Du 25 juin au 28 juillet 1984

Publié le par André Gintzburger

25.06.84 - Je n’ai pas voulu mettre les pieds au THÉATRE DES NATIONS organisé à Nancy par Mira Trailovic. J’ai bien fait : la perfide Yougoslave n’aurait pas manquer de me faire porter l’échec (relatif) essuyé par Peter Waschinsky, une fois de plus sorti seul de la R.D.A., alors qu’on l’attendait avec sa troupe.
J’ai attendu qu’ils viennent à Paris, pour voir NOCES DE SANG en coréen (du Sud) dans la version qu’en propose Kim Jeong Hok, et ON FAIT SES VALISES par le THÉATRE CAMERI de Tel-Aviv.
Il est dommage qu’une confrontation n’ait pu être effectuée entre la démarche de Salvador Tavora, pour ses NANAS DE ESPINAS, et celle de Kim Jeong Hok, pour son adaptation coréenne de l’œuvre de Lorca. Ni l’un ni l’autre, en effet, n’ont monté l’œuvre originale. Chacun s’en est servi pour monter la réalité de son contexte.
Celui du Coréen est joliment maniéré, à l’Orientale, largement exprimé en gestuelle et il se « lit » avec plaisir, sinon avec limpidité. Qu’importe après tout la leçon, elle est à usage interne. Le spectacle est beau, sûrement étriqué sur la scène du Théâtre de l’Alliance Française. Khaznadar l’a fait agrandir, au détriment de la salle qui se trouve, en somme, transformée en un auditorium pour initiés. Ce proscénium ne modifie pas fondamentalement les incommodités du plateau, tout en limitant le nombre de places. La « Maison des Cultures du Monde » ne vise pas un vaste public.

C’est au Carré Silvia Monfort qu’est accueilli le Théâtre Cameri de Tel-Aviv, avec le spectacle « ON FAIT LES VALISES », « Comédie en huit enterrements de Hanoch Levin ». Curieux spectacle pour qui est familier du style palestinien du Groupe El Hakawati, car ce qui est éclatant, c’est qu’ALI LE GALILÉEN d’Abou Salem et les personnages juifs décrits ici vivent de toute évidence le même univers, qui est un univers du MAL DE VIVRE en Israël ! Car si une leçon peut être tirée de cette comédie, c’est que tout le monde veut foutre le camp de ce contexte, y compris par la mort. Périodiquement, les petits héros évoquent une « terre promise ». Pour les uns c’est la Suisse, pour les autres l’Amérique. À chaque enterrement, selon la coutume juive, il y a un orateur qui exalte la vie du défunt. Au huitième enterrement de la pièce, le discoureur parle « de l’impossibilité de vivre une vraie vie » et se réjouit « qu’il y ait des enterrements pour nous rappeler ce qui est essentiel. » Et le spectacle s’achève sur une vision d’un des personnages : ses parents morts, lui apparaissent et l’invitent à les rejoindre. « Je vais partir, partir en Suisse », leur répond-il… « Bientôt je vous rejoindrai ! »
Le fonctionnement lui-même est très proche de celui de nos Palestiniens. Une vingtaine de personnages vivent sous nos yeux des trajectoires truffées d’anecdotes quotidiennes. C’est un grouillement méditerranéen où tout se vit dans une apparente bonne humeur. Je dis bien : apparente. Elle n’est que pure façade. Et si la dénonciation n’est pas, bien sûr, celle de l’opprimé condamnant son bourreau, elle n’en est pas moins semblable, et peut-être plus grave, puisque ici, ce sont les Juifs eux-mêmes qui disent que ça ne va pas. À voir « On fait les valises », on comprend le succès fait en Israël à ALI LE GALILÉEN. Les deux spectacles disent aux Israéliens la même chose. Il faut croire que c’est un langage que ce peuple a envie d’entendre.
La comparaison ne s’étendra pas jusqu’à la mise en scène. Michaël Alfreds, qui signe celle de « On fait les valises », n’est pas aussi inspiré qu’Abou Salem. Les acteurs semblent être livrés à eux-mêmes et il n’y a guère d’imagination dans la scénographie, au demeurant très sobre, du spectacle. Mais peut-être faut-il le féliciter d’avoir laissé parler la pièce. 

30.06.84 - LA BALADE DE MONSIEUR TADEUZ, de Jacky Viallon, se présente comme une série de sketchs qui permettent à Hélène Zanicoli et à l’auteur de montrer ce qu’ils savent faire dans l’art des transformations rapides. Ces petites saynètes, dont plusieurs rappellent la manière de Karl Valentin, ont un point commun en ce sens que les personnages incarnés, quoique divers, sont toujours en porte-à-faux vis-à-vis de leurs voisins et d’eux-mêmes. Le théâtre du PATAFLEUR a produit cette amusante exploration de la vie quotidienne dérangée, et c’est Danièle Bouvier qui a fait la mise en scène.

01.07.84 - Vu PAS DE CITROUILLE POUR CENDRILLON, gentil spectacle clownesque de café-théâtre qui suppose que Cendrillon aurait été un garçon ! C’est plein de gags, ce n’est pas du tout équivoque en dépit du sujet. Ca ravit les petits et les grands. Les « Blancs Manteaux » devraient tenir là un succès. AREU = MC 2 est toujours à l’affiche !
 



AVIGNON 84  

16, 17, 18 Juillet 1984 - Après un tour à Belle Isle pour me refaire une santé, et une excursion à Barcelone à l’occasion de la triple présence en Catalogne de LA MIE DE PAIN, de Jérôme Deschamps et de GRAND MAGIC CIRCUS, je débarque en Avignon, descendant du Talgo, vers 15 h  30, et je serre quatre mains rien que sur le trajet de la gare à la Place de l’Horloge, qui me paraît noire de monde. Mais Ellie Schulmann me dit que ce serait une impression fausse et qu’il y aurait une baisse de fréquentation appréciable. Ce ne sera pas le son de cloche que j’entendrai plus tard de Faivre d’Arcier.
Le sûr, c’est qu’au spectacle dont j’ai vu le début le soir même, il n’y avait pas grand monde : c’était au Théâtre Municipal, L’ÉCHARPE ROUGE, mise en scène d’Antoine Vitez, musique de Georges Aperghis sur un poème d’Alain Badiou. J’ai tenu une bonne heure à ce spectacle lyrique que le Directeur de Chaillot avait décrit, lors de sa conférence de presse, comme « Le Soulier de satin du Communisme ». Outre que le livret, autant que j’ai pu en juger par le résumé du programme, (car ce texte chanté était incompréhensible à l’audition directe), m’a semblé idéologiquement peu clair, je dois dire que la musique dirigée par Annick Minck, m’a insupporté gravement. Et pas seulement à cause de son modernisme d’académie style France Musique, mais du fait de son côté constamment pleurnichard. Est-ce à dessein que les Communistes qui s’agitent et vocifèrent lyriquement sur la scène, ont constamment des accents plaintifs ? Je doute que quelque volonté signifiante soit exprimée par ces notes horripilantes. Cette réalisation entachée gravement d’intellectualisme esthétique, illustre à quel point semble malheureusement tombé le réalisateur des BAINS d’antan. Il n’est plus capable d’exprimer simplement des pensées qui, pourtant, auraient mérité la clarté populaire.

Cette ÉCHARPE ROUGE commençant À 20 heures, je me suis retrouvé dehors à l’entracte prêt à voir autre chose, et malgré le froid pénétrant provoqué par un mistral impétueux, j’ai décidé d’aller un moment au verger, où le CENTRE DE LITTÉRATURE ORALE « célébrait » LE CYCLE DU ROI ARTHUR. Bruno de la Salle poursuivait avec cette épopée l’expérience entreprise en 1981 avec l’ODYSSÉE et en 1983 avec SHÉHÉRAZADE.
Ce qui, alors, était dit, récité, est ici chanté, au moins psalmodié avec une musique de Jean-Paul Auboux. Les voix, les sons, sont très beaux, et les textes sont sûrement envoûtants.
Malheureusement, l’aventure, qui couvre chaque soir huit heures, de vingt-deux heures à six heures du matin, suppose des nuits chaudes et calmes. Frigorifié, j’ai démissionné au bout d’une heure. Quel spectacle peut valoir une pneumonie ? D’autant plus qu’après tout, ce choix, « poétique », orienté vers la beauté à l’état pur, mais tout de même à travers un texte exaltant un type de société qui ne justifie peut-être pas la nostalgie attendrie, ne me « parlait » qu’au niveau de la curiosité.

Le mardi 17 juillet au matin, j’ai assisté au JARDIN à la remise du Prix Georges Lerminier à Gildas Bourdet (qui est arrivé en retard et pas rasé, ce qui a permis à Robert Abirached de s’insurger contre les propos tenus la veille par Colette Godard, dans un scoop qui mêlait le vrai et le faux en annonçant des nominations dans la décentralisation, certaines exactes, d’autres encore en négociation, d’autres encore fausses. Le brave homme était indigné, et il était croustillant de le voir donner une leçon de déontologie journalistique à ses anciens confrères qui l’écoutaient d’un œil narquois).
Puis j’ai, après avoir déjeuné avec Alain Herzog et dormi un peu, fait acte de présence à la conférence de presse du Chêne Noir. Peu de monde, mais des informations bizarres : Gelas va monter du Strindberg et du Varoujean ! C’est vraiment un tournant de carrière. Je ne sais pas s’il est très justifié.

Et puis me voici à 19 h 30 au CHIEN QUI FUME, où Gilles Zaepffel vend lui-même les billets pour la nouvelle création du THÉATRE ÉCARLATE, « Sur la brèche », digest à quatre personnages du MACBETH de Shakespeare. Le sous-titre est DROLE DE DRAME POUR TROIS SORCIÈRES ET UN MACBETH.
Je dois dire qu’après un long moment d’irritation dû au fait que n’approuvais pas la démarche (Pourquoi Shakespeare ? Pourquoi Macbeth ? Pourquoi cette réduction évidemment due à des raisons économiques ? Pourquoi cet abandon des thèmes signifiants au profit d’un questionnement de racines devenu, hélas, trop banal ?) -de surcroît, cela commençait mal, avec la scène des sorcières traitée d’une façon relativement conventionnelle qui m’a agacé-, j’ai fini par être « eu », parce que Lady Macbeth est vraiment très bien jouée par Paule Kingleur, qui fait preuve ici d’une belle impudeur, d’une sensualité ardente et d’un tempérament talentueux, et Macbeth, pas mal, par Jean-Louis Heckel, qui aurait toutefois intérêt à masquer la tonsure de son arrière chevelure. Ne parlons pas de Babette Masson et Bruyère Robb, qui ne font que servir la soupe aux deux autres, la seconde avec un accent étranger irritant. Deux très belles structures mobiles et musicales signées Brunehilde, aident à ce qu’une magie s’installe. Ramenée à quatre-vingt dix minutes, l’anecdote ainsi ramassée est clarifiée. Gilles Zaepffel a su préserver l’essentiel et éviter que la redistribution des personnages entre peu de mains n’entraîne une confusion. Je continue à n’être pas très d’accord avec l’entreprise, mais l’EXERCICE DE STYLE est réussi et le couple Zaepffel - Kingleur confirme son talent. 

Jean Autrand m’attendait à la sortie pour me conduire à Villeneuve, où le Campagnol et la Carriera s’étaient unis pour présenter un spectacle sur lequel les bruits les plus contradictoires couraient : L’ENCLAVE DES PAPES ou LA NOUVELLE VILLÉGIATURE, mise en scène de Jean-Claude Penchenat sur un texte écrit en cours de répétition par un élève de Pasolini, Vincenzo Cerami. Spectacle raté, mal maîtrisé, trop long, mais intéressant à plus d’un titre, et méritant mieux que le mépris prodigué par la presse.
L’analogie avec le MONSIEUR GAZON du Chapeau Rouge frappe dès l’abord. On est dans une résidence de vacances, quelque part en Provence. Le lieu a été loué par un éditeur en renom, dont l’épouse, apparemment frustrée, a eu une liaison avec un chirurgien esthétique, du style beau ténébreux abusif. Il y a là une poétesse fofolle, un auteur qui sèche sur la fin de son manuscrit, une critique langue de vipère qui fait fortement songer à Colette Godard (en moins cadavérique, car la pauvre, au réel, n’est carrément plus qu’un squelette, de même que Cournot, pardonnez la parenthèse, a pris un redoutable coup de vieux). On attend un individu prévu, un ancien Ambassadeur qui a fait une dépression nerveuse, et un inattendu, un Ministre, qui a un roman à faire éditer, et qui sera comme l’Arlésienne, il n’arrivera jamais. Pourtant, l’annonce de sa venue déclenchera, à l’initiative du Maire, très actif, de la localité, tout un branle-bas de combat. Un feu d’artifice commandé à la hâte ayant explosé prématurément, on demandera à une petite troupe théâtrale locale de donner un petit spectacle. Mais les comédiens entendent tirer partie de l’aubaine qui leur est offerte, et entendent en profiter pour jouer leur adaptation en langue provençale de LA TEMPETE, ce qui nous vaut pas mal -trop- de réflexions sur l’œuvre de Shakespeare. On s’en doute, c’est LA CARRIERA qui incarne la troupe invitée. Et cette prestation est intéressante politiquement, dans la mesure où ces militants de l’Occitanisme semblent renier leur combat intérieur, le tourner en dérision, le ridiculiser, le rabaisser à quelque chose de « clochemerlique ». Cette attitude ne plaît pas à tout le monde dans la région, et des gens comme Gelas trouvent honteux qu’ils se prêtent à cela, « après nous avoir tant fait chier pendant des années sur la ligne qu’on aurait dû suivre avec eux ! »
En vérité, se sont-ils, comme l’insinue Gelas, « prêtés » à cette mascarade, ou celle-ci constitue-t-elle leur apport propre ? En d’autres termes, Penchenat a-t-il inspiré le propos ou l’a-t-il, à l’état brut, introduit dans son propre projet ? Je pencherais intuitivement pour la deuxième hypothèse, car l’osmose entre les deux équipes ne m’a pas, loin s’en faut, paru parfaite. On est en présence de deux styles qui se juxtaposent sans s’interpénétrer, et je ne pense pas que ce ne soit que voulu. Je n’ai pas l’impression que Penchenat ait pu maîtriser ces invités du Campagnol et, entre autres, leur imposer la mesure du temps d’intervention. Toute l’installation de la troupe, les discussions du contrat, les réflexions de mise en scène, outre qu’elles sont beaucoup trop à l’usage interne de la profession, font carrément pièce rapportée, et même pièce de gros calibre car elles sont interminables. Mais peut-être les deux troupes ont-elles négocié leur temps de paroles ? Le Campagnol voulait dépeindre le milieu de la grande bourgeoisie littéraire et intellectuelle « de gauche » -mais qu’en est-il de « QUE FEREZ-VOUS EN NOVEMBRE ? » de René Ehni-, et La Carriera entendait mettre sur la table ses problèmes et ses contradictions. L’huile et les œufs ne se sont pas mêlés et le résultat est une mayonnaise manquée. Dommage. Tout de même, je suis resté trois heures durant sans regret malgré le froid vif, et c’est quelque chose.

Le mercredi 18, c’est déjà mon dernier jour, et déjà je me demande si ce n’est pas un jour de trop. L’itinéraire de celui qui, comme moi, vient en Avignon pour se montrer, passe par trois point précis : de onze heures trente à treize heures, il doit séjourner au « Jardin », lieu d’ailleurs agréable autour duquel s’ordonnent les bureaux du festival. On rencontre là les journalistes et les gens importants, ainsi que les amis des personnalités. Gelas new-look y passe tous les matins. C’est là que les bruits qui courent sont confirmés ou modifiés. Y être prouve qu’on est quelqu’un, mais il faut veiller à être toujours dans un groupe ou en conversation avec quelque huile, car les isolés se remarquent.
René Praisle m’a mis, en me voyant là, « observateur de son prix du Off », malgré le fait que je lui clamais la brièveté de mon séjour. J’ai été charmé de l’amitié à témoignée à mon endroit par Benoin (qui veut me confier ses tournées !!! Aïe !!!) et par Lassalle (j’ai été un peu surpris, mais il avait l’air sincère). Abirached m’a redit sa haute considération et Renard m’a prodigué les sourires. J’ai eu un aparté d’une demi-heure avec Alain Crombecque, qui n’est pas passé inaperçu.
Vers dix-sept heures / dix-huit heures, il n’est pas mauvais de faire un saut bref à la MAISON DU THÉATRE. L’ONDA y tient permanence, ainsi, cette année, que le bureau d’auteurs d’Engelbach, qui organise un petit festival à Saint-Étienne et veut se mettre organisateur de tournées. Il attend là les commandes des instances « intéressées ». Bonne chance ! Là se tiennent les réunions de type « Assemblée Générale des Maisons de Culture » ou Syndeac etc… On n’y croise que des messieurs sombres qui disent que tout va mal. Je leur affirme que moi, ça va très bien. Ils me croient ou pas, mais c’est le B.A-BA, n’est-ce pas ? Rosevègue, Jacques Blanc, Valentin (qui est, m’a-t-on confié, démissionné, mais il ne le sait pas encore), Würtz, Jean-Marie Lhôte, fréquentent ces espaces frais sis à l’intérieur du Palais des Papes.
Enfin, vers dix-huit heures trente, il est bon d’avoir une table à la Civette pendant les parades des troupes Off (il y en deux cent trente cette année !) afin de serrer les mains des artistes présents et de s’informer sur leurs projets. Voilà. Il peut aussi, certains après-midi vers dix-huit heures, être opportun de passer au Verger, où se tiennent les débats du IN. Quelques professionnels sérieux, du genre Me Baëlde, y font consciencieusement acte de présence quotidienne.
Alors voilà, en deux jours, ce cheptel ne se renouvelle pas, et comme, profondément, on n’a pas grand-chose à se dire les uns les autres, le bonheur de la première rencontre risque de se transformer assez vite en « encore lui ! », d’autant que les pots de colle du genre Valverde, Annette Lugand et Micheline Uzan, ne manquent pas. (Je cite ces trois-là parce que, c’est étrange, ils sont fâchés ensemble, et pourtant c’est chaque année au même moment qu’ils se pointent en Avignon : quand vous en voyez un ou une, vous pouvez être sûr que le même jour, vous croiserez les autres). Alors il faut être bref. L’idéal serait de venir un jour tous les huit jours, mais ce serait la barbe.

Donc, le mercredi 18, après un entretien très bref mais pas fâché, avec Pierre Laville, qui m’avait fait la « surprise » de publier dans le numéro d’été d’ACTEURS mon interview de Philippe Ivernel sur les THÉATRES D’INTERVENTION, et qui m’a déclaré que les colonnes de la revue m’étaient ouvertes, quand je voudrais, j’ai vu qu’on passait PARIS TEXAS au Cinéma Palace, et je me suis offert cette avant-première pour la somme de dix-neuf Francs. J’ai rencontré là Delpy, Marie et Christian Delacampagne. (Ils n’étaient, bien sûr, pas ensemble). Ah ! Vive le cinéma qui n’a pas inventé la distanciation, et qu’il est doux d’avoir les larmes aux yeux grâce à des bons et grands sentiments.
Puis, après ONDA, Civette, et trois séjours dans ma chambre pour essayer de souhaiter son anniversaire à Thérèse, (mais la première fois Madame Leport m’a appris qu’ « elle venait de partir à Kervi », et ensuite ça ne répondait plus. J’étais triste, car depuis toujours j’avais planifié dans ma tête ce rendez-vous que je croyais sans contretemps possible, et puis voilà !...), j’ai mangé un morceau avec Lydia Anh, qui a quitté Tulle, et avec Naville, qui fait carrière d’éclairagiste à Helsinki, et j’ai pris, selon mon programme, le chemin du Chapiteau de la Grande Lessive, où le groupe Rosta jouait, pour son plaisir, devant absolument personne. « Ca n’est pas étonnant », me dit LA MIE DE PAIN, qui, elle, remplit avec SEUL… LES REQUINS (que n’ont aimé ni Pierre Jean Valentin, ni Autrand), « ils ne font aucune publicité, pas de parade, et AUTRES VISAGES, AUTRES PAYSAGES ne figure même pas au programme du Off imprimé dans le journal du Off ». Quand j’ai parlé de cette anomalie à Praisle, il m’a dit « mais qu’est-ce que c’est que ça ? », et les Temkine n’ont entendu que d’une oreille mes objurgations à ce qu’ils fassent le voyage de l’Île Piot. Pauvre Zivaljic, qui voit dans ce désert la marque d’une volonté politique de l’occulter. Ca le console, tant mieux, et qu’il y ait du vrai, c’est probable. Mais l’explication est trop courte. En fait, il n’a rien fait pour se rappeler à quelque bon souvenir que ce soit et il n’y a pas de miracle.

Voilà. Je suis à présent dans le TGV, ce qui explique ce tremblement de mon écriture. Un mot seulement pour conclure : mon opération Avignon 84 est parfaitement réussie.

28.07.84 - Ayant pensé qu’il serait décent que j’honore de ma présence un festival modeste, certes, mais qui m’achète cinq spectacles, me voici à ERLANGEN après un voyage dont la dernière phase fut caricaturale de l’Allemagne éternelle, d’abord dans l’avion entre Francfort et Nuremberg aux côtés d’un gamin d’une dizaine d’années voyageant seul, qui en d’autres temps eût été une graine modèle de futur SS, tant il était exigeant, sûr de soi, prompt à commander et impeccable de tenue ; ensuite dans le taxi entre Nuremberg et Erlangen, charmé par la musique rythmée des instruments à vent que me distillait une radio locale au répertoire rétro nostalgique.
C’est samedi soir. Il fait très frais. Il y a peu de monde dans les rues. Jérôme Deschamps qui débarque tout juste de la fournaise effervescente d’Avignon, trouve que ça manque d’animation. Et, de fait, l’orchestre de jazz qui s’époumone dans la tente du festival destinée à l’accueil… et à la vente des sandwichs et des tickets, brille par l’absence presque totale de public ! Soyons juste : à neuf heures, pour LES BLOUSES et pour LES BACCHANTES, qui sont les deux manifestations au programme ce soir, il se pointera un nombre raisonnable de spectateurs. Mais l’atmosphère « festival » n’y est pas. Bizarre, aussi, cette idée, d’avoir réalisé dans cette petite ville une opération culturelle sur le thème de « LA FRANCE PROFONDE », de surcroît sans aide aucune de la France ! (l’A.F.A.A. s’est bornée à payer un transport, celui de l’ « Atelier Théâtre Image » de Châtillon, parce que Sylvie Depondt avait proposé CHAGRIN ZOOLOGIQUE à Manfred Neu personnellement). À Sarrebrück, ville frontière et charnière, la semaine du Jeune Théâtre français, PERSPECTIVES DU THÉATRE, se justifie quelque part. Ici… ??? …
Enfin bref, Manfred Neu, « qui se demande pourquoi la fréquentation n’est pas plus forte… le temps peut-être », (qui est, il faut bien le dire, maussade, avec crachin genre breton et température dans les dix degrés), m’accueille fort gentiment, et me donne tout de suite les nouvelles : il a fallu déplacer ROMÉO ET JULIETTE qui ne tenait pas sous la hauteur du chapiteau, mais il a été enchanté de la Clown Kompanie et la presse, à défaut du public, suit sa compétition avec enthousiasme.
À part ça, tout va bien, sauf que François Pesenti lui pose des problèmes : apparemment, les relations entre le jeune metteur en scène du POINT AVEUGLE et lui sont très mauvaises. Ou plutôt, elles le sont devenues au fil d’une série de conflits ayant eu des causes techniques, au cours desquels notre génie en herbe n’aurait pas fait preuve d’un minimum de diplomatie. J’entendrai, bien sûr, au cours de la soirée, des versions contradictoires. À mon avis, le processus s’explique ainsi : Pesenti n’a pas les moyens matériels des spectacles qu’il rêve. Or ceux-ci supposent un type de matériel sophistiqué, qu’il espère trouver sur place. Dès qu’il manque quelque chose, il s’angoisse. Or, tel notre Palestinien Abou Salem qu’il m’a rappelé un peu, ses exigences locales ne lui viennent pas en bloc, mais au fur et à mesure qu’elles lui sautent, en ordre dispersé, à la mémoire. En fait, il lui faudrait à ses côtés un solide régisseur tâcheron, qui aurait suivi en répétitions les méandres de sa création, et s’opposerait en écran entre LUI, qui ne se prend pour de la merde de linotte, et ses interlocuteurs, qui trouvent qu’il n’est pas assez vedette pour se comporter en odieux personnage ! Malheureusement, ce garçon, qui par ailleurs est charmant dès qu’il sort de la salle où son ouvrage va être jugé, a un tempérament égocentrique qui l’amène à croire que tout le monde doit, comme il le fait lui-même, concourir vingt heures par jour à la réussite de son œuvre. Or il se méfie de tout le monde. Un certain Ahmed, Allemand natif d’Egypte, a décelé chez lui des traces de mépris raciste… Oh là là ! Ces BACCHANTES partaient mal.
Elles « arrivent » assez bien. Je veux dire que le spectacle est certainement assez beau. Mais, (cela tient-il au fait que toutes les exigences techniques n’ont pas été honorées ?) la magie, si fort présente dans PROMÉTHÉE, était absente. En fait, l’intégration des spectateurs au dispositif existe là aussi, mais le côté « décalé », « FAUX », voulu par le metteur en scène n’est pas atteint. À tel point que, étant allé tâter à la fin les murs de ce dispositif, j’ai été surpris de découvrir qu’ils n’étaient pas les murs de l’Experimentiertheater. En vérité, j’avais cru toute la soirée que Pesenti avait adapté sa réalisation au lieu, alors qu’au contraire, il y avait intégré ses panneaux, conçus si réalistes qu’ils semblaient authentiquement locaux. Quelque part, cela veut dire que ces murs n’étaient pas très étranges. La lumière parcimonieuse ne les nimbait pas de mystère. D’autre part, le son, la musique, étaient moins présents que dans PROMÉTHÉE, et même, dans les trois derniers quarts d’heure, j’ai cru, à tort, que la bande devait être cassée, tant il semblait que les acteurs parussent attendre quelque chose qui ne venait pas.
Alors, allez-vous me dire, encore un de ces metteurs en scène qui confondent le théâtre avec l’art de ce que l’oeil peut voir ? Oui et non,  car ce qui m’a frappé dans cette réalisation, c’est que LES BACCHANTES sont jouée avec des acteurs et des actrices qui ont été dirigées, qui articulent (ce qui n’était pas toujours le cas dans PROMÉTHÉE), qui s’attachent à rendre le texte audible, et par conséquent lisible. Peut-être même Pesenti, investi par le souci de monter vraiment la pièce d’Euripide, en a-t-il un brin négligé l’habillage environnant. Du moins en l’état technique du spectacle que j’ai vu, le théâtre pur reprenait ici son privilège, au détriment de l’esbroufe. LES BACCHANTES apparaissent moins brillantes, moins étonnantes que PROMÉTHÉE, mais plus honnêtes : le contenu se laisse palper et quel contenu ! Eschyle et Sophocle, à côté d’Euripide, n’étaient que des enfants en matière de description des humains joujoux entre les mains des Dieux. Car eux se bornent à montrer, à raconter, Euripide tire explicitement la leçon ! « Malheur aux hommes qui contredisent les Dieux », même si les actes de ceux-ci sont absurdes ou scandaleux. Aux Dieux tout est permis, aux mortels, rien. J’ai ressenti le message. Et j’ai même tiré hâtivement l’enseignement général que la tragédie grecque avait toujours été au service des pouvoirs, qui avaient besoin que les hommes ne soient pas tentés de se révolter, tandis que la comédie d’Aristophane se permettait d’être subversive. Comme quoi la social critique était licite à travers le rire et point à travers la puissance émotive. Pour que la tragédie ne soit pas ramenée au rang du drame, il fallait que les Dieux  imposent à des êtres incapables d’y résister des lois fatales. Ce n’est pas une démarche très gauchiste que de monter ces œuvres aujourd’hui. LES BACCHANTES se prêtaient à un traitement érotique, voire orgiaque. La nudité est un vêtement, chez Pesenti, mais elle est toujours pudique parce que les gestes obscènes y sont forcenés chez les femmes et que, chez les hommes, les corps sont maquillés, souillés de glaise séchée, jusqu’aux zizis y compris, des zizis évidemment homosexuels. À travers ce spectacle-ci, la pédérastie de Pesenti me semble patente : Dionysos, avec son « visage de fille », est presque carrément assumé en travesti. Pourquoi pas ? Ce n’est pas l’esprit de l’œuvre, je pense, mais j’estime que c’est un mérite que d’avoir évité la trivialité et autres vomissures. Pesenti a de la tenue. Son spectacle, paradoxalement peut-être, souffre de n’être QUE du théâtre, ce qui le rend austère. Nous sommes habitués à avoir besoin d’aide pour ingurgiter un texte. Trop souvent en plein feu, les acteurs n’ont pas la classe de savoir communiquer pleinement leurs discours. Ils ne sont pas soutenus, d’où cette impression que j’ai eue qu’il manquait de la musique, quelque chose, ou des effets « étonnants ». Le tonnerre, au début, symbole de la colère de Zeus, est étonnant et les éclairs aveuglent la rétine. Mais les secours ne durent pas et les déplacements vifs, nerveux (jamais mous) des filles du chœur (qui ne parviennent pas, comme chez Chéreau, à se fixer périodiquement en tableaux d’art), ne suffisent pas à créer une suffisante variété de figures pour que l’arrière-plan soit tremplin.
Voilà : un nouveau travail transformera-t-il ce (malgré tout) beau spectacle en grand spectacle ? L’enfant gâté Pesenti, s’il avait les moyens de ses rêves, saurait-il réaliser ces ambitions qui aujourd’hui ont l’excuse de l’étranglement dû à la pauvreté ? L’avenir le dira… peut-être… Car s’il continue comme ça à se montrer intransigeant avec tout le monde, sans pour autant réussir complètement ses coups, il va lasser les bonnes volontés. Le théâtre de Nuremberg lui aurait proposé de faire une mise en scène dans son contexte, c’est-à-dire avec des acteurs allemands. Je lui ai conseillé d’accepter. Cette discipline lui ferait du bien.

Publié dans histoire-du-theatre

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