Du 24 décembre 1988 au 24 septembre 1989

Publié le par André Gintzburger

NON DÉCOUVERTE DU LICEDEI
Etrange aventure en vérité que ce voyage à Leningrad pour visionner un spectacle que je n’ai pas vu. Il m’a fallu du flair pour me convaincre que j’aurai raison de promouvoir cette équipe de clowns Soviétiques dont le chef, Slava Polunine, m’envoyait des cartes postales. La suite est connue.

24.12. au 31.12.88 - Ce voyage en U.R.S.S. a commencé dans la difficulté. Nos amis du Licédei avaient beau multiplier les télégrammes d’invitation, à travers toutes sortes d’instances, réputées officielles à Leningrad, mais ignorées à Paris, rien n’y faisait : le consulat ne nous a délivrés des visas que quand il a reçu un télex du Ministère qu’il connaissait bien, celui que l’on nomme « de la Culture ». Cela a inspiré un bon mot à Monique Bertin : « La Perestroïka n’est pas encore arrivée à l’Ambassade Soviétique de Paris ». L’expérience allait nous prouver qu’elle n’était pas tellement vigoureuse en U.R.S.S. même.
Mais entre-temps, c’est la sublime compagnie AIR FRANCE qui nous a joué un tour remarquable… en interrompant à Helsinki son vol Paris Helsinki Leningrad, sous le prétexte, d’abord, qu’il y avait, découvert à l’escale, un problème dans le système hydraulique de l’avion, ensuite, celui-ci ayant été réparé grâce à la fourniture par FINNAIR de la pompe défaillante, qu’il était impossible de se poser à Leningrad du fait d’une tempête de neige sur cet aéroport. Nous avons su, plus tard, qu’un avion d’AEROFLOT venant de Paris s’était, lui, posé sans problèmes sur ces pistes soi-disant fermées !
On nous a donc, après nous avoir laissés glander pendant six heures, conduits dans un hôtel deux étoiles d’Helsinki où on nous a, pour Noël, servi à dix-neuf heures trente une sorte de viande en sauce avec quelques légumes. Nous avons bu une bière et, ayant constaté qu’il n’y avait strictement personne dans la ville en ce soir à la fois sacré et glacé, nous nous sommes couchés de bonne heure en regardant vaguement des émissions de TV peu attrayantes. Ma compage de l’époque que j’avais invitée à m’accompagner et qui se réjouissait de fêter Noël en Russie, était de très mauvaise humeur

Et pour le jour de Noël, nous avons eu droit à un voyage en autocar d’Helsinki à Leningrad. Beaucoup de neige, beaucoup de sapins, à part ça pas grand-chose à voir, si ce n’est un passage de frontière intéressant où tous les voyageurs ont dû sortir, par moins seize degrés, TOUT absolument TOUT. J’ai oublié de dire que la communication avec ceux qui nous attendaient à Leningrad avait été impossible parce que les liaisons automatiques entre l’U.R.S.S. et la Finlande étaient fermées. Pas de téléphone le soir du petit Jésus protestant. « Qu’à cela ne tienne, ne vous inquiétez pas », nous disaient les responsables de notre compagnie nationale -d’ailleurs par Finnois interposés, car les Français étaient tous repartis pour fêter Christmas en famille… à Paris.- « Ils sont prévenus, à Leningrad. »

En vérité ILS ne l’avaient pas du tout été et ON les avait laissés glander sans informations. Bravo.

Mais bref. Nous voici rendus. Il est sept heures du soir. Il y a dans le bus un groupe qui se fait conduire à SON hôtel. Je râle un peu parce que je comprends qu’il n’y a pas de « terminal » annoncé. Je râle encore plus quand je vois le chauffeur finnois ramer dans des ruelles de périphérie alors que, dans un premier élan, il nous avait amenés jusqu’à un centre qui m’avait semblé très civilisé. Nous arrivons devant un hôtel russe une étoile pas très propre, et là, qui s’avance vers le bus ? Tania, du LICÉDEI, qui vient de passer vingt-quatre heures à nous attendre et qui, d’une petite voix timide en un Français qu’elle a appris à l’école demande : est ce qu’il y a un Monsieur Gintzburger dans l’autocar ?  Deux minutes après elle ajoute : la représentation que vous veniez voir vient juste de se terminer …

Et nous voici dans un taxi, en route vers l’hôtel Sovietskaia, petit établissement de huit cents chambres où nous attend l’administratrice du LICÉDEI, qui règle nos formalités en quinze minutes, ce qui me semble un record, considérant les queues qui s’étirent devant des guichets mystérieux. C’est la même qui nous logera à Moscou dans l’hôtel Rossia (deux mille chambres) au terme d’un itinéraire dont elle connaît tous les méandres.

Polunin Slava nous convie à souper le soir même au restaurant du toit de l’hôtel. Il avait réservé dès le matin mais ON l’avait oublié. Qu’à cela ne tienne. On nous a fait asseoir sur des chaises et soudain une table est arrivée qu’on nous a dressée sur le champ. Caviar, champagne bulgare, esturgeon, la fête. À un détail près. Mon amie et moi,nous avions deux chambres, en plus éloignées l’une à droite d’une gardienne qui détenait les clefs et l’autre à sa gauche. J’ai râlé. Licédei n’y pouvait rien. Il semblerait que pour les couples non mariés ce soit une faveur que d’obtenir une chambre à deux lits. (Ne parlons pas de « matrimonial ». Je me demande si ça existe) Nous en aurons une à Moscou, sur mon insistance, mais sans la TV. Elle est réservée aux piaules de solitaires ! (Il m’a semblé qu’il y avait quelques exceptions à la règle).

Tout baigne. Séance de travail ouverte. LICÉDEI occupe des locaux très « ateliers », assez frustes mais avec tout ce qu’il faut techniquement.
J’ai apporté du cognac, des Marlboro, des cassettes vierges. Finalement, ce qui plaît le plus, et VRAIMENT, ce sont les cigarettes.

Visite de Leningrad. C’est une ville magnifique. Dommage que nous n’y restions qu’une journée (avec quatre heures de jour seulement). De plus, c’est lundi, jour de fermeture du célèbre Hermitage. En compensation, nous avons droit à une exposition de peintres soviétiques contemporains. On a l’impression qu’ils en sont au stade de faire ce qui leur a été défendu pendant des dizaines d’années, ce qui veut dire que toutes les œuvres ont pour nous un petit côté de déjà-vu, ce qui n’empêche pas que certaines soient très intéressantes. Il y a de la qualité dans l’air. Il faudrait maintenant que ces artistes, qui rattrapent l’Occident, s’attachent à entreprendre des trajets originaux.

DÉCOUVERTE DE MOSCOU

Nous avons voyagé de nuit, en T 2, de Leningrad à Moscou, et là, chapeau : d’abord parce que c’est vraiment confortable. Ensuite parce que les huit cents kilomètres se font en huit heures alors que la neige recouvre la voie. Là où nos trains auraient d’énormes retards, ceux-là roulent normalement. Il faut dire que tout est très bien conçu pour lutter contre la neige. Nous le constaterons en ville. 

Moscou, c’est grand et pas facile à déchiffrer. Le fameux métro est effectivement monumental. Mais il est aussi très cradingue, (à ce propos, tous les chiottes sont dégueulasses à l’Algérienne, dès qu’on sort des hôtels) et pour s’y retrouver… déchiffrer le cyrillique ne suffit pas toujours, surtout quand, comme moi, on a oublié le plan et le nom de la station.

Je reviens sur ma réflexion concernant les artistes : Slava m’a raconté ses projets, au niveau des idées de spectacles, et je me suis tu, mais il y a là-dedans des choses que les Maclôma de la grande époque pourraient appeler du plagiat. Et tout, quelque part, nous l’avons déjà exploré.

Dommage qu’à cause de la compagnie AIR FRANCE, nous soyons arrivés trop tard pour voir le spectacle du LICÉDEI. Hélas, à notre arrivée le vingt-cinq au soir, il était achevé depuis une heure. J’ai donc dû me contenter d’une vidéo. Cela dit, dans cette troupe, ils ont tous l’air très sympa et heureux, ce qui ne semble pas être le cas de toute la population. Ils sont tous grossiers, Moujiks, vous bousculant sans vergogne, ne vous répondent pas quand vous essayez, poliment et laborieusement, de les questionner.

Nous avons vu, au Bolchoï, un opéra-ballet de Rimski-Korsakov, et à la TANGAKA, un spectacle sur Maïakovski. Naturellement, rien de comparable, si ce n’est deux points communs : ici, plus il y a de monde sur la scène et plus on est contents. Ils sont au moins cent cinquante plus l’orchestre, dans NADIA, et vingt-cinq dans ce qui est finalement une poétique avec gestuelle et utilisation de gros cubes sur lesquels sont écrites des lettres. L’autre point, c’est que chacun fait son boulot, très bien, mais rien de plus. Il n’y a pas d’âme dans ces spectacles, et c’est d’autant plus sensible dans le Maïakovski qu’il est « pauvre ».
Nadia, n’est-ce pas, il y a des héros dans le style russe traditionnel, qui montent, qui descendent, il y a de la fumée, des chœurs (plus ringards qu’eux, tu meurs), des chanteurs à voix, des ballets (j’ai envie de les qualifier de « mécaniques »), bref de la poudre aux yeux avec cérémonial des valets de pieds qui, après chaque acte (il y a en quatre) introduisent solennellement les artistes venant saluer (et qui d’ailleurs doivent se contenter d’applaudissements assez maigres).
Et puis, il faut bien le dire, le Bolchoï est un superbe théâtre. En vérité, le TAGANKA n’est pas mal, dans le genre grands murs d’usine passés au propre, mais, comme nous a dit Slava : « Premier jour, metteur en scène là, tout parfait. Maintenant, metteur en scène parti… » J’ai vraiment en effet l’impression de tâcherons faisant leur boulot. C’était assez décevant. Je pensais par moments au groupe ROSTA. Quelle différence, bon Dieu.

L’hôtel Rossia a treize étages plus une tour de vingt-et-un. Il y a un restaurant de rez-de-chaussée à chaque angle et il y a quatre angles. Ce sont des grands espaces avec des grandes et moyennes tables largement espacées les unes des autres, et avec orchestres et pistes de danse. À chacun des quatre coins de l’hôtel, tous les deux étages, il y a des cafétérias où l’on sert des petits déjeuners et le reste du temps des bricoles de « dépannage ». Raconté comme ça, ça a l’air d’un paradis de la consommation. Mais en vérité, d’abord, ces établissements ouvrent et ferment selon des horaires indéchiffrables par les profanes. On y va et c’est vide ou plein, on vous accueille ou on vous jette, et quand je dis « on vous jette », c’est bien l’idée à exprimer. Globalement, le personnel ne parle que le russe et ne fait rien pour vous aider. Ensuite, il y a ou il n’y a pas ce que vous souhaitez, une fois oui du café, du thé, des œufs, des pamplemousses, des clémentines, du beurre, des yaourts, des ailes de poulet, des tranches de saucisson ou de fromage qu’on te sert à la pesée. Des fois, il n’y a pas. Tu vas, tu vois. Un produit rarissime, c’est la bière. J’ai souvent dû me contenter de vodka. Il y a du champagne, mais c’est peut-être parce que c’est Noël.

On nous avait dit qu’il y avait des queues partout. Eh bien c’est vrai. Dans les supermarchés, il y a très peu de choses à acheter, PAS UN LÉGUME, PAS UNE SALADE, d’ailleurs, dans les restaurants, on ne vous en sert pas non plus. Du chou aigre parfois. Surtout des prunes ou pommes cuites. Mais les crudités font vraiment défaut.
Je reviens sur « c’est bon ». C’est vrai qu’aucun produit n’est mauvais. C’est une cuisine grasse, lourde, et les portions ne sont pas grosses, mais jamais ce n’est dégueulasse. Sauf l’eau. Elle est infecte, y compris la minérale, en bouteilles.
Tout, en vérité, rappelle les années de l’immédiate après-guerre. Ces queues, ces produits médiocres ou présents de façon fantaisiste, j’ai connu ça, il y a très longtemps. Si tu veux acheter quelque chose, tu fais d’abord la queue pour entrer au magasin, par moins quinze degrés et sous la neige, sans savoir si ce que tu cherches y est. D’ailleurs, beaucoup de gens font la queue au hasard. Quand tu es entré, tu fais la queue à chaque rayon : vêtements pauvres, certains en fripe, chaussures pauvres, jouets pathétiquement tristounets pour les mômes. Tu choisis ton achat et tu vas faire la queue à la caisse, puis encore la queue pour le prendre. Tout ça en russe. On ne pratique pas les langues étrangères dans le commerce soviétique. Tout cela fait des gens fatigués, et certainement pas des communistes, malgré les banderoles et les affiches défraîchies qu’on voit de loin en loin. Il est terrifiant de penser que ce détournement de la grande idée communiste se soit transformée chez tant de gens en reniement de l’idée elle-même. Hélas, pourquoi Lénine était-il russe ? On transforme les hommes, pas les porcs. On a vraiment l’impression, à côtoyer ces brutes anonymes qui poursuivent égoïstement leurs routes, que ce qui devrait être le style de vie le plus libre, le plus gai et même le plus satisfaisant du point de vue de la consommation (car enfin, l’U.R.S.S. est une des plus remarquables receleuses de richesses naturelles du monde), a été trahi, et c’est un scandale. Est-ce Staline le coupable ? Je n’en suis pas aussi sûr.

Cela dit, nos amis du Licédei (ce sont des jeunes), ont appris l’art de naviguer dans les méandres de l’administration et de la vie, et il faut bien dire qu’ils se débrouillent assez bien mais que ça n’est pas facile tous les jours.

J’ai vécu une sorte de cauchemar administratif (qui m’a fort rappelé la période algérienne de nos activités) : pour « simplifier », Slava avait imaginé de me faire faire un contrat par l’organisation qui envoie les équipes sportives d’U.R.S.S. à l’étranger. Ca ne lui coûtera que six pour cent de ses gains alors que le GOS CONCERT en aurait dévoré trente pour cent. Dans son esprit, tout allait être simple. Ouiche ! J’ai écrit plus haut que nous avions eu, à Leningrad, une séance de travail où tout « baignait ». Ici, je suis d’abord passé à l’interrogatoire. Surtout, j’ai eu en face de moi des pinailleurs de première, des enculeurs de mouche. Première séance, avec café, exploration. Le lendemain, lecture du contrat avec comme genre de conditions que le Teatro della Tosse et le festival anglais devraient transférer à Moscou l’argent des défraiements AVANT le départ des artistes. Vous me voyez demander ça à Maria de Barbiéri. Ce fut mon premier niet.
Ensuite, tout a semblé parfait : jeudi, à dix-sept heure, on apportait les contrats à mon hôtel. Et Slava avait déjà réservé son train pour aller embrasser « Mama », quelque part entre Moscou et Kiev. À dix-sept heure, coup de fil de Tania, qui faisait la liaison avec moi depuis Leningrad : l’organisation voulait un télex du Teatro della Tosse prouvant que j’étais habilité à signer. Alors j’ai fait comme avec les sous-développés : j’ai hurlé des « niet niet merde merde allez vous faire foutre. NON je ne suis pas habilité à signer. Je prends un risque en le faisant. Je ne le fais que parce que si je ne le fais pas, le LICÉDEI ne viendra pas. Et après tout tant pis, moi je n’en ai pas besoin ».

Nous avons passé la journée du vendredi à visiter les supermarchés et magasins décrits plus haut (celle de jeudi avait été consacré au Musée Pouchkine, qui est très riche en croûtes sculpturales académiques (certaines, quand même, de Michel-Ange), mais surtout en œuvres de la peinture française fin dix-neuvième, début vingtième, avec quelques Picasso de cette époque absolument splendides, et une toile de Monet sur les aiguilles de Port Coton très savoureuse à trouver là).

Et quand nous sommes rentrés, nous avons trouvé Slava qui avait passé trois heures au Ministère de la Culture pour débloquer la situation. Il avait les contrats en main. Nous avons soupé ensemble. C’était très gai avec les gens qui dansaient dans le restaurant et qui étaient kitsch ! « Quitsches » !...

Voilà. Nous sommes à présent dans un avion d’AIR FRANCE que nous avons atteint après avoir eu l’angoisse du « taxi pas taxi », mais le taxi est venu, il était à l’heure, et il était même moins cher que prévu. Curieusement, nous trouvons que ce qu’on nous sert est délicieux, que le personnel est charmant (en effet, il l’est…) ! Comme quoi tout est relatif.

Il y a dans ce carnet un grand trou. Je ne rendrai plus compte désormais que de quelques spectacles, de temps en temps. Comme je ne peux plus tout voir, ça n’a pas de sens de dire au hasard ce que je vois. Il faut ajouter que c’était le temps où je voyageais beaucoup le plus souvent pour accompagner en qualité d’organisateur des spectacles dont Monique Bertin et moi assumions la promotion

30.04.88 - De retour d’une  de ces tournées, je suis allé voir Les Nuits du Hibou, d’après Restif de la Bretonne et Louis Sébastien Mercier, par nos amis du Centre Dramatique de La Courneuve. C’est Christian Dente qui a conçu et mis en scène l’entreprise. Il n’y a rien à faire : quand on a été communiste stalinien à la grande époque où on y croyait, il vous en reste toujours quelque chose… et malheureusement, ici, c’est le pire.
Qui est le hibou ? Une sorte de philosophe témoin de son temps, mi-ecclésiastique mi-imprimeur, qu’ incarne avec austérité Dominique Brodin, qui va de nuits de 1788 en nuit du 13 juillet 1789, observant les mouvements prérévolutionnaires. Entre chaque nuit, il y a le jour, pendant lequel s’exprime, mené par Jean-Pierre Rouvellat, un « théâtre de la foire », sûrement très exact dans sa reconstitution, mais qui fait amateur et boy-scout en diable. Trois filles y chantent avec entrain et (presque) justesse, des chansons du temps. L’ensemble  horriblement ringard, est mal assumé. On rage quand on évoque le souvenir de ce qu’a su faire cette équipe. Il en reste quelque chose quand elle s’exprime par la musique. Mais quel ennui, bon Dieu…

07.03.89 - Nancy. À la salle Gentilly, il y a maintenant des toilettes… et quand les artistes ont fini leur training intime, un rideau beige se ferme, qui est peut-être de velours. Les bancs pour les spectateurs sont, cela dit, toujours aussi rudes aux fesses .
LA STATION DEBOUT, le nouveau spectacle du 4 L 12,  a été mis en scène par Philippe Thomine… qui ne joue pas. Éric, pour sa part, est à Bruxelles où il monte, paraît-il, un Labiche. Sur la scène, il y a Michel et Odile Massé, et aussi un nouveau venu nommé Jean-Michel Bernard.  Ca fait beaucoup d’innovations.
Un bruit de robinets qui coule avec quelque chose comme des coins coins de canard accueillent l’installation des spectateurs, qui sont assez nombreux pour un mardi soir. Des bruits, des cris indiquent que ça va commencer et le rideau s’entrouvre. On découvre Odile en petit tailleur qui se comporte réellement comme une folle. Chaque geste, chaque vocifération fait penser à la psychiatrie. Michel Massé est en slip et elle va procéder à son habillage, bouton par bouton. Lui aussi a un comportement excessif, épileptique pourrait-on dire. On devine qu’il est le professeur supposé prononcer la conférence. Beaucoup de texte, de dialogues. Le troisième larron, petit bonnet sur la tête comme s’il était arabe, est le servant des deux autres. Il feint parfois la folie, mais il représente la raison dans ce délire qui tombe un peu à plat car Massé a beau en faire -et beaucoup- il ne « passe » pas très bien. Il m’a un peu fait penser à Maurice Jacquemont, un vieux un peu dérangé du cerveau sans le côté inquiétant d’Odile, qui donne vraiment l’impression d’être en nécessité urgente de soins. Elle se sert pourtant parfois de son état pour faire comme si elle menait le jeu. La technique de clown n’est pas absente, mais avec un côté sans gaieté. Ceci, c’est la première partie du spectacle, l’introduction pourrait-on dire, car quand, enfin, au terme d’une laborieuse mise en état, le Professeur Massé commence son exposé, tout devient très drôle, bouffon même, avec deux morceaux de bravoure où l’acteur se surpasse.
Son « discours », n’est-ce pas, c’est notre terre, qui fut d’abord un monde uniquement aquatique où la vie apparut au niveau de l’infiniment petit avant de s’éclater dans des monstres énormes. La description excitée de ces deux extrêmes est désopilante, presque, mais n’y voyez rien de péjoratif, avec des moyens de boulevard. Le serviteur annonce que « c’est fini » sans que la « station debout » proprement dite soit abordée. L’Homme n’est figuré que par un Massé en maillot de bain une pièce pas triste, coiffé d’un chapeau napoléonien et revêtu de la vareuse célèbre.
C’est, paraît-il, un hommage au bicentenaire.

22.09.89 - Il serait particulièrement malhonnête de reprocher à Mehmet Ulusoy d’avoir accepté de présenter son spectacle UNE SAISON AU CONGO dans la petite salle du Théâtre de la Colline. Quelque part, quand la proposition lui en a été faite, il a pu penser qu’on lui offrait la chance d’une rentrée parisienne dans un bon contexte. Que Jorge Lavelli ne lui a-t-il cédé sa grande scène ? Ici, la mise en scène inventée à la Martinique pour un espace à l’évidence vaste, aurait dû être intégralement repensée. Peut-être aurait-il fallu moins de monde sur le plateau. Sans doute aurait-il été nécessaire de réduire en surface certains voiles ou éléments d’interventions qui sont trop grands et, de ce fait, malaisés à manipuler par une troupe qui ne semble pas très professionnelle et qui, d’ailleurs, ne tient pas toujours le rythme de l’entreprise. Après des moments forts, pleins de dynamisme et de vitalité, il y a des temps faibles, approximatifs. Bref, une fois encore, on va pouvoir dire que Mehmet a frisé le grand spectacle mais que ses intentions ne sont pas assumées.
Avant-hier, je voyais « Cats » au Théâtre de Paris et à ceux qui me demandaient ce que j’avais pensé, je disais, avec la pointe de mépris qui voulait signifier que le parfait commercial ne m’avait point mystifié, « on a mis tout ce qu’il faut dedans », comme en cuisine.
Ici aussi, on a mis tout ce qu’il fallait, mais alors que là, le cuisiner a su (et pu financièrement) adapter impeccablement le produit new-yorkais au théâtre parisien, là, l’adaptation n’est pas passée par la modification, si bien qu’on assiste à un spectacle plein de beautés éparses, mais globalement insatisfaisant.
Cela dit, je crois que la pièce est pour quelque chose dans ce sentiment, car je ne l’ai pas trouvée très convaincante. Écrite dans la fièvre des années décolonisatrices, elle est trop enracinée dans l’actualité immédiate de la décennie soixante - soixante-dix et aurait besoin d’une réécriture, après tout possible puisque l’auteur Aimé Césaire est toujours vivant et vigoureux, avec le recul historique. En fait, les spectateurs qui, comme moi, ont un souvenir de ce qui s’est passé lors de l’indépendance du Congo ex-belge et de la sécession katangaise s’y retrouvent à peu près. Mais je doute que les jeunes y comprennent les nœuds des fils manichéens qui font de patrice Lumumba un héros à la J. F. Kennedy. Elie Pennont qui joue Lumumba est un grand bel acteur noir tout à fait convaincant et Emiliano Suarez est croustillant en Mobutu, encore que le personnage qu’il en fait ne soit guère ressemblant avec l’original qu’on peut contempler chaque jour une demi-heure au moins à la télévision de Kinshasa.
Et puis… et puis… Bon Dieu que je souffre à ces réminiscences de discours en blanc et noir sur le colonialisme et cette soi-disant libération des peuples opprimés. Il n’aurait jamais fallu que les Blancs colonisent ces pays. Mais à partir du moment où, malheureusement, ils l’ont fait, mettant par leur apport « civilisateur », tant de gens, dont ils ont interrompu l’évolution propre naturelle, à l’étranger chez eux, il y a eu imposture dans leur départ POLITIQUE. De Gaulle, le roublard, savait bien dans quelle merde il mettait ces peuples, en se bornant à préserver chez eux, « les intérêts français ». Les Belges, comme d’habitude, y sont allés avec moins de doigté… Ca nous permet de gloser gentiment sur ce qui s’est passé chez le voisin. Césaire n’épouse-t-il d’ailleurs pas la querelle linguistique belge en insistant beaucoup, dans son texte, sur le rôle des Flamands dans l’affaire Tchombé.
Bon. Il faudrait revoir le spectacle dans un espace digne de sa conception. Et je crois qu’il faudrait offrir à Mehmet un assistant qui mettrait de l’ordre dans la maison quand le maître, ayant semé les graines de son génie, s’enferme dans le refuge de l’alcool, au moment où les acteurs auraient besoin qu’il les dirige autrement que par des « andiamo, andiamo » frénétiques et confus.

20.09.89 - Une fois encore je me trouve en contradiction avec un « grand » critique, en l’espèce Olivier Schmidt qui écrit un article sur LE DORTOIR de la troupe canadienne CARBONE 14, qu’il estime trop plein de réminiscences et d’un propos excessivement premier degré. Moi, je n’ai pas envie de juger selon ces critères, au demeurant vrais.
LE DORTOIR s’inscrit dans la lignée de Pina Bausch et l’argument n’a pas été chercher midi à quatorze heures. Bon Dieu, un « ballet » dont j’ai compris l’anecdote sans avoir eu besoin de me référer au programme, oui, avouons-le, je suis débile. Pensez donc, je me suis laissé « aliéner » par ces adolescents et adolescentes contrôlés par une bonne sœur, qui expriment leur réalité de collégiennes, collégiens, avec une gestuelle impeccable, un rythme et une vigueur remarquables.
Olivier Schmidt a détesté la musique de Michel Drapeau qui conduit ce bal. Il est vrai qu’elle est un peu pompier et n’est jamais dissonante. Bref, le spectacle de Gilles Maheu n’est pas assez intellectuel pour nos juges appointés. Non seulement il n’est pas ennuyeux, mais il exalte, transporte. Quelle horreur ! N’est-il pas ?

24.09.89 - C’est un certain Laurent Ogée qui a monté pour la 3 B C Compagnie (de Toulouse) L’HOMOSEXUEL OU LA DIFFICULTÉ DE S’EXPRIMER du pauvre Copi. Jean-Marc Brisset, Philippe Bussière, Paula de Oliveira, Noël Vergo et Éric Lareine s’en donnent à cœur joie dans la pédérastie joyeuse et aliénée à la Tour du Château de Vincennes, chez les sourds.
L’œuvre est un ramassis de tous les fantasmes qui hantent les âmes de sidaïques en puissance. Elle a été écrite avant l’épidémie, en un temps où les homosexuels revendiquaient à tel point le pouvoir que les hétéros auraient pu se croire anormaux ! Mais Copi avait de la plume et un incontestable génie du comique de l’absurde.
Ainsi ses deux héroïnes vivent-elles leur « tragédie » dans des soi-disant steppes soviétiques qui ressemblent à celles qu’on décrit dans Tchékhov ou Pouchkine ! Je dis « tragédie » car le titre n’est pas innocent : il y a là une mère et une fille. Enfin, vous voyez ce que je veux dire ! La fille ne s’exprime que par « oui » ou par « non, avec « difficulté », ce que le metteur en scène a, un peu abusivement, traduit en termes de lenteur. Mais cette raideur a faire sortir les mots cache une profonde détresse, ce « mal dans la peau » des folles tordues masqué quotidiennement par une exubérance excessive et agressive, qui si souvent s’achève en suicide.
Ici, Copi a choisi une fin grand-guignolesque : la malheureuse se coupe la langue et se tranche la gorge sous l’œil incrédule de sa partenaire qui hurle : «  je la connais… », entendez « elle l’a fait exprès pour m’emmerder. »
Le jeu des comédiens de la jeune équipe a les qualités et les défauts du militantisme. L’unique fille fait un peu amateur !

Publié dans histoire-du-theatre

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