Du 30 septembre 1989 au 5 octobre 1991
30.09.89 - Limoges ne donne pas l’impression d’être une ville en état de choc de festival. Au Gymnase Jean Zay, qui est largement dans la périphérie de la ville, le public arrive à petits pas, par petits groupes, en petite quantité : tous les sièges ne seront pas occupés pour cette deuxième de ÉTUVES, le spectacle que le Théâtre Vollard a conçu pour célébrer le bicentenaire de notre Révolution.
« Célébration » serait un mauvais mot. Il s’agit plutôt d’une dénonciation : à l’Île « Bourbon », devenue « Réunion », il n’entra guère dans la tête des Blancs, y compris révolutionnaires, que cet événement puisse concerner les Noirs. Il y eut certes un décret de la Convention qui décréta l’abolition de l’esclavage. Mais non seulement il fut peu appliqué, de surcroît même les Noirs libres étaient contestés dans leur quête d’égalité avec les peaux pâles. L’idée que dans une pièce de théâtre les personnages noirs soient incarnés par des gens de couleur était viscéralement insupportable aux Blancs.
Emmanuel Genvrin nous le montre en nous faisant assister aux répétitions d’une œuvre de Madame de Gouges, révolutionnaire parisienne de salon, intitulée L’ESCLAVAGE DES NÈGRES. Son travail est très efficace, très vivant, et la troupe fait preuve d’une grande vitalité, surtout le merveilleux petit Arnaud Dormeuil. Il y a de la musique, très bien interprétée et chantée en direct sans sono, une fête au cours de laquelle les spectateurs deviennent un peu acteurs, des mouvements : il faut changer de place après quelques minutes de jeu. Bref c’est animé, jamais ennuyeux, un peu répétitif dans le serinage de la leçon, mais ne nous plaignons pas de l’existence d’un contenu. Cela finit un peu en mineur dans la mélancolie. Vérité historique oblige.
05.11.89 - Le truc de Muche, dans son personnage de locataire d’un immeuble où la concierge et les voisins sont omniprésents, c’est d’employer un mot pour un autre, ce qui provoque un effet comique qu’elle réussit à rendre populaire, alors que le procédé suppose évidemment une certaine culture et en tous cas un vocabulaire étendu.
Dans POUH qu’elle joue dans un restaurant avant l’heure du service dans des conditions intrépides d’artisanat, elle lit son courrier, monologue, dialogue en réponse à des questions qu’on devine. Et puis elle se couche et rêve qu’elle est Marilyn Monroe. Elle apparaît travestie en vedette et je n’emploie pas le mot « travestie » par hasard, car elle semble si masculine quand elle incarne la femme qui fut sans doute la plus féminine de l’histoire du cinéma, qu’elle a l’air, curieusement, d’un travelo ! On jurerait un homme folle tordue. Étrange.
Cela dit le spectacle, qui dure une petite heure, se laisse voir gentiment.
08.10.89 - Moi, quand au bout d’une heure trois quarts de spectacle, la lumière se rallume dans une salle où on est très mal assis et que la voix d’Émile Herlic vous annonce qu’il est PROPOSÉ aux spectateurs vingt minutes d’entracte, qu’est-ce que je fais ? Devinez. Voilà. Je n’ai donc pas vu la deuxième partie du DESTIN GLORIEUX DU MARÉCHAL NNIKON NNIKU de Tchicaya U Tamsi, mis en scène par Gabriel Garran au Théâtre Boris Vian de la Grande Halle de la Villette. Pourtant, s’il n’y avait pas eu cet entracte, je serais sûrement resté jusqu’au bout car le travail de Garran, sur cette œuvre simpliste, est ingénieux, bourré d’inventions, et on ne s’ennuie pas.
L’auteur s’est sûrement inspiré du personnage de Bokassa pour dénoncer les dictatures africaines cruelles et kafkaïennes. Le sujet vaut ce qu’il vaut. Écrite par un Noir, cette critique manichéenne est plus recevable que si un ex-colon avait traité le sujet. Reste qu’elle reste au ras des pâquerettes et ne s’élève pas vers une réflexion. Voilà. Je ne me suis pas ennuyé.
11.10.89 - Je ne sais pas très bien ce qu’ont voulu faire Éric Didry, Sophie Meriem et Gilbert Rouvière avec leur COUP DE SANG, nous faire rire avec leur histoire de vampire ou nous faire frémir ? Dans les deux cas, c’est raté, sauf que le spectacle que le Zinc Théâtre nous propose à la Bastille se laisse voir sans ennui.
Il est très au point techniquement et on admire les deux actrices et les quatre acteurs qui, à un certain moment, se frayent des trajets périlleux entre des verres répartis sur le sol sans en reverser aucun. L’eau, le liquide, joue un grand rôle dans la performance et les protagonistes s’en aspergent vigoureusement. Cela correspond-il à une symbolique ? Mystère pour moi.
Autrement, après les nombreux films consacrés aux vampires que j’ai vus dans ma vie, je ne peux pas dire que ce spectacle m’ait révélé quoi que ce soit. Seule innovation par rapport aux modèles du genre, nous ne sommes pas ici dans un château sinistre au fond d’une mystérieuse forêt, mais apparemment dans une station estivale avec une piscine et les trois murs qui constituent le décor sont clairs..
10.10.89 - Si Patrice Bigel ne ment pas dans sa présentation de FLAGRANT DÉLIT DE MENSONGE qu’il propose à l’ARTISTIC ATHÉVAINS, en affirmant que les textes dits dans le spectacle sont le fruit des improvisations des artistes, cinq filles et trois garçons (la proportion mérite d’être soulignée), s’ils n’ont vraiment été que transcrits par Valérie Deronzier, alors chapeau, car ce qu’on entend ne ressemble en rien à ce qui est habituel dans ces cas-là. « Parfois je ne sais plus d’où viennent ces textes, de la rue, des coulisses, de la scène, de moi ? » Ouais.
C’est bien, en tous cas, très bien, spectacle de danse théâtralisée ou de théâtre avec gestuelle si exacte qu’on dirait de la danse, dans un univers quelque part entre un TARATATA réussi et un JE VOULAIS DIRE QUELQUE CHOSE MAIS QUOI ?, spectacle essentiellement moderne sur l’incommunicabilité, la « politique » à propos d’un traité de paix introuvable, et celle de la vie, entre des êtres, plus que jamais ici « îles de solitude au milieu du monde ».
J’ai quand même regardé ma montre deux ou trois fois, mais dire que je me suis ennuyé serait trop. En fait, la perfection de l’entreprise la rend peut-être un peu froide. On n’y fonctionne pas du cœur.
Reste que ce spectacle, et d’ailleurs aussi celui dont je viens de rendre compte précédemment, relève d’un genre qui a tendance à prendre du poids. La musique y fige l’improvisation verbale et gestuelle selon les canons du lyrique, sauf que c’est la bande-son qui commande et non plus un chef d’orchestre vivant. Importante nuance.
13.10.89 - Je n’ai pas grand-chose à dire sur LE CHEMIN SOLITAIRE de Schnitzler qui se joue au ROND-POINT dans une mise en scène sobre de Luc Bondy, dont la principale originalité est le dispositif en éperon imaginé par Richard Peduzzi, qui a dû se creuser la cervelle pour transposer dans le chapiteau (luxueux mais tout de même…) des Renault Barrault un texte écrit de toute évidence pour un théâtre à l’italienne classique.
L’œuvre s’écoute comme du Tchékhov, mais ce n’est pas du Tchékhov. Il y manque la densité, même si, parfois suinte une certaine émotion. Il faut rendre hommage à l’actrice Bulle Ogier. Pour moi, le spectacle, ennuyeux auparavant, s’est mis à vivre, à décoller avec son entrée. André Dussolier, Didier Flamand font ce qu’ils peuvent pour être bouleversants. Edith Scob parvient à être agaçante.
19.10.89 - Quelle déception ! Moi qui avais tellement aimé l’an dernier le joli spectacle Maeterlinck de Françoise Merle, pourquoi a-t-il fallu qu’elle traite son EBERHARDT ISABELLE d’une façon aussi terroriste ?
Au sol, un tapis arabe, avec quelques traînées de sable. Aux murs, un austère crépi uni. Des éclairages à se crever les yeux parfois, signifiants de l’éclat du désert à d’autres moments. Et dans ce décor, une femme, cheveux ras, Irina Dalle, dit le texte sans le jouer, le murmure, inaudible au début et à la fin, comme si un lointain horizon saharien le proposait puis s’en ré-emparait. Monocordie, le seul sentiment que laisse passer l’actrice est le désespoir. Mais bougre de bougre, elle avait de la santé, que je sache, cette bonne femme virile qui avait voulu partager l’univers des Touaregs, et c’est la trahir que la montrer pleurnicharde parce qu’un oued va l’engloutir.
Bref, je me suis fait chier à la salle Christian Bérard de l’Athénée. Chier ! Chier ! Chier !
19.10.89 - Sacré Mesguich ! Sacré faiseur de Mesguich qui fait délirer Cournot avec sa façon de présenter TITUS ANDRONICUS. Notre illustre critique trouve que c’est une grande pièce. Ouais : au Grand Guignol elle aurait fait merveille et je suis sûr que Jean-Luc Courcoult aurait trouvé des effets spéciaux sublimes pour rendre spectaculaires la langue et les membres mutilés de Lavinia, la main coupée de Titus, le corps du captif brûlé en sacrifice etc.
Mesguich n’a pas travaillé dans l’hémoglobine mais je ne crois pas qu’il ait pris l’œuvre très au sérieux. J’ai en tout cas gloussé plusieurs fois. Et puis, il faut bien le dire, je ne me suis pas ennuyé à ce Shakespeare simpliste, quoi que je n’aie pas perçu, comme l’autre, en quoi il annonçait HAMLET ! C’est que Mesguich lui a infligé un traitement de choc THÉATRAL avec un rythme d’enfer, chaque tableau étant montré vigoureusement en séquences séparées par un baisser et un lever rapides du rideau d’avant-scène.
Dans un décor étrange, sorte de coupole de bibliothèque renversée, mais ce pourrait être un sas de vaisseau spatial, baroque en diable, beau, je dois dire, les personnes entrent et sortent, vivement comme l’affectionne Mesguich, mais cette fois-ci sans (trop de) gratuité. La linéarité des intrigues a dû inspirer à l’adaptateur (il faut bien que les droits d’auteur tombent !) metteur en scène un certain premier degré dans ses indications aux artistes. Nous sommes aux antipodes de LORENZACCIO ! Cela ne l’a pas empêché de mêler les époques. Si les protagonistes principaux sont vêtus « assez classiques », de-ci de-là passent des « philosophes » vêtus moderne et noir et cravatés. L’un d’eux débite quelques réflexions signifiantes avec distance. Il y a aussi deux aquariums où végètent longuement, dans l’attente de leur sort, les fils de Titus, ceux dont la Reine des Goths livrera la tête (seule) à son vainqueur…
Que dire d’autre ? Je crois que ça va très bien marcher. Je crois que c’est un produit très bien empaqueté assaisonné à la sauce « grand faiseur ». Mesguich est un « winner » fabriqué dans les usines de STAR JOB. Ce qu’il propose a la qualité parfaite de ces plats cuisinés qu’on réchauffe au micro-ondes.
20.10.89 - Voici donc au Théâtre de la Plaine… et, soit dit, pour trois mois (inch’Allah ! Il faut qu’il soit très grand !) l’IMBROGLIO « à zapper » du « plus
méchant des Maclôma » (je cite), j’ai nommé Guy Pannequin. Si vous espérez qu’on vous donnera un zappeur à l’entrée, vous vous mettez le doigt dans l’œil : il fallait comprendre, deviner, que le zappage était truqué, octroyé par le tout-puissant metteur en scène qui ne vous en accorde même pas, à vous spectateur, la fiction. Pourquoi le ferait-il ? Il vous méprise puisqu’il vous a mystifié dans sa publicité et qu’il ne se donne même pas la peine, au début de son spectacle, de vous annoncer la couleur. Au contraire, un journal lumineux vous confirme dans vos droits. J’ai même un moment rêvé que la distribution des instruments allait accompagner le défilé des mots. Mais ce n’étaient que des mots et c’est sans mon avis que le spectacle a commencé par « le prestidigitateur ». Quelques numéros simples, le B.A BA de ce métier, exécutés par un garçon au sourire figé et une nana qui ne sera que plus tard à son aise.
Ce numéro s’éternise, puis sifflements sirènes « ON » a zappé. L’écran annonce « Le Concert de l’Auguste », et là apparaît Guy Pannequin, flanqué d’une gonzesse faire-valoir qui glose insupportablement dans un italien qui n’est même pas du « grommelo ». Il s’est peint le visage en noir, s’est (volontairement, sûrement) infligé d’exécuter un personnage qui n’est pas le sien. J’ai hésité à penser que ce fut lui tant il était mauvais. MAUVAIS. Presque amateur ! Nous sommes à vingt-cinq minutes du début : pas un rire dans la salle, sauf ceux forcés des « amis ». Et puis, il y a un joli petit ballet entre une autruche et un pingouin. Agréable moment : le pingouin a quelque chose de Philippe Azoulay. Presque sa poésie… C’est le « ballet chinois ». IMBROGLIO signifie que tous les paramètres vont s’entrechoquer. « ON » zappera de plus en plus souvent, ce qui créera quelque chose comme une folie. Hélas, cela ne donne qu’une impression de bordel FIGÉ, SANS VIE, SANS AME.
Les partenaires qui entourent Guy Pannequin dans cette affaire ne sont pas mal. Il y a notamment une fille, qui se fait découper dans une boîte à la manière de Mona dans BYE BYE SHOW BIZ, moins bien mais tout de même pas mal, qui a de l’abattage et des trucs malgré un physique ingrat : Françoise Pinkwaser.
Mais il est clair, lumineux à voir ce spectacle que Guy plus Philippe plus Alain plus Henri faisaient à eux quatre des grands Maclôma. On pouvait penser que, REPASSEUSE le laissant supposer, Guy pouvait maintenir le nom au-dessus de l’eau où il noyait les autres. Avec IMBROGLIO, qui ne tient aucun discours capable de me toucher, qui n’est qu’un exercice raté de virtuosité, de surcroît malhonnête dans sa conception médiatique, les MACLOMA me semblent voués à sombrer dans l’armoire aux souvenirs ! Hélas ! J’allais oublier, suprême déchéance pour des clowns, qu’on cause beaucoup dans le spectacle, en anglais, en italien, mais qu’il y a un bruiteur à vue génial, un Malcolm, que Guy s’est fait aider pour « l’écriture » par un certain Bernard Bonech, et qu’il y a un metteur en scène, Dominique Lardenois. Ca fait un bon lot de metteurs en scène à avoir ramé…
22.10.89 - Anita Picchiarini, qui a fondé le SIROCCO THÉATRE en septembre 88, est une jeune femme pleine d’autorité, qui a compris que pour se faire remarquer dans le paysage médiatique de notre temps, il importait qu’elle déracine les œuvres qu’elle montait en les exilant de tout environnement naturel. La combine n’est pas nouvelle. Dès les années soixante, Bourseiller avait traité une pièce de Tennessee Williams écrite pour être jouée dans une cabane de bois tropicale suintant de sueur, en situant l’intrigue dans le décor d’un cabinet de dentiste suédois. Claude Régy s’attaquant aux PRODIGES de Vauthier, dont le mobilier était minutieusement décrit, avait imaginé que la joute oratoire se passait sur une aire de jeu vide entre des rangées de spectateurs qui passaient la soirée à se lorgner.
Pour mettre en scène KARAMAZOV, Anita Picchiarini a réalisé une sorte d’arène tauromachique carrée, avec de la terre sableuse au sol. Les personnages de Dostoïevski s’y affrontent un peu à la manière dont Jean-François Prévand avait jadis opposé « Maître et Serviteur ». Dans l’esprit de la réalisatrice, l’arène est l’espace « que les hommes ont toujours choisi pour mettre en scène le spectacle du meurtre. » Pourquoi pas ?
L’ennui, c’est qu’on ne fait pas innocemment tenir KARAMAZOV en deux heures et quart. On ne peut en donner qu’un « digest ». Or, paradoxalement, et malgré l’agitation forcenée des artistes, le survol paraît longuet. Il n’est à mon avis pas aidé par l’apport musical d’ARS NOVA. Et puis, malgré les efforts de la conceptrice, la Russie éternelle ne parvient pas à être gommée du spectacle qui oscille ainsi entre deux eaux. Bref, ce n’est pas très satisfaisant.
01.11.89 - À l’occasion d’un colloque à Tunis, j’ai revu le CANDIDE de Renata Scant, que j’avais vu à Grenoble dans de mauvaises conditions. Maintenant, le spectacle roule. Il contient des morceaux de bravoure spectaculaires, certains un peu trop visiblement inspirés, comme le combat à la tronçonneuse par exemple, et même quelques grands moments.
Mais dans l’ensemble, il ne tient pas vraiment la route. Les monologues notamment, dans lesquels les personnages racontent leurs aventures lorsque le hasard réunit ceux dont les trajets avaient divergé, font terriblement tunnels. Peut-être aurait-il fallu utiliser davantage le petit journal dessiné qui, sur un côté de la scène, défile par moments devant nous, comme ouvrant sur le monde une jolie et claire fenêtre. Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que l’ensemble ne décolle pas du niveau de la décentralisation. Sympa. Ce n’est pas la classe internationale.
05.11.89 - Si ce jeune homme, Richard Bean, qui vient de monter FANTASIO de Musset au Théâtre Rutebeuf de Clichy, sait garder sa tête froide et ne pas tomber dans le piège de l’autosatisfaction que lui tendent certains critiques de grands journaux à travers des articles élogieux à l’excès, il se pourrait qu’il devienne intéressant.
Car il est vrai qu’il y a dans sa lecture de l’œuvre des moments imaginatifs. Il est vrai que la pièce à travers son prisme, se regarde et s’écoute. Il faut noter avec satisfaction que l’espace scénique est quasi-vilarien, plateau nu sur lequel « on » amène des accessoires utiles, fond transparent où s’inscrivent par moment des ombres signifiantes. Il est vrai encore que le rythme de l’entreprise est allègre, et que Serge Hazavanicius (Fantasio) et Kamel Abdelli (Spark) s’en tirent avec une mention passable de la redoutable épreuve que constitue la célèbre scène d’auditions « Comme ce soleil couchant est manqué ». Il est vrai aussi que Vincent Ferniot en Marinoni travesti en Prince est crédible, et que Philippine Leroy-Beaulieu est bien jolie.
Hélas, pourquoi faut-il que le jeune réalisateur inculque à certains de ses artistes, et notamment à Michèle Oppenot, une gestuelle saccadée que rien ne me semble justifier ? Pourquoi transforme-t-il en partouze la scène du cabaret, allant trop loin et pas assez pour que la transposition soit recevable ? « Trop loin et pas assez », voilà comment je reçois certaines de ses initiatives, dont le seul mobile me semble avoir été le souci de tirer son épingle d’un jeu médiatique bien compris.
Ne soyons pas trop sévère : ce jeune homme de vingt-quatre ans est à suivre. Je lui ai fais passer ma carte. Mais c’est à l’épreuve qu’on devra le juger.
22.11.89 - Il est dommage que Jean Bois tienne à garder dans son vocabulaire le mot « caca ». De ses délires scatologiques d’antan, il ne reste que ces deux syllabes qui éclatent comme des pets nauséabonds dans un univers par ailleurs merveilleux de drôlerie et de poésie, pour le plus grand bonheur des oreilles, et aussi des yeux, car Jean Bois déguisé en Pierrot tout noir flottant dans un costume trop grand aux manches immenses, dont il use comme des ailes, comble le spectateur par sa présence unique, tellement étonnante que celle de Dominique Constantin, qui lui donne la réplique en Colombine toute vêtue de blanc, paraît pâle. Il faut dire que le prologue où il se transforme en précieuse ridicule du vingtième siècle pour fustiger son propre personnage est, au niveau de l’écriture, un petit chef-d’œuvre de « Scorpionisme » (tant pis si j’invente le mot) et à celui de l’exécution une époustouflante prouesse d’acteur.
Plus tard, au long de ce spectacle qu’il décrit lui-même comme « bâtard et bienheureux », ni pièce de théâtre, ni revue de music-hall, ni mimodrame, mais issu sans scrupules des trois, et qui est en vérité une succession… j’allais écrire de sketches, mais non, ces saynètes méritent un nom plus noble, certaines sont des joyaux, tel le « scandale à Saint Symphorien les Chalons », ou cette « Traviata » qui ne veut pas mourir ; plus tard donc, il y a des moments de baisse de tension. Je n’aime pas trop « La chèvre de Monsieur Seguin », un peu forcée pour mon goût.
Mais toujours, on reste sous le charme prodigieusement efficace de cette dialectique qu’il manie en permanence avec tant d’art, entre le comique, pas celui qui fait rire à gorge déployée, mais celui qui ravit profondément, qui met en joie, et… mais je m’aperçois que je l’écris déjà, autrement, L’ÉMOTION.
À travers son POST-SCRIPTUM : JE T’AIME, Jean Bois m’a rendu heureux, le temps de quelques moments d’une soirée de théâtre. Quel événement, n’est-il pas ?
Je voudrais noter les superbes éclairages du spectacle dont le générique ne cite pas l’auteur. Se serait-on passé d’un éclairagiste ?... et l’exemplaire sobriété d’un décor en forme de cycle à l’intérieur duquel s’inscrivent les objets nécessaires.
01.12.89 - Quelque part, en assistant à la QUERELLE DE L’ÉCOLE DES FEMMES que Joël Dragutin propose au Théâtre 95 de Cergy, on pense à LA BAIE DE NAPLES. Même principe de gens qui causent entre eux sans anecdote. Naguère ils mangeaient, assis autour d’une table. Ici ils ont des verres à la main. C’est un cocktail, au Grand Siècle. Ils sont vêtus d’époque, poudrés et emperruqués. Ils glosent sur L’ÉCOLE DES FEMMES, la pièce de Molière qui vient de déclencher un beau scandale.
On pense aussi (c’est la deuxième fois en peu de temps) au MAITRE ET SERVITEUR de J. - F. Prévand, puisque les répliques échangées sont de Boileau, Bossuet, Boursault, Chapelain, La Fontaine, Molière lui-même (on joue presque sa CRITIQUE DE L’ÉCOLE DE FEMMES intégralement et des bricoles de L’IMPROMPTU DE VERSAILLES), Racine, Robinet, etc. etc. j’en passe…
L’érudit peut s’amuser à repérer de qui est quoi. Mais il aura du mal, car le metteur en scène Dragutin a curieusement sabordé le propos du dramaturge Dragutin en inculquant aux acteurs assez moyens, qu’il a engagés, de courir la poste à une vitesse de filage de texte pour « italienne ». On reste abasourdi par ce rythme à l’accéléré qui gomme toute possibilité de s’accrocher à des gros plans d’idées, et c’est dommage. Car les « morceaux choisis » sont intéressants, du moins pour qui connaît L’ÉCOLE DES FEMMES par cœur, ce qui est mon cas, mais peut-être pas celui de tout le monde. Que peuvent comprendre à ce « jeu » les ignorants de l’œuvre qui justifient le spectacle. Pas grand-chose, me semble-t-il. Ils verront des gens parler avec outrance, voire grimaces, presque caricaturalement d’un spectacle contesté par les uns, encensé par les autres. Difficile pour eux de se repérer.
Décor assez efficace de Michel Jouven ( ?). Distribution de sept personnes moyennes, je l’ai dit. Nathalie Alexandre, que je connaissais d’Anne Delbée, m’a paru exécrablement agaçante. Je ne sais pas qui de Françoise d’Inca ou d’Élisabeth Tual m’a paru fine, amusante, à l’aise dans l’ironie, mais c’est l’une des deux. L’autre d’ailleurs est convenable. Tous les hommes sont médiocres, sauf le petit gâte sauce qui ouvre et ferme les portes.
04.12.89 - Serge Valetti se commet au lycée Fénelon dans les « MÉMOIRES DES LYCÉES ET COLLÈGES ». Cela s’appelle SALLE XIII et il affirme que pas un mot n’est de lui, mais de Lacan. Il imite effectivement le maître, cigare allumé au bec, écrivant au tableau noir des comparaisons telles que « Le non dupe erre » et « Le nom du Père » ! Déroulant des raisonnements tortueux et paradoxaux. C’est un plaisant divertissement pour intellectuels avertis.
20.01.90 - Cette fois-ci, nos amis du Centre Dramatique de La Courneuve ont pris Patrice Bigel comme metteur en scène et, sous la houlette de ce (d’abord) chorégraphe, les excellents comédiens dociles et modelables que sont Marc Allgeyer, Dominique Brodin, Damiène Giraud, Jean-François Maennon, Jean-Luc Mathevet et Jean-Pierre Rouvellat (qui a beaucoup minci), ont retrouvé une rigueur hautement professionnelle et une vigueur, une netteté, une célérité dans les mouvements qui sont tout à fait performantes.
Malheureusement, l’œuvre qu’ils servent avec tant de talent est HISTOIRE DU SOLDAT, de Stravinsky et Ramuz, dont, décidément, je déteste la musique, et dont l’anecdote me paraît inintéressante au possible. Au moins Bigel n’a-t-il pas tenté de la rendre intelligible, à tel point que par moments son spectacle s’efface totalement. On n’a plus à se mettre sous la dent que l’orchestre du Conservatoire National d’Aubervilliers La Courneuve, composé de professeurs, qui, sous la baguette de Jean-Charles Chevale, fait ce qu’il peut avec la partition.
Voilà, c’est une représentation PARFAITE et inutile. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec ce que le programme appelle « ce chef-d’œuvre du vingtième naissant » devenu une sorte de « classique », en même temps qu’il demeure totalement atypique ? Je dois avoir une case fêlée !
17.01.90 - Justement il y a trois jours, j’avais eu la même sensation avec LE PATIO, « l’histoire fantastique et chantée de quatre personnages venus explorer le labyrinthe d’un patio », conçu musicalement et interprété par le « Quatuor vocal NOMAD », Vincent Audat, Valéry Joly, Marie-Claude Vallez et Jean-Yves Panafiel, mis en scène au Théâtre du Lierre par Farid Paya : sensation de me trouver devant un objet PARFAIT, et vide de toute substance émotionnelle. Où sont DÉSORMAIS ? Et L’OPÉRA NOMADE ? Moins techniquement aboutis certes, mais tellement plus chaleureux que ce concert admirable et sec.
« On ne sait pas définir le spectacle », disait (avec un brin d’auto complaisance) Farid Paya à la sortie. Théâtre musical ? Certainement pas. Ce n’est pas parce que des chants sont proférés avec une certaine gestuelle et une mise en scène qu’ils sont théâtralisés. D’autant plus qu’ils sont sans lien les uns avec les autres. Il n’y a pas de continuité dans PATIO. Récital avec mise en place ? Oui, c’est plutôt vers une rénovation de la façon de rendre attractif un concert qu’il faut chercher. Mais est-ce que j’ai envie de me creuser la cervelle ? Et me l’a-t-on demandé vraiment ?
15.01.90 - Foin de l’ordre chronologique, il y a quelques jours j’ai vu au Marie Stuart le MORDS DONC ! de Didier Lafaye, qu’il joue seul avec un brio que je n’aurais pas attendu de son physique d’employé de bureau modeste. Il me fait penser à René Lefèvre, un acteur de mon enfance qui était l’expression même de la modestie. Il définit son spectacle comme une série de « comi-chroniques de fin de siècle », ajoutant que Shakespeare est mort, Voltaire est mort, Molière est mort, « et moi-même je ne me sens pas très bien ».
En fait, Didier Lafaye se raconte de la naissance à l’exaspération, avec en contrepoint des saynètes parfois proches du café-théâtre où il s’exhibe, un interminable monologue téléphonique comme nous en avons tous vécu avec des administrations.
Il y a dans le spectacle un air qui flotte de philosophie populaire bon enfant plein de charme. Et, je dirai, de simplicité… une très agréable réflexion sur ce que nous sommes.
25.01.90 - En assistant à Montluçon au spectacle de Branlotin, Nigloo et un certain Ahmed P. Braskhi, « Le sang mêlé de la mer », je ne pouvais m’empêcher de rêver à tout ce que Bartabas avait perdu en réduisant Zingaro à un théâtre seulement équestre. Car on mesure en contemplant cette série de merveilles esthétiques à quel point l’apport de ces poètes de l’image et du son aurait pu être essentiel dans l’avenir, pour renouveler les spectacles d’un ensemble que le travail en profondeur sur le cheval ne suffira sûrement pas demain ou après-demain à modifier attractivement aventure après aventure.
Dans la confidence d’un chapiteau de cent places, KRILL (c’est ainsi que les trois protagonistes ont baptisé leur entreprise) nous offre un magnifique voyage entre mer et rêve, qui ne se raconte pas car il ne comporte pas d’anecdote, et pourtant il y a comme une continuité entre les tableaux qui nous sont montrés. J’ai pensé à LA STATION DEBOUT quand j’ai vu le combat entre deux insectes de bronze, sortes de monstres préhistoriques en réduction. Pourquoi ? Peut-être parce que, investi par le son de la mer déchaînée que nous distille la sono, apaisée seulement de loin en loin quand Ahmed dit un de ses poèmes, soutenu par le violoncelle de Branlotin), c’est comme si le souffle du passé et du devenir du monde passait sur moi, m’enveloppait secrètement, subtilement, magiquement.
Tout est magique dans ces soixante-dix minutes où la débauche de l’imagination créatrice s’épanouit en un tout très original, quoique fait d’éléments que les esprits chagrins reconnaîtront empruntés ici et là : le feu, les bougies, les matières travaillées artisanalement, métalliques pour la plupart, œuvres de forgerons, et puis les projections d’images, poissons, oiseaux, défilant sur des écrans transparents entourant la piste au-dessus de laquelle sont suspendus des gréements de navire, cordages, chaînes, vigies. Tout cela est mis en scène avec une habileté de vieux routiers du cirque que ne désavouerait pas ARCHAOS, à qui on pense aussi parfois, et un souci de toujours tenir le spectateur en haleine, sous le charme. En fait, la qualité de la prestation inspirerait le mot « élitaire », mais on ne s’ennuie jamais.
Et puis, même si le lien entre les tableaux est la mer, et ses dangers, et ses fureurs (quand on pénètre sous le chapiteau, on passe par petits groupes dans un sas où l’on contemple quelques instants un cimetière marin en miniature, avant d’être conduit par une femme voûtée jusqu’à une place qu’elle vous octroie sur un banc inconfortable), le « discours » qu’on vous tient est tellement « symboliste » (si j’ose dire) que je ne vois pas pourquoi le dernier des analphabètes n’y puiserait pas SA lecture.
Voilà. Je ne sais pas si vous aurez compris grand-chose à ce que j’ai essayé d’exprimer ici. Le certain, c’est que j’ai vu quelque chose de très beau, du haut de gamme, du first class, et qu’il serait dommage que ce joyau ne connaisse pas des grands lendemains !
J’allais oublier de parler des quatre poèmes que dit, très bien, Ahmed. Ils sont beaux, en contrepoint de la violence sous-jacente au reste. Ce sont des plages de paix, un peu à côté du sujet… Mais que dis-je ? Y avait-il un « sujet », donc ?
27.01.90 - Il y a dans LA GENÈSE de Jean-Louis Heckel, spectacle qui lui a été inspiré par une « retraite » dans le Sahara, des choses superbes. La voiture truquée qu’il a reconstituée, et qui est supposée être ensablée dans des dunes qui font un peu trop carton-pâte, est très belle. La lézard marionnette qui vient de loin en loin contempler le journaliste égaré, qui n’a pas encore pris conscience de la gravité extrême de sa situation, est adorable. Plein de petits gadgets soutiennent le rythme et l’intérêt.
Acteur seul en scène, Jean-Louis Heckel n’est pas encore très à l’aise, mais il fait bien passer l’évolution entre le personnage terre-à-terre sûr de lui du début et celui qui, peu à peu troublé par des faits étranges qui font ressurgir toute la mythologie des mystères de la création, se sera laissé investir par le sacré et par conséquent par la mort, au terme d’un combat pour la survie qu’il savait peut-être perdu d’avance.
Reste que, malgré la participation de marionnettes avec lesquelles il « dialogue », il est pendant plus d’une heure à parler seul en scène et que, par moments, ses discours ressemblent à des tunnels. D’autant plus qu’Alain Gautré, qui a rédigé le fruit de ses improvisations, n’a pas su transposer poétiquement ni sa diatribe sur la façon dont les journalistes nous informent (trop d’allusions directes à des faits réels, ce n’est plus du théâtre, c’est de la critique de meeting) ni son interminable évocation de toutes les « grandes » figures qui, dans l’Histoire, ont mythifié le désert en mystifiant ceux à qui ils le racontaient. On a l’impression qu’il ne s’est pas donné la peine de chercher des équivalences aux mots qu’on prononce dans le quotidien, mais qui rabaissent les propos quand ils sont théâtralisés. Son texte n’est jamais vraiment beau et il est souvent à la limite du vulgaire.
Et puis, il y a autre chose qui tient à l’ambiguïté du discours tenu, qui est imprégnée de culture judéo-chrétienne, mais qui, en même temps, ne m’a pas semblé l’assumer vraiment sans que pour autant une distance ou une critique aient été esquissées. Ceci est au niveau de l’impression. Je ne saurais pas bien expliquer pourquoi j’ai ressenti ce léger malaise.
Voilà. La mise en scène de Babette Masson est sans doute une mise en place. Elle est exacte. Le cyclo sur lequel s’allument les étoiles (et pas la lune, qui fait cependant l’objet d’une invocation personnalisée), gagnera à être tendu davantage, et il me semble que moi, je mettrais du vrai sable en quantités sur le sol vallonné qui semble avoir été réalisé pour un opéra comique de province.
Avignon 91 – re- Jean Louis Heckel : N’en déplaise à Jean-Louis Heckel, qui semble surpris quand je lui dis que Monique Bertin aimera beaucoup son Kabaret Bouffon, j’entends au niveau du contenu, car, en ce qui concerne le contenant, il est d’ores et déjà satisfaisant, ne requérant que quelques resserrements et, par moments, un peu moins de truculence extériorisée par des cris et des borborygmes, il faut qu’il soit lucide avec lui-même : la fascination qu’exerce sur lui (et sans doute Babette Masson, mais c’est surtout lui qui m’en a souvent parlé) le personnage de Job n’est pas innocente. Deux paramètres me semblent révéler ses préoccupations intimes : celui du dialogue direct entre un homme et Dieu. Autrement dit, il s’agit de la Foi avec un grand F. Et du fait lui-même de CROIRE, qui ne peut, disent les prêtres eux-mêmes, venir que d’une révélation : aucun raisonnement ne peut y conduire. « Dieu est mort », fait-il dire plusieurs fois à son personnage. Je pense que cette question de la « connaissance » angoisse, quelque part, le couple, qui pose la question à travers Job, enjeu d’un pari entre Dieu et le Diable (serviteur de Dieu, ne l’oublions pas), qui jouit et perd du privilège d’avoir la communication directe avec en Haut. Et puis, l’autre paramètre, c’est celui de la soumission : faut-il féliciter Job de continuer à louer le Seigneur quand celui-ci le frappe de mille calamités ? La bible pose évidemment la question pour que chacun y réponde à sa manière, mais poser la question est déjà à soi seul un révélateur. N’oublions pas que, sur le chapitre de l’obéissance, le Dieu des Juifs est intraitable.
On me rétorquera que, traiter de ce mythe à travers de jeux de bouffons revient à le démystifier, à rendre dérisoires les questions fondamentales qu’il pose. Voire : le spectacle que j’ai vu m’a irrésistiblement fait penser à ceux que nous montions à la Sorbonne, lorsque j’étais « Théophilien », groupe qui se consacrait au théâtre du Moyen Age. « Le Miracle de Théophile », « Le jeu d’Adam et Ève », qui chantaient bien sûr, finalement, la gloire de Dieu, n’étaient finalement pas exempts de truculence et de personnages exprimant le point de vue de l’anti-Dieu. L’Église, avant de s’en méfier, s’est servie du théâtre, et aujourd’hui qu’elle a introduit la langue vulgaire et le rock dans ses cérémonies, histoire d’être « jeune, dynamique » et de retrouver l’œcuménisme, je la verrais très bien s’emparer de ce Kabaret Bouffon pour qu’il serve de tremplin à des débats… D’autant plus qu’il a le mérite de montrer la mort comme une issue souhaitable aux souffrances de la vie. On est loin de ce que MOI j’exprime, quand je dis que la mort est la chose la moins satisfaisante de la vie.
François Frapier incarne remarquablement bien le personnage de Job, ou plutôt le bouffon (acteur et bouffon deviennent ici synonymes) qui joue Job. Il a un art parfait de passer de l’interprète à l’interprété, avec netteté, humour, et, disons le mot, distance. Les trois autres hommes et la fille de la distribution en font, me semble-t-il, un peu trop et pas toujours avec ordre. Il faut qu’ils jugulent leur tentations d’improvisation. La scénographie est d’une apparente simplicité avec une scène nue cernée de par un rideau truqué (dont la saleté, même si elle fait écho à Job dans son fumier, m’a choqué) et quelques agrès. Le texte est celui de la bible. J’aimerais savoir de qui sont les répliques additionnelles…
05.10.91 - Retour à Paris. Sceaux. Les Gémeaux. En assistant à la représentation des FABLES DE LA FONTAINE, réalisation de Laurence Février, je ne sais pas pourquoi l’idée m’a traversé l’esprit, sans raison logique, qu’il y avait un rapport entre ce type de spectacle et… la désaffectation des Français pour le suffrage universel.
Bernard Anberrée a conçu un sol en losange incliné joliment bariolé, qui s’avance en éperon dans la salle et mesure au bas mot dix mètres sur dix. C’est l’Atelier Théâtral de Bourges qui a assuré la réalisation de cet environnement luxueux, sur lequel on trouve un piano, quelques sièges, et au-dessus duquel plusieurs lustres s’allumeront si tardivement que, naïf, j’ai cru un moment qu’il y avait une panne. Évelyne Guillin a conçu les costumes, qui sont, en tous cas en apparence, d’un parfait classicisme.
La pauvre Susana Lastreto, celle pour laquelle j’avais entrepris ce voyage puisqu’il est question qu’elle remplace Babette Masson dans la Mère UBU, était carrément empotée dans sa jupe trop lourde. Cinq personnes, trois femmes, la Susana ci-dessus nommée, Elisabeth Catroux et Anabel de Courson, et deux hommes, Francis Arnaud et Jean-Robert Viard, vont et viennent mollement sur cet espace et, chacun à son tour, récitent une fable. Il y en a trente-six. Cela dure une heure vingt. C’est parfois drôle, souvent ennuyeux, absolument pas novateur : on est en face d’une poétique de luxe à propos de laquelle je n’ai pas lu une dramaturgie.
Heureusement, à la fin, une petite fille de Sceaux vient dire « Le Corbeau et le Renard ». Elle recueille les applaudissements que la troupe feint de prendre en compte. « Le Renard et les Raisins » bénéficie d’un sort particulier. La fable est chantée en chœur dans un registre sautillant que je croyais oublié depuis trente ans. Alors, vous me direz, Susana Lastreto peut-elle jouer la Mère Ubu ? Sans doute si elle est bien dirigée. Ici, je l’ai trouvée singulièrement extérieure.
Et puis, autre question, Houdart a-t-il raison de monter, aussi, des fables de La Fontaine ?
« Célébration » serait un mauvais mot. Il s’agit plutôt d’une dénonciation : à l’Île « Bourbon », devenue « Réunion », il n’entra guère dans la tête des Blancs, y compris révolutionnaires, que cet événement puisse concerner les Noirs. Il y eut certes un décret de la Convention qui décréta l’abolition de l’esclavage. Mais non seulement il fut peu appliqué, de surcroît même les Noirs libres étaient contestés dans leur quête d’égalité avec les peaux pâles. L’idée que dans une pièce de théâtre les personnages noirs soient incarnés par des gens de couleur était viscéralement insupportable aux Blancs.
Emmanuel Genvrin nous le montre en nous faisant assister aux répétitions d’une œuvre de Madame de Gouges, révolutionnaire parisienne de salon, intitulée L’ESCLAVAGE DES NÈGRES. Son travail est très efficace, très vivant, et la troupe fait preuve d’une grande vitalité, surtout le merveilleux petit Arnaud Dormeuil. Il y a de la musique, très bien interprétée et chantée en direct sans sono, une fête au cours de laquelle les spectateurs deviennent un peu acteurs, des mouvements : il faut changer de place après quelques minutes de jeu. Bref c’est animé, jamais ennuyeux, un peu répétitif dans le serinage de la leçon, mais ne nous plaignons pas de l’existence d’un contenu. Cela finit un peu en mineur dans la mélancolie. Vérité historique oblige.
05.11.89 - Le truc de Muche, dans son personnage de locataire d’un immeuble où la concierge et les voisins sont omniprésents, c’est d’employer un mot pour un autre, ce qui provoque un effet comique qu’elle réussit à rendre populaire, alors que le procédé suppose évidemment une certaine culture et en tous cas un vocabulaire étendu.
Dans POUH qu’elle joue dans un restaurant avant l’heure du service dans des conditions intrépides d’artisanat, elle lit son courrier, monologue, dialogue en réponse à des questions qu’on devine. Et puis elle se couche et rêve qu’elle est Marilyn Monroe. Elle apparaît travestie en vedette et je n’emploie pas le mot « travestie » par hasard, car elle semble si masculine quand elle incarne la femme qui fut sans doute la plus féminine de l’histoire du cinéma, qu’elle a l’air, curieusement, d’un travelo ! On jurerait un homme folle tordue. Étrange.
Cela dit le spectacle, qui dure une petite heure, se laisse voir gentiment.
08.10.89 - Moi, quand au bout d’une heure trois quarts de spectacle, la lumière se rallume dans une salle où on est très mal assis et que la voix d’Émile Herlic vous annonce qu’il est PROPOSÉ aux spectateurs vingt minutes d’entracte, qu’est-ce que je fais ? Devinez. Voilà. Je n’ai donc pas vu la deuxième partie du DESTIN GLORIEUX DU MARÉCHAL NNIKON NNIKU de Tchicaya U Tamsi, mis en scène par Gabriel Garran au Théâtre Boris Vian de la Grande Halle de la Villette. Pourtant, s’il n’y avait pas eu cet entracte, je serais sûrement resté jusqu’au bout car le travail de Garran, sur cette œuvre simpliste, est ingénieux, bourré d’inventions, et on ne s’ennuie pas.
L’auteur s’est sûrement inspiré du personnage de Bokassa pour dénoncer les dictatures africaines cruelles et kafkaïennes. Le sujet vaut ce qu’il vaut. Écrite par un Noir, cette critique manichéenne est plus recevable que si un ex-colon avait traité le sujet. Reste qu’elle reste au ras des pâquerettes et ne s’élève pas vers une réflexion. Voilà. Je ne me suis pas ennuyé.
11.10.89 - Je ne sais pas très bien ce qu’ont voulu faire Éric Didry, Sophie Meriem et Gilbert Rouvière avec leur COUP DE SANG, nous faire rire avec leur histoire de vampire ou nous faire frémir ? Dans les deux cas, c’est raté, sauf que le spectacle que le Zinc Théâtre nous propose à la Bastille se laisse voir sans ennui.
Il est très au point techniquement et on admire les deux actrices et les quatre acteurs qui, à un certain moment, se frayent des trajets périlleux entre des verres répartis sur le sol sans en reverser aucun. L’eau, le liquide, joue un grand rôle dans la performance et les protagonistes s’en aspergent vigoureusement. Cela correspond-il à une symbolique ? Mystère pour moi.
Autrement, après les nombreux films consacrés aux vampires que j’ai vus dans ma vie, je ne peux pas dire que ce spectacle m’ait révélé quoi que ce soit. Seule innovation par rapport aux modèles du genre, nous ne sommes pas ici dans un château sinistre au fond d’une mystérieuse forêt, mais apparemment dans une station estivale avec une piscine et les trois murs qui constituent le décor sont clairs..
10.10.89 - Si Patrice Bigel ne ment pas dans sa présentation de FLAGRANT DÉLIT DE MENSONGE qu’il propose à l’ARTISTIC ATHÉVAINS, en affirmant que les textes dits dans le spectacle sont le fruit des improvisations des artistes, cinq filles et trois garçons (la proportion mérite d’être soulignée), s’ils n’ont vraiment été que transcrits par Valérie Deronzier, alors chapeau, car ce qu’on entend ne ressemble en rien à ce qui est habituel dans ces cas-là. « Parfois je ne sais plus d’où viennent ces textes, de la rue, des coulisses, de la scène, de moi ? » Ouais.
C’est bien, en tous cas, très bien, spectacle de danse théâtralisée ou de théâtre avec gestuelle si exacte qu’on dirait de la danse, dans un univers quelque part entre un TARATATA réussi et un JE VOULAIS DIRE QUELQUE CHOSE MAIS QUOI ?, spectacle essentiellement moderne sur l’incommunicabilité, la « politique » à propos d’un traité de paix introuvable, et celle de la vie, entre des êtres, plus que jamais ici « îles de solitude au milieu du monde ».
J’ai quand même regardé ma montre deux ou trois fois, mais dire que je me suis ennuyé serait trop. En fait, la perfection de l’entreprise la rend peut-être un peu froide. On n’y fonctionne pas du cœur.
Reste que ce spectacle, et d’ailleurs aussi celui dont je viens de rendre compte précédemment, relève d’un genre qui a tendance à prendre du poids. La musique y fige l’improvisation verbale et gestuelle selon les canons du lyrique, sauf que c’est la bande-son qui commande et non plus un chef d’orchestre vivant. Importante nuance.
13.10.89 - Je n’ai pas grand-chose à dire sur LE CHEMIN SOLITAIRE de Schnitzler qui se joue au ROND-POINT dans une mise en scène sobre de Luc Bondy, dont la principale originalité est le dispositif en éperon imaginé par Richard Peduzzi, qui a dû se creuser la cervelle pour transposer dans le chapiteau (luxueux mais tout de même…) des Renault Barrault un texte écrit de toute évidence pour un théâtre à l’italienne classique.
L’œuvre s’écoute comme du Tchékhov, mais ce n’est pas du Tchékhov. Il y manque la densité, même si, parfois suinte une certaine émotion. Il faut rendre hommage à l’actrice Bulle Ogier. Pour moi, le spectacle, ennuyeux auparavant, s’est mis à vivre, à décoller avec son entrée. André Dussolier, Didier Flamand font ce qu’ils peuvent pour être bouleversants. Edith Scob parvient à être agaçante.
19.10.89 - Quelle déception ! Moi qui avais tellement aimé l’an dernier le joli spectacle Maeterlinck de Françoise Merle, pourquoi a-t-il fallu qu’elle traite son EBERHARDT ISABELLE d’une façon aussi terroriste ?
Au sol, un tapis arabe, avec quelques traînées de sable. Aux murs, un austère crépi uni. Des éclairages à se crever les yeux parfois, signifiants de l’éclat du désert à d’autres moments. Et dans ce décor, une femme, cheveux ras, Irina Dalle, dit le texte sans le jouer, le murmure, inaudible au début et à la fin, comme si un lointain horizon saharien le proposait puis s’en ré-emparait. Monocordie, le seul sentiment que laisse passer l’actrice est le désespoir. Mais bougre de bougre, elle avait de la santé, que je sache, cette bonne femme virile qui avait voulu partager l’univers des Touaregs, et c’est la trahir que la montrer pleurnicharde parce qu’un oued va l’engloutir.
Bref, je me suis fait chier à la salle Christian Bérard de l’Athénée. Chier ! Chier ! Chier !
19.10.89 - Sacré Mesguich ! Sacré faiseur de Mesguich qui fait délirer Cournot avec sa façon de présenter TITUS ANDRONICUS. Notre illustre critique trouve que c’est une grande pièce. Ouais : au Grand Guignol elle aurait fait merveille et je suis sûr que Jean-Luc Courcoult aurait trouvé des effets spéciaux sublimes pour rendre spectaculaires la langue et les membres mutilés de Lavinia, la main coupée de Titus, le corps du captif brûlé en sacrifice etc.
Mesguich n’a pas travaillé dans l’hémoglobine mais je ne crois pas qu’il ait pris l’œuvre très au sérieux. J’ai en tout cas gloussé plusieurs fois. Et puis, il faut bien le dire, je ne me suis pas ennuyé à ce Shakespeare simpliste, quoi que je n’aie pas perçu, comme l’autre, en quoi il annonçait HAMLET ! C’est que Mesguich lui a infligé un traitement de choc THÉATRAL avec un rythme d’enfer, chaque tableau étant montré vigoureusement en séquences séparées par un baisser et un lever rapides du rideau d’avant-scène.
Dans un décor étrange, sorte de coupole de bibliothèque renversée, mais ce pourrait être un sas de vaisseau spatial, baroque en diable, beau, je dois dire, les personnes entrent et sortent, vivement comme l’affectionne Mesguich, mais cette fois-ci sans (trop de) gratuité. La linéarité des intrigues a dû inspirer à l’adaptateur (il faut bien que les droits d’auteur tombent !) metteur en scène un certain premier degré dans ses indications aux artistes. Nous sommes aux antipodes de LORENZACCIO ! Cela ne l’a pas empêché de mêler les époques. Si les protagonistes principaux sont vêtus « assez classiques », de-ci de-là passent des « philosophes » vêtus moderne et noir et cravatés. L’un d’eux débite quelques réflexions signifiantes avec distance. Il y a aussi deux aquariums où végètent longuement, dans l’attente de leur sort, les fils de Titus, ceux dont la Reine des Goths livrera la tête (seule) à son vainqueur…
Que dire d’autre ? Je crois que ça va très bien marcher. Je crois que c’est un produit très bien empaqueté assaisonné à la sauce « grand faiseur ». Mesguich est un « winner » fabriqué dans les usines de STAR JOB. Ce qu’il propose a la qualité parfaite de ces plats cuisinés qu’on réchauffe au micro-ondes.
20.10.89 - Voici donc au Théâtre de la Plaine… et, soit dit, pour trois mois (inch’Allah ! Il faut qu’il soit très grand !) l’IMBROGLIO « à zapper » du « plus
méchant des Maclôma » (je cite), j’ai nommé Guy Pannequin. Si vous espérez qu’on vous donnera un zappeur à l’entrée, vous vous mettez le doigt dans l’œil : il fallait comprendre, deviner, que le zappage était truqué, octroyé par le tout-puissant metteur en scène qui ne vous en accorde même pas, à vous spectateur, la fiction. Pourquoi le ferait-il ? Il vous méprise puisqu’il vous a mystifié dans sa publicité et qu’il ne se donne même pas la peine, au début de son spectacle, de vous annoncer la couleur. Au contraire, un journal lumineux vous confirme dans vos droits. J’ai même un moment rêvé que la distribution des instruments allait accompagner le défilé des mots. Mais ce n’étaient que des mots et c’est sans mon avis que le spectacle a commencé par « le prestidigitateur ». Quelques numéros simples, le B.A BA de ce métier, exécutés par un garçon au sourire figé et une nana qui ne sera que plus tard à son aise.
Ce numéro s’éternise, puis sifflements sirènes « ON » a zappé. L’écran annonce « Le Concert de l’Auguste », et là apparaît Guy Pannequin, flanqué d’une gonzesse faire-valoir qui glose insupportablement dans un italien qui n’est même pas du « grommelo ». Il s’est peint le visage en noir, s’est (volontairement, sûrement) infligé d’exécuter un personnage qui n’est pas le sien. J’ai hésité à penser que ce fut lui tant il était mauvais. MAUVAIS. Presque amateur ! Nous sommes à vingt-cinq minutes du début : pas un rire dans la salle, sauf ceux forcés des « amis ». Et puis, il y a un joli petit ballet entre une autruche et un pingouin. Agréable moment : le pingouin a quelque chose de Philippe Azoulay. Presque sa poésie… C’est le « ballet chinois ». IMBROGLIO signifie que tous les paramètres vont s’entrechoquer. « ON » zappera de plus en plus souvent, ce qui créera quelque chose comme une folie. Hélas, cela ne donne qu’une impression de bordel FIGÉ, SANS VIE, SANS AME.
Les partenaires qui entourent Guy Pannequin dans cette affaire ne sont pas mal. Il y a notamment une fille, qui se fait découper dans une boîte à la manière de Mona dans BYE BYE SHOW BIZ, moins bien mais tout de même pas mal, qui a de l’abattage et des trucs malgré un physique ingrat : Françoise Pinkwaser.
Mais il est clair, lumineux à voir ce spectacle que Guy plus Philippe plus Alain plus Henri faisaient à eux quatre des grands Maclôma. On pouvait penser que, REPASSEUSE le laissant supposer, Guy pouvait maintenir le nom au-dessus de l’eau où il noyait les autres. Avec IMBROGLIO, qui ne tient aucun discours capable de me toucher, qui n’est qu’un exercice raté de virtuosité, de surcroît malhonnête dans sa conception médiatique, les MACLOMA me semblent voués à sombrer dans l’armoire aux souvenirs ! Hélas ! J’allais oublier, suprême déchéance pour des clowns, qu’on cause beaucoup dans le spectacle, en anglais, en italien, mais qu’il y a un bruiteur à vue génial, un Malcolm, que Guy s’est fait aider pour « l’écriture » par un certain Bernard Bonech, et qu’il y a un metteur en scène, Dominique Lardenois. Ca fait un bon lot de metteurs en scène à avoir ramé…
22.10.89 - Anita Picchiarini, qui a fondé le SIROCCO THÉATRE en septembre 88, est une jeune femme pleine d’autorité, qui a compris que pour se faire remarquer dans le paysage médiatique de notre temps, il importait qu’elle déracine les œuvres qu’elle montait en les exilant de tout environnement naturel. La combine n’est pas nouvelle. Dès les années soixante, Bourseiller avait traité une pièce de Tennessee Williams écrite pour être jouée dans une cabane de bois tropicale suintant de sueur, en situant l’intrigue dans le décor d’un cabinet de dentiste suédois. Claude Régy s’attaquant aux PRODIGES de Vauthier, dont le mobilier était minutieusement décrit, avait imaginé que la joute oratoire se passait sur une aire de jeu vide entre des rangées de spectateurs qui passaient la soirée à se lorgner.
Pour mettre en scène KARAMAZOV, Anita Picchiarini a réalisé une sorte d’arène tauromachique carrée, avec de la terre sableuse au sol. Les personnages de Dostoïevski s’y affrontent un peu à la manière dont Jean-François Prévand avait jadis opposé « Maître et Serviteur ». Dans l’esprit de la réalisatrice, l’arène est l’espace « que les hommes ont toujours choisi pour mettre en scène le spectacle du meurtre. » Pourquoi pas ?
L’ennui, c’est qu’on ne fait pas innocemment tenir KARAMAZOV en deux heures et quart. On ne peut en donner qu’un « digest ». Or, paradoxalement, et malgré l’agitation forcenée des artistes, le survol paraît longuet. Il n’est à mon avis pas aidé par l’apport musical d’ARS NOVA. Et puis, malgré les efforts de la conceptrice, la Russie éternelle ne parvient pas à être gommée du spectacle qui oscille ainsi entre deux eaux. Bref, ce n’est pas très satisfaisant.
01.11.89 - À l’occasion d’un colloque à Tunis, j’ai revu le CANDIDE de Renata Scant, que j’avais vu à Grenoble dans de mauvaises conditions. Maintenant, le spectacle roule. Il contient des morceaux de bravoure spectaculaires, certains un peu trop visiblement inspirés, comme le combat à la tronçonneuse par exemple, et même quelques grands moments.
Mais dans l’ensemble, il ne tient pas vraiment la route. Les monologues notamment, dans lesquels les personnages racontent leurs aventures lorsque le hasard réunit ceux dont les trajets avaient divergé, font terriblement tunnels. Peut-être aurait-il fallu utiliser davantage le petit journal dessiné qui, sur un côté de la scène, défile par moments devant nous, comme ouvrant sur le monde une jolie et claire fenêtre. Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que l’ensemble ne décolle pas du niveau de la décentralisation. Sympa. Ce n’est pas la classe internationale.
05.11.89 - Si ce jeune homme, Richard Bean, qui vient de monter FANTASIO de Musset au Théâtre Rutebeuf de Clichy, sait garder sa tête froide et ne pas tomber dans le piège de l’autosatisfaction que lui tendent certains critiques de grands journaux à travers des articles élogieux à l’excès, il se pourrait qu’il devienne intéressant.
Car il est vrai qu’il y a dans sa lecture de l’œuvre des moments imaginatifs. Il est vrai que la pièce à travers son prisme, se regarde et s’écoute. Il faut noter avec satisfaction que l’espace scénique est quasi-vilarien, plateau nu sur lequel « on » amène des accessoires utiles, fond transparent où s’inscrivent par moment des ombres signifiantes. Il est vrai encore que le rythme de l’entreprise est allègre, et que Serge Hazavanicius (Fantasio) et Kamel Abdelli (Spark) s’en tirent avec une mention passable de la redoutable épreuve que constitue la célèbre scène d’auditions « Comme ce soleil couchant est manqué ». Il est vrai aussi que Vincent Ferniot en Marinoni travesti en Prince est crédible, et que Philippine Leroy-Beaulieu est bien jolie.
Hélas, pourquoi faut-il que le jeune réalisateur inculque à certains de ses artistes, et notamment à Michèle Oppenot, une gestuelle saccadée que rien ne me semble justifier ? Pourquoi transforme-t-il en partouze la scène du cabaret, allant trop loin et pas assez pour que la transposition soit recevable ? « Trop loin et pas assez », voilà comment je reçois certaines de ses initiatives, dont le seul mobile me semble avoir été le souci de tirer son épingle d’un jeu médiatique bien compris.
Ne soyons pas trop sévère : ce jeune homme de vingt-quatre ans est à suivre. Je lui ai fais passer ma carte. Mais c’est à l’épreuve qu’on devra le juger.
22.11.89 - Il est dommage que Jean Bois tienne à garder dans son vocabulaire le mot « caca ». De ses délires scatologiques d’antan, il ne reste que ces deux syllabes qui éclatent comme des pets nauséabonds dans un univers par ailleurs merveilleux de drôlerie et de poésie, pour le plus grand bonheur des oreilles, et aussi des yeux, car Jean Bois déguisé en Pierrot tout noir flottant dans un costume trop grand aux manches immenses, dont il use comme des ailes, comble le spectateur par sa présence unique, tellement étonnante que celle de Dominique Constantin, qui lui donne la réplique en Colombine toute vêtue de blanc, paraît pâle. Il faut dire que le prologue où il se transforme en précieuse ridicule du vingtième siècle pour fustiger son propre personnage est, au niveau de l’écriture, un petit chef-d’œuvre de « Scorpionisme » (tant pis si j’invente le mot) et à celui de l’exécution une époustouflante prouesse d’acteur.
Plus tard, au long de ce spectacle qu’il décrit lui-même comme « bâtard et bienheureux », ni pièce de théâtre, ni revue de music-hall, ni mimodrame, mais issu sans scrupules des trois, et qui est en vérité une succession… j’allais écrire de sketches, mais non, ces saynètes méritent un nom plus noble, certaines sont des joyaux, tel le « scandale à Saint Symphorien les Chalons », ou cette « Traviata » qui ne veut pas mourir ; plus tard donc, il y a des moments de baisse de tension. Je n’aime pas trop « La chèvre de Monsieur Seguin », un peu forcée pour mon goût.
Mais toujours, on reste sous le charme prodigieusement efficace de cette dialectique qu’il manie en permanence avec tant d’art, entre le comique, pas celui qui fait rire à gorge déployée, mais celui qui ravit profondément, qui met en joie, et… mais je m’aperçois que je l’écris déjà, autrement, L’ÉMOTION.
À travers son POST-SCRIPTUM : JE T’AIME, Jean Bois m’a rendu heureux, le temps de quelques moments d’une soirée de théâtre. Quel événement, n’est-il pas ?
Je voudrais noter les superbes éclairages du spectacle dont le générique ne cite pas l’auteur. Se serait-on passé d’un éclairagiste ?... et l’exemplaire sobriété d’un décor en forme de cycle à l’intérieur duquel s’inscrivent les objets nécessaires.
01.12.89 - Quelque part, en assistant à la QUERELLE DE L’ÉCOLE DES FEMMES que Joël Dragutin propose au Théâtre 95 de Cergy, on pense à LA BAIE DE NAPLES. Même principe de gens qui causent entre eux sans anecdote. Naguère ils mangeaient, assis autour d’une table. Ici ils ont des verres à la main. C’est un cocktail, au Grand Siècle. Ils sont vêtus d’époque, poudrés et emperruqués. Ils glosent sur L’ÉCOLE DES FEMMES, la pièce de Molière qui vient de déclencher un beau scandale.
On pense aussi (c’est la deuxième fois en peu de temps) au MAITRE ET SERVITEUR de J. - F. Prévand, puisque les répliques échangées sont de Boileau, Bossuet, Boursault, Chapelain, La Fontaine, Molière lui-même (on joue presque sa CRITIQUE DE L’ÉCOLE DE FEMMES intégralement et des bricoles de L’IMPROMPTU DE VERSAILLES), Racine, Robinet, etc. etc. j’en passe…
L’érudit peut s’amuser à repérer de qui est quoi. Mais il aura du mal, car le metteur en scène Dragutin a curieusement sabordé le propos du dramaturge Dragutin en inculquant aux acteurs assez moyens, qu’il a engagés, de courir la poste à une vitesse de filage de texte pour « italienne ». On reste abasourdi par ce rythme à l’accéléré qui gomme toute possibilité de s’accrocher à des gros plans d’idées, et c’est dommage. Car les « morceaux choisis » sont intéressants, du moins pour qui connaît L’ÉCOLE DES FEMMES par cœur, ce qui est mon cas, mais peut-être pas celui de tout le monde. Que peuvent comprendre à ce « jeu » les ignorants de l’œuvre qui justifient le spectacle. Pas grand-chose, me semble-t-il. Ils verront des gens parler avec outrance, voire grimaces, presque caricaturalement d’un spectacle contesté par les uns, encensé par les autres. Difficile pour eux de se repérer.
Décor assez efficace de Michel Jouven ( ?). Distribution de sept personnes moyennes, je l’ai dit. Nathalie Alexandre, que je connaissais d’Anne Delbée, m’a paru exécrablement agaçante. Je ne sais pas qui de Françoise d’Inca ou d’Élisabeth Tual m’a paru fine, amusante, à l’aise dans l’ironie, mais c’est l’une des deux. L’autre d’ailleurs est convenable. Tous les hommes sont médiocres, sauf le petit gâte sauce qui ouvre et ferme les portes.
04.12.89 - Serge Valetti se commet au lycée Fénelon dans les « MÉMOIRES DES LYCÉES ET COLLÈGES ». Cela s’appelle SALLE XIII et il affirme que pas un mot n’est de lui, mais de Lacan. Il imite effectivement le maître, cigare allumé au bec, écrivant au tableau noir des comparaisons telles que « Le non dupe erre » et « Le nom du Père » ! Déroulant des raisonnements tortueux et paradoxaux. C’est un plaisant divertissement pour intellectuels avertis.
20.01.90 - Cette fois-ci, nos amis du Centre Dramatique de La Courneuve ont pris Patrice Bigel comme metteur en scène et, sous la houlette de ce (d’abord) chorégraphe, les excellents comédiens dociles et modelables que sont Marc Allgeyer, Dominique Brodin, Damiène Giraud, Jean-François Maennon, Jean-Luc Mathevet et Jean-Pierre Rouvellat (qui a beaucoup minci), ont retrouvé une rigueur hautement professionnelle et une vigueur, une netteté, une célérité dans les mouvements qui sont tout à fait performantes.
Malheureusement, l’œuvre qu’ils servent avec tant de talent est HISTOIRE DU SOLDAT, de Stravinsky et Ramuz, dont, décidément, je déteste la musique, et dont l’anecdote me paraît inintéressante au possible. Au moins Bigel n’a-t-il pas tenté de la rendre intelligible, à tel point que par moments son spectacle s’efface totalement. On n’a plus à se mettre sous la dent que l’orchestre du Conservatoire National d’Aubervilliers La Courneuve, composé de professeurs, qui, sous la baguette de Jean-Charles Chevale, fait ce qu’il peut avec la partition.
Voilà, c’est une représentation PARFAITE et inutile. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec ce que le programme appelle « ce chef-d’œuvre du vingtième naissant » devenu une sorte de « classique », en même temps qu’il demeure totalement atypique ? Je dois avoir une case fêlée !
17.01.90 - Justement il y a trois jours, j’avais eu la même sensation avec LE PATIO, « l’histoire fantastique et chantée de quatre personnages venus explorer le labyrinthe d’un patio », conçu musicalement et interprété par le « Quatuor vocal NOMAD », Vincent Audat, Valéry Joly, Marie-Claude Vallez et Jean-Yves Panafiel, mis en scène au Théâtre du Lierre par Farid Paya : sensation de me trouver devant un objet PARFAIT, et vide de toute substance émotionnelle. Où sont DÉSORMAIS ? Et L’OPÉRA NOMADE ? Moins techniquement aboutis certes, mais tellement plus chaleureux que ce concert admirable et sec.
« On ne sait pas définir le spectacle », disait (avec un brin d’auto complaisance) Farid Paya à la sortie. Théâtre musical ? Certainement pas. Ce n’est pas parce que des chants sont proférés avec une certaine gestuelle et une mise en scène qu’ils sont théâtralisés. D’autant plus qu’ils sont sans lien les uns avec les autres. Il n’y a pas de continuité dans PATIO. Récital avec mise en place ? Oui, c’est plutôt vers une rénovation de la façon de rendre attractif un concert qu’il faut chercher. Mais est-ce que j’ai envie de me creuser la cervelle ? Et me l’a-t-on demandé vraiment ?
15.01.90 - Foin de l’ordre chronologique, il y a quelques jours j’ai vu au Marie Stuart le MORDS DONC ! de Didier Lafaye, qu’il joue seul avec un brio que je n’aurais pas attendu de son physique d’employé de bureau modeste. Il me fait penser à René Lefèvre, un acteur de mon enfance qui était l’expression même de la modestie. Il définit son spectacle comme une série de « comi-chroniques de fin de siècle », ajoutant que Shakespeare est mort, Voltaire est mort, Molière est mort, « et moi-même je ne me sens pas très bien ».
En fait, Didier Lafaye se raconte de la naissance à l’exaspération, avec en contrepoint des saynètes parfois proches du café-théâtre où il s’exhibe, un interminable monologue téléphonique comme nous en avons tous vécu avec des administrations.
Il y a dans le spectacle un air qui flotte de philosophie populaire bon enfant plein de charme. Et, je dirai, de simplicité… une très agréable réflexion sur ce que nous sommes.
25.01.90 - En assistant à Montluçon au spectacle de Branlotin, Nigloo et un certain Ahmed P. Braskhi, « Le sang mêlé de la mer », je ne pouvais m’empêcher de rêver à tout ce que Bartabas avait perdu en réduisant Zingaro à un théâtre seulement équestre. Car on mesure en contemplant cette série de merveilles esthétiques à quel point l’apport de ces poètes de l’image et du son aurait pu être essentiel dans l’avenir, pour renouveler les spectacles d’un ensemble que le travail en profondeur sur le cheval ne suffira sûrement pas demain ou après-demain à modifier attractivement aventure après aventure.
Dans la confidence d’un chapiteau de cent places, KRILL (c’est ainsi que les trois protagonistes ont baptisé leur entreprise) nous offre un magnifique voyage entre mer et rêve, qui ne se raconte pas car il ne comporte pas d’anecdote, et pourtant il y a comme une continuité entre les tableaux qui nous sont montrés. J’ai pensé à LA STATION DEBOUT quand j’ai vu le combat entre deux insectes de bronze, sortes de monstres préhistoriques en réduction. Pourquoi ? Peut-être parce que, investi par le son de la mer déchaînée que nous distille la sono, apaisée seulement de loin en loin quand Ahmed dit un de ses poèmes, soutenu par le violoncelle de Branlotin), c’est comme si le souffle du passé et du devenir du monde passait sur moi, m’enveloppait secrètement, subtilement, magiquement.
Tout est magique dans ces soixante-dix minutes où la débauche de l’imagination créatrice s’épanouit en un tout très original, quoique fait d’éléments que les esprits chagrins reconnaîtront empruntés ici et là : le feu, les bougies, les matières travaillées artisanalement, métalliques pour la plupart, œuvres de forgerons, et puis les projections d’images, poissons, oiseaux, défilant sur des écrans transparents entourant la piste au-dessus de laquelle sont suspendus des gréements de navire, cordages, chaînes, vigies. Tout cela est mis en scène avec une habileté de vieux routiers du cirque que ne désavouerait pas ARCHAOS, à qui on pense aussi parfois, et un souci de toujours tenir le spectateur en haleine, sous le charme. En fait, la qualité de la prestation inspirerait le mot « élitaire », mais on ne s’ennuie jamais.
Et puis, même si le lien entre les tableaux est la mer, et ses dangers, et ses fureurs (quand on pénètre sous le chapiteau, on passe par petits groupes dans un sas où l’on contemple quelques instants un cimetière marin en miniature, avant d’être conduit par une femme voûtée jusqu’à une place qu’elle vous octroie sur un banc inconfortable), le « discours » qu’on vous tient est tellement « symboliste » (si j’ose dire) que je ne vois pas pourquoi le dernier des analphabètes n’y puiserait pas SA lecture.
Voilà. Je ne sais pas si vous aurez compris grand-chose à ce que j’ai essayé d’exprimer ici. Le certain, c’est que j’ai vu quelque chose de très beau, du haut de gamme, du first class, et qu’il serait dommage que ce joyau ne connaisse pas des grands lendemains !
J’allais oublier de parler des quatre poèmes que dit, très bien, Ahmed. Ils sont beaux, en contrepoint de la violence sous-jacente au reste. Ce sont des plages de paix, un peu à côté du sujet… Mais que dis-je ? Y avait-il un « sujet », donc ?
27.01.90 - Il y a dans LA GENÈSE de Jean-Louis Heckel, spectacle qui lui a été inspiré par une « retraite » dans le Sahara, des choses superbes. La voiture truquée qu’il a reconstituée, et qui est supposée être ensablée dans des dunes qui font un peu trop carton-pâte, est très belle. La lézard marionnette qui vient de loin en loin contempler le journaliste égaré, qui n’a pas encore pris conscience de la gravité extrême de sa situation, est adorable. Plein de petits gadgets soutiennent le rythme et l’intérêt.
Acteur seul en scène, Jean-Louis Heckel n’est pas encore très à l’aise, mais il fait bien passer l’évolution entre le personnage terre-à-terre sûr de lui du début et celui qui, peu à peu troublé par des faits étranges qui font ressurgir toute la mythologie des mystères de la création, se sera laissé investir par le sacré et par conséquent par la mort, au terme d’un combat pour la survie qu’il savait peut-être perdu d’avance.
Reste que, malgré la participation de marionnettes avec lesquelles il « dialogue », il est pendant plus d’une heure à parler seul en scène et que, par moments, ses discours ressemblent à des tunnels. D’autant plus qu’Alain Gautré, qui a rédigé le fruit de ses improvisations, n’a pas su transposer poétiquement ni sa diatribe sur la façon dont les journalistes nous informent (trop d’allusions directes à des faits réels, ce n’est plus du théâtre, c’est de la critique de meeting) ni son interminable évocation de toutes les « grandes » figures qui, dans l’Histoire, ont mythifié le désert en mystifiant ceux à qui ils le racontaient. On a l’impression qu’il ne s’est pas donné la peine de chercher des équivalences aux mots qu’on prononce dans le quotidien, mais qui rabaissent les propos quand ils sont théâtralisés. Son texte n’est jamais vraiment beau et il est souvent à la limite du vulgaire.
Et puis, il y a autre chose qui tient à l’ambiguïté du discours tenu, qui est imprégnée de culture judéo-chrétienne, mais qui, en même temps, ne m’a pas semblé l’assumer vraiment sans que pour autant une distance ou une critique aient été esquissées. Ceci est au niveau de l’impression. Je ne saurais pas bien expliquer pourquoi j’ai ressenti ce léger malaise.
Voilà. La mise en scène de Babette Masson est sans doute une mise en place. Elle est exacte. Le cyclo sur lequel s’allument les étoiles (et pas la lune, qui fait cependant l’objet d’une invocation personnalisée), gagnera à être tendu davantage, et il me semble que moi, je mettrais du vrai sable en quantités sur le sol vallonné qui semble avoir été réalisé pour un opéra comique de province.
Avignon 91 – re- Jean Louis Heckel : N’en déplaise à Jean-Louis Heckel, qui semble surpris quand je lui dis que Monique Bertin aimera beaucoup son Kabaret Bouffon, j’entends au niveau du contenu, car, en ce qui concerne le contenant, il est d’ores et déjà satisfaisant, ne requérant que quelques resserrements et, par moments, un peu moins de truculence extériorisée par des cris et des borborygmes, il faut qu’il soit lucide avec lui-même : la fascination qu’exerce sur lui (et sans doute Babette Masson, mais c’est surtout lui qui m’en a souvent parlé) le personnage de Job n’est pas innocente. Deux paramètres me semblent révéler ses préoccupations intimes : celui du dialogue direct entre un homme et Dieu. Autrement dit, il s’agit de la Foi avec un grand F. Et du fait lui-même de CROIRE, qui ne peut, disent les prêtres eux-mêmes, venir que d’une révélation : aucun raisonnement ne peut y conduire. « Dieu est mort », fait-il dire plusieurs fois à son personnage. Je pense que cette question de la « connaissance » angoisse, quelque part, le couple, qui pose la question à travers Job, enjeu d’un pari entre Dieu et le Diable (serviteur de Dieu, ne l’oublions pas), qui jouit et perd du privilège d’avoir la communication directe avec en Haut. Et puis, l’autre paramètre, c’est celui de la soumission : faut-il féliciter Job de continuer à louer le Seigneur quand celui-ci le frappe de mille calamités ? La bible pose évidemment la question pour que chacun y réponde à sa manière, mais poser la question est déjà à soi seul un révélateur. N’oublions pas que, sur le chapitre de l’obéissance, le Dieu des Juifs est intraitable.
On me rétorquera que, traiter de ce mythe à travers de jeux de bouffons revient à le démystifier, à rendre dérisoires les questions fondamentales qu’il pose. Voire : le spectacle que j’ai vu m’a irrésistiblement fait penser à ceux que nous montions à la Sorbonne, lorsque j’étais « Théophilien », groupe qui se consacrait au théâtre du Moyen Age. « Le Miracle de Théophile », « Le jeu d’Adam et Ève », qui chantaient bien sûr, finalement, la gloire de Dieu, n’étaient finalement pas exempts de truculence et de personnages exprimant le point de vue de l’anti-Dieu. L’Église, avant de s’en méfier, s’est servie du théâtre, et aujourd’hui qu’elle a introduit la langue vulgaire et le rock dans ses cérémonies, histoire d’être « jeune, dynamique » et de retrouver l’œcuménisme, je la verrais très bien s’emparer de ce Kabaret Bouffon pour qu’il serve de tremplin à des débats… D’autant plus qu’il a le mérite de montrer la mort comme une issue souhaitable aux souffrances de la vie. On est loin de ce que MOI j’exprime, quand je dis que la mort est la chose la moins satisfaisante de la vie.
François Frapier incarne remarquablement bien le personnage de Job, ou plutôt le bouffon (acteur et bouffon deviennent ici synonymes) qui joue Job. Il a un art parfait de passer de l’interprète à l’interprété, avec netteté, humour, et, disons le mot, distance. Les trois autres hommes et la fille de la distribution en font, me semble-t-il, un peu trop et pas toujours avec ordre. Il faut qu’ils jugulent leur tentations d’improvisation. La scénographie est d’une apparente simplicité avec une scène nue cernée de par un rideau truqué (dont la saleté, même si elle fait écho à Job dans son fumier, m’a choqué) et quelques agrès. Le texte est celui de la bible. J’aimerais savoir de qui sont les répliques additionnelles…
05.10.91 - Retour à Paris. Sceaux. Les Gémeaux. En assistant à la représentation des FABLES DE LA FONTAINE, réalisation de Laurence Février, je ne sais pas pourquoi l’idée m’a traversé l’esprit, sans raison logique, qu’il y avait un rapport entre ce type de spectacle et… la désaffectation des Français pour le suffrage universel.
Bernard Anberrée a conçu un sol en losange incliné joliment bariolé, qui s’avance en éperon dans la salle et mesure au bas mot dix mètres sur dix. C’est l’Atelier Théâtral de Bourges qui a assuré la réalisation de cet environnement luxueux, sur lequel on trouve un piano, quelques sièges, et au-dessus duquel plusieurs lustres s’allumeront si tardivement que, naïf, j’ai cru un moment qu’il y avait une panne. Évelyne Guillin a conçu les costumes, qui sont, en tous cas en apparence, d’un parfait classicisme.
La pauvre Susana Lastreto, celle pour laquelle j’avais entrepris ce voyage puisqu’il est question qu’elle remplace Babette Masson dans la Mère UBU, était carrément empotée dans sa jupe trop lourde. Cinq personnes, trois femmes, la Susana ci-dessus nommée, Elisabeth Catroux et Anabel de Courson, et deux hommes, Francis Arnaud et Jean-Robert Viard, vont et viennent mollement sur cet espace et, chacun à son tour, récitent une fable. Il y en a trente-six. Cela dure une heure vingt. C’est parfois drôle, souvent ennuyeux, absolument pas novateur : on est en face d’une poétique de luxe à propos de laquelle je n’ai pas lu une dramaturgie.
Heureusement, à la fin, une petite fille de Sceaux vient dire « Le Corbeau et le Renard ». Elle recueille les applaudissements que la troupe feint de prendre en compte. « Le Renard et les Raisins » bénéficie d’un sort particulier. La fable est chantée en chœur dans un registre sautillant que je croyais oublié depuis trente ans. Alors, vous me direz, Susana Lastreto peut-elle jouer la Mère Ubu ? Sans doute si elle est bien dirigée. Ici, je l’ai trouvée singulièrement extérieure.
Et puis, autre question, Houdart a-t-il raison de monter, aussi, des fables de La Fontaine ?