Du 5 février au 8 décembre 1988

Publié le par André Gintzburger

05.02.88 - À douze heure trente, dans une crypte du onzième siècle joliment arrangée en théâtre, un peu à la manière d’Essaïon, Philippe Noesen nous présente sous le titre « LOVE SCORIES », une série amusante de sketchs (de Ribes, Bedos, Léautier, Desproges, Dabadie) qui permettent à des amateurs du coin de s’éclater, parfois avec bonheur, tel Paul Trierweiller, gros Luxembourgeois à l’air con et buté qui fait merveille dans cette spécialité, ou Claude Frisoni, adjoint au Directeur du Centre Culturel Français que j’engagerais tout de suite comme « Gentil Animateur » au Club Med si j’étais Trigano.
En vérité sur cette petite scène, je vois défiler en une heure tout ce que cette ville de quatre-vingt mille habitants compte d’interprètes francophones, et il est clair que cette pénurie d’artistes pèse sur le problème qui agite Marc Olinger. Au nom de la défense de notre langue, la Centre Culturel Français l’appuie très fort, peut-être trop. La démarche militante pourrait un jour être ressentie comme colonialiste. Cela dit, comme tous ses pareils, ce Centre manque de moyens. Et quant au Grand Duché, il ne compte pas un seul auteur de langue française.

Avant de diriger le Théâtre des Capucins, Marc Olinger animait dans la banlieue sous le titre T.O.L. (Théâtre Ouvert Luxembourgeois) une salle beaucoup plus artisanale, où j’assiste à une représentation de LA MATRIARCHE, de Gilbert Léautier, par une actrice unique (encore) Annette Schlechter. Décidément, les Luxembourgeois aiment les histoires de vieux, ce qui s’expliquerait inconsciemment par le fait que la jeunesse en fout le camp, faute notamment d’universités.
C’est l’histoire d’une « Mémé » invitée le soir de Noël pour qu’elle y joue son rôle de mémé dans la fête traditionnelle, et qui chine gentiment cette situation de rejet confortable où la famille la cantonne, avec lucidité et humour.
L’actrice assure sans plus

Il y a un trou dans mes carnets de souvenirs. La seule chose dont je me souviens, c’est que j’ai accompagné jusqu’aux Etats Unis le magnifique spectacle de Brigitte Jaques : ELVIRE JOUVET.

02.09.88 - Le premier spectacle que je vois à mon retour s’appelle L’ESPÈCE. Il est présenté par le ZÉRO THÉATRE et est mis en scène par Anne Artigaud dans le local du Château de Vincennes, qui appartient à un groupe de sourds recyclé dans l’art dramatique. Beau lieu, austère, froid, mais qui convient assez à l’étrange anecdote racontée d’une « espèce », à forme plus ou moins humaine, qui est contrainte tous les trois ou quatre cents ans au terme d’un interminable et périlleux voyage, de venir se ressourcer auprès d’une femme fontaine dont les baisers crachent de l’eau.
L’épopée est joliment contée et le terme de l’entreprise se passe dans une sorte de musée, dont le gardien ne sait pas bien ce qu’il conserve. Cela se laisse voir, et, pour les bien entendants, écouter. Les autres ont droit à un homme sous-titre qui gesticule la traduction du discours. La distribution est un peu en dessous des exigences du propos.

14.09.88 - Le Théâtre de la Bastille est branché. Il ne désemplit pas. Survivra-t-il à Jean-Claude Fall qui va aller à Saint-Denis remplacer Mesguich, que la mode vient (provisoirement peut-être) de rejeter ? Nous verrons.
En attendant, TEMPORAIREMENT ÉPUISÉ d’Hubert Colas, m’a paru exemplaire : on y voit des jeunes en quête les uns des autres, les unes des uns, qui se suivent, se croisent, se rencontrent, se prennent, se déprennent, au rythme d’une incommunicabilité que le réalisateur a traduit physiquement en imposant à chacun des trajets rigoureux à angles généralement droits, selon des couloirs qui parfois deviennent des tranchées grâce à un dispositif de cubes assez laids mais aisément déplaçables. En vérité, ces jeunes-là ne m’ont pas paru être vraiment eux-mêmes, mais le reflet de la façon dont les médiateurs branchés (et pas jeunes) d’aujourd’hui, estiment que doit se comporter la jeunesse.
Enthousiasme du public branché de la Bastille.

21.09.88 - Cela se passe au Muséum d’Histoire Naturelle. On entre par la rue Buffon et cela s’appelle LE BUFFON DES FAMILLES. C’est très drôle.
Nous sommes dans un amphi. Quelques messieurs et dames, cloches dans l’ensemble, disent des textes de l’illustre savant sur les animaux. Tout un bestiaire y défile sur un ton didactique très réjouissant. Georges Goubert y fait une rentrée excellente sous la direction de Vincent Colin.
C’est un spectacle de l’A.T.E.M. avec, évidemment, une « musique » (très simplifiée) de G. Siracusa et Georges Aperghis.

27.09.88 - J’ai fait le voyage de Bobigny pour voir le célèbre CID de Gérard Desarthe, dont je sais, car tous les médiateurs l’ont dit, que c’est un produit haut de gamme. Une superbe tournée est prévue avec U.R.S.S. à la clef.
Bon. C’est bien, surtout c’est assez beau à voir, avec une distribution inégale qui respire bien les vers mais ne les articule pas. LE CID, n’est-ce pas, on le connaît par cœur. À quoi bon dès lors prononcer intelligemment les mots qui sont dans toutes les oreilles françaises et que les oreilles russes recevront dans leur langue par écouteurs interposés ?
Et puis LE CID, n’est-ce pas, ça ne serait pas moderne de le situer au temps des guerres entre Chrétiens et Sarrasins. Gérard Desarthe a choisi son époque, le siècle de Louis-Philippe / Napoléon III. Les vieillards irascibles jouent au billard. Et allez donc, pourquoi pas ? L’accent est ainsi mis sur la pratique du duel pour venger la chose qui s’appelle l’honneur dans le sang. A-t-on voulu marquer que cette pratique a eu cours jusqu’à une période récente ? Hugo, Vigny, Musset ne faisaient sans doute pas le poids pour cette dénonciation ? Ô, GRATUITÉ. C’est la même démarche que celle de Peter Sellars montant LES NOCES DE FIGARO de Mozart au PEPSICO SUMMERFARE et situant l’intrigue édulcorée de Beaumarchais dans un building design du vingt-et-unième siècle ! C’est une mode qui se répand : déraciner les classiques, pourquoi pas ? Mais, bon Dieu, que ce soit JUSTIFIÉ, que ça ait un sens et que je le perçoive !

29.09.88 - Un joyau : L’AUGMENTATION de Georges Pérec, adapté et mis en scène par Didier Bezace, et SURTOUT, joué par l’inégalable Michel Berto.
Trois murs très hauts, gris et nus. Un unique accessoire : un cabinet d’aisance avec sa chasse d’eau à l’ancienne, très haut perchée. UN personnage s’y enferme pour se donner le courage d’aller demander une augmentation à son chef de service. Il prononce dix fois, vingt fois, les phrases qu’il devra dire, il envisage toutes les hypothèses, les passe et les repasse en revue ; répétitivement, mais insensiblement le discours se modifie, cocasse et tragique. La solitude du petit employer faisant carrière dans une multinationale anonyme éclate à travers cette explosion impuissante et pathétique dans sa médiocrité.
Avec ce spectacle, on ne peut pas dire que L’AQUARIUM renoue avec son militantisme de MARCHANDS DE VILLE, mais enfin il nous communique un contenu qui nous concerne. À la fin, un lit d’hôpital fera irruption dans le local, et nous entendrons encore le petit homme, percé de perfusions, vivre le rêve de sa requête sans doute jamais reformulée et en tous cas toujours rejetée. Le spectacle s’achève sur le silence de la mort.

30.09.88 - 18 h 30. À l’Athénée, petite salle, Serge Valetti, garçon plein de santé méridionale, un brin vulgaire, à la Toulousaine plus qu’à la Marseillaise, joue ses « SOUVENIRS ASSASSINS ». On pense par moments à Boujenah, mais au profit de ce dernier car Valetti n’a ni le charme ni la tenue du jeune Juif Tunisien. Il y a des bons moments dans son monologue, mais aussi des trous. Il donne l’impression de tirer à la ligne. Et puis il a de l’aisance, du bagou, mais pas de grande présence. Il veut incarner plusieurs personnages et ce n’est pas très perceptible. On rame, avec lui, de l’un à l’autre. Surtout, que me raconte-t-il ? Ses « souvenirs » ne m’en laissent aucun, si ce n’est la chanson militaire avec laquelle il ouvre son spectacle, et qu’il mime de façon prometteuse. Pendant une heure, Valetti me cause, à moi qui suis dans mon fauteuil, mais il ne me dit rien qui me touche.

30.09.88 - CONSTERNANT. On m’avait dit que SIMPLEMENT COMPLIQUÉ de Thomas Bernhardt n’était pas sans rappeler mon DÉSERT. N’y voyait-on pas un vieil artiste ayant renoncé au monde, attendant la mort en marmonnant des pensées, visité un moment par une jeune fille « dernière visiteuse » avant sa fin ?
Je ne crois pas, en dehors de la situation formelle, qu’il y ait le moindre rapport entre mon discours et celui de l’auteur autrichien que les « distributeurs d’opium aux intellectuels » sont en train de promouvoir sur le marché français. C’est une co-production, tenez-vous bien, de l’Atelier II (ça, c’est la « compagnie » du metteur en scène, Christian Colin, retenez le nom de ce terroriste pour le jeter aux lions à la première occasion), MC 93 de Bobigny, CAC de Douai, Festival d’Automne, Festival d’Avignon. C’est le COMPLOT à l’état pur. J’allais oublier de dire que ça se joue à l’Athénée, sur la scène Louis Jouvet, la grande, la prestigieuse.
Je n’ai rien entendu du texte. Attention : n’accusez pas ma surdité. Les sons sortis du gosier de Jean-Paul Roussillon me sont parvenus avec un volume très raisonnable de décibels. Mais à un moment, je me suis demandé si ce vieil acteur, qui fut remarquable, parlait en français, tant je ne comprenais RIEN à ce qu’il racontait… très lentement pourtant, d’une façon monocorde, (ah si ! Un instant, il a un éclat) avec des déplacements sans âme, et bien entendu, dans la pénombre.
Une moitié de la salle s’est vidée. L’autre a dormi. Vive le théâtre comme ça. Soyons juste : la jeune fille, Valérie Masson, a une jolie présence muette pendant deux à trois minutes sur une heure quarante.

30.09.88 - J’ai oublié de dire qu’un soir de la semaine passée, qu’importe lequel, j’ai vu au LUCERNAIRE Jacky Azencott dans une adaptation de MORT À CRÉDIT de Céline qui, évidemment, ne saurait en soixante-quinze minutes, rendre compte du roman qui compte plus de mille pages, mais qui par flashs donne des images justes de l’univers décrit. Azencott a choisi de privilégier le théâtre ambulant qui trimballe une « revue légère et militaire ». Son dispositif sent le routier du off et des tournées. Mais le personnage du mutilé agile qui lui donne constamment une silencieuse réplique lui évite le piège du one-man-show, même si le principal intérêt du spectacle réside dans sa performance en tant qu’acteur. À ce niveau, je dirai qu’il est habile, qu’il a l’art de la composition (en maréchal du logis, il est criant de véracité), mais qu’il n’est qu’un BON artisan, pas un grand comédien. Son spectacle a eu en tout cas deux mérites : je l’ai vu avec intérêt et même, il m’a vraiment plu. Surtout, il m’a donné envie de relire MORT À CRÉDIT. Ca, c’est bien.

04.10.88 - Était-ce le public de Nanterre ou celui du Théâtre Renaud Barrault ? En tous cas, Jacqueline Maillan avait le sien, qui applaudissait ses entrées et s’esclaffait à ses effets boulevardiers. Et dans l’ensemble, c’était une soirée « beau linge » pour cette rentrée de Patrice Chéreau avec LE RETOUR AU DÉSERT de Bernard-Marie Koltès. Jacqueline Maillan y interprète une pied-noir de retour d’Algérie à cause des « événements ». il faut dire que, tics de boulevard ou pas, on comprend le choix de Chéreau. Elle n’a qu’à paraître pour incarner un personnage rencontré mille fois dans les fourgons du colonialisme.
Elle rentre donc, flanquée de deux adolescents sans pères connus, un garçon assez banal, et une fille nommée Fatima, illuminée qui croit voir la Vierge Marie dans ses moments d’extase, dont on saura dans la dernière scène qu’elle accouche de jumeaux tout noirs. Où rentre-t-elle ? Dans une maison de famille où vit, sans jamais sortir, son frère, Michel Piccoli, lui-même flanqué d’une épouse alcoolique et sans doute folle, ainsi que d’un fils, à qui il interdit toute sortie. Le dit fils ne rêve que de s’engager pour aller faire la guerre en Algérie. Le frère et la sœur s’engueulent. Question de possession des murs. Affinités divergentes. Pendant deux heures, nous allons assister au déballage psychologique des différents présents, qui vont s’exprimer essentiellement par des monologues morceaux de bravoure, certains de haut vol, comme le discours de Piccoli sur la province française, « que le monde entier nous envie », et celui d’un fils sur la rotation de la terre. C’est assez drôle. Mais on admire surtout les performances d’acteur, la juvénilité de Piccoli, et l’astuce du décor de Peduzzi, mur nu d’où se détachent les éléments, avec un tapis roulant qui amène de façon cocasse les accessoires et éléments de mobilier nécessaires.

05.10.88 - J’avais beaucoup aimé BAMBINO BAMBINI. J’ai été déçu par TARATATA, que Jean-Pierre Durand montre, à grand-peine, pour quelques jours au Studio Berthelot, à Montreuil. Le principe du spectacle reste le même : gestuelle presque dansée, chansons rétros traitées dérisoirement, groupes humains se faisant et se défaisant. Il y a des perles. On rit souvent, mais avec l’impression que le gag a été cherché pour le gag. L’ensemble fait décousu et surtout manque de contenu lisible. On reste sur l’impression d’une équipe solide qui a du talent, un peu dans la ligne de La Mie de Pain (trois filles, quatre garçons) et qui sait faire beaucoup de choses, mais qui ne s’est pas trop demandé quel discours elle voulait nous tenir à travers son burlesque.

06.10.88 - SOPHONISBE s’inscrit dans l’œuvre de Corneille entre Sertorius, et Othon, Agésilas (hélas), Attila (holà !). Il est de tradition de la classer parmi les œuvres médiocres de l’auteur du CID. Je n’ai rien contre les exhumations. Celle-ci a un parfum élitaire. Se justifiait-elle ? Certes au niveau de la curiosité : Brigitte Jacques a su rendre lisible l’anecdote et ce n’est pas un mince mérite. Certes NON au niveau de la NÉCESSITÉ. Je ne vois pas en quoi, où, comment et pourquoi cette intrigue pourrait m’intéresser.
Le conflit entre la Passion et le Devoir y atteint un degré caricatural, voire simpliste, que le jeu tout en hargne de Maria de Medeiros ne fait qu’accentuer. Que nous montre-t-elle sous couvert de « devoir » et d’honneur ? Une princesse sans nuances, plutôt peste, méchante. Jamais je ne l’ai sentie déchirée, plutôt enfermée dans son système de Carthaginoise d’abord, amoureuse ensuite, mais à condition que son amour serve sa politique. Intéressant, me direz-vous ? Non, parce que cette politique-là ne concerne que des grands, des rois, et des princesses, à moins que ce ne soit, chez les Romains, des militaires. Ces gens-là se battent entre eux dans la coulisse et reviennent causer ensemble entre chaque bataille, qui a changé le rapport des forces en présence. Y a-t-il des morts ? Y a-t-il des peuples concernés ? Bernique. Les mobiles des protagonistes ne s’abaissent pas à ces considérations. Et c’est fou ce que les vainqueurs d’un moment deviennent respectueux des diktats des vainqueurs de l’instant d’après, sitôt qu’ils sont vaincus. Sauf la Sophonisbe, justement, qui n’en a rien à foutre de ces aléas et qui suit son chemin avec entêtement, ce qui la conduira à se suicider.
Bien sûr, quand on sait que l’année suivante Scipion détruira Carthage en massacrant ses habitants, cela introduit une dimension. Mais où apparaît-elle dans les vers de Corneille ? J’ai surtout entendu que deux femmes aimaient le même homme et que ça n’allait pas tout seul, et qu’une de ces femmes, Sophonisbe précisément, avait été mariée à un vieux roi très gentil (Claude Bouchery) à qui elle en fait voir de toutes les couleurs.
Brigitte Jacques a monté l’œuvre avec soin. Ses artistes sont vêtus magnifiquement par Emmanuel Peduzzi, qui signe aussi le décor, vestibule gris triste qui a dû beaucoup plaire à Jacques Lassalle. André Diot a réalisé de superbes lumières. Bref une entreprise de classe autour d’un projet qui ne m’interpelle pas. Que voulez-vous, c’est mon caractère.

07.10.88 - Je n’ai pas grand-chose à dire sur Astérix, version Jérôme Savary, au Cirque d’Hiver, production ALAP LUMBROSO. C’est un produit commercial qui ne cache pas sa vocation, qui est de faire du pognon. Pour cela, selon la règle bien connue, on en a dépensé beaucoup. Le dispositif a dû coûter une fortune et il faut reconnaître qu’il est astucieux, puisqu’il permet aux spectateurs de passer du village gaulois au camp romain en quelques secondes à vue, ce qui n’est pas une mince performance technique en ce lieu où il a fallu tout inventer.
À part ça, ce qu’on voit est-il beau ? Je ne peux que dire une chose : c’est fidèle à la bande dessinée archi-connue, comme le spectacle entier y est fidèle. Savary s’est interdit toute imagination personnelle… ou presque : ici ou là, le farceur du Magic Circus montre un petit bout d’oreille. Cela dit, Goscinny et Savary avaient des atomes crochus. Leur famille est semblable. Ca se sent.

12.10.88 - Gabrielle Wittkop a écrit un roman « interdit » que Régine Desforges a exhumé en 1968. Je tiens l’information de Jacques Canselier, car les quelques feuilles qui sont distribuées à l’occasion de la représentation du NÉCROPHILE, « exceptionnelle », à Confluences, sont tout à fait muettes sur cette personne aux fantasmes étranges. Le garçon décrit, auquel dans son spectacle Jacques Canselier s’efforce de donner vie avec un savant dosage d’incarnation et de distance, a découvert les félicités de l’onanisme à l’âge de six ans, le soir même de la mort de sa mère. Traîné jusqu’au cadavre de celle-ci la main et le sexe encore moites, il a conçu pour les trépassés un amour fou, qui l’a conduit par la suite à mille turpitudes que l’acteur nous confie avec un grand luxe de détails et des moments de forte exaltation.
Un accordéoniste, Jean Pascalet, a composé une musique assez belle qui ponctue les moments où le personnage sort de lui-même, dans la narration ravie de ses aberrations. Cela dure cinquante-cinq minutes. Cela reste malgré tout un « one-man-show », performance d’acteur. Canselier est assez laid. De dos, sa chevelure fait mitée. On hésite à penser qu’il s’éprouve « le personnage ». Le fait qu’il ait choisi de jouer ce NÉCROPHILE n’est sûrement pas innocent au niveau de sa libido. Moi, ça me fait plutôt frémir : ce n’est pas pour ce genre-là de dérangement que j’ai envie de me mobiliser. (Dix-huit heure)

12.10.88 - À 20 h 30, à la Cartoucherie, me voici en train de pester contre Catherine de Seynes qui a pondu une grande pancarte sur laquelle on peut lire « Merci Ariane,Merci Théâtre du Soleil », de nous avoir accueillis dans tes murs ». Cette flagornerie me choque, et d’autant plus que je n’y détecte aucune nuance d’humour.
Bref, au départ de textes de Sophocle, Catherine de Seynes et Guy Jacquet ont « dramaturgisé » un spectacle dont Elle est l’héroïne et dans lequel elle incarne Déjanire, l’épouse d’Héraclès en perpétuelle attente de son demi-Dieu de mari, angoissée, jalouse, interrogeant sans cesse les oracles… et qui ne lui survivra pas. Les textes sont beaux, avec toutefois, quelques platitudes. Parlant d’une des « aventures » d’Héraclès avec une « fille », elle clame qu’il « se l’envoie ». Je doute que Sophocle se soit exprimé ainsi mais qu’importe, ce sont des détails. Le spectacle est fort beau et Catherine de Seynes y fait montre d’évidents dons de tragédienne, dans le registre classique un peu conventionnel, mais elle a du souffle. Surtout, elle a eu l’idée de détourner le chœur grec par une théorie de cinq femmes qui chantent, en arabe, superbement, à faire pâlir d’envie Farid Paya. Ce contrepoint musical et plausible donne une plus-value réelle à sa performance solitaire. Solitaire, pas vraiment : un jeune garçon qui joue le fils que Déjanire a eu avec Héraclès apporte une belle pièce à l’édifice.

13.10.86 - Pour la première fois que je mets les pieds au THÉATRE OUVERT, je dois dire que le spectacle PARIS-NORD, « Attractions pour noces et banquets », de et avec » Jacques Bonaffé et Catherine Jacob, me désarçonne un peu, car il me paraît davantage se situer au niveau d’un café-théâtre de qualité qu’à celui d’un espace consacré à la promotion des auteurs. C’est une série de sketchs joués avec entrain par un couple qui s’exprime en français du Nord, avec l’accent et les idiotismes. C’est croustillant. Le public se marre. Le registre, le style sont toujours les mêmes. Lui, a le beau rôle. Elle lui sert faire-valoir avec une apparence d’autorité qui se démonte à chaque chute de saynète

FESTIVAL FRANCO-IBÉRIQUE ET LATINO AMERICAIN DE BAYONNE

19.10.88 - Si vous vous souvenez du spectacle de Ronconi aux Halles, celui où j’écrivais que le public devait se garer des voitures, mais en y ajoutant la violence de ce happening de Jean-Jacques Lebel qui avait fait hurler René Blin, vous savez, celui où on vous jetait à la gueule des poussins vivants, si vous agitez ce début de cocktail avec une inspiration de type ARCHAOS et ROYAL DE LUXE, si vous y ajoutez une dose de décibels à la limite de l’insupportable, vous aurez une idée un peu faible de ce qu’est TIER MON, la création de la troupe barcelonaise FURA DELS BAUS que je vois au Festival de Bayonne, un spectacle, dit le programme, « visuel, sonore, violent et beau autour de deux thèmes, la guerre et la paix, composé de quatre parties distinctes » (mais pas tellement lisibles en vérité) « le jeu, la bouffe, le sexe et Dieu ».
Rien que des hommes, pas une femme, qui jouent avec l’eau et le feu, qui foncent dangereusement sur les gens avec une volonté provocatrice de communiquer une violence qu’ils savourent visiblement, qu’ils visent à faire partager. La dose de scatologie rappelle aussi certains excès d’Arrabal jeune ; bref, plein de réminiscences me revenaient tandis que j’allais et venais à droite et à gauche en essayant d’éviter de me faire écraser ou arroser, me demandant si ces jeunes gens n’ont jamais d’accidents -eux-mêmes sont assez acrobates et acrobatiques-, et je ne pouvais pas m’empêcher de penser que leur inspiration était carrément fasciste. « Los ninos de Franco », ai-je eu envie de les baptiser, ces soldats de la guerre civile qui massacraient pour tuer. Entre la partie de la violence (qui n’est pas ici maîtrisée comme à ARCHAOS ou au ROYAL DE LUXE et qui surtout, est livrée ici sans la moindre dose d’humour), et la violence pure, où est la frontière ? Le journal l’Avanguardia, un de ceux qui datent du Franquisme, a ainsi décrit TIER MON ! « Plus un phénomène, plus proche d’un opéra, d’un concert de rock ou d’un match de football que d’une représentation théâtrale conventionnelle ». Le journaliste aurait pu ajouter : « d’une parade nazie débouchant sur des bris de vitrines juives ».
20.10.88  - Bayonne encore. L’idée qui a présidé à la conception du PROCÈS D’ORESTE était une bonne idée, mais sa concrétisation aurait supposé que Farid Paya soit un grand philosophe ou au moins un poète, et de préférence les deux à la fois. Le point de départ supposait que les Erynnies soient moins réelles que dans la tête d’Oreste, effrayé à l’idée d’être devenu roi par son geste assassin et de devoir gouverner. Or, si cette idée simple est en gros exprimée, l’explicitation fait défaut et le spectacle se résume à une exploration en temps à rebours de ce que fut la redoutable famille.
Bon : Oreste a tué sa mère parce qu’elle avait zigouillé son père au retour de la guerre de Troie, mais celui-ci n’était pas un enfant de chœur, il était revenu avec une maîtresse dans ses bagages et il avait sans vergogne immolé sa fille Iphigénie sur l’autel d’un Dieu qui exigeait ce sacrifice pour faire souffler le vent. On remonte jusqu’à Tantale, mais nonobstant le fait que tous ces personnages soient excessivement bavards, aucun discours profond ne se dégage et l’on finit par s’ennuyer car le verbiage n’est pas d’une langue à enchanter et, après tout, on sait tout ça…
J’ajouterai, au négatif de cette entreprise, que la démarche musicale dans laquelle excelle le théâtre du Lierre, ne m’a pas parue en progrès, mais plutôt en régression, par rapport à celles de L’OPÉRA NOMADE et d’ÉLECTRE. Au lieu de perfectionner ce style qui fait son originalité, Farid Paya m’a semblé le négliger et j’ai trouvé les harmonies inspirées par Marc Lauras moins efficaces que précédemment. Il est vrai que la connotation japonaise apportée par le décor, qui figure un portique de temple nippon, et par une certaine gestuelle, au demeurant timide, imposée aux personnages, n’aidait pas à ce que l’on se retrouve dans l’univers familier du Lierre.
« C’est un mauvais spectacle ? », allez-vous me dire à cette lecture. Oui et non. Il est trop long, trop bavard, mais il comporte des réelles beautés. Pendant les trois premiers quarts d’heure, une fois passé le cap du prologue qui m’a paru inquiétant, j’ai pris un vrai plaisir et j’ai cru me trouver devant un grand spectacle. Hélas, Farid Paya n’est pas Sophocle, et sa tragédie s’étire en méandres sans progression. On a l’impression qu’Oreste, après avoir, selon l’anecdote inventée, exigé d’être jugé, s’en fout. Aloual regarde successivement ses ancêtres se définir selon Paya, et ça n’a l’air de rien lui faire. Dommage. Dans les circonstances présentes, le LIERRE aurait eu besoin d’un triomphe et je doute qu’il le trouve ici, même si, avant Paris, Farid le remet en chantier, ce qui supposerait de profonds bouleversements et sacrifices de texte, et ce qui est improbable, car il a l’air très content de soi. Aurait-il, comme les privilégiés du système, droit à SON erreur alors qu’il a un million sept cent mille francs de dettes ? Les jours prochains nous l’apprendront.

21.10.88 - Toujours Bayonne. « ALHUCEMA, mot d’origine arabe, désigne une herbe dont la fragrance, la présence dans notre vie quotidienne, la musique de ses syllabes, réveillent dans nos sens des souvenirs ancestraux ». Ainsi Salvador Tavora, traduit par SON indispensable assistante Lilyane Drillon, justifie-t-il le titre de son nouveau spectacle dont le sous-titre commentaire est « au gré de l’histoire andalouse ».
La réalisation est magnifique, superbe, d’une totale rigueur admirablement maîtrisée, sous la forme d’une succession d’images visuelles et sonores qui procèdent avant tout de l’art pictural. La beauté a présidé à l’élaboration de chaque séquence, dont certaines ne manquent pas d’académisme du fait d’un certain goût pour la symétrie. Mais pourquoi pas si ce rituel est efficace, jamais ennuyeux au gré d’un rythme volontairement lent mais vigoureusement soutenu ?
Que dit le texte, proféré toujours sous forme de monologues « surarticulés », je ne l’ai pas bien compris. Quelle dose de contestation Salvador Tavora a-t-il injecté dans cette évocation de sa patrie, qui juxtapose les éléments successifs, Phéniciens, Maures, Chrétiens, Païens, Barbares qui composent ce qu’elle est aujourd’hui, bordée de mer et de Portugal ? Il semble qu’il s’agisse d’abord d’un questionnement. Au fond, ce n’est pas, pour le spectateur français, très important de le détecter. On est en face d’une œuvre et cette œuvre est pratiquement parfaite, faisant appel à la plastique, à la gestuelle, à la danse, au chant et à des éléments accessoires dont aucun n’est inutile, chevaux, machine élévatrice (qui est présente ici comme dans tous les spectacles de Tavora, parce qu’il tient à montrer la face cachée du théâtre), lauriers et même odeurs d’encens.
LA CUADRA se présente avec une maîtrise remarquable, en progrès sur l’approfondissement de sa ligne connue. C’est une grande troupe. Bravo. Reste que je me demanderai toujours pourquoi les chanteurs andalous ont à ce point l’air de s’arracher les tripes de souffrance chaque fois qu’ils s’expriment. Je ne vois comme équivalence que le « Oï ! Oï ! Oï ! » juif. Y a-t-il un lien ?

23.10.88 - Vu à Bayonne, toujours, un ballet « théâtralisé » de la Compagnie Karine Saporta, LA FIANCÉE AUX YEUX DE BOIS, qui a fait, nous dit-on, un tabac au Festival d’Avignon « In ». Nostalgie de la vieille Russie. Il s’agit de danse moderne. Les filles et le garçon jouent avec des petits pupitres d’école et on évoque un peu la « classe morte de Kantor ». Ils se servent aussi adroitement de cordes pendues aux cintres, qui elles sont assez encombrantes. Une fois de plus, je n’ai pas saisi l’anecdote. Je dois être débile en danse.

RETOUR À PARIS ET ENVIRONS

26.10.88 - LE BAL DE D’DINGA est un « récit à quatre voix » écrit par un poète congolais récemment décédé, Tchicaya U Tam’si, qui fait référence à un événement précis, l’indépendance du Zaïre, proclamée le trente juin 1960. Ce jour-là, N’ Dinga, laveur de sol dans un hôtel de Kinshasa dont le patron est un Belge affreux, va s’éclater en s’offrant la belle pute, Sabine, réservée d’ordinaire aux riches Blancs. Il a pour cela économisé trois mois de son salaire. Malheureusement, en participant à une manifestation en l’honneur de l’événement, il est frappé par une balle perdue et tué. La joie populaire n’en sera pas affectée. Elle s’exprime au travers de la musique, comme souvent en Afrique. Cette fois-ci, c’est un cha-cha-cha, « Independa cha cha ».
C’est, malheureusement, Gabriel Garran qui a « lu » le texte de l’auteur noir. Il y a vu « un seul événement qui, comme dans une complainte, nous parvient d’une manière hélicoïdale » au gré d’une « écriture pulsionnelle, et émotive ». Je ne pense pas qu’il ait détecté qu’il y avait sans doute une forte dose d’humour dans ce discours qui traite en termes dérisoires d’un acte politique majeur. Tchicaya U Tam’ si, y montre l’accession à l’indépendance du peuple, comme s’il s’agissait d’une chose pas sérieuse, aux conséquences non mesurées. S’il avait été un Blanc, on pourrait dire qu’il a méprisé l’événement. Comme il est noir, disons qu’il l’a chiné. Garran n’a vu que la dimension signifiante. L’hôtelier, joué par Henri Delmas avec un accent bruxellois qu’on jurerait de naissance, est d’un bloc, une caricature. La violence de la répression aveugle est stigmatisée, et puis, bien sûr, pour ceux qui savent quel trouble ont suivi le départ des Belges, il y a du pathétique à voir le bonheur puéril de ce petit peuple qui croit tous ses maux terminés, alors que c’est une tragédie qui commence avec l’installation d’un régime rien moins que libéral. 
Alors, la représentation s’étire sans progression. Le rythme est, je ne dirai pas lent, mais mou. Les quatre protagonistes sortent, pour s’exprimer, de poses figées, et restent immobiles quand les autres causent. Heureusement, il y a de jolies plages musicales orchestrées au vibraphone par Jack Robineau et chantées avec délicatesse par Christine Sirtaine et Pascal N’ Zenzi.

03.11.88 - LE SINGE, par la Compagnie MALABAR, se joue dans la piscine de Sannois et contient presque tous les ingrédients d’une bonne recette : d’abord un joli conte chinois propre à ravir les enfants, mais aussi à intéresser les adultes, puisqu’il ne s’agit rien de moins, pour le héros, que de quémander son immortalité auprès des Dieux, sur fond d’irrévérence en matière religieuse : un moine (Bouddhiste) hors de toute réalité humaine tant il vit dans la contemplation (au demeurant itinérante) s’est attaché à extirper la violence du cœur de l’animal. Sans succès.
Ensuite, le dispositif, dû à un certain Bob Phalip, est superbe. Les spectateurs sont face à un plan d’eau surplombé par différentes aires de jeu à des niveaux variables. Des radeaux parcourront de temps à autre l’espace aquatique au gré de l’anecdote, et ce sera très joli. Ensuite encore, les costumes sont beaux et il y a un orchestre rock qui imprime une note de modernisme dont l’anachronisme n’est pas gênant.
Et puis les membres de la troupe sont d’excellents danseurs, de remarquables acrobates, voire des funambules. Ils ne déshonoreraient pas un cirque tel qu’ARCHAOS, dont il faut dire entre parenthèses que le nouveau spectacle, vu hier au 91 Boulevard de Charonne à Paris, est remarquable. Malheureusement, ils ont oublié d’apprendre à jouer la comédie et on a l’impression, tout au long de la soirée, de voir et d’entendre des amateurs, ringards par dessus le marché !
Et quant aux metteurs en scène, Pierre Henri Charbonneau et Éric Frey (ce dernier s’est chargé de la « direction d’acteurs », c’est donc à lui qu’il faut donner un zéro pointé !), ils semblent ne pas savoir que le rythme est une épice indispensable à la finition d’un spectacle. Avec un peu de vivacité, on pourrait passer l’éponge sur le jeu des non comédiens de l’équipe, tant par moments ce qu’ils font gestuellement est visuellement satisfaisant. Mais les enchaînements sont si relâchés qu’à la fin on s’emmerde. Dommage.

05.11.88 - J’étais inquiet en venant à Montpellier voir L’ÉTÉ de Romain Weingarten, monté par Claude Cendrars, qui s’est installée résolument dans le Languedoc. À tort, car il faut le dire, elle a tout à fait réussi son coup. Quelle jolie pièce, singulièrement mélancolique, « Poème théâtral », comme la définit son auteur, qui mêle harmonieusement trois univers : celui des enfants, une fille qui « assure », (la mère est morte l’année dernière) et un garçon silencieux, demeuré peut-être, mais il y a tant de non-dits ; celui des amants, adultes qu’on ne verra jamais, dont les ébats évoqués troubleront les adolescents. La « trahison » de la femme, qui partira un beau matin sans réveiller son amant, désespèrera la jeune fille ; enfin celui des chats, deux matous à l’œil impitoyable, qui observent, critiquent, jugent les actes des êtres humains. Ici, Weingarten a excellé. Sa vision des choses est d’une extrême justesse. À la création il incarnait l’un d’eux et Marc Eyraud jouait l’autre. Ici, ce sont Luc Morineau et Pascal Arbeille. Ils ne font pas oublier leurs prédécesseurs, mais ils sont très convaincants dans ces rôles en or qui leur procurent visiblement un grand plaisir.
La pièce « en six jours et six invités » s’étire malheureusement un peu sur la fin. (Mais il doit être difficile d’y pratiquer des coupures). Néanmoins elle garde toute sa fraîcheur. Elle n’a pas vieilli du tout. Elle est belle à entendre. La langue de Weingarten est superbe. Elle accroche. Son atmosphère dégage du charme. Dans cette réalisation, inscrite dans un décor très réaliste de Marc Deluz, une jolie maison, un arbre et des buissons, du gravier par terre, elle sort un peu moins mystérieuse que naguère. Cela tient sans doute au fait que Fabrice Mignard, qui joue le jeune homme, n’a pas le côté secret d’un Leduc ou d’un Marthouret. Il est bien mais il n’est pas rare. Claire Ventu, Lorette, est le point faible de la distribution. Il paraît qu’elle sort d’une dépression nerveuse. Justement, cela pourrait l’aider. Elle manque de clarté. Mais, entendons-nous, elle ne gâche pourtant pas la soirée.

09.11.88 - Maurice Attias, spectacle après spectacle, semble s’être fait une spécialité de ce que j’aurais tendance à appeler de l’érotisme de salon. Certes, LA TÉNÈBRE, « pièce » que signe Anne Capelle, mais qui est en vérité un collage de textes de Sade, ne nous permet pas d’admirer, comme naguère dans « LE MORT », les contorsions lubrique d’Anne de Broca toute nue. Ici, elle est vêtue, tout comme sa partenaire qui incarne, face à elle qui est la vicieuse Justine, la vertueuse Juliette.
Tout est verbal dans ce discours tenu par la salope pour entraîner la pure sur le chemin de la luxure. Mais il s’agit d’une démarche de famille semblable, très, trop savamment dosée et s’adressant, au petit Marie Stuart, à un public ciblé. Je trouve que pour aller au bout de lui-même, Attias pourrait offrir ses services au Théâtre des Deux Boules. Un spectacle porno d’avant-garde, intello et culturel, trouverait sûrement  un créneau sur l’échiquier médiatique.

J’ai oublié d’écrire ci-dessus que la partenaire d’Anne de Broca, qui incarne la résistante Juliette, n’est autre que la fille de Trintignant. Elle en a le profil et le jeu, que c’en est hallucinant !

10.11.88 - Que demande le peuple ? Le public, au sortir pour certains de quatre-vingt-dix minutes de somnolence, pour d’autres d’une jouissance probable, applaudit à tout rompre. Pierre Constant joue le rôle qu’il a toujours rêvé d’incarner, ou plutôt le double rôle, celui du FUNAMBULE Abdallah et celui de son « père spirituel », Jean Genêt. Le poète malfrat a pondu, il faut bien le dire, un beau texte à la mémoire d’Abdallah, qui s’est tué au cœur de la jeunesse, brisant le cœur de l’écrivain supposé après avoir jeté sur le papier sa plaie saignante.
Ce texte ne devait jamais être joué. Tout au plus avait-il toléré qu’il soit imprimé. A-t-il corrigé les épreuves ? NON, je pense, chaque phrase eût été pour lui un coup de poignard ! Pourtant il n’y a pas de fautes, la maison Gallimard est vraiment très sérieuse. C’est sans doute pour cela qu’elle exige trois mille francs de droits par représentation.
Pierre Constant est entré dans cette œuvre comme d’autres en religion, avec ferveur, piété. Il est, c’est le cas de le dire, l’incarnation même du discours tenu. Et ce n’est pas une passade. Il porte ce besoin en lui depuis des années et je gage qu’il est prêt à s’investir encore éternellement dans cet « hommage » qu’il imagine pur, sanctifiant, au maître homosexuel dont l’ambiguïté s’alourdit ici du soupçon de pédophilie. Comment peut-on sacrifier tant d’énergie à une telle cause ? Pour moi, c’est un mystère. Mais puisque ça marche, je conclurai comme j’ai commencé : que demande le peuple ?

19.11.88 - Mon père adorait Damia. « C’est une grande dame », disait-il.
Juliet Berto a eu l’idée de mettre en scène sa copine Catherine Mathély dans un tour de chant consacré au répertoire des artistes des années trente. Oui, c’était un répertoire de qualité, exigeant, à la fois parce que les chansons étaient des vrais poèmes et aussi parce que ce n’étaient pas des chansonnettes à musiquettes, mais des partitions pas faciles. Catherine Mathély chante son programme avec conviction, aidée par deux musiciens très présents. Ca se passe à Bobigny à vingt-trois heure trente.

18.11.88 - Je les avais connus en Avignon, ces cinq garçons languedociens qui chantaient leur CHANSON PLUS BIFLUORÉE dans la même salle que moi je montrais mon DÉSERT. Et déjà je les avais trouvés pas mal dans leur théâtralisation, à la manière des Frères Jacques, d’un répertoire inventée par eux.
Les revoici pour un après-midi invités à L’OLYMPIA et je dois dire que c’est un éclatement. Ils ont fait de prodigieux progrès. Leur prestation (une heure trente) est sans faille, drôle au possible, fine, parfaite musicalement et gestuellement. Ce sont des remarquables pros. Et ne nous y trompons pas : la référence aux Frères Jacques n’a d’autre sens que de les classer dans un genre qui fut aussi celui de nos malheureux « Nouveaux Garçons » de BORIS SUPER VIAN. C’est la théâtralisation de la chanson qui les rend « introductibles » dans cette cataloguisation, MAIS ILS SONT PARFAITEMENT ORIGINAUX. Qu’on se le dise.

29.11.88 - Plus juif que Ilann Waïch tu meurs. Et plus youpin que le metteur en scène Jacques Canselier, tu trouveras pas. Il est vrai que cette LETTRE AU PÈRE de Kafka se prête à la mascarade folklorique. Après tout, il serait intéressant de voir ce que donnerait ce texte, déplacé du contexte des chandeliers à sept branches et des mômeries bibliques. Car enfin il n’y a pas que des jeunes Juifs qui aient des problèmes avec leurs parents, et ce n’est pas la judaïcité, mais L’UNIVERSALITÉ de Kafka qui en a fait l’auteur illustre qu’on sait, d’une œuvre qui est nourrie profondément par sa judaïcité mais qui la dépasse. Cette représentation ELOIGNE le texte d’un public Goy, dans la mesure où elle l’ancre dans tous les signes extérieurs -l’acteur va jusqu’à parler hébreu par moments, j’ai même eu peur au début d’être plongé dans un piège linguistique-. En plus, ou peut-être à cause de l’austérité qu’elle implique, elle est un peu ennuyeuse. Donc voilà. Je n’ai pas été emballé. Ca se passe à Ivry.

05.12.88 - « Fluctuat », et pourtant il « Mergitte » ! Plus terroriste que jamais, en théâtre, Michel Raffaelli nous donne, avec son spectacle en langue corse importé de Bastia, une bien peu catéchuménique vision du combat indépendantiste ! Plus passéiste que ce discours (si j’ose appeler ainsi cette phraséologie poétique de bazar telle qu’elle nous est communiquée par sous-titres en français projetés, heureusement, car, corse ou pas corse, les acteurs sont inaudibles, leur gosier ne parvenant pas à franchir le mur de percussions qui les couvre), tu meurs ! Les personnages, enfermés dans une sorte de salle des machines de cargo, semblent contempler on ne sait quel avenir qui n’a rien de radieux. Ils répètent trois fois que la Sicile, grâce à ses volcans, est un bateau à vapeur tandis que la Corse serait plutôt un voilier. Passionnant ? Non ?
Dieu soit loué, de temps en temps les palabreurs en style fleuri méditerranéen, se mettent à chanter d’authentiques chœurs corses. On voit bien alors où Tino Rossi avait puisé son inspiration, mais on prend son pied. Bref, spectacle prétentieux et chiant, avec en annexe des moments agréables.

06.12.88 - La revue de L’ALCAZAR DE PARIS tient du Club Méditerranée et de la revue Casino du Liban. Elle est à la fois ringarde, professionnelle, parfaite, bourrée de déjà-vu, vulgaire, « savaryenne » quelque part, conçue pour un public à fric qu’elle caresse pendant quatre-vingt-dix minutes dans le sens du poil. On ne s’ennuie, il faut le dire, jamais. Produit simpliste pour public de touristes, qui en veut pour l’argent  qu’il dépense et tient à se rappeler que c’est à Paris qu’il a vu cet étalage affiché de pognon dépensé pour qu’il en ait plein la bouche bée.

08.12.88 - Ils sont bien sympathiques, ces Tessinois du TEATRO PARAVENTO de Locarno. Dommage qu’ils soient nuls. Enfin, j’exagère mais il est sûr que quand on a dans la tête les performances de cirque des gens d’ARCHAOS, celle de ces Helvètes paraissent minables.
Pourtant, ils ont plus de rythme que leurs compatriotes romands. Attention, ils n’en ont pas autant que leur voisins vraiment italiens, mais enfin ils soutiennent le mouvement clownesque.
Ils se sont, pour leur spectacle PERPETUM TEATROBILE, adjoint comme metteur en scène Chibor Turba en personne. Celui-ci devait être fatigué car, à côté du CIRQUE ALFRED de jadis, ce qu’il a inculqué ici à ses hôtes n’est franchement pas terrible. C’est une évocation des ressorts du rire à travers les âges, qui vise à prouver qu’ils ont toujours été… et restent les mêmes. À ce niveau, la fin du spectacle est chouette, quand les acteurs pantalonneurs cèdent la place sur un écran de cinéma d’abord, de télé ensuite, à leurs confrères illustres du burlesque et du dessin animé. Là, pendant ce dernier quart d’heure, on a soudain envie de rire. Avant, pas tellement. J’ai vu ça à Martigues.



Publié dans histoire-du-theatre

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