Du 5 décembre 1990 au 26 avril 1991
05.12.90 - Kamizierz Skorupski a mis en scène LES ÉMIGRÉS de Slawomir Mrozek au Théâtre des Boucles de Marne. C’est sans doute ce qui explique que Pierre Santini joue un des deux personnages de l’œuvre. Je l’ai vue au Théâtre de la MAIN D’OR.
Mrozek n’a pas situé le pays d’où viennent les deux émigrés. On pense, bien sûr, à la Pologne communiste, mais en réalité toute dictature pratiquant l’entrave aux libertés peut faire l’affaire.
Ces deux émigrés, qui cohabitent dans un taudis sans fenêtre, une cave sans doute au pied d’un vide-ordures, ne sont pas semblables. Celui qu’incarne fort bien Michel Parent est un intellectuel qui a fui sa patrie pour des raisons politiques, et qui passe ses journées à rêver au roman qu’il n’écrira probablement jamais. L’autre est un ouvrier qui est venu dans ce pays d’accueil pour faire du fric, qu’il accumule pour s’acheter une maison quand il rentrera là-bas. Ici, il passe ses journées accroché à un marteau-piqueur. C’est un vrai prolétaire, aux idées courtes, illettré, brutal. Pierre Santini le joue avec conviction et talent, mais il est trop « clean » pour le rôle. On n’arrive pas à y croire vraiment. Mrozek n’explique pas comment il est possible que ces deux êtres si dissemblables cohabitent. Ils parlent la même langue, mais l’amitié si évidente qu’ils ont l’un pour l’autre n’en découle pas. Amitié ? Oui, nuancée dans cette sorte de HUIS CLOS qui lie ensemble, apparemment sans issue, ces deux hommes pourtant vivants, qu’un désespoir profond habite avec comme seule certitude qu’ils ne reverront jamais leur patrie mythifiée, et qu’ils ne sortiront jamais du ghetto, intellectuel pour l’un, physique pour l’autre, où ils se sont enfermés.
Rien à dire sur la réalisation. Elle est honnête, avec des acteurs qui jouent comme ils le sentent.
08.12.90 - Ah mon Dieu qu’il est sublime le foyer de l’Opéra Comique de Paris, avec des dorures, des peintures, des lustres, et, même si elle n’est pas visible, beaucoup de poussière entassée ! Le choix de ce lieu pour sa « DERNIÈRE CONQUETE » par Laurent Pelly, comptera pour beaucoup dans le succès de son « itinéraire harmonique d’un trio las » : trois ringards de la tournée qui, en gros, ne peuvent plus s’encadrer mais ont pourtant des relations complexes, y échouent tous les soirs à dix-huit heure pour une heure, et chantent le répertoire de l’opérette.
Lydie Pruvot, soprano, a une fort belle voix et beaucoup d’art à la moduler au gré des intentions qu’elle veut faire passer, qui sont souvent à contre-courant de ce que les auteurs entendaient inculquer. Léon Napias, ténor, n’a pas beaucoup de voix mais il est bon comédien et sait faire passer l’humour souvent plus finement que sa partenaire. Jean-Pierre Gesbert est un bon pianiste et il ne chante pas mal. Son personnage veut qu’il soit un peu farceur. Tous les trois nous font passer un agréable moment en chantant des airs qui caressent plaisamment les oreilles, sans sérieux, mélangeant habilement à l’art les petites mesquineries de la vie quotidienne. On ne rit pas aux éclats, mais on sort du spectacle content. Le divertissement a été efficace.
09.12.90 - J’ai enfin vu le Cirque de Barbarie, celui qui n’est fait que par des femmes, en tous cas sur la piste : pour manier les gros agrès, Barbara Vieille a fait appel à un fort à bras mâle.
Chapiteau propre, décoré de tapis qui ont l’air orientaux. La piste est recouverte : aucun animal ne s’y produira . Une musique orientale accueille les spectateurs. Cette connotation plutôt arabe sera dominante tout au long du spectacle pour les costumes, la musique, les you-you, un narguilé, bref là où Bartabas avait insufflé un style Europe Centrale, ici c’est un ton marocco - égyptien qui est proposé.
En dominante, j’y insiste, car il y a d’autres explorations exotiques : Marie Pillet est la mère d’une dizaine de filles qu’elle a conçues aux autre coins du monde avec des partenaires divers dont elle nous donne une liste, qu’on espère pour elle être exhaustive. Toutes ces filles sont entrées dans l’univers du cirque et proposent des numéros qu’elle regarde et commente avec des phrases et des mimiques d’une totale débilité. Pendant les trois quarts de la séance, la malheureuse s’échine à faire l’intéressante. Elle rame, que c’en est pitié de la voir avoir tant de bonne volonté.
Le programme indique que la direction d’acteurs est due à Alain Gautré. Je ne lui en fais pas le compliment. Heureusement, sur la fin, la Marie chante une chanson en arabe d’une façon tout à fait convaincante, et c’est elle qui profère, avec vigueur, les you-you que j’annonçais plus haut. Et elle est superbe en « Mère Courage ».
Au niveau des numéros, pas d’originalité remarquable, mais une qualité d’exécution de jeunes professionnelles sorties depuis quelques temps d’une école de cirque. Toutes s’appliquent et réussissent bien ce qu’elles font, qui ne va jamais très loin dans la complication, avec souvent le sourire un peu figé, je dirai plutôt crispé, de celles qui ne savent pas bien dissimuler l’effort. Avec des exceptions : la fildefériste est adroite et fait des choses difficiles. La jongleuse a de la grâce, même si elle ne s’encombre jamais de plus de trois objets à projeter en l’air. Et Martine Lefèvre, à la corde volante du final, a autant de virtuosité que la fille qui faisait la même chose au final d’ARCHAOS. Barbara Vieille, elle-même, est très professionnelle au trapèze.
Comme Zingaro et Archaos, le Cirque de Barbarie a cherché à créer un climat autour des numéros exhibés. Ce sont évidemment les enchaînements qui inspirent l’atmosphère d’ensemble et je dois dire que certains sont réussis, avec un humour qui n’est jamais violent, et le concours amusant de gadgets qui vont des faux seins tournants et crachant de l’eau à une espèce de d’œuvre d’art baptisée « vache », parodie simulacre d’un cheval de cirque fait d’objets hétéroclites. L’ambiance est sympathique.
Nonobstant les réserves, le niveau est de qualité. Il ne faudrait peut-être pas grand-chose pour que cette équipe passe à une vitesse plus internationalement performante. Suivons.
12.12.90 - Si Valérie Fiévet a espéré, comme elle l’écrit, faire partager à des spectateurs l’itinéraire à Détroit, en 1956, d’un frère et d’une sœur « qui cherchent obstinément à comprendre leur enfance hantée par la peur, le sens de leur vie », elle a échoué. Peut-être est-ce parce que, elle-même, sur la scène, est gauche, godiche plutôt. Peut-être parce que son partenaire, Stéphane Boucherie, a juste la taille de ceux qui ne feront jamais de carrière, trop petit pour être un homme, trop grand pour être un nain ! Cela se passe, paraît-il, dans les bas-fonds, mais cela ne ressort pas du décor d’Éric Meyer, ni des costumes des soi-disant adolescents.
L’adaptation du roman de Joyce Carol Oates n’est pas théâtrale. Le « théâtre épistolaire » est un genre difficile et il ne suffit pas de dire la date de chaque courrier avant chaque monologue pour que le courant passe. La traduction du « rêve américain » par une gestuelle exacerbée, au son des musiques rythmées, m’a semblé courte. Et je veux bien être pendu si quelqu’un est capable de soupçonner que la fille qui s’exprime dans ce spectacle est supposée avoir passé un an, couchée, folle.
Bref, j’ai passé au Marie Stuart une soirée purge, remède contre le théâtre, qui heureusement était courte. « Le Théâtre du Monde Perdu » ne m’y reprendra pas.
13.12.90 - Vous êtes accueilli au coin du Faubourg Saint-Antoine par un patron de bistrot d’une extrême amabilité, homosexuel versé dans la restauration qui aime apparemment beaucoup son métier. Les plats qu’il sert sont de vieille tradition familiale, rien à voir avec la nouvelle cuisine.
Et puis une jeune femme style attachée de presse vous amène au fond d’une impasse peu éclairé où vous êtes frôlé par des hommes tout de noir vêtus, visages masqués en bec d’oiseaux.Vous gravissez un escalier périlleux et vous vous retrouvez dans l’appartement spartiate où Gilles Zaepffel dit avoir rêvé « Le destin d’Antoine Durel ».
Quelques bancs, une cheminée, un coin cuisine, une fenêtre et deux portes. De l’une d’elle surgit un homme au poitrail ensanglanté. Il titube, il tombe, il est mort, un couteau gît à côté de lui. Meurtre ou suicide ? Une musique se fait entendre, un violon, les hommes oiseaux ne sont pas loin, il se réveille et entreprend son enquête sur le pourquoi et le comment de son trépas. Attention : il ne s’agit en rien d’une affaire menée à la policière. Le héros va nous emmener dans son onirisme intime, selon un cheminement dont la logique, si elle existe, est celle de l’auteur qui a sans doute des comptes à régler avec lui-même, au gré de clefs qu’il ne livre guère à ses convives spectateurs. Une Madame Desanges, sa tante, semble avoir particulièrement perturbé le vivant.
La violoniste ponctue très joliment cette exploration que les frôlements des hommes oiseaux, dont l’un est un maître japonais, viennent périodiquement resituer dans un monde de l’au-delà. Je pense qu’ils sont les Erynnies d’Antoine Durel. À la fin du spectacle, ils le dépouillent de ses vêtements souillés. La chemise propre qu’ils revêt signifie qu’il est vraiment mort, qu’il a accepté son meurtre - suicide. Du moins l’ai-je ainsi perçu ! L’imbrication du réel, du rêve et du fantasme créent l’ambiguïté.
C’est Cyril Bosc qui incarne Gilles Zaepffel… pardon, Antoine Durel. Gilles, pour sa part, assiste au spectacle les mains sur ses yeux (ou c’est tout comme, il écoute, sans doute, il ne regarde pas, ou à peine). Sa présence n’est pas innocente, même si, effectivement, le spectacle pourrait se faire sans lui ; pas sûr ! Cyril Bosc a de la présence, surtout quand Claire Fargier Lagrange le soutient de son violon alto. Il joue un peu trop sur le registre monocorde, mais c’est sûrement sur indication de l’auteur qui est aussi le metteur en scène.
Plus de réalisme aurait nui à l’esprit d’une entreprise avant tout fondée sur l’atmosphère. À ce niveau-là, la réussite est certaine. Je ne sais pas très bien ce qu’on a voulu me dire, mais j’ai été pris par un climat et j’ai même éprouvé quelque chose.
18.12.90 - Louise Doutreligne signe ses « Conversations sur l’infinité des Passions » qu’accueille dans un de ses salons l’Hôtel Lutétia. Disposition frontale.
D’un côté de cette salle rectangulaire plate, on a édifié un podium, sans doute aisément déplaçable au fond duquel un beau paravent sert de « coulisse ». Quelques meubles de style et voilà, l’univers est créé. Le dix-septième siècle de Madame de Villedieu s’en accommodera comme le dix-huitième de Crébillon Fils et le dix-neuvième de Balzac. À la scène, Louise Doutreligne est une comédienne qui se nomme Claudine Fiévet. Elle est fine, nez un peu retroussé, lèvres minces, elle joue les coquettes avec grâce. Evidemment elle a adapté ses textes pour elle. De Madame de Maugiron à Madame de Lursay et à Madame de Langeais les toilettes changent, mais le comportement seulement par nuances. C’est tout le parcours de la femme sur le point de se donner, (peut-être) le jeu qu’elle mène face à l’homme qui la convoite, toujours un peu balourd mais maniant superbement la langue française, qui est montré ici délicatement, de façon très mondaine et pudique.
On reste un peu rêveur en songeant que, tout de même, à la fin de ces parcours il s’agissait pour la femme de se faire sauter. C’est tout un monde qui s’exprime dans ces « oui, non, peut-être » qu’on pourrait qualifier de minauderie, mais le terme s’appliquerait mal au jeu de Claudine Fiévet.
Jean-Luc Palier a mis ces trois petits morceaux de choix en scène pour le plus grand bonheur de l’actrice. (On n’a pas envie d’écrire « la comédienne »). Il lui donne consciencieusement la réplique, en homme sûr de soi sous trois déguisements.
Tout cela donne un spectacle bienséant, bien élevé, qui fait rêver sur l’évolution des mœurs humaines.
19.12.90 - Montpellier a bien fait les choses pour l’inauguration de son CORUM, et la délégation culturelle venue de Paris a été copieusement nourrie et abreuvée ainsi que luxueusement logée. Reste que les deux objets de l’invitation lancée par Monsieur Fresch ont été largement critiqués par les convives, dont on sait que ce n’est pas la politesse qui les étouffe. Le bâtiment d’abord, sorte de Palais des Congrès édifié sur quatre niveaux avec de vastes espaces peu propices aux réchauffements des âmes, d’une blancheur de faux marbre cadavérique avec deux salles qui ne peuvent convenir qu’à des colloques, et une, de deux mille places, qui est faite pour l’opéra avec une technicité apparemment très performante, et une acoustique qu’il a fallu corriger en mettant le lieu sur ressorts en raison des trains qui passent le long du bâtiment.
Quant au spectacle de Jacques Nichet, LE MAGICIEN PRODIGIEUX de Calderon, il a provoqué des réactions diverses. Il faut dire que l’œuvre se dilue en méandres, qui ne sont pas toujours propices à une parfaite intelligence de sa continuité anecdotique. Mais le thème est intéressant : c’est celui de Faust, sauf qu’ici le jeune homme vend son âme à un « magicien » supposé surgir dans une Olympe peuplée des Dieux Antiques, et qui, par repoussoir inculquera à son élève la notion du vrai Dieu, celui des Catholiques ! À part ça, c’est tout comme : la Marguerite de Calderon s’appelle Justine. Le héros passe un an dans « les profondeurs de la terre » à apprendre la magie luciférienne. Bien sûr, ce sera peine perdue. Quand enfin le héros possédera la femme pour qui il s’est damné, c’est un cadavre qu’il étreindra. Et ses tours de magie ne seront que des farces et attrapes. Dieu, n’est-ce pas, veille sur son monde.
À noter toutefois une intrigue d’un assez surprenant modernisme, à travers le personnage d’une servante qui avoue avoir deux amants qu’elle se partage au vu et au su de tous, y compris les intéressés, un jour l’un, un jour l’autre. Je pense que ce trio était destiné à apporter la note comique. Il n’y réussit qu’un peu dans la cadre d’un spectacle hautement spectaculaire sur cette (trop) grande scène, avec des effets de lumière, de fumées, de sons remarquablement maîtrisés, au rythme d’une musique brillante à l’Espagnole, mais qui procède avant tout du registre sombre à l’Elisabéthaine.
Le distribution est honorable. Elle a du mal à faire passer au public ce qu’il souhaiterait qu’il entende. Patrick Pineau en Cyprien , Daniel Martin en démon, Nathalie Bécue en Livie (la servante citée plus haut) s’en tirent mieux que Florence Darel (Justine).
Serré à la fin du spectacle la main de Gabriel Monnet. Retiré à vingt kilomètres de Montpellier, il plante des tomates et a l’air heureux.
22.12.90 - À Marseille, au Théâtre Toursky remis à neuf, salle confortable en gradins, scène vaste et bien pourvue techniquement en cintres et possibilités d’éclairages, François Pesenti a créé HELTER SKELTER, opéra qu’il signe avec le musicien Fred Frith. Le spectacle est en deux parties très différentes l’une de l’autre. La seconde est un véritable opéra dont Pesenti a injecté les paroles sur une musique belle et moderne, déjà écrite. Paroles d’une extrême simplicité.
Le thème reste celui du SÉJOUR quand les êtres se cherchent, interminablement, avides de rompre une solitude effroyablement pesante. Les hommes et les femmes vont de l’un à l’une, de l’un à l’un, de l’une à l’une, Pesenti ne peut concevoir l’unicité de l’hétérosexualité, mais en fait cette quête-là est moins sexuelle que relevant d’un appétit des âmes. Appétit non satisfait. L’un après l’autre, leur partition achevée, on perçoit au loin leurs corps qui s’envolent, tirés vers le plus haut des cintres du théâtre, la tête en bas, accrochés à un fil fragile, symbolique de la mort qui est la finalité de toutes ces histoires fluctuantes, incertaines, qui baignent dans une profonde mélancolie, ne pourrait-on dire : désespérance.
« Est-ce que quelqu’un peut m’aider ? ». Sous forme de plainte répétée en litanie, un homme ponctue le début de la première partie au son d’une musique beaucoup plus rock, beaucoup plus violente que celle de la deuxième. C’est celle que Fred Firth a travaillée avec de jeunes Marseillais, et qui est là pour signifier l’univers chaotique dans lequel se débattent ces garçons et ces filles. Alors que la deuxième partie est clean, les murs de bois marron enserrant de façon rectangulaire un espace presque vide et propre, les artistes étant vêtus de noir, sobres et se déplaçant sans désordre, celle-ci va aller vers un espace de plus en plus dégradé, sol encombré d’objets, de papiers de pans de mur, qui dès le début s’effondrent à grand bruit laissant voir de façon fragmentaire l’orchestre qui officie à l’arrière-plan.
En vérité je crois comprendre que cette partie-là montre à un degré que l’on pourrait qualifier de relativement premier, les paumés de la vie dans leur état brut, tandis que la seconde nous livre la transposition épurée mais artistique de cet univers-là, alors qu’il n’est plus besoin de les montrer traqués, brutaux, insatisfaits, dans leur environnement invivable, puisque le mal de vivre est dans chacun une affaire intime. Il y a d’ailleurs du religieux dans la musique de cette deuxième partie, ce qui n’est pas perceptible dans la première.
L’ensemble de la mise en scène est parfaitement maîtrisé. Dès que le rideau s’ouvre, une lampe qui se balance au-dessus de ce qui pourrait être une fosse, à ce moment-là, vide (elle sera à la fin rendue à cet état premier de vacuité), crée l’atmosphère. D’autres lampes s’écrasent, Pesenti, de quelque part, invisible, appelle l’un après l’autre les acteurs par leurs noms. Ils apparaissent entravés par des micros dont les longs fils sont une gêne voulue. Parfois ce sont des petites lumières qu’ils trimballent. Les murs de décor sont truffés de prises de courant.
L’effondrement partiel du cadre de jeu préludera au capharnaüm. À la fin de la première partie qui pourrait faire un tout en soi, on ne se doute pas qu’on verra et qu’on entendra vingt minutes plus tard la relecture sur un autre mode de ce chaos, qui ne sera plus visible mais spirituel. Il y a longtemps qu’un tel piège ne m’avait pas été tendu.
Qui citer dans une troupe où j’ai cité trente et une personnes au salut ? Nommons les trois chanteuses, elles ont de fort belles voix et ont eu le courage de se laisser diriger, Dalida Kathier, qui est noire, opulente et magnifique, Danielle Stephan et Frédérique Wolf-Michaux.
« Tout, dans HELTER SKALTER, est à jeter ? Oui, mais où ? », écrit Pesenti en exergue dans le programme. C’est ça, chéri, sois sûr de toi !
08.01.91 - Je ne sais pas quel discours a voulu me tenir Éric Da Silva avec son NO MAN’S, dont il est à la fois l’auteur et le metteur en scène, je n’ai rien compris au spectacle que les garçons et les filles de L’EMBALLAGE THÉATRE gesticulaient et vociféraient sur la scène du Théâtre de la Bastille découpée en rectangles avec néons, selon les traditions de la compagnie. Il se peut qu’à la lecture, le texte de l’auteur soit décryptable avec l’aide de clefs, mais à l’audition, il n’est qu’une succession de phrases sans continuité logique apparente.
Da Silva s’en est pris au langage, il l’explique dans le programme. On retrouve, parfois avec plaisir, la distorsion des mots qui étaient déjà dans son adaptation de Troïlus et Cressida en germe. Mais le metteur en scène a plaqué sur ce « verbe » contesté une gestuelle qui ne lui correspond en rien, et qui confère à l’ensemble de la démarche un air de gratuité permanente qui finit par dérouter d’autant plus que le spectacle se déroule sans progression aucune. Je savais qu’il durait une heure trente-six minutes, j’ai donc pris mon mal en patience. Sinon j’aurais été angoissé car il n’y avait aucune raison pour que ça s’arrête au moment où ça a fini. Il n’y en avait pas plus pour que ça continue. La troupe obéissante exécute le propos avec conviction.
09.01.91 - Léon Tolstoï a eu une femme prénommée Sophie qui a confié ses états d’âme à un journal, que Pascale Roze a adapté dans l’esprit d’incarner elle-même l’amoureuse qui, vingt ans après les jours heureux, souffre dans l’ombre du grand homme qui, apparemment, s’est mis à ne plus l’aimer en devenant chrétien. Il est vrai qu’à ce moment-là, elle lui a donné treize enfants. Elle ne devait donc pas dans la réalité avoir le physique avenant de la comédienne qu’on voit sur la scène du Théâtre Paris-Villette.
C’est Alain Bézu qui l’a mise en scène, avec, m’a-t-il semblé, une pointe de terrorisme. Pendant un quart d’heure, au début, elle nous parle de dos dans la pénombre et, par la suite, elle débite son texte à toute vitesse d’une voix monotone. L’action est située dans un champ de hautes herbes rousses, dont on sent que le vent doit les faire onduler comme des vagues. Mais il n’y avait pas de vent ce soir. Et j’ai trouvé que ma surdité ne s’était pas estompée, si vous soyez ce que je veux dire.
10.01.91 - Encore une femme seule sur la scène, mais celle-là a une présence infiniment plus professionnelle que celle d’hier. C’est Micheline Uzan qui, dans un texte d’Annie Ernaux qu’elle a adapté, mis en scène et qu’elle joue, nous raconte la vie d’UNE FEMME, sa mère, qui vient de mourir. Elle le fait en tranche de bifsteack saignant, à l’ancienne, toute émotion exhibée à l’intérieur d’une pudeur contenue qui accentue, évidemment, la communication de sa peine.
La femme racontée est une femme de tous les jours, une femme du peuple, une non héroïne, une ouvrière. Celle qui la raconte a gravi quelques échelons dans la hiérarchie sociale, un cas banal de promotion grâce au sacrifice de la mère. L’époque, c’est la nôtre, avec des références précises aux événements qu’ELLE a vécus comme nous.
Bref, la militante ex-communiste perce à travers cette entreprise qui est aux antipodes du « complot ». Seule concession au non réalisme, le décor de Jacques Deneux, très beau, qui figure une sorte de plateforme face à un ciel tourmenté. L’accompagnement musical de Garth Knox est efficace.
19.01.91 - Franchement, s’il n’y avait pas Boujenah et Gérard Desarthe, le DON JUAN de Molière, vu par Rossner, ne serait regardé que comme honnête pour des scolaires appelés à appréhender l’œuvre pour la première fois. Tout est « normal », sage, appliqué, dans cette réalisation qui n’inspire guère le rire. La scène de Don Juan et des deux paysannes est affligeante de non imagination, le combat dans la forêt est surtout remarquable par le soin que mettent les bagarreurs à ne se point faire de mal. Seule originalité, le commandeur, qu’on voit généralement en statue en pied est ici couché. Boujenah confirme qu’il est un bon comédien. Sa prestation en Sganarelle est sympathique.
24.01.91 - Tout a été parfait dans cette excursion à Blois qu’a arrangée Nicole Derlon, pour que quelques Parisiens puissent voir le dernier spectacle de la Compagnie du Hasard : LES AMOUREUSES. Tout, disais-je, accueil, autocar confortable, boissons et zakouskis, souper avant de rentrer avec une remarquable paella.
Malheureusement, la réalisation de Nicolas Peskine, quoique prétentieuse, ne valait pas le détour. C’est un salmigondis de références culturelles proférées par trois artistes sous le regard du metteur en scène, assis dans un coin, et qui feint de prendre des notes. Sur l’autre versant du plateau, un percussionniste excellent égrène une belle musique. Cela ne suffit pas à sauver l’entreprise de l’ennui, malgré le petit jeu auquel peuvent se livrer les spectateurs : « Ah tiens ! Ca, c’est dans HORACE, ça dans BADINE, Ça dans LE MISANTHROPE… ect. Les plus cultivés trouvent tout. Les autres rament parfois.
26.01.91 - D’un roman yougoslave appelé LE RACHAT, Marc Bélit a tiré un spectacle qu’il a intitulé L’HOMME DE BRONZE. C’est la curieuse histoire d’un « héros » de démocratie populaire qui est supposé avoir, en 1942, sauvé de la fusillade soixante-neuf résistants avant d’expirer lui-même en brave. On a érigé à sa gloire une statue dans le plus pur style réaliste historique.
Or, le bonhomme n’était pas mort. Il est parti à l’étranger pendant plus de vingt-cinq ans. Il est devenu camionneur. Saisi par le mal du pays, le voilà qui se pointe, dérangeant une légende, et accessoirement quelques personnages de la nomenclatura locale, qui ont édifié leur carrière sur certains non-dits qu’il se refuse à confirmer
Le climat qui va s’ensuivre est très proche du ZÉRO ET L’INFINI ou de LA PLAISANTERIE. L’homme, mis en prison, mais ce n’est peut-être pas une vraie prison, va jouer sa liberté aux cartes avec son geôlier. Mais le jeu est truqué, les dés sont pipés. Le geôlier va lui raconter sa propre acceptation de son rôle de tortionnaire. Il y a une leçon à en tirer qui est que dans CE SYSTÈME, tout le monde est coupable en puissance parce que le CHOIX est impossible. Mais les personnages s’expriment aussi avec une connotation chrétienne. Le « rachat », c’est l’acceptation par le lavé du cerveau d’une situation réputée irréversible. L’intellectuel s’y soumet plus aisément que l’homme fruste. Mais le rouleau compresseur ne permet à personne de se défiler. Le destin ? « Mea culpa, mea maxima culpa », n’est possible que par l’acceptation de l’imposture. C’est du moins, ce que j’ai compris, qui n’est pas sûr car l’œuvre est riche en méandres, trop touffue, un peu longue, avec beaucoup de petits contenus qui n’occultent pourtant pas le principal qui est que l’anti-héros est irrecevable et doit être condamné.
Le thème serait d’actualité si le contexte communiste était moins situé. On est trop en plein dans la dialectique de ces procès où il importait que les condamnés à l’avance se reconnaissent eux-mêmes coupables au nom de la cause, pour ne pas avoir l’impression de quelque chose qui surgit du fond de temps que nous avons peut-être tort de croire révolus.
Marc Bélit a monté cela avec une honnêteté toute provinciale (attention : je l’écris plutôt comme un compliment). Il est vrai qu’il a mis en scène une adaptation faite par lui-même. Il n’allait pas s’encombrer d’un deuxième degré de lecture. La distribution est peu jeune compte tenu de l’âge annoncé des personnages, mais elle est honnête. Michel Genniaux, Jacques Emin, Christian Loustau et Alain Piallat ont été dirigés sainement. Ils éprouvent leurs rôles. Micheline Sarto apporte une petite note fraîche dans un personnage d’auto-stoppeuse prompte, si les autorités l’exigent d’elle, à dire qu’elle a été violée par le camionneur à qui, apparemment, elle s’est donnée très volontiers. Des élèves d’un cours de Tarbes masquées figurent une foule silencieuse de témoins inquiétants.
27.01.91 - J’ai toujours bien aimé le Zinc - Théâtre de Gilbert Rouvière et Anne Flerey. Voici qu’une très probable opportunité va leur permettre de s’implanter à Béziers, dans le théâtre qu’a abandonné le Théâtre des Treize Vents, qui n’est pas très grand, trois cents places, pas très commode, cintres absents, mais qui est planté dans un ancien monastère qui offre de très nombreuses possibilités pour y installer des bureaux, des ateliers, des salles de répétitions, et qui, ma foi, est un lieu de séjour très agréable.
C’est sans doute pour achever de convaincre un maire volatile que l’équipe s’est voulue rassurante et prospective en montant un spectacle de Molière en deux volets : le premier, L’IMPROMPTU DE VERSAILLES, répétition hâtive d’une pièce pas prête sous la direction d’un Molière angoissé à la pensée que le Roi pourrait n’être pas content, est joué sur la scène du théâtre. On y accède en passant par les loges. On peut en contempler la vastitude, à défaut de commodités.
C’est donc à une sorte de visite que Gilles Rouvière convie son futur public, en même temps qu’il lui montre (plus ou moins vraiment) comment se passe une répétition. Il faut dire qu’à part la présence dans le discours du chef de troupe d’une notion de flagornerie et de peur, quand il pense au roi, il n’y a guère de différence entre une répétition en ce temps-là et une répétition aujourd’hui !
Après l’entracte, le public s’assoit dans la salle, qui est confortable, et assiste à une représentation truculente des PRÉCIEUSES RIDICULES à la fin de laquelle, les deux valets plagiaires de leurs maîtres sont au sens propre totalement dénudés. L’affaire est un peu traitée à la farce, mais la leçon infligée aux précieuses est traitée impitoyablement.
19.03.91 - Le sentier est étroit qui sépare la parodie de la ringardise elle-même. Autant Laurent Pelly avait réussi son coup avec DERNIÈRE CONQUETE, autant il s’est planté avec son projet plus ambitieux de MADAME ANGOT. Je crois que le coupable est d’abord le texte de Maillot, qui ne peut être proféré qu’au premier degré. Il faut bien ajouter que les acteurs s’en donnent à cœur joie pour l’asséner vigoureusement à la façon « opérette de province », sans « distance » autre que de forcer le jeu, au demeurant sans unité. On a l’impression dans ce spectacle que chacun fait ce qu’il veut, sans avoir été vraiment dirigé.
Pour ce qui est de la musique, moi, je ne l’aurais pas appelée « originale ». Jean-Pierre Gesbert a arrangé pour un piano, une clarinette et deux charmants chanteurs –un couple vêtu en muses antiques de façon charmante, et qui se substitue à vue de façon amusante à d’autres voix insuffisantes- des morceaux très familiers à l’oreille.
Laurent Pelly, outre la mise en scène, signe les costumes. Sur ce plan-là, sa réussite est totale. Tout ce qui est environnement d’ailleurs, est très joli, très fin. Il y a dans le détail des gags qui forcent le gloussement. Mais je les ai ressentis comme extérieurs, plaqués là parce que l’œuvre elle-même n’avait pas inspiré au réalisateur une dérision nourrie par elle-même. Et cela malgré une dramaturgie qui a voulu mettre en avant le contexte précieux, décadent, superficiel de l’époque directoire. Laurent Pelly a-t-il été trahi par la verve de ses acteurs ?
20.03.1991 - On pense à GENÈSE parce que le principe du spectacle du Théâtre de la MEZZANINE, TEMPS DE CHIEN, est le même : un gros tas de sable sur lequel évoluent (ici) deux hommes en perdition, duquel surgissent des objets et formes divers, « vestiges », nous dit-on, « de civilisations disparues ». Les deux manipulateurs habiles, vêtus et masqués de noir, les font apparaître de dessous, d’autour et d’au-dessus, volant, narguant les paumés qui ne savent qu’en faire pour s’évader, motos, vélos inutilisables, mais théâtralement beaux.
À la différence de GENÈSE, ici, il n’y a pas de texte. Michel Motu et Jean-Pierre Hutinet incarnent sans dire un mot les personnages imaginés par Denis Chabroullet, dont l’un a, peut-être, le pouvoir sur l’autre. Du MIDI MOINS CINQ de Sternberg au SEUL LES REQUINS de la MIE DE PAIN, la désertification des temps à venir apparaît périodiquement dans le théâtre comme dans le cinéma, prémonition d’une probabilité qui laisse indifférentes des générations qui auront crevé avant de voir ça. L’univers de TEMPS DE CHIEN est celui-là, d’un monde dont on ne peut pas s’évader et qui n’offre plus que des leurres. Denis Chabroullet voudrait, dit-il, faire un spectacle sur le cas de la Mer d’Aral. Y a-t-il encore une Mer d’Aral ?
21.03.91 - François Roy est un excellent directeur d’acteurs. Il sait traiter un sujet avec l’art de ménager seconde après seconde l’attention du spectateur. L’ennui, le bâillement, son public ne connaît pas.
Son adaptation pour la scène d’un film tiré d’un roman ajoute-t-elle quelque chose à ce que le cinéma montrait ? Je n’en sais rien, mais le certain, c’est que son GARDE À VUE est remarquable d’efficacité. De surcroît il n’est pas inutile de stigmatiser les méthodes de certains policiers qui, de fil en aiguille, peuvent à tel point aliéner un suspect qu’il finira par s’avouer coupable alors qu’il ne l’est pas. Il est vrai qu’au passage les inquisiteurs auront détruit la façade sur laquelle était construite l’honorabilité du personnage. Sorti du commissariat, il est un homme anéanti quoique reconnu innocent, alors qu’il y était entré présumé assassin mais tout imbu de sa position sociale. Pas très nouveau, me direz-vous, mais n’y a-t-il pas des choses qu’il est légitime de redire inlassablement ?
C’est du bon boulot bien fait, bien ficelé par un homme de théâtre qui tire ici son épingle d’un jeu honnête. « Juste, intéressant, précis. Un bon travail et une soirée de théâtre bien tenue », a écrit Armelle Héliot. La « relecture » de la « lecture » devait lui manquer.
Alain Gautré, Mukuna Kashala, A. Lahaye et Christian Sinniger sont très bien. Catherine Chevalier a le volume de voix un peu faible pour un sourdingue comme moi.
22.03.91 - À propos de ringardise, s’il y en a un qui l’est et qui le restera à part entière toute sa vie, c’est Jean Darie. Il est pourtant très bien quand il s’applique à dire avec entrain des poèmes pataphysiques très réjouissants, dans le cadre d’un « clin d’œil au caf’ conc’ à l’heure du théâtre musical », qu’a réalisé une « compagnie À travers temps », dans une mise en scène d’un certain J. - J. Esclapès. Bien, mais ringard, avec son visage de vieux cabot de province qui inculque à lui seul l’idée d’une certaine médiocrité.
À côté de lui, Marie Rouvray récite d’autres poèmes, en trimballant sur la scène du TAMBOUR ROYAL, théâtre dans lequel on entre en se frayant un chemin entre les poubelles, une tristesse profonde. Quel malheur pour cette fille belle encore et éclatante de talent, de s’être affublée de ce compagnon médiocre, « pour le meilleur » et surtout « pour le pire » de toute sa vie. À côté d’eux, L. Jouanne chante d’une voix claire et juste d’autres poèmes, mis naguère en musique.L’ensemble donne une jolie « poétique », un peu longuette mais de qualité, quoique ringarde.
25.03.91 - Un fils et son père se rencontrent par hasard, après des années de séparation totale. Le père s’est évadé depuis quatre ans d’une maison de retraite et il est devenu clochard. Il dort là où il peut. En l’occurrence, il s’est couché dans la voiture du fils. Il vit joyeusement cette condition « libre ». Par contre, le fils cossu ne baigne pas dans le bonheur et pourrait bien être à deux doigts de se suicider. Se retrouvant ainsi, ces deux êtres éprouvent une envie de communiquer et, de fil en aiguille, ils passeront la nuit ensemble sous l’œil soupçonneux de deux flics ancienne manière, hirondelles à vélo, qui se demandent bien ce qu’ils foutent. En vérité, ils ne trouveront à se dire que quelques souvenirs. Et au matin ils se quitteront avec le sentiment de n’avoir plus rien à évoquer, ce que le père prend plus philosophiquement que le fils. Peut-être pourtant partiront-ils ensemble, silencieux.
En fils, Alain Lenglet est très juste, un peu jeune toutefois. En père, Pierre Tabard est parfait mais il n’est pas crédible en clochard, beaucoup trop propre, beaucoup trop bien vêtu.
Avec sa NUIT DU PÈRE, Richard Demarcy règle-t-il un compte personnel ? (Tempête)
05.04.91 - Le Théâtre des Deux Rives est très fier du laboratoire qu’il partage avec le LOCOMOTIVE THÉATRE à Elbeuf. Ca s’appelle le BAIN DOUCHE et le moins qu’on puisse dire, c’est que ça sent le neuf et presque encore la peinture. C’est très blanc, très glaçant dans le hall. Mais la petite salle de quatre-vingts places est accueillante, bien pentue et, il faut bien le dire, le décor qu’on voit d’entrée de jeu en contrebas des gradins, en beau bois avec un grand tapis style faux oriental, un lit avec un gros édredon et quelques meubles, aide à ce qu’on se sente réchauffé.
Cet environnement en vérité m’a paru bien luxueux pour une servante du début de ce siècle, telle que la montre Octave Mirbeau dans son JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE. Il est vrai que cette femme fait preuve d’un sens de l’observation singulier, d’une lucidité face aux autres et à elle-même et d’un don littéraire qui la placent au-dessus de sa condition. On savoure sa narration d’un univers qu’elle contemple avec distance et humour, la galerie de portraits qu’elle nous propose sur fond de chauvinisme à la Française, la façon dont elle-même conduit sa propre ascension sociale auprès d’un rustre qui la fascine parce qu’il a sans doute violé et tué une gamine, Joseph, qui était antisémite au point de clamer à propos du Capitaine Dreyfus réhabilité de fraîche date et rapatrié de l’Île du Diable : « S’il est coupable, qu’on l’y renvoie, s’il est innocent, qu’on le fusille ».
Françoise Caillard Rousseau incarne le personnage avec des expressions de Madona Bouglione, mais elle m’a surtout fait penser à Marie Rouvray, ce qui est un compliment. Dommage qu’elle soit par moments difficile à entendre.
COMMENTAIRE a POSTERIORI
C’est à cette époque que j’ai commencé, âgé en gros de 65 ans, à avoir des problèmes auditifs. Je ne m’en suis pas rendu compe tout de suite. Certains compte-rendus rédigés de bonne foi accusent donc peut-être à tort des interprêtes de se faire mal entendre. Je dois à l’honnêteté de le préciser.
06.04.91 - Alain Gintzburger, que j’avais un jour convié à venir me voir en raison de son nom, m’avait alors affirmé qu’il n’était pas juif. Le spectacle qu’il présente au Théâtre Marie Stuart permet d’en douter, car le public des « Lettres de Louise Jacobson » appartenait sans aucun doute à la « communauté », et le propos de l’entreprise se réfère évidemment à la célébration permanente de l’Holocauste.
Cela dit, cette petite Anne Franck à la Française qui fut envoyé à Fresnes, puis à Drancy, pour oubli du port de l’étoile jaune sur dénonciation d’une concierge, et qui écrit, de ses internements successifs, des lettres pathétiques d’espérance et d’envie de vivre à ses parents, est fort émouvante à travers l’interprétation sobre de Juliette Batlle. Les détails qu’elle livre de ce qu’était la vie à Drancy sont assez étonnants, tant semble s’y être organisée une survie ordonnée, voire acceptable. Ma petite cousine Rosette qui fut internée dans les mêmes conditions a-t-elle cru jusqu’au bout que ce n’était qu’un moment à passer ?
Ces lettres sont un magnifique hommage à la volonté, au courage et elles ont l’immense mérite (pour une fois) de n’être pas plaintives.
12.04.91 - Par gentillesse pour Jérôme Savary, j’écrirai ici que si le texte de FREGOLI m’a paru par moments intrépide de nullité, cela doit venir de son vieux respect pour les œuvres : il se sera donc interdit de toucher au texte écrit par Patrick Rambaud et Bernard Haller, qui n’a aucune des qualités qu’on lui a connues lorsqu’il pondait lui-même ses spectacles. Ici, metteur en scène, il s’en tire en professionnel. Le rythme est soutenu, les tableaux sont enlevés, les lumières d’Alain Poisson et la musique d’Oswald Andrea (sonorisée, il n’y pas d’orchestre en piste) ont l’efficacité voulue. Il faut surtout rendre hommage aux effets spéciaux mis au point par Christian Fechner : Fregoli était un illusionniste et il faut dire que, sur ce plan, Bernard Haller a de l’habileté. Il ne semble pas tricher avec la virtuosité de cet art difficile, et sa prestation est valable au niveau music-hall. Dommage que l’anecdote, fondée sur la pédérastie de cet artiste que se disputaient la belle Otéro et Liane de Pougy, soit débile. Pas sur le fond. Liane de Pougy, pour le séduire, se travestit en jeune homme, ce pourrait être du Marivaux ! Mais ce n’est pas traité comme du Marivaux, hélas !
Heureusement, le parti offre à Jacques Alric et à François Borysse l’occasion de se livrer à une exhibition de folles tordues réjouissante, et il faut mentionner la prestation d’acteur de Marc Dudicourt qui joue le rôle de Meilhac (de Mailhac et Halévy) avec beaucoup de présence. Il a su, avec de l’inconsistance, incarner un personnage qui existe. Bravo.
Bref, un spectacle qui se laisse voir. Mais où est donc passé le Savary d’antan ?
14.04.91 - Ibsen, je crois, c’est comme Strindberg ou comme Tchékhov, en moins prenant que ce dernier parce que trop « voulu ». Je ne pense pas que le metteur en scène doive se mêler d’y apporter sa vision. Tel que c’est écrit, ça doit être joué. Simplement, il faut que la distribution soit juste. Chaque acteur doit être son personnage, en avoir la carrure et l’âge.
C’est en gros, compte tenu des moyens dont dispose le SCARFACE ENSEMBLE, qui lui interdit l’accès aux monstres sacrés, ce qu’a réussi Élisabeth Marie en choisissant ses acteurs pour un ENNEMI DU PEUPLE. Toute sa distribution est plausible, Bernard Bloch est très à sa place dans le rôle du médecin naïf qui croit rendre un service à sa ville (équivalence de Vittel) en dénonçant la pollution dont est victime l’établissement thermal. Mais tous sont bien exacts, à leurs places quoique sans doute un peu jeunes. Ils n’ont pas la carrure des monstres sacrés.
Il faut rendre hommage au dispositif, qui est astucieux. Ce sont des belles planches de bois ajustées qu’un jeu de fils permet de transformer à vue. On passe ainsi en douceur de l’appartement du Docteur à l’imprimerie du journal et à la salle de réunion où Ibsen nous propose une fort drôle manipulation de manif.
Cette scène toutefois, ne m’a pas parue bien traitée. Mais il semblerait que je sois seul de cet avis. Je l’exprime : alors que, dans tout le reste du spectacle, Élisabeth Marie est fidèle, sinon à la lettre, du moins à l’esprit des indications d’Ibsen, ici, elle transpose la réunion publique en faisant jouer la foule supposée houleuse par une coryphée qui dit le texte comme si, comédienne en grève, elle cachetonnait en le débitant sans intonations aucunes. La metteuse en scène aura beau m’expliquer qu’elle a ainsi voulu créer un effet de distance par rapport au contenu de l’œuvre qui, il faut bien le dire, est un peu scabreux pour nos oreilles dans cette séquence, elle ne m’empêchera pas de penser que son « parti », c’est tout bonnement qu’elle ne pouvait pas se payer une vraie foule… Quoi qu’il en soit, il est certain que cette scène, qui nous livre une parodie de démocratie et une apologie de l’homme d’élite qui est opprimé dans une société où la masse gouverne, aurait certainement, quelques décennies plus tard, placé Ibsen en bonne place pour recevoir des décorations des mains du Dr Goebbels. Ibsen montre la foule comme stupide et versatile. C’est la même idéologie que celle du discours de Marc Antoine dans le Jules César de Shakespeare.
À part ce côté gênant, l’œuvre, par ailleurs, traite de façon utile de l’écologie, de la (non) liberté de la presse (à ce sujet, il était amusant de noter avec quel soin les journalistes de la presse alsacienne insistaient sur le fait que, de nos jours, la presse n’est plus inféodée aux pouvoirs ! Bon, nous savons ce qu’il faut penser de cette fameuse liberté d’informer dont ils se targuent), du choc des intérêts. Elle est terriblement manichéenne, visiblement à thèse, sans antithèse plausible. Il me paraît surprenant que ceux qui, au nom d’intérêts immédiats, veulent cacher que la flotte que boivent les touristes est polluée, ne se demandent jamais comment ils s’en tireront quelques années plus tard quand des éclopés viendront leur demander des comptes…
Mais baste. Il y a de l’utile à tirer de ce boire et à manger. L’exhumation de « UN ENNEMI DU PEUPLE » par le SCARFACE ENSEMBLE est justifiée.
17.04.91 - LE PILIER, de Yachar Kema, est un beau roman qui, transposé au théâtre, aurait pu faire mouche au moment où les yeux du monde entier sont fixés sur l’épopée du peuple kurde. Ce n’est pas d’un tel exode qu’il est question, mais d’une transhumance annuelle à l’occasion d’une récolte nécessitant l’engagement de travailleurs occasionnels. C’est ce trajet, très long, effectué dans des conditions rudes à travers une nature peu amène par une famille d’un village éloigné, que raconte l’œuvre, sous la conduite d’une « Mère Courage », ici interprétée par la belle Évelyne Istria. Les circonstances liées au manque de scrupules d’un patron transforment le voyage en exode.
Il est regrettable que Mehmet Ulusoy ait raté la transposition sur la scène du Théâtre de la Colline (la grande scène, cette fois). D’abord parce que le découpage réalisé pour le théâtre est confus, monotone, ennuyeux. Ensuite parce que le dispositif imaginé par l’incontournable Launay tombe dans le piège qui, en toutes circonstances, ne manque jamais de figer un spectacle fondé sur le mouvement : il trace sur la scène des trajectoires visibles. Dès lors, le metteur en scène est coincé parce que tout devient prévisible.
Bon. Il y a quand même quelques jolis moments « à la Mehmet » avec une astucieuse utilisation des dessous du dispositif, mais dans l’ensemble on assiste à une grande machine sans rythme, pesante, d’où ne surgissent ni la misère profonde de ces êtres primitifs, ni le souffle de leur aventure, à tel point que l’acharnement de la mère est difficile à accepter. Apparemment, Mehmet, retombé visiblement sous l’emprise de l’alcool, n’a pas maîtrisé son affaire. C’est dommage mais je crains que ce ne soit définitif.
UN VOYAGE AUX ANTILLES
26.04.91 - La petite Île de la Martinique est sans nul doute bouillonnante au niveau culturel. À force de plonger dans des racines diverses pour essayer de ce trouver une identité, ce petit peuple « multicoloré » produit de la musique et, sur ce plan-là, il sait dépasser les frontières de ses côtes.
Il a, en littérature et théâtre, son grand homme, Aimé Césaire, politiquement ancré localement, mais culturellement profondément français. Tous revendiquent très fortement l’appartenance linguistique au créole mais, au théâtre, une forme originale ne suit pas. Le contenu a de la personnalité mais le contenant est importé. Cela m’a paru très net dans L’AFFAIRE SOLIBO, « comédie dramatique policière », d’après SOLIBO MAGNIFIQUE d’un certain Patrick Chamoiseau, découpage et mise en scène de José Alpha.
« Un dernier jour de Carnaval, mercredi des Cendres, sur la savane, à Fort-de-France, devant son public médusé, le conteur Prosper Bajole, surnommé SOLIBO, meurt, victime, semble-t-il, de ce qu’on appelle une « égorgette de la parole ». S’agit-il d’une autostrangulation, qui se produit parfois pendant le discours ? Ou serait-ce plutôt un crime ? Toute l’assistance présente ce jour-là est bien entendu soupçonnée, notamment un certain Bateau Français surnommé Congo, qui aurait vraisemblablement égorgé SOLIBO avec un fruit confit, le Chadec. » C’est le brigadier-chef Bouaffesse qui mène l’enquête avant l’arrivée de l’Inspecteur Principal Évariste Pilon, sorte de parodie de Sherlock Holmes.
On le voit, le sujet part d’une évidente réalité culturelle locale. Le personnage du « conteur », existe, m’a-t-on dit, avec vitalité dans cette île submergée par la vulgarité française, mais qui se souvient encore de certaines traditions africaines. Je doute qu’il survive longtemps à l’invasion dans chaque foyer de la TV, puisque, en vérité, c’était le plus souvent à la veillée qu’il prodiguait ses histoires devant le village assemblé à la fraîche. Mais bon. Il appartient au patrimoine. Il est propriété de ce peuple.
Tout le spectacle sera ensuite bourré de références à ce qui est ici particularisme. Mais la forme est intégralement celle du théâtre au premier degré à l’occidentale, aspect encore accentué par la satire de la police qui a été injectée, et qui oscille entre le niveau « boulevard » et l’étage « café-théâtre », encore que les personnages des deux flics soient très bien campés, l’un surtout par une espèce de grand comédien dégingandé qui joue son rôle en mouvement perpétuel. Je regrette de ne pouvoir citer son nom. Comme d’habitude maintenant, le programme cite la distribution mais sans dévoiler ce que joue chacun.
Alors tout cela donne, pour moi, qui suis de passage, un spectacle facile, un peu simplet, drôle, mais qui reste au ras des pâquerettes. C’est d’une façon générale, plutôt bien joué par des comédiens qui ont du rythme et de l’abattage. C’est « enlevé ». Le public prend son pied. Que demande le peuple ?
J’ai vu un autre spectacle, réalisé, celui-là, par une certaine Lucette Salibur, grosse dame qui « en veut » et qui est sympathique. Ca s’appelle BOUM et cela se présente vraiment comme un conte… et même un conte pour enfants.
L’anecdote de l’entreprise est écologique et moralisatrice : le grand Boum a eu lieu. Une petite fille se croit seule survivante, mais voilà qu’elle est rejointe par une autre gamine, bien bizarre. Pas étonnant. Elle arrive de Vénus où on a entendu le BOUM. Elle vient aux nouvelles. La petite terrienne (qui est une marionnette) raconte à la petite vénusienne (qui est aussi une marionnette) comment cette apocalypse a été rendue possible par la méchanceté des hommes.
Sa narration proférée sur un ton infantile, est illustrée par des tableaux joués, dansés et chantés par une troupe qui, elle aussi, paye comptant et a de l’abattage. Le texte est parfois intrépide de débilité, mais disons que c’est du théâtre naïf. Certaines saynètes pourraient agréablement être présentées au Club Méditerranée, comme celle des Japonais faisant dragon sous leur drapeau et fric de toutes leurs « mimimes », et celle des Allemands marchant au pas de l’oie des deux côtés de leur drapeau qui, ô symbole, cessera d’être entre eux une barrière sans pour autant être piétiné, sous l’œil de ces impitoyables messieurs de Wall Street. Le fric a tué le monde, vous répété-je. Tout cela est pavé de bonnes intentions.
En fait, le spectacle est plein de santé et l’âme qui l’habite le rend presque émouvant dans le dernier tableau, quand les deux petites filles s’aperçoivent qu’il y a encore de la vie sur la terre, des fleurs, des oiseaux et, si j’ai bien suivi, d’autres petits enfants qui chantent. Quelque part, ce spectacle est plus intéressant que l’autre. Il est joli, il est gentil. Et il est amusant esthétiquement, bien coloré à gros traits sans sophistications. Le troupe est à la limite de l’amateurisme, mais elle y va avec tant d’entrain qu’on oublie ses maladresses.
Mais rien ne m’a semblé original esthétiquement dans l’entreprise. Une Lucette Salibur toute blanche ayant réuni quelques fanas de l’Art drama à Aubervilliers, aurait pu produire le même spectacle, exactement, et même avec son titre : BOUM… ET AÏDA rencontra MUTANT !
Mrozek n’a pas situé le pays d’où viennent les deux émigrés. On pense, bien sûr, à la Pologne communiste, mais en réalité toute dictature pratiquant l’entrave aux libertés peut faire l’affaire.
Ces deux émigrés, qui cohabitent dans un taudis sans fenêtre, une cave sans doute au pied d’un vide-ordures, ne sont pas semblables. Celui qu’incarne fort bien Michel Parent est un intellectuel qui a fui sa patrie pour des raisons politiques, et qui passe ses journées à rêver au roman qu’il n’écrira probablement jamais. L’autre est un ouvrier qui est venu dans ce pays d’accueil pour faire du fric, qu’il accumule pour s’acheter une maison quand il rentrera là-bas. Ici, il passe ses journées accroché à un marteau-piqueur. C’est un vrai prolétaire, aux idées courtes, illettré, brutal. Pierre Santini le joue avec conviction et talent, mais il est trop « clean » pour le rôle. On n’arrive pas à y croire vraiment. Mrozek n’explique pas comment il est possible que ces deux êtres si dissemblables cohabitent. Ils parlent la même langue, mais l’amitié si évidente qu’ils ont l’un pour l’autre n’en découle pas. Amitié ? Oui, nuancée dans cette sorte de HUIS CLOS qui lie ensemble, apparemment sans issue, ces deux hommes pourtant vivants, qu’un désespoir profond habite avec comme seule certitude qu’ils ne reverront jamais leur patrie mythifiée, et qu’ils ne sortiront jamais du ghetto, intellectuel pour l’un, physique pour l’autre, où ils se sont enfermés.
Rien à dire sur la réalisation. Elle est honnête, avec des acteurs qui jouent comme ils le sentent.
08.12.90 - Ah mon Dieu qu’il est sublime le foyer de l’Opéra Comique de Paris, avec des dorures, des peintures, des lustres, et, même si elle n’est pas visible, beaucoup de poussière entassée ! Le choix de ce lieu pour sa « DERNIÈRE CONQUETE » par Laurent Pelly, comptera pour beaucoup dans le succès de son « itinéraire harmonique d’un trio las » : trois ringards de la tournée qui, en gros, ne peuvent plus s’encadrer mais ont pourtant des relations complexes, y échouent tous les soirs à dix-huit heure pour une heure, et chantent le répertoire de l’opérette.
Lydie Pruvot, soprano, a une fort belle voix et beaucoup d’art à la moduler au gré des intentions qu’elle veut faire passer, qui sont souvent à contre-courant de ce que les auteurs entendaient inculquer. Léon Napias, ténor, n’a pas beaucoup de voix mais il est bon comédien et sait faire passer l’humour souvent plus finement que sa partenaire. Jean-Pierre Gesbert est un bon pianiste et il ne chante pas mal. Son personnage veut qu’il soit un peu farceur. Tous les trois nous font passer un agréable moment en chantant des airs qui caressent plaisamment les oreilles, sans sérieux, mélangeant habilement à l’art les petites mesquineries de la vie quotidienne. On ne rit pas aux éclats, mais on sort du spectacle content. Le divertissement a été efficace.
09.12.90 - J’ai enfin vu le Cirque de Barbarie, celui qui n’est fait que par des femmes, en tous cas sur la piste : pour manier les gros agrès, Barbara Vieille a fait appel à un fort à bras mâle.
Chapiteau propre, décoré de tapis qui ont l’air orientaux. La piste est recouverte : aucun animal ne s’y produira . Une musique orientale accueille les spectateurs. Cette connotation plutôt arabe sera dominante tout au long du spectacle pour les costumes, la musique, les you-you, un narguilé, bref là où Bartabas avait insufflé un style Europe Centrale, ici c’est un ton marocco - égyptien qui est proposé.
En dominante, j’y insiste, car il y a d’autres explorations exotiques : Marie Pillet est la mère d’une dizaine de filles qu’elle a conçues aux autre coins du monde avec des partenaires divers dont elle nous donne une liste, qu’on espère pour elle être exhaustive. Toutes ces filles sont entrées dans l’univers du cirque et proposent des numéros qu’elle regarde et commente avec des phrases et des mimiques d’une totale débilité. Pendant les trois quarts de la séance, la malheureuse s’échine à faire l’intéressante. Elle rame, que c’en est pitié de la voir avoir tant de bonne volonté.
Le programme indique que la direction d’acteurs est due à Alain Gautré. Je ne lui en fais pas le compliment. Heureusement, sur la fin, la Marie chante une chanson en arabe d’une façon tout à fait convaincante, et c’est elle qui profère, avec vigueur, les you-you que j’annonçais plus haut. Et elle est superbe en « Mère Courage ».
Au niveau des numéros, pas d’originalité remarquable, mais une qualité d’exécution de jeunes professionnelles sorties depuis quelques temps d’une école de cirque. Toutes s’appliquent et réussissent bien ce qu’elles font, qui ne va jamais très loin dans la complication, avec souvent le sourire un peu figé, je dirai plutôt crispé, de celles qui ne savent pas bien dissimuler l’effort. Avec des exceptions : la fildefériste est adroite et fait des choses difficiles. La jongleuse a de la grâce, même si elle ne s’encombre jamais de plus de trois objets à projeter en l’air. Et Martine Lefèvre, à la corde volante du final, a autant de virtuosité que la fille qui faisait la même chose au final d’ARCHAOS. Barbara Vieille, elle-même, est très professionnelle au trapèze.
Comme Zingaro et Archaos, le Cirque de Barbarie a cherché à créer un climat autour des numéros exhibés. Ce sont évidemment les enchaînements qui inspirent l’atmosphère d’ensemble et je dois dire que certains sont réussis, avec un humour qui n’est jamais violent, et le concours amusant de gadgets qui vont des faux seins tournants et crachant de l’eau à une espèce de d’œuvre d’art baptisée « vache », parodie simulacre d’un cheval de cirque fait d’objets hétéroclites. L’ambiance est sympathique.
Nonobstant les réserves, le niveau est de qualité. Il ne faudrait peut-être pas grand-chose pour que cette équipe passe à une vitesse plus internationalement performante. Suivons.
12.12.90 - Si Valérie Fiévet a espéré, comme elle l’écrit, faire partager à des spectateurs l’itinéraire à Détroit, en 1956, d’un frère et d’une sœur « qui cherchent obstinément à comprendre leur enfance hantée par la peur, le sens de leur vie », elle a échoué. Peut-être est-ce parce que, elle-même, sur la scène, est gauche, godiche plutôt. Peut-être parce que son partenaire, Stéphane Boucherie, a juste la taille de ceux qui ne feront jamais de carrière, trop petit pour être un homme, trop grand pour être un nain ! Cela se passe, paraît-il, dans les bas-fonds, mais cela ne ressort pas du décor d’Éric Meyer, ni des costumes des soi-disant adolescents.
L’adaptation du roman de Joyce Carol Oates n’est pas théâtrale. Le « théâtre épistolaire » est un genre difficile et il ne suffit pas de dire la date de chaque courrier avant chaque monologue pour que le courant passe. La traduction du « rêve américain » par une gestuelle exacerbée, au son des musiques rythmées, m’a semblé courte. Et je veux bien être pendu si quelqu’un est capable de soupçonner que la fille qui s’exprime dans ce spectacle est supposée avoir passé un an, couchée, folle.
Bref, j’ai passé au Marie Stuart une soirée purge, remède contre le théâtre, qui heureusement était courte. « Le Théâtre du Monde Perdu » ne m’y reprendra pas.
13.12.90 - Vous êtes accueilli au coin du Faubourg Saint-Antoine par un patron de bistrot d’une extrême amabilité, homosexuel versé dans la restauration qui aime apparemment beaucoup son métier. Les plats qu’il sert sont de vieille tradition familiale, rien à voir avec la nouvelle cuisine.
Et puis une jeune femme style attachée de presse vous amène au fond d’une impasse peu éclairé où vous êtes frôlé par des hommes tout de noir vêtus, visages masqués en bec d’oiseaux.Vous gravissez un escalier périlleux et vous vous retrouvez dans l’appartement spartiate où Gilles Zaepffel dit avoir rêvé « Le destin d’Antoine Durel ».
Quelques bancs, une cheminée, un coin cuisine, une fenêtre et deux portes. De l’une d’elle surgit un homme au poitrail ensanglanté. Il titube, il tombe, il est mort, un couteau gît à côté de lui. Meurtre ou suicide ? Une musique se fait entendre, un violon, les hommes oiseaux ne sont pas loin, il se réveille et entreprend son enquête sur le pourquoi et le comment de son trépas. Attention : il ne s’agit en rien d’une affaire menée à la policière. Le héros va nous emmener dans son onirisme intime, selon un cheminement dont la logique, si elle existe, est celle de l’auteur qui a sans doute des comptes à régler avec lui-même, au gré de clefs qu’il ne livre guère à ses convives spectateurs. Une Madame Desanges, sa tante, semble avoir particulièrement perturbé le vivant.
La violoniste ponctue très joliment cette exploration que les frôlements des hommes oiseaux, dont l’un est un maître japonais, viennent périodiquement resituer dans un monde de l’au-delà. Je pense qu’ils sont les Erynnies d’Antoine Durel. À la fin du spectacle, ils le dépouillent de ses vêtements souillés. La chemise propre qu’ils revêt signifie qu’il est vraiment mort, qu’il a accepté son meurtre - suicide. Du moins l’ai-je ainsi perçu ! L’imbrication du réel, du rêve et du fantasme créent l’ambiguïté.
C’est Cyril Bosc qui incarne Gilles Zaepffel… pardon, Antoine Durel. Gilles, pour sa part, assiste au spectacle les mains sur ses yeux (ou c’est tout comme, il écoute, sans doute, il ne regarde pas, ou à peine). Sa présence n’est pas innocente, même si, effectivement, le spectacle pourrait se faire sans lui ; pas sûr ! Cyril Bosc a de la présence, surtout quand Claire Fargier Lagrange le soutient de son violon alto. Il joue un peu trop sur le registre monocorde, mais c’est sûrement sur indication de l’auteur qui est aussi le metteur en scène.
Plus de réalisme aurait nui à l’esprit d’une entreprise avant tout fondée sur l’atmosphère. À ce niveau-là, la réussite est certaine. Je ne sais pas très bien ce qu’on a voulu me dire, mais j’ai été pris par un climat et j’ai même éprouvé quelque chose.
18.12.90 - Louise Doutreligne signe ses « Conversations sur l’infinité des Passions » qu’accueille dans un de ses salons l’Hôtel Lutétia. Disposition frontale.
D’un côté de cette salle rectangulaire plate, on a édifié un podium, sans doute aisément déplaçable au fond duquel un beau paravent sert de « coulisse ». Quelques meubles de style et voilà, l’univers est créé. Le dix-septième siècle de Madame de Villedieu s’en accommodera comme le dix-huitième de Crébillon Fils et le dix-neuvième de Balzac. À la scène, Louise Doutreligne est une comédienne qui se nomme Claudine Fiévet. Elle est fine, nez un peu retroussé, lèvres minces, elle joue les coquettes avec grâce. Evidemment elle a adapté ses textes pour elle. De Madame de Maugiron à Madame de Lursay et à Madame de Langeais les toilettes changent, mais le comportement seulement par nuances. C’est tout le parcours de la femme sur le point de se donner, (peut-être) le jeu qu’elle mène face à l’homme qui la convoite, toujours un peu balourd mais maniant superbement la langue française, qui est montré ici délicatement, de façon très mondaine et pudique.
On reste un peu rêveur en songeant que, tout de même, à la fin de ces parcours il s’agissait pour la femme de se faire sauter. C’est tout un monde qui s’exprime dans ces « oui, non, peut-être » qu’on pourrait qualifier de minauderie, mais le terme s’appliquerait mal au jeu de Claudine Fiévet.
Jean-Luc Palier a mis ces trois petits morceaux de choix en scène pour le plus grand bonheur de l’actrice. (On n’a pas envie d’écrire « la comédienne »). Il lui donne consciencieusement la réplique, en homme sûr de soi sous trois déguisements.
Tout cela donne un spectacle bienséant, bien élevé, qui fait rêver sur l’évolution des mœurs humaines.
19.12.90 - Montpellier a bien fait les choses pour l’inauguration de son CORUM, et la délégation culturelle venue de Paris a été copieusement nourrie et abreuvée ainsi que luxueusement logée. Reste que les deux objets de l’invitation lancée par Monsieur Fresch ont été largement critiqués par les convives, dont on sait que ce n’est pas la politesse qui les étouffe. Le bâtiment d’abord, sorte de Palais des Congrès édifié sur quatre niveaux avec de vastes espaces peu propices aux réchauffements des âmes, d’une blancheur de faux marbre cadavérique avec deux salles qui ne peuvent convenir qu’à des colloques, et une, de deux mille places, qui est faite pour l’opéra avec une technicité apparemment très performante, et une acoustique qu’il a fallu corriger en mettant le lieu sur ressorts en raison des trains qui passent le long du bâtiment.
Quant au spectacle de Jacques Nichet, LE MAGICIEN PRODIGIEUX de Calderon, il a provoqué des réactions diverses. Il faut dire que l’œuvre se dilue en méandres, qui ne sont pas toujours propices à une parfaite intelligence de sa continuité anecdotique. Mais le thème est intéressant : c’est celui de Faust, sauf qu’ici le jeune homme vend son âme à un « magicien » supposé surgir dans une Olympe peuplée des Dieux Antiques, et qui, par repoussoir inculquera à son élève la notion du vrai Dieu, celui des Catholiques ! À part ça, c’est tout comme : la Marguerite de Calderon s’appelle Justine. Le héros passe un an dans « les profondeurs de la terre » à apprendre la magie luciférienne. Bien sûr, ce sera peine perdue. Quand enfin le héros possédera la femme pour qui il s’est damné, c’est un cadavre qu’il étreindra. Et ses tours de magie ne seront que des farces et attrapes. Dieu, n’est-ce pas, veille sur son monde.
À noter toutefois une intrigue d’un assez surprenant modernisme, à travers le personnage d’une servante qui avoue avoir deux amants qu’elle se partage au vu et au su de tous, y compris les intéressés, un jour l’un, un jour l’autre. Je pense que ce trio était destiné à apporter la note comique. Il n’y réussit qu’un peu dans la cadre d’un spectacle hautement spectaculaire sur cette (trop) grande scène, avec des effets de lumière, de fumées, de sons remarquablement maîtrisés, au rythme d’une musique brillante à l’Espagnole, mais qui procède avant tout du registre sombre à l’Elisabéthaine.
Le distribution est honorable. Elle a du mal à faire passer au public ce qu’il souhaiterait qu’il entende. Patrick Pineau en Cyprien , Daniel Martin en démon, Nathalie Bécue en Livie (la servante citée plus haut) s’en tirent mieux que Florence Darel (Justine).
Serré à la fin du spectacle la main de Gabriel Monnet. Retiré à vingt kilomètres de Montpellier, il plante des tomates et a l’air heureux.
22.12.90 - À Marseille, au Théâtre Toursky remis à neuf, salle confortable en gradins, scène vaste et bien pourvue techniquement en cintres et possibilités d’éclairages, François Pesenti a créé HELTER SKELTER, opéra qu’il signe avec le musicien Fred Frith. Le spectacle est en deux parties très différentes l’une de l’autre. La seconde est un véritable opéra dont Pesenti a injecté les paroles sur une musique belle et moderne, déjà écrite. Paroles d’une extrême simplicité.
Le thème reste celui du SÉJOUR quand les êtres se cherchent, interminablement, avides de rompre une solitude effroyablement pesante. Les hommes et les femmes vont de l’un à l’une, de l’un à l’un, de l’une à l’une, Pesenti ne peut concevoir l’unicité de l’hétérosexualité, mais en fait cette quête-là est moins sexuelle que relevant d’un appétit des âmes. Appétit non satisfait. L’un après l’autre, leur partition achevée, on perçoit au loin leurs corps qui s’envolent, tirés vers le plus haut des cintres du théâtre, la tête en bas, accrochés à un fil fragile, symbolique de la mort qui est la finalité de toutes ces histoires fluctuantes, incertaines, qui baignent dans une profonde mélancolie, ne pourrait-on dire : désespérance.
« Est-ce que quelqu’un peut m’aider ? ». Sous forme de plainte répétée en litanie, un homme ponctue le début de la première partie au son d’une musique beaucoup plus rock, beaucoup plus violente que celle de la deuxième. C’est celle que Fred Firth a travaillée avec de jeunes Marseillais, et qui est là pour signifier l’univers chaotique dans lequel se débattent ces garçons et ces filles. Alors que la deuxième partie est clean, les murs de bois marron enserrant de façon rectangulaire un espace presque vide et propre, les artistes étant vêtus de noir, sobres et se déplaçant sans désordre, celle-ci va aller vers un espace de plus en plus dégradé, sol encombré d’objets, de papiers de pans de mur, qui dès le début s’effondrent à grand bruit laissant voir de façon fragmentaire l’orchestre qui officie à l’arrière-plan.
En vérité je crois comprendre que cette partie-là montre à un degré que l’on pourrait qualifier de relativement premier, les paumés de la vie dans leur état brut, tandis que la seconde nous livre la transposition épurée mais artistique de cet univers-là, alors qu’il n’est plus besoin de les montrer traqués, brutaux, insatisfaits, dans leur environnement invivable, puisque le mal de vivre est dans chacun une affaire intime. Il y a d’ailleurs du religieux dans la musique de cette deuxième partie, ce qui n’est pas perceptible dans la première.
L’ensemble de la mise en scène est parfaitement maîtrisé. Dès que le rideau s’ouvre, une lampe qui se balance au-dessus de ce qui pourrait être une fosse, à ce moment-là, vide (elle sera à la fin rendue à cet état premier de vacuité), crée l’atmosphère. D’autres lampes s’écrasent, Pesenti, de quelque part, invisible, appelle l’un après l’autre les acteurs par leurs noms. Ils apparaissent entravés par des micros dont les longs fils sont une gêne voulue. Parfois ce sont des petites lumières qu’ils trimballent. Les murs de décor sont truffés de prises de courant.
L’effondrement partiel du cadre de jeu préludera au capharnaüm. À la fin de la première partie qui pourrait faire un tout en soi, on ne se doute pas qu’on verra et qu’on entendra vingt minutes plus tard la relecture sur un autre mode de ce chaos, qui ne sera plus visible mais spirituel. Il y a longtemps qu’un tel piège ne m’avait pas été tendu.
Qui citer dans une troupe où j’ai cité trente et une personnes au salut ? Nommons les trois chanteuses, elles ont de fort belles voix et ont eu le courage de se laisser diriger, Dalida Kathier, qui est noire, opulente et magnifique, Danielle Stephan et Frédérique Wolf-Michaux.
« Tout, dans HELTER SKALTER, est à jeter ? Oui, mais où ? », écrit Pesenti en exergue dans le programme. C’est ça, chéri, sois sûr de toi !
08.01.91 - Je ne sais pas quel discours a voulu me tenir Éric Da Silva avec son NO MAN’S, dont il est à la fois l’auteur et le metteur en scène, je n’ai rien compris au spectacle que les garçons et les filles de L’EMBALLAGE THÉATRE gesticulaient et vociféraient sur la scène du Théâtre de la Bastille découpée en rectangles avec néons, selon les traditions de la compagnie. Il se peut qu’à la lecture, le texte de l’auteur soit décryptable avec l’aide de clefs, mais à l’audition, il n’est qu’une succession de phrases sans continuité logique apparente.
Da Silva s’en est pris au langage, il l’explique dans le programme. On retrouve, parfois avec plaisir, la distorsion des mots qui étaient déjà dans son adaptation de Troïlus et Cressida en germe. Mais le metteur en scène a plaqué sur ce « verbe » contesté une gestuelle qui ne lui correspond en rien, et qui confère à l’ensemble de la démarche un air de gratuité permanente qui finit par dérouter d’autant plus que le spectacle se déroule sans progression aucune. Je savais qu’il durait une heure trente-six minutes, j’ai donc pris mon mal en patience. Sinon j’aurais été angoissé car il n’y avait aucune raison pour que ça s’arrête au moment où ça a fini. Il n’y en avait pas plus pour que ça continue. La troupe obéissante exécute le propos avec conviction.
09.01.91 - Léon Tolstoï a eu une femme prénommée Sophie qui a confié ses états d’âme à un journal, que Pascale Roze a adapté dans l’esprit d’incarner elle-même l’amoureuse qui, vingt ans après les jours heureux, souffre dans l’ombre du grand homme qui, apparemment, s’est mis à ne plus l’aimer en devenant chrétien. Il est vrai qu’à ce moment-là, elle lui a donné treize enfants. Elle ne devait donc pas dans la réalité avoir le physique avenant de la comédienne qu’on voit sur la scène du Théâtre Paris-Villette.
C’est Alain Bézu qui l’a mise en scène, avec, m’a-t-il semblé, une pointe de terrorisme. Pendant un quart d’heure, au début, elle nous parle de dos dans la pénombre et, par la suite, elle débite son texte à toute vitesse d’une voix monotone. L’action est située dans un champ de hautes herbes rousses, dont on sent que le vent doit les faire onduler comme des vagues. Mais il n’y avait pas de vent ce soir. Et j’ai trouvé que ma surdité ne s’était pas estompée, si vous soyez ce que je veux dire.
10.01.91 - Encore une femme seule sur la scène, mais celle-là a une présence infiniment plus professionnelle que celle d’hier. C’est Micheline Uzan qui, dans un texte d’Annie Ernaux qu’elle a adapté, mis en scène et qu’elle joue, nous raconte la vie d’UNE FEMME, sa mère, qui vient de mourir. Elle le fait en tranche de bifsteack saignant, à l’ancienne, toute émotion exhibée à l’intérieur d’une pudeur contenue qui accentue, évidemment, la communication de sa peine.
La femme racontée est une femme de tous les jours, une femme du peuple, une non héroïne, une ouvrière. Celle qui la raconte a gravi quelques échelons dans la hiérarchie sociale, un cas banal de promotion grâce au sacrifice de la mère. L’époque, c’est la nôtre, avec des références précises aux événements qu’ELLE a vécus comme nous.
Bref, la militante ex-communiste perce à travers cette entreprise qui est aux antipodes du « complot ». Seule concession au non réalisme, le décor de Jacques Deneux, très beau, qui figure une sorte de plateforme face à un ciel tourmenté. L’accompagnement musical de Garth Knox est efficace.
19.01.91 - Franchement, s’il n’y avait pas Boujenah et Gérard Desarthe, le DON JUAN de Molière, vu par Rossner, ne serait regardé que comme honnête pour des scolaires appelés à appréhender l’œuvre pour la première fois. Tout est « normal », sage, appliqué, dans cette réalisation qui n’inspire guère le rire. La scène de Don Juan et des deux paysannes est affligeante de non imagination, le combat dans la forêt est surtout remarquable par le soin que mettent les bagarreurs à ne se point faire de mal. Seule originalité, le commandeur, qu’on voit généralement en statue en pied est ici couché. Boujenah confirme qu’il est un bon comédien. Sa prestation en Sganarelle est sympathique.
24.01.91 - Tout a été parfait dans cette excursion à Blois qu’a arrangée Nicole Derlon, pour que quelques Parisiens puissent voir le dernier spectacle de la Compagnie du Hasard : LES AMOUREUSES. Tout, disais-je, accueil, autocar confortable, boissons et zakouskis, souper avant de rentrer avec une remarquable paella.
Malheureusement, la réalisation de Nicolas Peskine, quoique prétentieuse, ne valait pas le détour. C’est un salmigondis de références culturelles proférées par trois artistes sous le regard du metteur en scène, assis dans un coin, et qui feint de prendre des notes. Sur l’autre versant du plateau, un percussionniste excellent égrène une belle musique. Cela ne suffit pas à sauver l’entreprise de l’ennui, malgré le petit jeu auquel peuvent se livrer les spectateurs : « Ah tiens ! Ca, c’est dans HORACE, ça dans BADINE, Ça dans LE MISANTHROPE… ect. Les plus cultivés trouvent tout. Les autres rament parfois.
26.01.91 - D’un roman yougoslave appelé LE RACHAT, Marc Bélit a tiré un spectacle qu’il a intitulé L’HOMME DE BRONZE. C’est la curieuse histoire d’un « héros » de démocratie populaire qui est supposé avoir, en 1942, sauvé de la fusillade soixante-neuf résistants avant d’expirer lui-même en brave. On a érigé à sa gloire une statue dans le plus pur style réaliste historique.
Or, le bonhomme n’était pas mort. Il est parti à l’étranger pendant plus de vingt-cinq ans. Il est devenu camionneur. Saisi par le mal du pays, le voilà qui se pointe, dérangeant une légende, et accessoirement quelques personnages de la nomenclatura locale, qui ont édifié leur carrière sur certains non-dits qu’il se refuse à confirmer
Le climat qui va s’ensuivre est très proche du ZÉRO ET L’INFINI ou de LA PLAISANTERIE. L’homme, mis en prison, mais ce n’est peut-être pas une vraie prison, va jouer sa liberté aux cartes avec son geôlier. Mais le jeu est truqué, les dés sont pipés. Le geôlier va lui raconter sa propre acceptation de son rôle de tortionnaire. Il y a une leçon à en tirer qui est que dans CE SYSTÈME, tout le monde est coupable en puissance parce que le CHOIX est impossible. Mais les personnages s’expriment aussi avec une connotation chrétienne. Le « rachat », c’est l’acceptation par le lavé du cerveau d’une situation réputée irréversible. L’intellectuel s’y soumet plus aisément que l’homme fruste. Mais le rouleau compresseur ne permet à personne de se défiler. Le destin ? « Mea culpa, mea maxima culpa », n’est possible que par l’acceptation de l’imposture. C’est du moins, ce que j’ai compris, qui n’est pas sûr car l’œuvre est riche en méandres, trop touffue, un peu longue, avec beaucoup de petits contenus qui n’occultent pourtant pas le principal qui est que l’anti-héros est irrecevable et doit être condamné.
Le thème serait d’actualité si le contexte communiste était moins situé. On est trop en plein dans la dialectique de ces procès où il importait que les condamnés à l’avance se reconnaissent eux-mêmes coupables au nom de la cause, pour ne pas avoir l’impression de quelque chose qui surgit du fond de temps que nous avons peut-être tort de croire révolus.
Marc Bélit a monté cela avec une honnêteté toute provinciale (attention : je l’écris plutôt comme un compliment). Il est vrai qu’il a mis en scène une adaptation faite par lui-même. Il n’allait pas s’encombrer d’un deuxième degré de lecture. La distribution est peu jeune compte tenu de l’âge annoncé des personnages, mais elle est honnête. Michel Genniaux, Jacques Emin, Christian Loustau et Alain Piallat ont été dirigés sainement. Ils éprouvent leurs rôles. Micheline Sarto apporte une petite note fraîche dans un personnage d’auto-stoppeuse prompte, si les autorités l’exigent d’elle, à dire qu’elle a été violée par le camionneur à qui, apparemment, elle s’est donnée très volontiers. Des élèves d’un cours de Tarbes masquées figurent une foule silencieuse de témoins inquiétants.
27.01.91 - J’ai toujours bien aimé le Zinc - Théâtre de Gilbert Rouvière et Anne Flerey. Voici qu’une très probable opportunité va leur permettre de s’implanter à Béziers, dans le théâtre qu’a abandonné le Théâtre des Treize Vents, qui n’est pas très grand, trois cents places, pas très commode, cintres absents, mais qui est planté dans un ancien monastère qui offre de très nombreuses possibilités pour y installer des bureaux, des ateliers, des salles de répétitions, et qui, ma foi, est un lieu de séjour très agréable.
C’est sans doute pour achever de convaincre un maire volatile que l’équipe s’est voulue rassurante et prospective en montant un spectacle de Molière en deux volets : le premier, L’IMPROMPTU DE VERSAILLES, répétition hâtive d’une pièce pas prête sous la direction d’un Molière angoissé à la pensée que le Roi pourrait n’être pas content, est joué sur la scène du théâtre. On y accède en passant par les loges. On peut en contempler la vastitude, à défaut de commodités.
C’est donc à une sorte de visite que Gilles Rouvière convie son futur public, en même temps qu’il lui montre (plus ou moins vraiment) comment se passe une répétition. Il faut dire qu’à part la présence dans le discours du chef de troupe d’une notion de flagornerie et de peur, quand il pense au roi, il n’y a guère de différence entre une répétition en ce temps-là et une répétition aujourd’hui !
Après l’entracte, le public s’assoit dans la salle, qui est confortable, et assiste à une représentation truculente des PRÉCIEUSES RIDICULES à la fin de laquelle, les deux valets plagiaires de leurs maîtres sont au sens propre totalement dénudés. L’affaire est un peu traitée à la farce, mais la leçon infligée aux précieuses est traitée impitoyablement.
19.03.91 - Le sentier est étroit qui sépare la parodie de la ringardise elle-même. Autant Laurent Pelly avait réussi son coup avec DERNIÈRE CONQUETE, autant il s’est planté avec son projet plus ambitieux de MADAME ANGOT. Je crois que le coupable est d’abord le texte de Maillot, qui ne peut être proféré qu’au premier degré. Il faut bien ajouter que les acteurs s’en donnent à cœur joie pour l’asséner vigoureusement à la façon « opérette de province », sans « distance » autre que de forcer le jeu, au demeurant sans unité. On a l’impression dans ce spectacle que chacun fait ce qu’il veut, sans avoir été vraiment dirigé.
Pour ce qui est de la musique, moi, je ne l’aurais pas appelée « originale ». Jean-Pierre Gesbert a arrangé pour un piano, une clarinette et deux charmants chanteurs –un couple vêtu en muses antiques de façon charmante, et qui se substitue à vue de façon amusante à d’autres voix insuffisantes- des morceaux très familiers à l’oreille.
Laurent Pelly, outre la mise en scène, signe les costumes. Sur ce plan-là, sa réussite est totale. Tout ce qui est environnement d’ailleurs, est très joli, très fin. Il y a dans le détail des gags qui forcent le gloussement. Mais je les ai ressentis comme extérieurs, plaqués là parce que l’œuvre elle-même n’avait pas inspiré au réalisateur une dérision nourrie par elle-même. Et cela malgré une dramaturgie qui a voulu mettre en avant le contexte précieux, décadent, superficiel de l’époque directoire. Laurent Pelly a-t-il été trahi par la verve de ses acteurs ?
20.03.1991 - On pense à GENÈSE parce que le principe du spectacle du Théâtre de la MEZZANINE, TEMPS DE CHIEN, est le même : un gros tas de sable sur lequel évoluent (ici) deux hommes en perdition, duquel surgissent des objets et formes divers, « vestiges », nous dit-on, « de civilisations disparues ». Les deux manipulateurs habiles, vêtus et masqués de noir, les font apparaître de dessous, d’autour et d’au-dessus, volant, narguant les paumés qui ne savent qu’en faire pour s’évader, motos, vélos inutilisables, mais théâtralement beaux.
À la différence de GENÈSE, ici, il n’y a pas de texte. Michel Motu et Jean-Pierre Hutinet incarnent sans dire un mot les personnages imaginés par Denis Chabroullet, dont l’un a, peut-être, le pouvoir sur l’autre. Du MIDI MOINS CINQ de Sternberg au SEUL LES REQUINS de la MIE DE PAIN, la désertification des temps à venir apparaît périodiquement dans le théâtre comme dans le cinéma, prémonition d’une probabilité qui laisse indifférentes des générations qui auront crevé avant de voir ça. L’univers de TEMPS DE CHIEN est celui-là, d’un monde dont on ne peut pas s’évader et qui n’offre plus que des leurres. Denis Chabroullet voudrait, dit-il, faire un spectacle sur le cas de la Mer d’Aral. Y a-t-il encore une Mer d’Aral ?
21.03.91 - François Roy est un excellent directeur d’acteurs. Il sait traiter un sujet avec l’art de ménager seconde après seconde l’attention du spectateur. L’ennui, le bâillement, son public ne connaît pas.
Son adaptation pour la scène d’un film tiré d’un roman ajoute-t-elle quelque chose à ce que le cinéma montrait ? Je n’en sais rien, mais le certain, c’est que son GARDE À VUE est remarquable d’efficacité. De surcroît il n’est pas inutile de stigmatiser les méthodes de certains policiers qui, de fil en aiguille, peuvent à tel point aliéner un suspect qu’il finira par s’avouer coupable alors qu’il ne l’est pas. Il est vrai qu’au passage les inquisiteurs auront détruit la façade sur laquelle était construite l’honorabilité du personnage. Sorti du commissariat, il est un homme anéanti quoique reconnu innocent, alors qu’il y était entré présumé assassin mais tout imbu de sa position sociale. Pas très nouveau, me direz-vous, mais n’y a-t-il pas des choses qu’il est légitime de redire inlassablement ?
C’est du bon boulot bien fait, bien ficelé par un homme de théâtre qui tire ici son épingle d’un jeu honnête. « Juste, intéressant, précis. Un bon travail et une soirée de théâtre bien tenue », a écrit Armelle Héliot. La « relecture » de la « lecture » devait lui manquer.
Alain Gautré, Mukuna Kashala, A. Lahaye et Christian Sinniger sont très bien. Catherine Chevalier a le volume de voix un peu faible pour un sourdingue comme moi.
22.03.91 - À propos de ringardise, s’il y en a un qui l’est et qui le restera à part entière toute sa vie, c’est Jean Darie. Il est pourtant très bien quand il s’applique à dire avec entrain des poèmes pataphysiques très réjouissants, dans le cadre d’un « clin d’œil au caf’ conc’ à l’heure du théâtre musical », qu’a réalisé une « compagnie À travers temps », dans une mise en scène d’un certain J. - J. Esclapès. Bien, mais ringard, avec son visage de vieux cabot de province qui inculque à lui seul l’idée d’une certaine médiocrité.
À côté de lui, Marie Rouvray récite d’autres poèmes, en trimballant sur la scène du TAMBOUR ROYAL, théâtre dans lequel on entre en se frayant un chemin entre les poubelles, une tristesse profonde. Quel malheur pour cette fille belle encore et éclatante de talent, de s’être affublée de ce compagnon médiocre, « pour le meilleur » et surtout « pour le pire » de toute sa vie. À côté d’eux, L. Jouanne chante d’une voix claire et juste d’autres poèmes, mis naguère en musique.L’ensemble donne une jolie « poétique », un peu longuette mais de qualité, quoique ringarde.
25.03.91 - Un fils et son père se rencontrent par hasard, après des années de séparation totale. Le père s’est évadé depuis quatre ans d’une maison de retraite et il est devenu clochard. Il dort là où il peut. En l’occurrence, il s’est couché dans la voiture du fils. Il vit joyeusement cette condition « libre ». Par contre, le fils cossu ne baigne pas dans le bonheur et pourrait bien être à deux doigts de se suicider. Se retrouvant ainsi, ces deux êtres éprouvent une envie de communiquer et, de fil en aiguille, ils passeront la nuit ensemble sous l’œil soupçonneux de deux flics ancienne manière, hirondelles à vélo, qui se demandent bien ce qu’ils foutent. En vérité, ils ne trouveront à se dire que quelques souvenirs. Et au matin ils se quitteront avec le sentiment de n’avoir plus rien à évoquer, ce que le père prend plus philosophiquement que le fils. Peut-être pourtant partiront-ils ensemble, silencieux.
En fils, Alain Lenglet est très juste, un peu jeune toutefois. En père, Pierre Tabard est parfait mais il n’est pas crédible en clochard, beaucoup trop propre, beaucoup trop bien vêtu.
Avec sa NUIT DU PÈRE, Richard Demarcy règle-t-il un compte personnel ? (Tempête)
05.04.91 - Le Théâtre des Deux Rives est très fier du laboratoire qu’il partage avec le LOCOMOTIVE THÉATRE à Elbeuf. Ca s’appelle le BAIN DOUCHE et le moins qu’on puisse dire, c’est que ça sent le neuf et presque encore la peinture. C’est très blanc, très glaçant dans le hall. Mais la petite salle de quatre-vingts places est accueillante, bien pentue et, il faut bien le dire, le décor qu’on voit d’entrée de jeu en contrebas des gradins, en beau bois avec un grand tapis style faux oriental, un lit avec un gros édredon et quelques meubles, aide à ce qu’on se sente réchauffé.
Cet environnement en vérité m’a paru bien luxueux pour une servante du début de ce siècle, telle que la montre Octave Mirbeau dans son JOURNAL D’UNE FEMME DE CHAMBRE. Il est vrai que cette femme fait preuve d’un sens de l’observation singulier, d’une lucidité face aux autres et à elle-même et d’un don littéraire qui la placent au-dessus de sa condition. On savoure sa narration d’un univers qu’elle contemple avec distance et humour, la galerie de portraits qu’elle nous propose sur fond de chauvinisme à la Française, la façon dont elle-même conduit sa propre ascension sociale auprès d’un rustre qui la fascine parce qu’il a sans doute violé et tué une gamine, Joseph, qui était antisémite au point de clamer à propos du Capitaine Dreyfus réhabilité de fraîche date et rapatrié de l’Île du Diable : « S’il est coupable, qu’on l’y renvoie, s’il est innocent, qu’on le fusille ».
Françoise Caillard Rousseau incarne le personnage avec des expressions de Madona Bouglione, mais elle m’a surtout fait penser à Marie Rouvray, ce qui est un compliment. Dommage qu’elle soit par moments difficile à entendre.
COMMENTAIRE a POSTERIORI
C’est à cette époque que j’ai commencé, âgé en gros de 65 ans, à avoir des problèmes auditifs. Je ne m’en suis pas rendu compe tout de suite. Certains compte-rendus rédigés de bonne foi accusent donc peut-être à tort des interprêtes de se faire mal entendre. Je dois à l’honnêteté de le préciser.
06.04.91 - Alain Gintzburger, que j’avais un jour convié à venir me voir en raison de son nom, m’avait alors affirmé qu’il n’était pas juif. Le spectacle qu’il présente au Théâtre Marie Stuart permet d’en douter, car le public des « Lettres de Louise Jacobson » appartenait sans aucun doute à la « communauté », et le propos de l’entreprise se réfère évidemment à la célébration permanente de l’Holocauste.
Cela dit, cette petite Anne Franck à la Française qui fut envoyé à Fresnes, puis à Drancy, pour oubli du port de l’étoile jaune sur dénonciation d’une concierge, et qui écrit, de ses internements successifs, des lettres pathétiques d’espérance et d’envie de vivre à ses parents, est fort émouvante à travers l’interprétation sobre de Juliette Batlle. Les détails qu’elle livre de ce qu’était la vie à Drancy sont assez étonnants, tant semble s’y être organisée une survie ordonnée, voire acceptable. Ma petite cousine Rosette qui fut internée dans les mêmes conditions a-t-elle cru jusqu’au bout que ce n’était qu’un moment à passer ?
Ces lettres sont un magnifique hommage à la volonté, au courage et elles ont l’immense mérite (pour une fois) de n’être pas plaintives.
12.04.91 - Par gentillesse pour Jérôme Savary, j’écrirai ici que si le texte de FREGOLI m’a paru par moments intrépide de nullité, cela doit venir de son vieux respect pour les œuvres : il se sera donc interdit de toucher au texte écrit par Patrick Rambaud et Bernard Haller, qui n’a aucune des qualités qu’on lui a connues lorsqu’il pondait lui-même ses spectacles. Ici, metteur en scène, il s’en tire en professionnel. Le rythme est soutenu, les tableaux sont enlevés, les lumières d’Alain Poisson et la musique d’Oswald Andrea (sonorisée, il n’y pas d’orchestre en piste) ont l’efficacité voulue. Il faut surtout rendre hommage aux effets spéciaux mis au point par Christian Fechner : Fregoli était un illusionniste et il faut dire que, sur ce plan, Bernard Haller a de l’habileté. Il ne semble pas tricher avec la virtuosité de cet art difficile, et sa prestation est valable au niveau music-hall. Dommage que l’anecdote, fondée sur la pédérastie de cet artiste que se disputaient la belle Otéro et Liane de Pougy, soit débile. Pas sur le fond. Liane de Pougy, pour le séduire, se travestit en jeune homme, ce pourrait être du Marivaux ! Mais ce n’est pas traité comme du Marivaux, hélas !
Heureusement, le parti offre à Jacques Alric et à François Borysse l’occasion de se livrer à une exhibition de folles tordues réjouissante, et il faut mentionner la prestation d’acteur de Marc Dudicourt qui joue le rôle de Meilhac (de Mailhac et Halévy) avec beaucoup de présence. Il a su, avec de l’inconsistance, incarner un personnage qui existe. Bravo.
Bref, un spectacle qui se laisse voir. Mais où est donc passé le Savary d’antan ?
14.04.91 - Ibsen, je crois, c’est comme Strindberg ou comme Tchékhov, en moins prenant que ce dernier parce que trop « voulu ». Je ne pense pas que le metteur en scène doive se mêler d’y apporter sa vision. Tel que c’est écrit, ça doit être joué. Simplement, il faut que la distribution soit juste. Chaque acteur doit être son personnage, en avoir la carrure et l’âge.
C’est en gros, compte tenu des moyens dont dispose le SCARFACE ENSEMBLE, qui lui interdit l’accès aux monstres sacrés, ce qu’a réussi Élisabeth Marie en choisissant ses acteurs pour un ENNEMI DU PEUPLE. Toute sa distribution est plausible, Bernard Bloch est très à sa place dans le rôle du médecin naïf qui croit rendre un service à sa ville (équivalence de Vittel) en dénonçant la pollution dont est victime l’établissement thermal. Mais tous sont bien exacts, à leurs places quoique sans doute un peu jeunes. Ils n’ont pas la carrure des monstres sacrés.
Il faut rendre hommage au dispositif, qui est astucieux. Ce sont des belles planches de bois ajustées qu’un jeu de fils permet de transformer à vue. On passe ainsi en douceur de l’appartement du Docteur à l’imprimerie du journal et à la salle de réunion où Ibsen nous propose une fort drôle manipulation de manif.
Cette scène toutefois, ne m’a pas parue bien traitée. Mais il semblerait que je sois seul de cet avis. Je l’exprime : alors que, dans tout le reste du spectacle, Élisabeth Marie est fidèle, sinon à la lettre, du moins à l’esprit des indications d’Ibsen, ici, elle transpose la réunion publique en faisant jouer la foule supposée houleuse par une coryphée qui dit le texte comme si, comédienne en grève, elle cachetonnait en le débitant sans intonations aucunes. La metteuse en scène aura beau m’expliquer qu’elle a ainsi voulu créer un effet de distance par rapport au contenu de l’œuvre qui, il faut bien le dire, est un peu scabreux pour nos oreilles dans cette séquence, elle ne m’empêchera pas de penser que son « parti », c’est tout bonnement qu’elle ne pouvait pas se payer une vraie foule… Quoi qu’il en soit, il est certain que cette scène, qui nous livre une parodie de démocratie et une apologie de l’homme d’élite qui est opprimé dans une société où la masse gouverne, aurait certainement, quelques décennies plus tard, placé Ibsen en bonne place pour recevoir des décorations des mains du Dr Goebbels. Ibsen montre la foule comme stupide et versatile. C’est la même idéologie que celle du discours de Marc Antoine dans le Jules César de Shakespeare.
À part ce côté gênant, l’œuvre, par ailleurs, traite de façon utile de l’écologie, de la (non) liberté de la presse (à ce sujet, il était amusant de noter avec quel soin les journalistes de la presse alsacienne insistaient sur le fait que, de nos jours, la presse n’est plus inféodée aux pouvoirs ! Bon, nous savons ce qu’il faut penser de cette fameuse liberté d’informer dont ils se targuent), du choc des intérêts. Elle est terriblement manichéenne, visiblement à thèse, sans antithèse plausible. Il me paraît surprenant que ceux qui, au nom d’intérêts immédiats, veulent cacher que la flotte que boivent les touristes est polluée, ne se demandent jamais comment ils s’en tireront quelques années plus tard quand des éclopés viendront leur demander des comptes…
Mais baste. Il y a de l’utile à tirer de ce boire et à manger. L’exhumation de « UN ENNEMI DU PEUPLE » par le SCARFACE ENSEMBLE est justifiée.
17.04.91 - LE PILIER, de Yachar Kema, est un beau roman qui, transposé au théâtre, aurait pu faire mouche au moment où les yeux du monde entier sont fixés sur l’épopée du peuple kurde. Ce n’est pas d’un tel exode qu’il est question, mais d’une transhumance annuelle à l’occasion d’une récolte nécessitant l’engagement de travailleurs occasionnels. C’est ce trajet, très long, effectué dans des conditions rudes à travers une nature peu amène par une famille d’un village éloigné, que raconte l’œuvre, sous la conduite d’une « Mère Courage », ici interprétée par la belle Évelyne Istria. Les circonstances liées au manque de scrupules d’un patron transforment le voyage en exode.
Il est regrettable que Mehmet Ulusoy ait raté la transposition sur la scène du Théâtre de la Colline (la grande scène, cette fois). D’abord parce que le découpage réalisé pour le théâtre est confus, monotone, ennuyeux. Ensuite parce que le dispositif imaginé par l’incontournable Launay tombe dans le piège qui, en toutes circonstances, ne manque jamais de figer un spectacle fondé sur le mouvement : il trace sur la scène des trajectoires visibles. Dès lors, le metteur en scène est coincé parce que tout devient prévisible.
Bon. Il y a quand même quelques jolis moments « à la Mehmet » avec une astucieuse utilisation des dessous du dispositif, mais dans l’ensemble on assiste à une grande machine sans rythme, pesante, d’où ne surgissent ni la misère profonde de ces êtres primitifs, ni le souffle de leur aventure, à tel point que l’acharnement de la mère est difficile à accepter. Apparemment, Mehmet, retombé visiblement sous l’emprise de l’alcool, n’a pas maîtrisé son affaire. C’est dommage mais je crains que ce ne soit définitif.
UN VOYAGE AUX ANTILLES
26.04.91 - La petite Île de la Martinique est sans nul doute bouillonnante au niveau culturel. À force de plonger dans des racines diverses pour essayer de ce trouver une identité, ce petit peuple « multicoloré » produit de la musique et, sur ce plan-là, il sait dépasser les frontières de ses côtes.
Il a, en littérature et théâtre, son grand homme, Aimé Césaire, politiquement ancré localement, mais culturellement profondément français. Tous revendiquent très fortement l’appartenance linguistique au créole mais, au théâtre, une forme originale ne suit pas. Le contenu a de la personnalité mais le contenant est importé. Cela m’a paru très net dans L’AFFAIRE SOLIBO, « comédie dramatique policière », d’après SOLIBO MAGNIFIQUE d’un certain Patrick Chamoiseau, découpage et mise en scène de José Alpha.
« Un dernier jour de Carnaval, mercredi des Cendres, sur la savane, à Fort-de-France, devant son public médusé, le conteur Prosper Bajole, surnommé SOLIBO, meurt, victime, semble-t-il, de ce qu’on appelle une « égorgette de la parole ». S’agit-il d’une autostrangulation, qui se produit parfois pendant le discours ? Ou serait-ce plutôt un crime ? Toute l’assistance présente ce jour-là est bien entendu soupçonnée, notamment un certain Bateau Français surnommé Congo, qui aurait vraisemblablement égorgé SOLIBO avec un fruit confit, le Chadec. » C’est le brigadier-chef Bouaffesse qui mène l’enquête avant l’arrivée de l’Inspecteur Principal Évariste Pilon, sorte de parodie de Sherlock Holmes.
On le voit, le sujet part d’une évidente réalité culturelle locale. Le personnage du « conteur », existe, m’a-t-on dit, avec vitalité dans cette île submergée par la vulgarité française, mais qui se souvient encore de certaines traditions africaines. Je doute qu’il survive longtemps à l’invasion dans chaque foyer de la TV, puisque, en vérité, c’était le plus souvent à la veillée qu’il prodiguait ses histoires devant le village assemblé à la fraîche. Mais bon. Il appartient au patrimoine. Il est propriété de ce peuple.
Tout le spectacle sera ensuite bourré de références à ce qui est ici particularisme. Mais la forme est intégralement celle du théâtre au premier degré à l’occidentale, aspect encore accentué par la satire de la police qui a été injectée, et qui oscille entre le niveau « boulevard » et l’étage « café-théâtre », encore que les personnages des deux flics soient très bien campés, l’un surtout par une espèce de grand comédien dégingandé qui joue son rôle en mouvement perpétuel. Je regrette de ne pouvoir citer son nom. Comme d’habitude maintenant, le programme cite la distribution mais sans dévoiler ce que joue chacun.
Alors tout cela donne, pour moi, qui suis de passage, un spectacle facile, un peu simplet, drôle, mais qui reste au ras des pâquerettes. C’est d’une façon générale, plutôt bien joué par des comédiens qui ont du rythme et de l’abattage. C’est « enlevé ». Le public prend son pied. Que demande le peuple ?
J’ai vu un autre spectacle, réalisé, celui-là, par une certaine Lucette Salibur, grosse dame qui « en veut » et qui est sympathique. Ca s’appelle BOUM et cela se présente vraiment comme un conte… et même un conte pour enfants.
L’anecdote de l’entreprise est écologique et moralisatrice : le grand Boum a eu lieu. Une petite fille se croit seule survivante, mais voilà qu’elle est rejointe par une autre gamine, bien bizarre. Pas étonnant. Elle arrive de Vénus où on a entendu le BOUM. Elle vient aux nouvelles. La petite terrienne (qui est une marionnette) raconte à la petite vénusienne (qui est aussi une marionnette) comment cette apocalypse a été rendue possible par la méchanceté des hommes.
Sa narration proférée sur un ton infantile, est illustrée par des tableaux joués, dansés et chantés par une troupe qui, elle aussi, paye comptant et a de l’abattage. Le texte est parfois intrépide de débilité, mais disons que c’est du théâtre naïf. Certaines saynètes pourraient agréablement être présentées au Club Méditerranée, comme celle des Japonais faisant dragon sous leur drapeau et fric de toutes leurs « mimimes », et celle des Allemands marchant au pas de l’oie des deux côtés de leur drapeau qui, ô symbole, cessera d’être entre eux une barrière sans pour autant être piétiné, sous l’œil de ces impitoyables messieurs de Wall Street. Le fric a tué le monde, vous répété-je. Tout cela est pavé de bonnes intentions.
En fait, le spectacle est plein de santé et l’âme qui l’habite le rend presque émouvant dans le dernier tableau, quand les deux petites filles s’aperçoivent qu’il y a encore de la vie sur la terre, des fleurs, des oiseaux et, si j’ai bien suivi, d’autres petits enfants qui chantent. Quelque part, ce spectacle est plus intéressant que l’autre. Il est joli, il est gentil. Et il est amusant esthétiquement, bien coloré à gros traits sans sophistications. Le troupe est à la limite de l’amateurisme, mais elle y va avec tant d’entrain qu’on oublie ses maladresses.
Mais rien ne m’a semblé original esthétiquement dans l’entreprise. Une Lucette Salibur toute blanche ayant réuni quelques fanas de l’Art drama à Aubervilliers, aurait pu produire le même spectacle, exactement, et même avec son titre : BOUM… ET AÏDA rencontra MUTANT !