. Gilles Zaepffel le savait-il en infligeant le même pataugeage à son petit monde ? Sans doute pas.
« Les Trois Sœurs ». On semble ne plus savoir monter Tchékhov en France. Les metteurs en scène entendent tous accommoder les chef-d’œuvres du génial médecin à leurs sauces propres. Et tous se plantent (ou presque), parce qu’ils ont oublié ce que me disait Jacques Pruvost en 1950 et quelques : « Tu vois, quand je m’assois à mon piano dans le salon des Trois Sœurs pour créer l’atmosphère de la « fête » qu’elles donnent en l’honneur des officiers de la garnison de passage dans leur petite ville provinciale, c’est comme si je m’apprêtais à mettre de l’ambiance chez moi pour des amis. » C’était aux MARDIS DE L’ŒUVRE dans une mise en scène de Sacha Pitoëff, qui tenait le secret du mode d’emploi de son père : « Quand ça paraît long, c’est qu’il faut respirer encore plus lentement ». Je n’oublierai jamais le trio Tatiana Moukhine, Marie Mergey, Carmen Pitoëff (cette dernière inécoutable au point d’être admirable !).
Mais il faut reconnaître que l’adaptation au goût (russe) du jour qui nous est apportée au Théâtre de la Bastille par le Théâtre Krasnajapiesnja, a su, quelque part, restituer aux nostalgiques du vrai Tchékhov quelque chose de son âme. Pourtant, les facilités, clins d’yeux à l’Occident, foisonnent dans la mise en scène, à commencer par la démystification du Moscou d’aujourd’hui qui ne ressemble en rien à la terre utopique rêvée par les héroïnes. Au lieu de l’installation de chacun des quatre actes dans SA problématique, Youri Pobrebnitcko a imaginé une circulation de cour à jardin (surtout) et inversement qui fait que chaque scène est isolée de son (véritable) environnement. Et puis il multiplie les gadgets, comme celui du soupirail par lequel passent épisodiquement des gens et des choses.
Seulement voilà : il a su nous faire éprouver la trajectoire de chaque personnage et même, quelque part, son « parti » y aide. Car c’est en fait ça, le génie de Tchékhov qui veut que chaque protagoniste vive au rythme qui est le sien, intervenant lorsqu’il le sent, comme si chaque rôle avait été écrit d’un trait et ensuite injecté à petite touches dans l’univers commun. Certes, il y a une unité, qui vient de ce qu’un seul auteur a tenu la plume. Chez un autre, on pourrait le regretter pour que chacun ait encore plus une personnalité. Mais Tchékhov a su se diversifier dans l’unité du style. Ce génie-là est fidèlement restitué ici. Surtout, il y a les acteurs russes qui savent tranquillement injecter leur présence et le monde qu’ils sont chargés de présenter, chacun son monde intime sourdement exacerbé et disséqué au scalpel, mais sans ostentation et, pourrait-on dire, sans vedettisme des uns par rapport aux autres. Ils sont « un pour tous, tous pour un ». Pourvu qu’ils n’oublient pas ce riche enseignement qu’ils ont reçu. Il faut se réjouir de ce que Youri Pogrebnitchko ait su, si intelligemment, se montrer grand serviteur d’un texte et metteur en scène inventif.
La question que posait Jean-Jacques Gautier en 1950 demeure toutefois intégrale après cette « version très originale », qui démystifie l’utopie par une interruption brutale de la réalité d’aujourd’hui : et si la pièce se passait à Romorantin au lieu de cette cité provinciale russe, qu’en resterait-il ? Il est vrai que l’exotisme reste total pour moi. Le rêve des trois sœurs d’aller à Moscou reste russe et seulement russe, et la réalité vulgaire qu’on nous montre à la fin et aux saluts est celle d’un pays dont l’histoire n’est pas le nôtre. Mais justement, l’universalité du discours reçu ne vient-elle pas, précisément, de cet « éloignement » ?
Rentrée 1993 - Cet été, nous avons eu le LEAR ÉLÉPHANT de la Compagnie Foraine. Le spectacle était raté, fondé sur une fausse « bonne idée » : un vieil acteur devenu commis de cirque, revivait, le jour de sa mort, son grand rôle passé, Lear, et confondait les artistes du cirque avec les personnages de la tragédie shakespearienne. L’acteur choisi, Benoît Régent, était beaucoup trop jeune pour être crédible, et surtout, les morceaux du texte qu’il s’arrachait du gosier très conventionnellement ne s’harmonisaient en rien avec les numéros que juxtaposaient, à côté de lui, des artistes acrobates dont les spécialités ne semblaient pas avoir été choisies en rapport avec ses fantasmes. Seule la tragédiene qui apparaissait en final pouvait aux yeux de spectateurs avertis passer, quelque peu, pour Cordelia.
Il faut croire que Lear est dans le vent puisque, quelques semaines plus tard, Bernard Sobel nous en propose un « Deux trois Pennys », en son théâtre de Gennevilliers. LEAR ELEPHANT était un digest de quatre-vingt dix minutes. Ici nous avons droit à l’œuvre intégrale en trois heures et quinze minutes sans entracte. Alors, me direz-vous, si c’est l’œuvre telle quelle, pourquoi ces trois Pennys du titre, qui impose de se contenter d’une suite… de vingt-cinq chevaliers ! Noblesse oblige… s’agissait-il pour Shakespeare d’une critique de belles mœurs ? Hum ! Voire !
Enfin… Il n’y a dans Lear ni peuple paillard, vicieux et vulgaire, ni soldats violeurs et cruels. Tout se passe au niveau d’une classe sociale élevée qui s’étripe entre elle. Les habituels comparses secondaires sont absents. Les références « historiques » sont au niveau du MALET et ISAAC de mon enfance, qui ne parlait que des batailles entre puissants et jamais du sort des gens ordinaires. Ces « étripailles » de fiction se mélangent ici avec des épisodes qui ont plus ou moins existé. Shakespeare était un facétieux qui fait invoquer Dieu par des combattants élisabéthains sous le nom de Jupiter ou de Junon. Ca sonne étrange !
Importante conclusion : ces trois heures quinze se laissent vivre sans somnolences. Un faux entracte (pas annoncé) de cinq minutes, n’est pas inutile pour les vessies délicates.
Sophie Loucachevsy est un cas très spécial. Son assistanat d’Antoine Vitez il y a quelques années l’a, d’entrée de jeu, propulsée dans l’univers des privilégiés du système, avec une subvention de départ de cinq cent mille Francs, et son MADAME DE SADE lui a valu d’être regardée avec considération par les médiateurs de tous poils. C’est une personne très exigeante, qui épuise facilement ses compagnons de route. Elle a la réputation d’être « infernale ». Mais elle a du charme et, l’un dans l’autre, ceux qu’elle excède ne la larguent généralement pas pour autant. Depuis cette fameuse MADAME DE SADE, elle n’a plus guère connu de triomphe, sauf ces SIX PERSONNAGES EN QUETE DE… qu’elle a concoctés avec des Roumains avides d’identité culturelle, à Bucarest dans le cadre d’une mission de l’A.F.A.A., et, sur lesquels un article de LIBÉ a jeté les projecteurs. Mais ça n’empêche pas qu’elle ait droit au Festival d’Avignon In (où elle s’offre, sans que ça ait des conséquences définitives) le luxe de présenter un spectacle pas prêt du tout et de rater, de surcroît, la série des SIX PERSONNAGES qui semblait un succès assuré. La voici maintenant au Théâtre de l’Athénée, et elle va dès janvier 94 prendre la direction (ou quelque chose comme ça) d’un PETIT ODÉON qu’elle a fait casser et remodeler. Bref tel le Phénix, elle a l’art de resurgir de cendres accumulées et toujours évacuées.
Je serai curieux de lire les critiques qui vont paraître sur ce qui en Avignon s’appelait MON POUCHKINE, et qui est devenu POUCHKINE « Les petites tragédies », scènes dramatiques d’Alexandre Pouchkine. Pour moi, sortant du spectacle, je suis partagé entre l’envie de lire Pouchkine pour essayer d’y comprendre quelque chose, et l’angoisse de me dire que si c’est ça Pouchkine, on peut se demander pourquoi les Russes l’honorent comme un grand auteur. Remarquez qu’ici, « on » a remis les piécettes dans l’ordre, ce qui n’était pas le cas en Avignon où la réalisatrice, qui est une reine du collage, s’était ingéniée à mélanger les répliques au grand dam des spectateurs qui ne comprenaient rien. Mais l’ennui est que, ainsi juxtaposés et sans doute réduits à l’ossature, ces six saynètes semblent tout à fait inintéressantes, voire débiles. Sophie Loucachevsky les a noyées dans un dispositif, (dû à Lou Gaco) qui est une imposante structure métallique dont l’utilité n’apparaît pas avec évidence. Seul intérêt d’une réalisation à l’intérieur de laquelle des artistes du niveau de Jean-Marc Bory et Jany Gastaldi semblent s’ennuyer ferme, sa verticalité divertit un moment avec les personnages qui n’arrêtent pas de monter et descendre, surgissant des dessous et s’élevant, telle la sirène qu’incarne avec courage Simona Maicanescu, au rythme d’un fil tombé des cintres, au bout duquel elle évolue gracieusement. Je crains, malheureusement, que la démarche de Sophie Loucachevsky ne soit exemplaire (ô combien démonstrativement, car elle l’assume et avec elle, quand on dit « assumer », c’est « assumer ») des méfaits de l’ère vitézienne. Souvenez-vous de la thèse fameuse selon laquelle il ne fallait livrer au public que des visions « fragmentaires ». Ici, le puzzle d’Avignon a été recollé, mais cette remise en ordre n’a pas pour autant délivré la clarté du message. Comme quoi le cérébral peut rejoindre l’hébétude !
On ne jouait plus guère Jean Vauthier lors de ses dernières années de vie… du moins à Paris, car, à Marseille, Marcel Maréchal en avait fait un de ses auteurs « maison », à tel point qu’il avait commandé au vieillard une pièce inédite, L’ILE, pour laquelle il lui versait une mensualité. De là à ce que le Directeur de La Criée estime avoir des droits sur l’ensemble de l’œuvre, il n’y avait qu’un pas à franchir… d’autant que L’ILE en question n’a jamais été achevée, loin s’en faut ! Fidèle à l’esprit du grand homme, Monique Bertin, que la S.A.C.D. a désignée pour gérer son héritage littéraire, a dénié que l’argent procure au Maréchal une telle plus-value. Il aura donc versé cette rente pendant quatre ans en pure perte. Ne s’en doutait-il pas un peu d’entrée de jeu ? Pouvait-il honnêtement penser qu’un homme comme Vauthier se sentirait OBLIGÉ de livrer le produit commandé ? N’était pas au contraire éclatant que cette contrainte agirait sur l’auteur comme un repoussoir ? L’ambiguïté du rapport entre ces deux hommes , « Je t’aime, moi non plus », me paraît tout à fait illustrée par la création de ce rapport inacceptable pour l’un, voire humiliant, imposé par l’autre pour un inatteignable but, donc illusoire !
Deux pièces de Jean Vauthier sont en ce mois d’octobre affichées à Paris. L’une, LES PRODIGES, se joue au Théâtre de la Colline, l’autre, CAPITAINE BADA, au Théâtre 18. Le choix de ces lieux situe les protagonistes : à la Colline, c’est Maréchal qui présente le spectacle, au 18, c’est le modeste NADA THÉATRE.
C’est de haute lutte que Maréchal a obtenu de jouer LES PRODIGES à Paris. Monique Bertin, dépositaire des intentions les plus fouillées de Vauthier, estimait qu’il n’était pas le personnage de cet « homme dans la maturité, mais sans graisse », que l’auteur a appelé Marc, qui est plutôt un « scientifique », et qui se débat entre une vieille nourrice bonne à tout faire, trop maternelle, omniprésente, et une maîtresse qui veut se tirer parce que, justement, elle ne supporte plus la matrone qui, de son côté, ne peut pas l’encadrer. En vérité, Maréchal n’est peut-être pas ce Marc, mais que peut-il être sinon Maréchal soi-même, avec ses tics « maréchalesques », ses attitudes et, il faut bien le dire tout de même, sa santé. Car je veux bien que quelque part, les personnages masculins imaginés par Vauthier se différencient à la base, mais ils ont tous un point commun : ce sont des marathoniens du paroxysme avec des traits de caractère qui sont de l’auteur, quelque chose de sournois dans la sincérité, d’excessif en tout et de violente verbalement, d’écorché mais avec une nuance de distance comme s’ils se moquaient d’eux-mêmes en se lâchant les brides… Cela exige évidemment des acteurs puissants, capables de tenir la distance avec un souffle exceptionnel. Maréchal est un tel acteur…
Il est aussi un metteur en scène qui appartient à cette génération qui ne se satisfait pas de servir bien un texte. Pour ces gens-là, si l’écrivain a décrit l’environnement qu’il rêve, c’est précisément autrement qu’il commandera le dispositif. Vauthier a imaginé un décor, certes petit-bourgeois, mais qui correspondait à la psychologie des protagonistes, « une sorte de grand vestibule faisant office de salle de séjour » où « de beaux meubles voisinent avec des meubles de bois blanc ». Est-ce un clin d’œil à l’île défaillante, nous avons droit à une espèce de plateforme suspendue reliée par des passerelles aux commodités du théâtre. La gratuité de cet espace dû à Nicolas Sire est aussi totale que celle du dispositif (encore pire) inventé à Chaillot par Claude Régy il y a quelques années pour la même pièce.
Cela dit, grâce à l’abattage de Maréchal, à l’exceptionnel talent de Sophie Barjac, qui joue la « copine » excédée mais qui a tout de même beaucoup de mal à quitter l’homme qu’elle aime, et au faux effacement de Marie Mergey, le spectacle se laisse voir et entendre. L’embrasement final de la servante qui crame « horriblement » devant sa cuisinière s’y introduit en douceur tant le climat global de l’affrontement, émaillé de mots que l’on connaît mais que seul Vauthier sait distiller, comme « mets, maux, Meaux », « tu m’épouvantes », « invincible tendresse », « tu me bouscules », « atroce », « désespoir » etc… (il faudrait citer chaque page), fait peu à peu entrer l’auditeur dans un univers où le fait divers « horrible » n’a plus rien d’insolite.
Jean-Louis Heckel montant CAPITAINE BADA est moins gratuit dans sa trahison de l’environnement, car sa transposition visuelle de l’univers de l’écrivain sec l’a amené à l’enfermer dans un cocon de papier vide. On sent le marionnettiste derrière cet habile habillement qui fait un peu pauvret au début, mais auquel on s’habitue vite, d’autant plus qu’ici le décor est actif, participant de l’évolution du spectacle. Nada n’a pas les moyens de LA CRIÉE, mais, tous comptes faits, se révèle plus astucieux.
« Bada » est, à mon avis, une pièce plus intéressante que LES PRODIGES. D’abord, c’est la première pièce de Vauthier. Ensuite, elle couvre la vie d’un couple et non pas, comme l’autre, un court moment, même si « ce moment » est exceptionnel. Elle est plus intimement autobiographique et on ne peut s’empêcher d’évoquer l’angoisse du créateur qu’elle trahit, puisque l’écrivain décrit est en vérité un imposteur qui aura bâti toute une vie sur un mensonge dont la finalité était, peut-être, d’asservir une femme simple mais généreuse. La Gilly des PRODIGES se révolte. Alice est soumise. Elle aime son bouffon de compagnon et s’est mise sciemment à son service. Sans doute est-elle une face cachée du même personnage ; elle croit en le génie de celui qui SAIT ne pas en avoir et déguise son impuissance en pitrerie.
Cette richesse passe par « l’interminabilité » du tissage. Écrite, l’œuvre dure quatre heures et la couper la réduit à l’ossature. Les glissements deviennent abrupts, voire illogiques. Le seul défaut de cette mise en scène est de ne pas avoir assumé la dimension de l’entreprise. Vitez, en son temps, n’aurait pas hésité à annoncer une intégrale. Il aurait eu raison, d’autant plus qu’à mon avis les interprètes choisis par Jean-Louis Heckel, François Frapier et Anne-Marie Venel, pouvaient assumer l’épreuve. Seulement voilà : NADA n’est que NADA et n’a pas osé relever le défi.
Cela soulève un vieux débat. Tel qu’il est, le spectacle de Maréchal est beaucoup moins honnête que celui de Jean-Louis Heckel. Mais il fait riche. Entendez-moi : c’est sans ostentation. On ne sort pas de La Colline en criant au scandale du pognon dépensé. Mais on sait sur quelle planète on est : l’entrepreneur Maréchal s’affirme sans vergogne. Il est quelqu’un, il le sait, « on » le sait.
Il y a de la timidité dans l’équipe de Nada. Ils ont du talent, mais pas l’audace insolente qui fait les carrières. Seule la presse pourrait les aider à faire le saut. Nous sommes le huit octobre. On nous dit que les journalistes viennent. Certains pensent même faire un seul article PRODIGES - BADA. Prions, comme l’auteur qui s’affirmait chrétien, pour qu’ILS ne se trompent pas de message. Mais… S’ils faisaient pencher la balance vers Maréchal, se tromperaient-ils ?... au fond. Si on tient compte de l’imposture dans l’œuvre de Vauthier, il n’est pas si con de se poser la question ?
Puisque je me suis remis à pondre des petits discours à usage interne sur certains spectacles, je peux bien remonter un peu en arrière et évoquer LE SAS de Michel Azama, que j’ai vu en Off - Avignon au Collège de la Salle dans un lieu minuscule. Le générique cite un metteur en scène, Olivier Maurin, un concepteur de lumières, Bernard Revel, et un autre du son, Alain Chignier. La subtilité des images sonores de ce dernier devait être grande, car je n’ai pas entendu grand-chose. Il est vrai que je suis dur d’oreille. N’empêche que je ne souffre habituellement pas trop de cette infirmité dans les salles de trente-cinq places. De même, je n’ai pas vraiment été frappé par les lumières ni par la mise en scène. Cette dernière devrait plutôt s’appeler « direction d’actrice », car celle-ci ne bouge pratiquement jamais, ce qui ne l’empêche pas d’être remarquable.
Raymonde Palcy défend avec ses tripes et beaucoup de conviction un texte qui n’est pas incontestable, car il pêche par manichéisme et par intellectualisme. Une détenue qui vient de purger, pour meurtre, seize ans de prison, est placée pour une nuit dans ce qui, paraît-il, s’appelle LE SAS, c’est-à-dire une cellule entre dedans et dehors où on la laisse méditer, pendant une nuit, sur ce qui l’attend. J’ignore si un tel « SAS » existe vraiment, mais qu’importe. Dans une belle langue qu’elle n’a sûrement pas apprise avec ses co-détenues, l’héroïne raconte les horreurs de l’univers carcéral et ses angoisses de la liberté annoncée. Son crime, pourquoi elle a été coupée du monde, c’est évoqué succinctement.
L’œuvre se veut une dénonciation. Elle l’est. En cela elle est utile. Mais elle ne propose pas de solution. Que doit la société faire de ceux qui transgressent ses lois, entre autres de ceux qui ôtent la vie à d’autres personnes ? Il y a de la facilité à hurler CONTRE le système en place sans pour autant essayer d’en imaginer un autre. Je serais curieux de savoir comment Azama estimerait qu’il faille punir quelqu’un qui aurait zigouillé quelqu’un qu’il aimerait ! Donc l’intérêt du spectacle n’est ni dans le message, banal et trop facile, exprimé de surcroît dans un langage qui ne sonne pas « vrai », ni dans la réalisation qui est inexistante, mais dans la prestation de Raymonde Palcy, sorte de môme Piaf basanée, qui parvient à faire passer une émotion à force de sembler en être investie elle-même. Toute seule sur cet espace, elle est touchante parce qu’elle est paumée. Elle a l’air de parler à tous les paumés du monde. C’est une très belle performance d’actrice… du moins quand elle a la pêche.
Retour à la rentrée parisienne. J’ai vu un soir un peu par hasard, au Guichet Montparnasse, un petit spectacle pas si anodin que ça dans lequel on voyait deux filles, « sœurs de sang, sœurs de lait, sœurs tout court » et peut-être bien sœurs incestueuses, dresser par petites annonces des pièges à hommes. Cela s’appelait LE JOUR OU LA PLUIE VIENDRA, en hommage à Dalida dont la chanson ponctue ce duel « aigre-doux » qui s’achève en folie. Cendre Chassanne et Christine Moreau affirment n’avoir rien eu à exorciser en imaginant leur scénario, qui, quelque part, conduit à évoquer les sœurs Papin de sinistre et illustre mémoire ! Croyons-les sur parole avec une pointe de doute.
La compagnie s’appelle le « Zéro Théâtre ». Elle porte bien son nom. « Théâtre nul » pourrait aussi lui convenir. Ce n’est pas que l’idée du spectacle, « LES DORMEURS », soit absurde : ces quatre personnages qui ne pensent qu’à dormir et qui sont constamment dérangés par les irruptions de la vie pourraient être intéressants.
L’ennui, c’est qu’ils inspirent irrésistiblement aux spectateurs l’envie de les imiter, tant la gestuelle du spectacle est répétitive. Il faut dire qu’au Théâtre d’Orly, Ita Aagaard (c’est un nom hollandais, nous révèle le programme) et Benoît Théberge ont eu à occuper un espace scénique vaste. Ils ont donc imaginé un banc dans un jardin public, à l’automne pour qu’il y ait plein de feuilles mortes en tas parterre, près d’un chantier, ce qui permet d’utiliser certains instruments et même une échelle qui conduit à une plateforme en mezzanine. Les « dormeurs » et leurs partenaires s’y épuisent en rondes et recommencements, nous entraînant dans leur épuisement. Cela passerait s’ils n’usaient que de la gestuelle et du son, mais non, ils causent, les bougres, et ce qu’ils disent est nul. Les auteurs ne sont pas des poètes. Quant à la musique originale de Jean Pacalet, elle est pléonastique, figurative et redondante. Quelques belles images ne corrigent pas l’impression négative d’ensemble. La plus touchante est celle où les dormeurs un instant éveillés entrouvrent un coffret d’où s’échappe une lumière « d’ailleurs ». Comme actrice, Ita Aagaard se détache de la médiocrité ambiante par une présence qui se remarque.
Il y a des souvenirs qu’il vaut mieux ne pas réactiver. La représentation de EN ATTENDANT GODOT par Gilles Defacque, du Théâtre du Prato de Lille, n’est certes pas remarquable. L’aire de jeu, parfaitement rectangulaire, est trop « clean ». Gogo et Didi n’ont pas l’air de clochards, et ils ont tendance à jouer en clowns : sans nez rouge, sans excès, mais l’indication y est. Pozzo et Lucky manquent de grandeur d’âme et, d’une façon générale, le spectacle manque de souffle. L’œuvre est réduite dans sa dimension.
Mais à la vérité, la déception ne se situe pas au fait qu’on s’emmerde. Elle vient de ce que le public ne ressent plus qu’il est PROVOQUÉ. « On » lui a dit que c’était un chef-d’œuvre. Il ne lui vient donc même pas à l’esprit de réagir, comme le faisaient ses aînés d’il y a quarante ans. Singulière évolution… Cela dit, me direz-vous, la pièce est-elle encore provocatrice ? Moins, c’est sûr, dans ses détails. Voir un homme qui pisse en scène avec difficulté ne choque plus guère, et la violence a été à tel point banalisée que le pouvoir de Pozzo sur Lucky serait plutôt regardé comme comique que comme horrible. Reste la sensation de l’inutilité de la vie exprimée par celui des deux qui oublie toujours d’apporter une corde pour se pendre…
Étrange de se retrouver dans la même ville de Lille confronté le lendemain à ce qui pourrait être le troisième acte de la pièce de Beckett. Dans ce « chemin oublié », ce sont des jeunes qui font une halte, quelque part, sur une lande désolée. Où vont-ils ? Et vont-ils tous au même endroit ? Mystère. Ils parlent peu et font de longs silences au rythme d’un fil conducteur qui est une musique, ou plutôt une accumulation de sons harmonieusement agencés. François Cervantès signe le texte et la mise en scène.
Mais il serait cruel de ne pas citer Akosh Szelevenyl, qui apparaît au générique après les concepteurs des costumes, décors et lumières ! C’est lui qui est à mes yeux le vrai « texte » du spectacle qui, sans son apport, serait certainement beaucoup plus provocateur. Mais alors, pourriez-vous me dire, cette musique est-elle une trahison, un édulcorant de ce qui pourrait être encore beaucoup plus un cri de désespoir, celui de gens pour qui rien n’est plus motivant ? Va savoir ! Tel quel, le spectacle dure cinquante minutes. J’y vois une preuve que Cervantès et Szelevenyl ont été complices. Sans musique et en trois heures, leur démonstration aurait-elle été plus efficace ?
Et puis, ne nous y trompons pas : il y a de l’esthétisme au rendez-vous, et là, c’est la décoratrice Anne Legroux qu’il faut citer. À mesure que la représentation chemine, une étrange et superbe dentelle rougeâtre s’éclaire en toile de fond et en contrepoint de la froidure du sol. C’est très beau.
Et puis enfin, il faut citer les acteurs de la « Compagnie de l’Oiseau Mouche ». Sont-ce des professionnels ? Je n’en jurerais pas. Mais ils s’expriment avec un tel savoureux accent du Nord qu’on a envie de les aimer.
MAISON D’ARRET d’Edward Bond, mise en scène de Jorge Lavelli, est au Théâtre de la Colline après avoir reçu un accueil mitigé au Festival d’Avignon.
La pièce est bizarrement fagotée. Pendant trois bons quarts d’heure, au début, on voit un père excédé par le fait absolument anodin que sa fille refuse de boire une tasse de thé qu’il lui a préparée. Il se monte, il se monte dans un monologue (qui gagnerait à être raccourci), et finit par l’étrangler sans le faire exprès. Il faut noter le nom de Nathalie Boileau qui joue, si j’ose dire, le rôle de ladite fille, absolument sans bouger, avant comme après avoir été trucidée.
En deuxième partie, l’assassin malgré lui purge évidemment une peine dans un établissement qui justifie le titre de la pièce. Mais durant ce séjour, le gros plan bascule sur un autre personnage, un garçon qui se pend la veille du jour où il allait être libéré. Quel rapport avec notre assassin, allez-vous me dire ? Eh bien c’est lui qui voulait utiliser la corde, mais au moment de passer à l’acte, il a eu envie de pisser. Il avait entendu dire que les pendus arrosent le sol s’ils ne sont pas vidés. C’est pendant qu’il accomplissait cet ultime rite que le gamin en a profité pour s’expédier dans l’autre monde. Du coup surgit une nouvelle intrigue entre la mère du jeune homme et Mike, appelons par son nom le personnage joué par Didier Sandre. Elle veut culpabiliser celui qui a manqué son acte, mais finalement, on la retrouvera au tableau final toute nue sur un lit avec lui. Deux autres personnages ont, autour de Mike, des parcours annexes. Vera, que joue Christiane Cohendy, rêve avec lui d’une existence à deux quand il sortira, dont il rejette la médiocrité.
Et Franck, flic obtus et cruel, veut quant à lui la peau de Mike pour une confuse histoire d’appartement, et organise pour cela un scénario d’une incroyable violence en utilisant la crédulité d’un demeuré alcoolique. Dominique Pinon ressemble à Mickey Rooney de mon enfance.
Donc, certes, au passage, nous avons droit à une petite visite dans l’univers carcéral : les détenus y font la LOI dans un contexte toléré par des matons corrects et indifférents. Mais ce n’est qu’une toile de fond momentanée. Le discours, à travers ces méandres, est ailleurs en essayant d’épouser la non linéarité de la vie : mais quelle vie, bon Dieu, d’une violence incroyable que la mise en scène de Lavelli se garde bien d’édulcorer ? Qu’est-ce qu’ils se mettent sur la gueule, physiquement ! C’est vachement bien réglé. Tout en tranche de bifsteack saignant ! On baigne dans un théâtre d’action qui a le mérite d’interdire l’ennui aux spectateurs. L’expiation de Mike, car c’est cela le fil conducteur, n’est jamais qu’en contrepoint d’actions qui ne sont pas suscitées par lui. C’est clair, limpide. Le deuxième degré s’impose de lui-même, sous la forme d’une réflexion assez simpliste sur les rapports entre les gens dans une « société qui ne pardonne pas »… (Peut-être n’est-elle quand même pas aussi impitoyablement violente), et où l’homme juste a toujours (selon Bond) la tentation de se « punir d’être vivant ».
Jorge Lavelli n’est pas un metteur en scène traître. Il sert l’œuvre avec des très bons acteurs qui semblent éprouver leurs rôles et les jouent sans distance. C’est aussi un metteur en scène riche, et il est le patron d’un grand beau théâtre super bien équipé. Du coup, Graciela Galàn, sa décoratrice, a pu imaginer un espace à transformations où la technique est omniprésente, et où les lieux de la vie « libre » s’inscrivent sans heurts dans celui de la prison. Rendons un hommage aux techniciens du théâtre qui, après la bagarre au cours de laquelle les « combattants » cassent tout, doivent nettoyer et remplacer… Ce sont des héros !
Que dire de cette soirée à côté du théâtre intellectuel habituel de distribution d’opium aux intellectuels ? Qu’elle me laissera des traces ? Ma mémoire me le dira.
Avec sa « Comédie dramatique en quatre actes d’après la Traviata de Verdi, et par conséquent LA DAME AUX CAMÉLIAS de Dumas fils », Jean Bois pourrait bien avoir mis dans le mille. « Et vogue L’ÉPERDUE », pourrait-on paraphraser, puisque c’est le nom d’une barque qu’un grand dessus de lit recouvre, signifiant le lieu des ébats de la péripatéticienne célèbre.
En vérité, Jean Bois n’a pas pris tellement de libertés avec l’anecdote, mais sous sa plume, tout se trouve transposé dans un monde où la langue française se vautre avec humour et complaisance, y compris des morceaux de bravoure en alexandrins que l’auteur a réservés à son Jean Bois acteur. Certes, il a changé les noms. Ici, Marguerite s’appelle Violette et le fils Duval s’appelle Alexandre D. … et il est inconstant. Jean Bois lui-même campe un Comte de Giray mûr et profondément épris de la belle tuberculeuse, personnage très riche, extraordinairement bien élevé, qu’il en faut beaucoup pour qu’il sorte de ses gonds, mais cela peut arriver !
Voilà : avec ce spectacle et cette « variation sur un thème connu », on a envie de parler des acteurs et de la densité des personnages qu’ils incarnent, avec leurs sensibilités que Jean Bois, metteur en scène, s’est gardé de détourner. Dominique Constantin, en Violette, est, quelque part, la plus conventionnelle mais cette convention-là projette tellement d’émotion qu’on ne saurait lui reprocher cette apparence de premier degré. Marie Mergey en « Rose », fidèle servante maquerelle qui a élevé la prostituée de haut vol et l’a, pour ainsi dire, façonnée, apparaît ici dans la continuité directe de son rôle de fausse « Maman » des PRODIGES de Vauthier. Seule Élisabeth Maby, « Pivoine », amie intime de Violette et son contrepoint vulgaire, m’a un peu irrité parce qu’elle en fait trop.
Que Dido Likoudis soit une magnifique actrice, c’est sûr. Qu’elle soit aussi une femme très belle, ce n’est pas non plus douteux. Qu’elle soit un grand metteur en scène, je n’en suis pas non plus certain. Son travail sur ŒDIPE À COLONE ne m’a en tous cas pas convaincu. Je crois qu’il est toujours périlleux de vouloir adapter les chefs-d’œuvre classiques à nos préoccupations actuelles. À tout le moins faut-il, comme l’osait Brecht, triturer le texte lui-même. Or Dido a plaqué ses angoisses de Gréco Éthiopienne en mal (dans son fors) d’identité culturelle, sur la traduction la plus ringarde (celle de Leconte de Lisle) d’une pièce de Sophocle profondément ancrée dans l’imaginaire de la mythologie ancienne. Quand Œdipe pénètre, à Thèbes, dans le bois sacré interdit aux humains, ce n’est pas à « l’étranger » que s’en prennent les gardes, mais au profanateur (d’ailleurs innocent puisque ignorant, du moins le croit-il jusqu’à ce qu’il se soit vraiment démasqué). Et puis cet « errant » volontaire qui s’est exilé après s’être arraché les yeux, pour expier les crimes que lui ont fait commettre les Dieux pour qu’ils servent plus tard aux psychanalystes à expliquer les troubles des humains, il est difficile de l’identifier dans nos têtes actuelles aux « errants » gitans, juifs, arabes, nomades de toutes races, que les peuples sédentaires s’emploient à canaliser, chasser de chez eux, parquer, rejeter, enfin tout ce que nous savons.
Il est donc tout à fait gratuit de faire arriver le vieillard dans une République « démocratique » mais musclée, gérée par un monarque éclairé dont les valeurs, c’est le moins qu’on puisse dire, ne sont pas les nôtres. On est, dans ce spectacle, constamment gêné par la contradiction entre ces costumes militaires modernes (ou le complet veston un brin colonial du roi), et le discours tenu par ces personnages. Mais surtout il y a quelque chose qui me semble irrecevable, injustifiable, c’est d’avoir choisi pour jouer Œdipe une femme, Jenny Alpha, dont on m’affirme qu’elle fut bonne actrice ailleurs, mais qui est ici inaudible, inécoutable, avec une étrange manière de mettre un vigoureux accent tonique sur les première syllabes de chaque phrase (que dis-je ? Quasi de chaque mot). Mais ce n’est même pas la question : s’il y a un rôle qu’il est impensable de faire incarner par une femme, c’est bien celui de ce symbole des complexes. C’est curieux cette manie qu’ont les metteurs en scène de vouloir se faire remarquer par des idées aussi gratuites. Déjà le Lear de Maria Casarès m’avait semblé bien injustifiable. Mais bon, il y avait la fiction d’une troupe en soi-disant recherche, en répétition. Mais Œdipe, enfin, c’est absurde !...
Voilà, j’étais donc bien triste au sortir de cette représentation donnée à la Ferme du Buisson. Je l’étais de surcroît pour une autre raison : la salle était bourrée d’adolescents, et ces jeunes gens, qui ne pouvaient que s’emmerder face à ce qu’on leur bâillait, sont restés pendant toute la soirée d’une sagesse incroyable. Respect pour l’œuvre et le travail ? Je pencherais plutôt pour de l’apathie. Cela m’a terrifié. Naturellement à la fin, les artistes ont eu droit à des applaudissements nourris et cadencés. On a dû leur dire que ça se passait comme ça ! J’étais terrifié.
Je dois conclure en risquant une brève comparaison avec le même spectacle vu en Avignon au Cloître des Célestins. Œdipe y était joué par un homme, un très bel acteur noir. Ca n’apportait pas la symbolique voulue de la « différence », mais ça ne gênait pas. Dido en outre avait utilisé les espaces verticaux proposés par le lieu et l’effet d’éloignement rendait moins étrange le choc des époques. Et puis le chœur, au demeurant peu utilisé, de musiciens éthiopiens s’intégrait mieux dans les arcanes du cloître.
Au fait, ces Éthiopiens, c’est bien le peuple de Thèbes qu’ils sont supposés incarner. Pourquoi se sont-ils donnés un roi et des flics blancs ? Comment la réalisatrice arrange-t-elle ce salmigondis racial dans sa tête ? Ouille ! Ouille ! Ouille !
J’aime beaucoup Gilles Zaepffel. Mais il faut avouer que depuis LA BRASSE À L’ENVERS et GRANDIR, il s’est isolé dans un univers ésotérique où le bonheur du spectateur n’est pas sa préoccupation première.
Pourtant, avec ALICES EN AFRIQUE, le dessein est clair. On part de Lewis Caroll et de l’aventure de son héroïne. On multiplie cette dernière et on en transporte les étapes dans un monde africain. Le résultat, présenté au Centre Wallonie-Bruxelles, ressemble à un exercice d’école où on n’a pas cherché la logique, mais un prétexte à s’exprimer pour les protagonistes, chacun selon sa nationalité (Burkina-Faso, Mali, Niger, Bénin) et sa spécialité. Il y a aussi quelques Blancs, dont une gamine, Judith La Bouverie, qui fera certainement une carrière car elle est formidable de présence, de rigueur, et d’envie visible de jouer. Naturellement, les Noirs, dont chacun sait qu’ils ont le rythme dans le sang, se voient confier surtout la partie musicale et dansée. Il y a quelques années, Richard Demarcy avait déjà fait baigner les artistes d’une Alice dans une scène emplie d’eau. Gilles Zaepffel le savait-il en infligeant le même pataugeage à son petit monde ? Sans doute pas.
« Les Trois Sœurs ». On semble ne plus savoir monter Tchékhov en France. Les metteurs en scène entendent tous accommoder les chef-d’œuvres du génial médecin à leurs sauces propres. Et tous se plantent (ou presque), parce qu’ils ont oublié ce que me disait Jacques Pruvost en 1950 et quelques : « Tu vois, quand je m’assois à mon piano dans le salon des Trois Sœurs pour créer l’atmosphère de la « fête » qu’elles donnent en l’honneur des officiers de la garnison de passage dans leur petite ville provinciale, c’est comme si je m’apprêtais à mettre de l’ambiance chez moi pour des amis. » C’était aux MARDIS DE L’ŒUVRE dans une mise en scène de Sacha Pitoëff, qui tenait le secret du mode d’emploi de son père : « Quand ça paraît long, c’est qu’il faut respirer encore plus lentement ». Je n’oublierai jamais le trio Tatiana Moukhine, Marie Mergey, Carmen Pitoëff (cette dernière inécoutable au point d’être admirable !).
Mais il faut reconnaître que l’adaptation au goût (russe) du jour qui nous est apportée au Théâtre de la Bastille par le Théâtre Krasnajapiesnja, a su, quelque part, restituer aux nostalgiques du vrai Tchékhov quelque chose de son âme. Pourtant, les facilités, clins d’yeux à l’Occident, foisonnent dans la mise en scène, à commencer par la démystification du Moscou d’aujourd’hui qui ne ressemble en rien à la terre utopique rêvée par les héroïnes. Au lieu de l’installation de chacun des quatre actes dans SA problématique, Youri Pobrebnitcko a imaginé une circulation de cour à jardin (surtout) et inversement qui fait que chaque scène est isolée de son (véritable) environnement. Et puis il multiplie les gadgets, comme celui du soupirail par lequel passent épisodiquement des gens et des choses.
Seulement voilà : il a su nous faire éprouver la trajectoire de chaque personnage et même, quelque part, son « parti » y aide. Car c’est en fait ça, le génie de Tchékhov qui veut que chaque protagoniste vive au rythme qui est le sien, intervenant lorsqu’il le sent, comme si chaque rôle avait été écrit d’un trait et ensuite injecté à petite touches dans l’univers commun. Certes, il y a une unité, qui vient de ce qu’un seul auteur a tenu la plume. Chez un autre, on pourrait le regretter pour que chacun ait encore plus une personnalité. Mais Tchékhov a su se diversifier dans l’unité du style. Ce génie-là est fidèlement restitué ici. Surtout, il y a les acteurs russes qui savent tranquillement injecter leur présence et le monde qu’ils sont chargés de présenter, chacun son monde intime sourdement exacerbé et disséqué au scalpel, mais sans ostentation et, pourrait-on dire, sans vedettisme des uns par rapport aux autres. Ils sont « un pour tous, tous pour un ». Pourvu qu’ils n’oublient pas ce riche enseignement qu’ils ont reçu. Il faut se réjouir de ce que Youri Pogrebnitchko ait su, si intelligemment, se montrer grand serviteur d’un texte et metteur en scène inventif.
La question que posait Jean-Jacques Gautier en 1950 demeure toutefois intégrale après cette « version très originale », qui démystifie l’utopie par une interruption brutale de la réalité d’aujourd’hui : et si la pièce se passait à Romorantin au lieu de cette cité provinciale russe, qu’en resterait-il ? Il est vrai que l’exotisme reste total pour moi. Le rêve des trois sœurs d’aller à Moscou reste russe et seulement russe, et la réalité vulgaire qu’on nous montre à la fin et aux saluts est celle d’un pays dont l’histoire n’est pas le nôtre. Mais justement, l’universalité du discours reçu ne vient-elle pas, précisément, de cet « éloignement » ?