Du 26 novembre au 10 décembre 1984

Publié le par André Gintzburger

26.11.84 - Albert Delpy a monté, et joue, une étrange pièce d’Arrabal appelée BRÉVIAIRE D’AMOUR D’UN HALTÉROPHILE, où l’auteur, de toute évidence, derrière l’anecdote, manie le symbole à pleins tubes, avec une connotation chrétienne obsédante.
Un homme, à trois reprises, tentera le record du monde de l’arraché des poids, deux cents kilos, mais la performance sportive n’est que l’aboutissement d’une démarche spirituelle. La réussite de l’entreprise va de pair avec l’obtention d’un sentiment parfait envers une certaine Phillis, sa gente Dame, sa dulcinée en somme mais aussi beaucoup plus que ça.
Complot ourdi par des ennemis ou par la Dame elle-même, voici qu’après la première tentative échouée dans une ambiance de cirque, lui arrive un soigneur inconnu, un castrat, qui a sans doute tué son masseur habituel, et qui va le conduire au terme d’un jeu verbal et sexuel trouble, jusqu’à la victoire et, à l’instant du triomphe, à la mort.
Anna Leila Baldaccini incarne l’inquiétante androgyne auprès d’un Delpy exhibant sans pudeur ses chairs flasques et immondes, et sachant remarquablement opposer la facette du mystique inspiré, se préparant religieusement à se dépasser dans l’effort physique, et celle du gros porc matériel qu’il est corporellement.


28.11.84 - Revu L’HISTOIRE DE COCHONETTE QUI VOULAIT MAIGRIR du G.M.C.  pour petits et grands. Maintenant, c’est pour pouvoir ÉPOUSER COCHONETTE, joliment incarnée par le corps de Sylvie Kühn. La rajout m’a paru ramer un peu, mais c’était la toute première. Et Catherine était ravie.

UN VOYAGE À BRAZZAVILLE

Du 28.11 au 02.12 - Le voyage a Brazzaville a été arrangé par FARTOV ET BELCHER. Guy Lenoir et Coconier ont fait une production avec le ROCADO ZULU THÉATRE (« Roca » veut dire « Pierre » et Zulu « Ciel ») que dirige un auteur congolais, Sony Labou Tansi, édité aux éditions du Seuil pour des romans, « l’Anté-Peuple », « La vie et demi », « l’Etat honteux ». Guy Lenoir et une comédienne blanche, Elze Oppenheim, joueront ce soir mêlés à cinq artistes congolais une pièce de cet auteur, « La peau cassée ». Je la lis pendant le parcours avion entre Bangui et Brazzaville, et une question me vient aux lèvres en essayant de pénétrer dans le style très écrit, à prétentions littéraires certaines, avec images « à l’Africaine », de cet ouvrage dont le contenu, d’entrée de jeu, me paraît refléter un type de rapports Noirs - Blancs déjà situé à un niveau social élevé : à quel public cela s’adresse-t-il ?...
La « délégation » dont  je fais partie, a été sélectionnée par Richard Coconier qui s’est bien débrouillé, « à la Bordelaise », pour que cette aventure commune de collaboration franco - congolaise, ne passe pas aux oubliettes. En vedette, il y a Catherine Humblot, du MONDE, et J. - J. Samary de LIBÉRATION. Il y a les deux officiels spécialistes de la francophonie, Monique Blin et Gabriel Garran.
Chargé d’une mission à travers monde pour renifler ce que la France doit y exporter culturellement (une sacrée planque vachement chouette, il passe son temps à se balader), Claude Olivier Stern, explique d’entrée de jeu qu’il a quitté Bobigny de son propre chef : on ne l’a pas viré. Dont acte ! Du Vignal est journaliste à ART PRESS. Je suis là en ma qualité d’agent artistique. « On » attend évidemment que je prenne en main l’importation en France du spectacle que je vais voir. France - Culture est là aussi. Le voyage se passe sans histoire. Fatigant, de nuit, avec escales à Rome où l’avion se bourre de monde, et à Bangui, où il se vide à moitié, Bangui où il fait grand jour à six heures du matin et où les avions de l’armée française sont exposés ostentatoirement, tandis que nos paras, dont le teint pâle prouve qu’ils ne sont pas d’ici, glandent au pied des passerelles.
À Brazzaville, l’accueil, très officiel, nous dispense de toutes formalités. Nous voici donc, sales, pas rasés, faisant des mondanités chez Monsieur Renou, le Conseiller Culturel, qui nous annonce qu’il a plu, que la piste est détrempée, et qu’il serait sage qu’on parte dès dix heures trente en direction de Mindouli, où le groupe franco - congolais joue à vingt heures en décentralisation profonde. Dans la « case de repos », où l’Ambassade loge ses hôtes de passage (heureusement pas nous), je prends ma douche, c’est-à-dire que je reçois sur le corps une goutte d’eau à jet continu.
Et nous voilà partis, dans deux Peugeot et deux Suzuki, hautes sur quatre roues motrices. Ces vaillants véhicules sont à l’épreuve des redoutables ornières sur la partie de la Nationale Un qui est goudronnée, et des aspérités de la piste sablo -  argileuse ensuite. Notre expédition fait la joie des femmes et des enfants que nous croisons, très belles et très beaux, qui nous font des « bonjours » démonstratifs sans aucun but lucratif. Nous éprouvons cette gentillesse désintéressée à chaque arrêt. Jamais au milieu de ce peuple, je n’éprouverai une sensation de danger. Tous noirs, d’un beau noir très propre, ils sont tous convenablement mis, les femmes en robes traditionnelles avec le bébé en bandoulière, les hommes et les enfants, corrects dans le style léger. Ce n’est certes pas la richesse, mais nulle pauvreté ne me met une arête dans le gosier, où qu’on passe. La faim qui tue en Afrique, ce n’est pas dans ce pays-là. Faut-il en créditer le régime ? En façade, la République Populaire du Congo est une démocratie populaire, et d’ailleurs, le seul avion sur l’aéroport en dehors du nôtre était de l’Aeroflot. Partout on peut lire des slogans exaltant les tâches laborieuses du peuple, et le rôle éminent du camarade Président Doms Sassou Nguesso et de son Premier Ministre Ange Édouard Poungui. Ces pancartes, que j’ai déchiffrées dans tant de pays en slave ou en germain, voire en albanais, cela m’amuse de les lire dans mon idiome. Il est vrai qu’ici, plus que jamais, je constaterai la profonde véracité de l’axiome que j’aime à répéter, à savoir qu’un Français doit toujours se rappeler qu’hors de l’Hexagone, sa langue est une langue étrangère, véhicule grammatical et en vocabulaire de pensées, de mentalités étrangères. Ce n’est pas parce que des gens parlent avec nos mots qu’ils nous ressemblent en fonctionnement mental.
Cela dit, sur notre piste, ce qui frappe dans la campagne environnante, c’est la totale absence de bétail. La mouche tsé-tsé l’interdit, ou plutôt, les gens le croient car les chercheurs auraient trouvé une parade contre cet insecte en parsemant les champs de panneaux bleus et noirs : l’opposition de ces deux couleurs ferait fuir les vilaines petites bêtes ; mais apparemment les gens ne le savent pas, ou n’y croient pas. La viande est importée de France ou d’Argentine. Paraît que les légumes frais aussi. La planification socialiste de l’agriculture aurait eu ici le même effet que partout dans le monde communiste. Ici aussi les « paysans » sont allergiques au collectivisme. Ils ne cultivent donc leurs lopins que pour leurs besoins et ceux de leurs voisins ! « L’autosuffisance alimentaire pour l’an 2000 », proclame un ambitieux slogan, mais les mauvaises langues blanches affirment qu’avant, le pays trouvait très bien sur son sol de quoi se nourrir ! Allez savoir…
Cependant, à force de cahoter de nids de poules en ponts branlants, de flaques de boue en gués, nos voitures finissent par arriver avant la nuit à Mindouli, à cent quatre-vingts kilomètres de Brazzaville. On nous reçoit très protocolairement et on nous loge au seul hôtel de la ville, le Buffet de la Gare, qui a huit chambres, que nous occupons. À dire le vrai, le mot « chambres » est un peu abusif. Ce sont des cases, éclairées par des lampes à pétrole, certaines sans fenêtres, meublées exclusivement d’un lit avec moustiquaire et d’une table sur laquelle une bouteille d’eau minérale nous indique qu’il ne faut pas boire l’eau du robinet. Il n’y en a qu’un, dans une salle commune où il y a aussi le WC (propre !) et la douche. En me rasant demain matin, je constaterai l‘absence de  miroir. Mais qu’importe, mes hôtes sont gentils, serviables. D’où vient qu’ils m’appellent « chef ! »… Un souvenir ? En route, nous avions mangé, fort bien, à Kinkala, dans un restaurant appelé « le Sergent Normal », parce que, dans l’armée française, il a été un « vrai » sergent. J’ai goûté à l’antilope, pour la première fois de ma vie. C’est délicieux. Ce soir, après un apéritif d’honneur et le spectacle, nous aurons droit à un méchoui de cabri pas dégueulasse non plus.
Et « LA PEAU CASSÉE » ?, me direz-vous.. Eh bien, difficile de juger l’œuvre ce soir selon des critères artistiques, mais ce qui se passe ne me surprend pas et me semble une leçon exemplaire  à ceux qui, Noirs ou Blancs, pensent qu’on peut s’adresser au peuple du haut d’une leçon universitaire acquise. Sony Labou Tansy aurait dû prévoir que son discours emberlificoté passerait carrément par-dessus la tête d’un public sans aucune culture théâtrale « à l’Occidentale », que ce public ne connaîtrait pas les règles de la bienséance qui veut que les acteurs causent et que les spectateurs les écoutent poliment, quitte à s’ennuyer. Il aurait dû savoir que ce public en est à la commedia dell’arte de base (ou son équivalent qui est peut-être à inventer, mais pas par des Noirs blanchis comme lui), et se douter qu’il viendrait à la représentation de sa pièce comme à la fête. Il aurait dû réfléchir qu’on n’apprivoise pas un public inculte avec des phrases verbeuses et des longs temps d’action psychologique pas drôles. Un tel public, il faut le capter en le faisant rire, ou en faisant référence à ses mythes, à ses rites. LA PEAU CASSÉE a tourné au « POT CASSÉ », selon le lapsus d’un notable prononçant un petit discours avant la représentation, au pot qu’on nous avait offert (bière locale et Fanta orange !).
Mais que je vous raconte : sur un raidillon glissant, dans la nuit noire, nos quatre roues motrices nous hissent jusqu’à la salle. Aucun éclairage « urbain ». Un projecteur tourné vers la nuit aveugle la foule, qui s’avance vers ce qu’elle croit être le lieu des réjouissances. À la porte, l’ambiance est celle des beaux jours du festival de Nancy, quand Monique Lang vendait mille billets pour une contenance de salle de cinq cents places. L’ennui, c’est qu’ici, une fois le spectacle commencé, les éconduits par nécessité ne sont pas partis sagement. Ils sont restés toute la soirée agglutinés à la porte fermée, vociférant, cherchant d’autres issues et notamment à pénétrer par les fenêtres que les organisateurs avaient maintenues ouvertes en raison de la chaleur ambiante, lourde à cause des nuages chargés de pluies, qui menaçaient. Bien sûr, on fraye un passage à notre bande de privilégiés, et nous voici au cœur de l’étuve assis sur des bancs. Catherine Humblot et Samary ont droit à un pupitre d’écoliers, comme s’ils voulaient prendre des notes. Garran n’arrive pas à se caser bien. Il ne s’est pas assez pressé pour être au premier rang. Les spectateurs ont été disposés de trois côtés d’une aire de jeu assez vaste, sur laquelle brûlent des lampes à pétrole allumées. Précaution sans doute, pour le cas où le générateur tomberait en panne et priverait de courant les quelques projecteurs qui annoncent l’éclairage. Devant moi, car je suis sur le côté, un groupe de jeunes scolaires est assis par terre, et présente à la lumière une rangée de plantes de pieds et de doigts écartés d’un saisissant effet. Je rendrai compte du spectacle quand je l’aurai vu après-demain devant un public civilisé. Il est sûr que ce public-là, celui qui est entré dans le cénacle, qui a été dérangé par le brouhaha extérieur, mais étant loin d’être tranquille lui-même, n’a pas été gagné ce soir au théâtre ! Il ne demandait qu’à participer, qu’à faire la fête, et ce n’est pas ce que leur proposaient les artistes qui comptaient, au contraire, pour s’exprimer, sur une atmosphère lourdement installée auprès de spectateurs attentifs. Outre cette erreur sur la « forme », je ne vois pas en quoi le contenu de l’œuvre aurait pu en quoi que ce soit intéresser ces villageois d’une cité du bout du monde qui auraient peut-être pu apprécier sur un thème les concernant, une forme éventuellement dramatique. Quoi qu’il en soit, bruit dehors, agitation dedans, les comédiens ont exécuté le contrat avec courage et désolation, ayant sûrement intimement le sentiment qu’ils proposaient des perles à des porcs mal dégrossis. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser à l’HISTOIRE DU COCHON QUI VOULAIT MAIGRIR POUR ÉPOUSER COCHONETTE que j’avais vu l’après-midi de mon départ à Mogador, et qui aurait tellement su conquérir le public bon enfant. Mais je crois que Poisson aurait estimé la représentation impossible en raison de l’impossibilité de brancher les poursuites automatiques. On ne peut pas dire qu’à la fin les applaudissement aient été très nourris, mais tout le monde a fait comme si ça avait été un triomphe… Enfin, je veux dire les notables du coin et les copains de la troupe. La délégation ne montrait pas beaucoup d’enthousiasme et les membres de l’Ambassade qui nous avaient amenés tiraient la gueule. Ils s’en tiraient en vantant l’excellence de l’organisation congolaise. Il faut dire que, compte tenu des moyens du bord, il n’y avait rien à critiquer, et il faut dire aussi que l’affluence au spectacle était due au fait que les responsables locaux avaient su créer l’ÉVÉNEMENT. Il est vrai que l’encadrement du Parti, qui ne semble pas être une fiction, a dû les aider. J’y reviendrai.
Pour l’instant, nos hôtes ont arrangé pour nous un méchoui de cabri  -une merveille- assorti comme boisson de vin de palme, qui est une chose délicieuse à petite dose. Elza Oppenheim, la comédienne blanche venue avec Guy Lenoir, n’y a pas goûté car, ayant craqué nerveusement à la fin du spectacle, elle s’était enfilé au goulot une bouteille de Ballantine. Il a fallu l’évacuer. Avant, elle avait eu le temps de me rappeler que je la connaissais. Elle jouait dans LES MILLE ET UNE NUITS de Loulou ) (Luce Menasté)… Pendant ce souper, j’ai fait la connaissance d’une jeune fille blanche venue là comme « Volontaire du Progrès ». Il paraît que ces animateurs culturels, car c’est ça leur boulot, dépendent du Ministère Français du Plan. Ils doivent se mêler aux indigènes, vivre leur vie, participer à leurs travaux et à  leurs jeux, et bien sûr, les canaliser. Vers quoi ? J’ai demandé si c’était religieux ? NON !, m’a-t-on répondu. Ces « volontaires »-là ont vingt ans d’existence. C’est une association. Il y aurait à la tête des Américains dans le coup, et un bavard de l’Ambassade de France avait l’air de dire que la C.I.A. pourrait y être pour quelque chose. J’ai pensé que Colette aurait aimé faire comme cette personne brûlante d’enthousiasme et de dynamisme, qui, à mon avis, avait plus à apprendre de ses élèves que le contraire. J’ai noté dans ma tête, pour Raphaël, qu’on pourrait faire son service militaire dans la coopération comme « Volontaire du Progrès ». Il y a d’ailleurs ici beaucoup de gens qui s’intéressent à la Francophonie de ce peuple. Une fois de plus, je me fais réflexion que partout où l’homme blanc a colonisé, il a mis les indigènes à l’étranger chez eux. Ici, toutefois, l’aliénation n’est pas si profonde, je le sens, et ces volontaires ne sont peut-être pas ceux qu’il faudrait. Qu’on leur apprenne la grammaire à ces Congolais, et le vocabulaire, puisque le français est la langue « officielle », ciment véhiculaire entre des peuplades aux dialectes trop divers. Mais je crois qu’on les retarde en envoyant les intellectuels littéraires dans nos universités. La science est universelle. Ils ont besoin d’électrifier leurs villes et leurs campagnes, d’irriguer, de construire des routes. Je ne crois pas qu’il soit valable de leur inculquer NOS valeurs patrimoniales. C’est d’entre eux que doit surgir demain un Molière autodidacte qui n’aura pas, tel Sony Labou Tansy, acquis à Paris un style « africain » séduisant pour un éditeur français, qui n’aura pas plaqué sa sous-jacence africaine, reléguée au fond du cône de Bergson, sur un discours littéraire puisé aux sources d’une culture étrangère. La langue est un véhicule et la richesse du français pourrait devenir qu’il soit un véhicule pour des courants de pensées à racines différentes.
Mais trêve de bavardages, croyez-vous que la soirée soit finie ? Pas du tout. Un  groupe africain authentique, vient nous jouer un exorcisme pour chasser la malaria du corps d’un malade. C’est fascinant. Le sorcier, personnage principal, exécute tout un rituel tandis qu’autour de lui la danse est effrénée. Notons au passage que la Volontaire du Progrès mêlée à ce groupe noir sans folklore, y détonnait un peu, mais elle se trémoussait avec conviction, comme aurait fait Colette, vous dis-je. À la fin, saisissant un coq vivant, le sorcier lui tranchait le cou d’un coup de dents et aspergeait le sol avec le sang. Enfoncés les Belges de COUTEAU-OISEAU !
Après une journée de travail à Paris, une nuit d’avion avec trois ou quatre heures de demi-sommeil, la journée que je viens de vivre avec la piste en tape-cul, je suis content qu’on aille se coucher vers une heure du matin. Mais il faut encore atteindre l’hôtel, en bas du raidillon dont j’ai parlé plus haut. Entre-temps l’orage a éclaté, la piste est devenue une authentique patinoire. Cela nous vaut quelques émotions. Enfin me voici dans ma carrée. J’ai viré la lampe à pétrole qui puait et fait l’acquisition chez le « Mauritanien » (c’est l’équivalent du Djerbien en Tunisie), d’une torche électrique. J’ai donc le confort moderne. Et je m’endors sous ma moustiquaire, décidé à dormir le plus longtemps possible. Le départ n’est prévu que pour huit heures trente. Hélas, d’abord, la pluie qui tombe drue fait un raffut de tous les diables, et elle m’inquiète. Voyez un peu qu’on reste bloqués ici ? Et ensuite, ici, on est à l’heure solaire. Le jour se lève à cinq heures quarante-cinq. C’est l’hémisphère Sud tout près de l’Équateur. Et dès qu’il fait jour, toute la ville entre en vie, et ce n’est pas une vie silencieuse.
Ainsi dès sept heures du matin, suis-je en train de prendre le café en compagnie d’un étrange voyageur de commerce blanc, baroudeur du monde qu’on croirait surgi d’un film, que le train de nuit a jeté à la gare, car le train existe, il va jusqu’à Pointe Noire et il est la seule voie d’importation puisque le fleuve n’est pas navigable. Il attend que nous nous soyons tirés pour prendre une chambre, puisque nous les occupons toutes. Lui aussi est frappé par la gentillesse des Congolais qui ne sont jamais agressifs avec les Blancs, « qui ne nous en veulent pas » de les avoir colonisés. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard que Brazzaville a conservé le nom que lui avait donné le conquérant. Et quant à De Gaulle, mes enfants, quel grand homme, mon Dieu, quel grand homme.
Vendredi. Le retour sur la piste est épique et sûrement très dangereux. La piste est verglacée ou embourbée alternativement. Verglacée, vous voyez ce que je veux dire, nous roulons sur une couche d’argile lisse et mouillée. Les descentes sont très amusantes. Cela dit, tout se passe bien. Nous faisons une halte à Kinkala où nous sommes reçus, en langue de bois, par la municipalité. Puis, après la bière rituelle, pour les toasts, on nous emmène visiter le musée historique et ethnologique. Je me crois revenu en Albanie, c’est exactement le même topo : lutte héroïque contre le colonisateur. Savergnan de Brazza tire son épingle d’honneur du jeu. Il a l’air d’être le vrai fondateur du pays. Avant, nous dit-on très vaguement, il y avait là un grand royaume « nègre » (je cite). Le troisième Secrétaire de l’Ambassade de France, jeune homme dont c’est le premier poste et qui est très bien élevé, souffre un peu de la façon d’écrire l’Histoire après Brazza. Cette Histoire est illustrée par un peintre local en une série de toiles réalistes historiques de la plus stricte orthodoxie. Je découvrirai plus tard à l’École de Peinture qu’on nous fera visiter à Brazzaville, que le réalisme historique n’est pas majoritaire, heureusement, dans la peinture congolaise.
Nous rentrons dans la civilisation avec un déjeuner mondain mais plaisant chez Monsieur Renou, le Conseiller Culturel. Puis on nous conduit à l’Hôtel Méridien, où je bénéficie d’une chambre luxueuse, avec télévision et tout et tout. Je mets du linge à tremper dans le lavabo. Une heure après je veux le rincer. Plus d’eau ! Et plus d’électricité non plus. Il n’y a que l’éclairage de secours dans les couloirs. Nous nous y retrouvons tous pour nous saper en prévision de la réception à la « Case De Gaulle », résidence de l’Ambassadeur de France, bâtisse coloniale face à Kinshasa sur les bords du Congo. Le drapeau français flotte haut et fier sur la berge. En face, le Zaïre peut constater que la présence française reste vivace au Congo. Dans le jardin de ladite « case », on nous sert des Zakouskis d’Ambassade (des « canapés », aurait dit Madame Deshusses), quelques boissons, et on nous présente un spectacle varié ou quelques artistes montrent ce qu’ils savent faire. Parmi eux, un certain Zao, avec un tube africain appelé « Corbillard », chante avec drôlerie qu’il a été militaire français, et qu’il n’aime pas la guerre. Ce qui fait le prix de sa chanson, c’est un style assez personnel, à mi-chemin d’un comique troupier qui ne serait pas bienveillant pour l’armée, mais resterait naïf faussement quoique bon enfant. Nous finissons la soirée chez une dame française qui a invité autour d’un lot de poulets rôtis une bande d’artistes du pays et l’Ambassadeur américain. Comme sa maison jouxte le Méridien, je rentre me coucher vers vingt-trois heures et je dors huit heures.
La matinée du samedi commence à huit heures par une réception chez le Ministre de la Culture qui se bat, dit-il, pour une culture « désaliénée ». Je m’attends à ce qu’un de nos journalistes demande une définition en profondeur de cette appellation, mais ça ne vient pas. Peu à peu se dessinent les contours de cette démocratie « Marxiste Léniniste », qui a toutes les marques extérieures du genre. Notamment, on ne désigne jamais quelqu’un sans le parer de tous ses titres, même si c’est à vingt secondes d’intervalle. Mais le discours politique, s’il engendre un effort d’alphabétisation, et s’il a pour effet que ce peuple est nourri, propre et vêtu, s’il se manifeste aussi par cette sorte de gentillesse d’accueil, ce sens de l’hospitalité généreuse qui est le propre des Pays de l’Est, mon impression est, qu’avec nous Français en tous cas, cette attitude n’est pas que de commande. Il semble qu’il y ait une réelle convivialité dans les rapports. Nos Français qui nous pilotent avec efficacité ne manquent pas de ricaner un peu. Ils écoutent le discours, les bougres, mais ils savent bien qu’ils sont les privilégiés de la place. Et apparemment, pour une fois, notre personnel diplomatique ne semble pas con. Renou tient un langage de bonne compréhension, et il a le style qu’il faut pour répondre à la langue de bois par des remerciements bien sentis.
En fait, d’abord, ici, la monnaie est le Franc CFA, commun à plusieurs pays. Ce n’est donc pas une monnaie inconvertible, même si son exportation du pays est en principe interdite. Et puis allez donc ériger un rideau de fer dans la brousse ou dans la forêt. La frontière est une passoire avec le Zaïre ! Autre chose, les artistes qui sont dans la ligne font partie d’une coopérative à laquelle ils versent la moitié de leurs gains. Ceux qui ne sont pas dans la ligne ne sont pas interdits pour autant. Ils peuvent exposer et vendre leurs œuvres. Il y a censure au cinéma, au théâtre et en édition. Mais vue la productivité dans ces domaines, ça ne va pas chercher loin. Il y a un million cinq cent mille Congolais. Brazzaville a quatre cent mille habitants. On ne dirait pas une ville. Ce sont des jardins avec des huttes ou des villas dessus, selon les quartiers. Mais la sensation urbaine est absente. Beaucoup de rues sont en terre battue. Ce pays est vaste et peu peuplé. C’est, l’édification de l’homme communiste en moins, le phénomène albanais : tout le monde se connaît ou connaît quelqu’un qui connaît un Ministre. Pas de goulag, dans ce contexte. Tu n’es pas dans la ligne, eh bien, tu n’y es pas. À la télévision, où on nous a interviewés, en table ronde, pendant une demi-heure en direct, nous avons vu aller et venir en toute liberté une journaliste qui avait été tabassée six mois auparavant, parce que la revue ACTUEL avait jugé bon de citer sa source dans un article critique sur le pays. « Bon », disent nos Français, « c’est regrettable qu’on l’ait battue, surtout qu’elle était enceinte, mais vous voyez, ça n’a pas eu de suites ! » Je me demande, à part moi, si on ne nous a pas raconté cette histoire pour inciter nos journalistes à la prudence une fois rentrés. Je ne jurerai pas pour Samary, qui a bien entendu parlé de déontologie, et qui a un côté myope très séminariste (c’est lui le mieux sapé de la délégation, petit costume sombre strict). Au demeurant, il est très bien élevé et agréable de rapports. Mais je lirai son article. Catherine Humblot, par contre, a une nature généreuse. Elle adore les contacts et le nombre d’artistes qu’elle a interviewés en tête à tête est énorme. Partout, à tous moments, on la voyait pratiquant une sorte de flirt intellectuel, prenant des notes sur un cahier. Quel sérieux. Elle est spécialiste des cultures africaines au MONDE. Elle aime certainement son métier. Quant aux types de France-Culture, disons qu’ils profitaient de tous ceux qui causaient pour enregistrer. Ils ont de quoi remplir plusieurs tranches de deux heures. Mais je n’ai pas sympathisé avec eux.
Toujours est-il que sur place, tout le monde a joué le jeu et a biaisé pour ne pas tomber à bras raccourcis sur la PEAU CASSÉE, qui faisait l’unanimité dans nos apartés, pour ne pas nuire à l’auteur. Même, à force de louer le principe d’une telle collaboration internationale, on en est venus à oublier autour de quoi s’était faite cette collaboration. Lenoir et Coconier faisaient figure de pionniers. On n’avait jamais fait ça avant eux. À l’émission de TV, j’ai rendu un hommage au précurseur de cette expérience, le malheureusement disparu Jean-Marie Serreau. Ca a beaucoup plu.
Après le Ministre, pendant que, dans son bureau, les membres de la délégation causaient avec des artistes assez bien en cours pour pénétrer dans ce cénacle, j’ai fait un saut à l’office philatélique qui était juste à côté et j’ai acheté des timbres superbes. Puis, on nous a emmenés à l’École de peinture de Boto-Boto, où j’ai vu des tableaux non-figuratifs assez intéressants. Tout ceci sous une chaleur très supportable à condition d’être en chemisette, d’avoir un bonnet et des lunettes de soleil.
Après la TV, où on entre comme dans un moulin, nous avons retrouvé l’Ambassadeur qui nous conviait dans un agréable restaurant africain où on nous servait des bonnes choses. J’ai plutôt très bien mangé dans ce voyage, sauf sur AIR AFRICA, mais que voulez-vous, ce n’est pas une compagnie de prestige ! L’ennui, c’est qu’en sortant de la TV, il était quinze heures trente. On s’est mis à table à seize heures. On en est sorti à dix-sept heures trente… et le Directeur du Centre Culturel Français avait prévu à dix-huit heures, chez lui, un cocktail dînatoire avant le spectacle dont l’horaire était à vingt heures trente. Ce jour-là, nous avons fait un grand repas au milieu du jour. Vachement bien logé, ce Directeur, dans ce qui, paraît-il, a été le Mess des officiers français, mais qu’il a transformé avec goût… et fric. Il se plaint que ça lui coûte quinze pour cent de son salaire, soit six mille Francs par mois. Calculez ! Zut, son nom m’échappe. C’est lui qui a les rapports avec l’A.F.A.A. Ca y est, son nom me revient, il s’appelle Jannin. Son « ami »  Triapkine n’a rien à lui refuser. Son dernier spectacle a été l’Offenbach de Jacquemont, « Signor Fagotto », qui a très bien marché. Il l’a payé seize mille Francs plus l’hébergement dans des hôtels à cinquante Dollars la chambre. « Vous vous rendez compte. Alors, j’ai dit à Triapkine, il faut que tu m’en files une seconde pour les Congolais ! » (sic !) Cela dit, lui aussi « regrette » que les tournées passent si vite à cause des questions d’argent ! Quel dommage… Et nous voilà repartis sur le côté exemplaire de la présence prolongée d’une équipe française (Fartov et Belcher) auprès des Congolais. C’est pourtant vrai. L’expérience pourrait être exemplaire et quelque part elle l’est. Dommage que la pièce…
Mais justement, voici la représentation devant un public civilisé. Alors ?... Même dispositif, mêmes lampes à pétrole, même début en musique et trémoussements africains. On aperçoit une forme féminine qui est en transes. Au milieu de la scène, un cercueil. C’est celui d’Alvaro que Line déclare aimer. Elle refuse de le savoir mort. Elle a quitté son père, milliardaire, et son mari, avec qui elle se déchirait, et qui se goberge de whisky et de médicaments. Sa « folie » l’a amenée à vivre un peu, si j’ai bien compris, comme une volontaire mystique du Progrès, avec culte des morts-vivants et rites de la « Renaissance transformée ». Le mari, Jean-Marie Pouilleux, doit la ramener à la vie riche, mais elle a convoqué l’impitoyable homme d’affaires à venir vingt-quatre heures vivre de sa vie. Après cela, l’auteur cause beaucoup. Est-ce abscons ou est-ce abstrus ? Le milliardaire est assassiné. Je n’ai rien compris. Il y a dans le discours des perles du genre : « Quand j’ai fini de faire l’amour, j’ai envie de lire Césaire ! ». Hommage plein de simplicité, on le voit. C’est joué par Lenoir (quel nom pour le seul acteur blanc) dans le style de Dalia au désert, par Elza Oppenheim, qui n’a ni l’âge, ni le talent du rôle, par, du côté noir, Paul Milongo Calvaro , Nicolas Bissi et Luya Victor, avec dans un rôle de servante Edith Bagamboula. C’est plein de références savantes à des coutumes qui ne nous sont pas explicitées, mais dont je ne suis pas sûr qu’elles soient connues des autochtones, du moins ainsi exposées. Le succès a quand même été poli. Tout le monde a parlé d’expérience à renouveler etc.…
Après la séance, je suis allé me coucher, laissant les autres partir pour une folle virée dans les boîtes de Brazzaville où, paraît-il, des groupes qui s’appellent les TRÈS FACHÉS, font des sketchs hauts en couleurs.
Et voilà. J’écris maintenant dans l’avion du retour. Ce furent seulement trois jours, mais trois jours vraiment pleins où j’ai eu le sentiment d’apprendre un monde que j’ignorais et qui est beaucoup, beaucoup sympathique, car plus ouvert, plus ingénu, que le Monde Arabe. Ici l’Islam n’a pas fait ses ravages et on a l’impression que quelque chose de sain ne demande qu’à s’y épanouir… Pourvu que des « trop bien intentionnés » ne le détournent pas dans l’œuf. Mais quel œuf allez-vous me dire ? Je les vois dans cet état au sortir d’une colonisation qui voulait faire des Nègres des Gaulois à cheveux blonds, et je les trouve frais pour une francophonie personnelle. Quelle preuve meilleure que tout peut être gagné ? Je n’oublierai jamais la joie de ces mômes faisant sur la piste des démonstrations d’amitié à nos voitures. Et il y en a, de ces mômes, beaucoup, beaucoup, et pas un seul, à gros ventre.

RETOUR à PARIS

03.12.84 - Le spectacle des PIÉTONS, deux dissidents de SPEEDY BANANA, s’appelle SLIIIP ! Parce que pendant toute la deuxième partie de soirée, les deux mimes athlètes danseurs clowns comédiens, ne sont plus revêtus que d’un slip. Rien d’ambigu, ni de sexuel dans leur exhibition, bien qu’ils saluent de telle sorte que leurs attributs mâles soient exposés et bien que les étreintes viriles ne manquent pas durant leur prestation ; mais une remarquable perfection mise au service de saynètes courtes et généralement comiques, sans autres liens entre elles qu’une espèce d’atmosphère dangereuse, exprimée grâce à une excellente sonorisation, qui traduit le temps qui passe, d’abord par un interminable compte à rebours surréaliste puis par un compte dans le bon sens avec des ratés, pour s’achever par une apocalypse sans gravité puisque les héros renaîtront de leur mort. Certains gags sont des petits chefs-d’œuvre, comme celui qui montre la répétition d’un pas de danse. Mais le plus réussi est encore sans conteste le film par lequel commence le spectacle, frère de l’ENTRACTE de René Clair et digne de cette illustre référence. À la fin, Jean-Marie Maddedu et Barthélémy Bomps saluent en prenant des poses, courts tableaux vivants comme ceux que faisait naguère le LIVING THEATRE dans MYSTERIES.

06.12.84 - Le « Robert » étant muet sur Rachilde, il ne m’est pas possible, à chaud, de situer cet auteur qu’Alfred Jarry déclarait être l’écrivain qu’il admirait le plus au monde et que Léon Blum citait en écrivant que « le sujet de la TOUR D’AMOUR est incomparable. »
L’histoire est celle de deux hommes isolés dans un phare, celui d’Ar-Men, un vieux et un jeune. Le vieux a peut-être tué le garçon que le nouveau venu remplace. C’est un misanthrope revenu de tout, dont l’existence monotone n’est ponctuée que par les tâches à accomplir par devoir, quotidiennement. Il s’est forgé un amour imaginaire autour d’une femme noyée, dont il conserve religieusement la tête. Le jeune aspirerait à autre chose, mais il est peu à peu comme envoûté par l’atmosphère du phare, bateau perdu en pleine mer, qui ne bouge pas et ôte ainsi à ses passagers l’espoir d’aborder quelque part, le bruit de la mer, en mouvement perpétuel, finissant par devenir obsédant.
J’ai eu l’impression que le style de l’œuvre était un peu littéraire, trop écrit. Il est vrai que ce n’est pas à la base un texte de théâtre. Mais Jeanne Champagne, accentuant le côté « atmosphère » par une mise en scène réaliste dans concessions, qui frise par moments le Grand Guignol, a remarquablement su le mettre en bouche de Jacques Gamblin (le jeune)  et André Lacombe (le vieux). Ce dernier campe une saisissante composition d’homme ravagé par les ans, de l’intérieur comme de l’extérieur. La façon dégoûtante dont il mange le hareng, sa presque unique nourriture, celle dont il se replie sur sa couche trop courte pour dormir, la densité de ses silences, sa violence quand elle s’extériorise, resteront dans ma mémoire gravés en images fortes. Par sa prestation et la mise en scène soutenue par une bande-son permanente, où un chant de sirène se mêle au fracas des vagues et du vent, symbolisant les fantasmes d’amour du vieux -mystère pour le jeune, on pénètre dans l’univers d’un théâtre de l’Épouvante qui paraît singulièrement tonique  par les temps qui courent. Mais le qualificatif est minimisant. Ce théâtre de l’Épouvante se dépasse lui-même de par sa qualité. Quelque part, c’est l’univers les premiers romans de Balzac, de Hugo, ou encore, c’est le monde de Poe, de Villiers de  l’Isle-Adam. Le titre n’est pas abusif : LA TOUR D’AMOUR.

07.12.84 - Avec un budget de mille Francs, des élèves de Michèle Kokosowski ont pris le titre de « ALUMIN KAZAR » et ont monté à l’Université Paris VIII à Saint-Denis (dont j’ai ainsi pu apprécier l’aspect sinistre et délabré) LE CONCILE D’AMOUR, ou plutôt un digest de l’œuvre de Panizza qui ne dure qu’une heure dix, et la rend du coup très digeste. Le metteur en scène Giorgio Valente a lu le texte avec le souci de le servir honnêtement. Il l’éclaire de telle sorte que le discours tenu par l’auteur parvient sans obscurités au spectateur.
On connaît le sujet : Dieu, mécontent des turpitudes des hommes, et plus singulièrement du Pape et des ecclésiastiques, décide de les punir, mais son imagination est sèche pour inventer un châtiment qui soit terrible mais pas définitif, entendez que la rédemption reste possible. La Vierge, le Christ et les anges l’assistent dans sa recherche. Il décide de confier l’affaire au Diable qui accepte, en échange de quelques améliorations qu’il revendique pour l’enfer. Et le malin trouvera un truc formidable, une fille magnifique, qui apportera à Naples, puis à Rome, la syphilis.
L’œuvre était évidemment terriblement subversive en son temps. Dans la réalisation de Giorgio Valente, au demeurant fidèle, elle est prétexte à chiner la religion, un peu à la manière d’un Ghelderode. Dieu, joué par une femme, est grotesque. C’est un Dieu en fin de course, crevé, épuisé, qui ne tient que parce qu’il ne peut pas mourir. Ses acolytes se tiennent sur les marches de son trône, recouvertes par son immense robe. C’est de dessous la robe que surgira le Diable le moment venu. L’orgie chez le Pape est montrée par un petit film en noir et blanc, qui souffre malheureusement un peu trop visiblement de pauvreté. La distribution est pleine de bonne volonté, mais sent un peu son amateurisme. Il est dommage que Mauro Smerghetto, qui joue le Diable, ait du mal à faire passer son discours en français, car il a l’air d’avoir beaucoup de présence quand il s’exprime en italien un court moment.

10.12.84 - Je suis allé à Bruxelles. J’ai vu LA TRILOGIE DU REVOIR de l’auteur allemand Botho Strauss. J’avais vu une première fois cette pièce à la Schaubühne de Berlin dans une mise en scène de Peter Stein. À deux pas du mur, cette « exposition itinérante » à la gloire du RÉALISME CAPITALISTE qui constituait le cadre de la pièce, ne manquait pas d’humour. Mise en scène rigoureuse, dans des murs nus, les spectateurs en angle droit devant un espace libre formé par les deux côtés d’un rectangle, ma connaissance de l’allemand ne m’avait pas permis de pénétrer tous les détails. Je m’étais accroché au programme, qui situait chronologiquement chaque personnage, le plaçant au jour de l’inauguration montrée, dans le contexte de sa vie jusque-là. Le spectacle m’était ainsi apparu comme le prolongement sur la scène d’une juxtaposition de trajectoires romanesques.
Stein avait fait jouer l’œuvre en continuité. Quelques temps plus tard, Claude Régy l’avait montée à Nanterre : trois heures vingt-cinq sans entracte. Terroriste comme d’habitude, le metteur en scène avait suivi à la lettre les indications de l’auteur qui voulait que chaque scène fut un flash et qu’entre chaque séquence, un noir vienne créer rupture et désaliénation. Dans cette version impitoyable, les coupures étaient aussi longues que les scènes elles-mêmes et l’impression d’ennui était terrible.
Philippe Van Kessel a respecté, lui aussi, cette notion d’instants saisis en gros plans, comme des instantanés photographiques, mais comme aucun de ses noirs ne dure plus de quatre à cinq secondes et comme une musique y signifie la continuité, en atmosphère, de l’action, le spectateur n’a pas l’impression d’être périodiquement rejeté dans sa solitude. À peine a-t-il le temps de mémoriser la séquence passée qu’il est déjà entraîné dans la suivante.
Mais de quoi s’agit-il ? On inaugure une exposition. C’est un pré-vernissage. Il manque pour ouvrir au public une autorisation : les dix-sept privilégiés qui dissertent devant les œuvres attendent le verdict du financier de l’expo qu’un tableau ridiculise. Le suspense, c’est : censurera-t-il l’exposition ou se montrera-t-il grand prince ? Il passera par les deux phases. Au cours de la journée, pour l’artiste directeur du cercle « les Amis des Arts », tout sera à un moment fini, et puis il y aura un happy end. Sous le prétexte d’attendre cette conclusion, les dix-sept « amis » du peintre vivent une journée ensemble, journée qui s’exacerbe au fil des heures, à mesure que les drames de chacun affleurent, éclatent, séries de solitudes qui s’entrecroisent le temps de flashs, symbolisés par un gamin, qui pique au polaroïd tous les instants qui se voudraient discrets de ceux qui se rencontrent au hasard de la visite ou en se poursuivant.
Évidemment, c’est toute une faune bourgeoise qu’a attirée le « Réalisme capitaliste ». Un écrivain, un peintre, un médecin, des comédiens, un pharmacien, microcosme de société des petites villes, les intrigues entrelacent les couples. Tout est traité en hyperréalisme, à bout de nerfs. Y a-t-il chez Strauss une critique sociale ? Tout au plus traite-t-il de ce monde avec dérision. Mais cette dérision est-elle voulue ? Elle semble plutôt s’insinuer ipso facto, par le simple exposé des personnages. En cela cette pièce n’impose nulle leçon, mais elle est REFLET d’un type précis de société, celle qu’on rencontre par exemple à Vevey ou à Neufchâtel en Suisse… et qui doit être monnaie courante dans les gros bourgs de Bavière… ou d’Alsace !
Philippe Van Kessel a su, une fois de plus, servir son texte et tirer sa propre épingle du jeu par une lecture honnête et approfondie. Sa distribution est excellente et ne flotte jamais. Il ne montre pas les œuvres. On ne voit que l’envers des murs ou des cadres retournés. A-t-il poussé certains instants au boulevard ? Oui, si l’on voit par là qu’il n’a pas refusé qu’on rie, sans doute là où l’auteur l’avait prévu. En tous cas, les trois heures vingt-cinq de Régy sont devenues deux heures trente, on ne s’ennuie pas… et on a encore le temps à la fin, de visiter deux vraies expos de peintres belges, qu’on a accrochées dans des locaux annexes du nouvel ATELIER SAINTE-ANNE.

Publié dans histoire-du-theatre

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