Du 28 avril au 23 juin 1984

Publié le par André Gintzburger

28.04.84 - Ma jeunesse a été nourrie de la conception selon laquelle les pièces de Marivaux devaient se jouer dans la légèreté, les répliques voltigeant avec vivacité comme des bulles de savon, les drames intimes et les intrigues étant effleurés discrètement pour la joie de spectateurs qu’ébahissait la virtuosité de la langue et des artistes. Ce « marivaudage » n’effaçait d’ailleurs pas les contenus et les discoureurs universitaires savaient fort bien quelle signifiance pré-révolutionnaire recélaient, mine de rien et avec l’art de faire passer la pilule aux adversaires de classe, (qui étaient singulièrement dangereux car ils détenaient le pouvoir absolu), ces œuvres brillantes aux méandres un peu forcés. Il était admis qu’appuyer, insister sur tel ou tel trait, serait, de la part des réalisateurs, des erreurs.
Et puis les Brechtiens sont venus, dont l’origine germanique ne redoutait pas la lourdeur. Il leur a semblé nécessaire d’expliciter aux publics « populaires » auxquels ils pensaient s’adresser, à quel point la lutte des classes s’insinuait dans ces textes. De valets rusés et accessoirement avides, les Arlequins sont devenus des prolétaires disputant le Pouvoir aux plus grands qu’eux. Le marivaudage a été relégué dans le camp des « noyeurs » de poisson politique, entendez, À DROITE. À GAUCHE, comme ils étaient, Marivaux ne devait surtout plus faire rire. Les répliques assénées devaient laisser aux spectateurs le temps de réfléchir à leurs signifiances. Les traits odieux des caractères étaient soulignés. Il fallait qu’il y eût du sordide dans les jeux de l’amour et du hasard. Des pièces que j’avais vues naguère en quatre-vingt-dix minutes se sont ainsi mises à durer trois heures
Si j’en crois la feuille ronéotypée que l’Atelier de l’Épée de Bois fait distribuer aux spectateurs, c’est la deuxième conception qui aurait animé Antonio Diaz Florian, saisi sur le tard par l’envie de fouiller un brin dans l’œuvre de l’auteur du 18ème siècle. En effet, son PRINCE TRAVESTI s’étale sur deux heures quarante-cinq, et l’aspect socialement dangereux de l’amour qu’éprouvent l’un pour l’autre Hortense et Lélio est amplement souligné : contrarier les penchants d’une princesse peut conduire à la prison, voire à la mort ! Cette constatation donne froid dans le dos et il est intéressant de noter le rôle de la peur dans l’entreprise. Loin d’annoncer la révolution, cette lecture donnerait plutôt l’image d’une société bloquée par des rouages hiérarchisés impitoyables. C’est qu’ayant choisi le parti de la pesanteur, Antonio Diaz Florian a tout de même joué le jeu de la psychologie, celle-ci étant certes aliénée par les données sociales imposées aux personnages -du moins à ceux qui ne trichent pas-, MAIS pour lui, les règles sont quelque peu faussées : les sentiments luttent à l’Espagnole, avec des excès et des outrances mises volontairement en gros plan. Son marivaudage ne badine pas, IL PLEURE, il est violent, il se distancie : chacun s’exprime théâtralement, comme s’il se regardait lui-même souffrir ou trépigner. En somme, il a monté LE PRINCE TRAVESTI comme LA MAISON DE BERNARDA ALBA et ma foi, pourquoi pas ? Marivaux n’a-t-il pas placé son anecdote en Espagne ? Ne clignait-il pas de l’œil au pouvoir capétien d’un air de dire : « Voyez comment ça se passe chez nos voisins d’outre Pyrénées ? » Il y a de cette malice dans le regard jeté par le Péruvien Antonio Diaz Florian, qui semble ici nous décrire SON Espagne originelle plutôt que NOTRE France. L’universalité du propos fait, bien sûr, le reste.
MAIS le traitement brechtien de l’affaire « À L’ESPAGNOLE » aboutit à des moments ampoulés assez drôles. Et aussi à la description d’un monde brutal, méchant, sauvage. Les serviteurs, Arlequin et Lisette, n’ont rien de « légers », mais ils ne sont pas simplement signifiants à la Planchon. Le petit Sylvain Thirolle, qui joue Arlequin, a le côté inquiétant d’un Tamiz, dangereux en vrais Méridional. Dommage que, comme les autres artistes de la distribution d’ailleurs, il ne soit pas « first class ». La seule qui décolle vraiment -et encore seulement dans le premier acte- c’est Bernadette Gillot, qui incarne la princesse avec beaucoup de mobilité. Brigitte Faure en Hortense ne serait pas mal si elle était plus jolie. Je doute que cette fille replète puisse en vrai susciter un amour aussi vif ! Il est vrai que ces choses sont bizarres. Christian Neupont en Frédéric, tient le parcours de sa composition, mais il est agaçant à la longue parce qu’il en fait trop. Tous en font trop, certes, c’est le parti du metteur en scène. Ils en font trop tout le temps, et quelquefois encore plus trop, le temps d’un flash, d’un gros plan. Ce n’est pas seulement un gag si le spectacle finit par la prise d’une photo de famille. Au cas où l’on aurait pas compris, c’est bien cela qu’a voulu Antonio Diaz  Florian : à des instants, le jeu s’amplifie, se ralentit, se fausse, le temps de SOULIGNER ce que le réalisateur tient à mettre en exergue. Michel Mourtérot n’est pas mal, sans plus, en Lélio. J’aime assez le côté édenté de Lionel Parlier en Ambassadeur Roi de Castille ! C’est qu’en ce temps-là, les dentistes, savez-vous, n’étaient pas brillants !
Qu’il me soit permis de me demander si les gros plans flashs n’auraient pas étés plus efficaces, opposés, sinon à du marivaudage pur, du moins à une vivacité plus légère du rythme général. Tel qu’il est, le spectacle s’enlise parfois dans un bavardage qui, détourné de son style d’écriture, semble vain, forcé, quasi invraisemblable. Les intrigues, trop mises à jour, paraissent cousues de grosses ficelles, dont on se demande pourquoi il faut tant de détours  pour en dénouer les emmêlements.
Espagnolade pour espagnolade, la référence d’un fond de sauce type Lope de Vega, avec des « morceaux de résistance » à la Lorca, courts, brefs, mais forts, d’autant plus qu’ils se seraient dégagés d’un ensemble apparemment innocent, auraient sans doute donné un résultat plus exaltant. Cela dit, allez donc juger d’un spectacle joué devant huit spectateurs par un samedi après-midi joliment ensoleillé.

05.05.84 - Faut-il dire que je suis allé au TOURTOUR voir MON CŒUR DANS LES HIGHLANDS, « adapté et mis en scène » par Jean-Claude Arnaud, avec le couteau entre les dents ? D’autant que, dans la distribution, j’avais repéré la présence d’un certain François Maîstre, dont je doute qu’il ait « oublié » que j’avais, en son temps, adapté la pièce de Saroyan. Et puis, je dois l’avouer, j’ai été pris (ou plutôt repris) par le charme de l’œuvre, qui est, il faut le dire, jouée avec beaucoup de gentillesse par le petit garçon qui incarne Johny et qui, je pense, ce soir, était Olivier Ringot.  Quant au fameux Maistre, honnêtement, il est excellent en vieux comédien « qui a laissé son cœur dans les collines d’Écosse ». Il ressemble étrangement à Harry Baur et c’est le type d’humanité que cet acteur dégageait dans Jean Valjean, qu’il a su retrouver.
Certes, la pièce, réduite aux dimensions d’une scène de café-théâtre, perd en grandeur. Pour des raisons évidentes à la fois d’économie et de place, le réalisateur a « confondu » le public et les voisins qui, dans l’œuvre, viennent écouter l’artiste et lui apportent des offrandes. Un seul personnage à tout faire -il incarne aussi le facteur et le petit vendeur de journaux- symbolise cette foule, ce qui, bien sûr, la minimise. Dans la mise en scène de Michel Vitold, on voyait un premier voisin apportant quelques fruits, puis un deuxième, puis toute une assemblée, et cela créait une poésie superbe que le « signe » du Tourtour néglige. Quel dommage aussi qu’Esther, la fille de l’épicier, amoureuse de Johny, ait été supprimée. Encore une économie qui gomme une petite parcelle de poésie de la pièce.
On peut d’ailleurs se demander si l’équipe actuelle a senti l’aspect épique de la pièce ? Le narrateur, qui intervient de temps en temps, et notamment au début pour dire les indications scéniques de Saroyan, le fait sur un ton badin, comme s’il annonçait un conte de fées. Il nous place d’entrée de jeu sur une planète de petite vision, où tout le monde est bon et gentil. Or, c’est vrai qu’il n’y a pas dans l’œuvre un seul personnage méchant. Mais il faut souligner que nous sommes en Amérique, mais pas chez des Américains. Le milieu décrit est composé d’immigrés, Arméniens, Slovaques, où les jeunes ont un côté américanisé, mais sans avoir oublié leurs origines. Ce monde-là est solidaire parce que tous y sont des victimes de l’American Way of life. Face à l’incertitude du lendemain, ils se donnent la main dans la mesure de leur possible et parfois ils sont obligés de se conduire sauvagement. Mais « parce que c’est comme ça », qu’on n’y peut rien. Ainsi, quand Johny et son père sont expulsés de leur masure, le loueur sait bien qu’ils ne trouveront nulle part un abri, mais eux ne lui en veulent pas. D’ailleurs, le jeune couple et le bébé qui prennent la place ne sont guère plus riches.
Malgré tout, la pièce passe. La complicité entre le père poète, dont on n’achète pas les œuvres, et le fils, qui nourrit la famille à force de discours habiles au vieil épicier, qui ne pourra pas renouveler son stock parce que « les gens n’ont pas d’argent », est charmante, vivace, grâce aux interprètes. Et le vieux cabot qu’ils accueillent malgré leur pauvreté, et la vieille mémé qui ne cause qu’arménien, tous sont décrits avec tendresse. La représentation va beaucoup moins loin que celle de Vitold, mais la pièce existe, disons : RÉSISTE. Ceux qui la voient aujourd’hui dans ce contexte café-théâtre soupçonnent-ils la dimension qu’elle peut atteindre ? Certains… peut-être !

09.05.84 - De Racine à Sartre, en passant par Giraudoux et Anouilh, innombrables sont les auteurs de théâtre qui se sont intéressés aux personnages de la trilogie d’Eschyle, soit pour y imprimer LEURS styles personnels, soit, l’un n’empêchant pas l’autre, pour y  injecter un contenu.
Jean Fondone, se livrant à son tour à une extrapolation de l’histoire de la famille terrible, à la demande, nous dit le programme, de José Valverde, voit, lui, dans ces « personnages ayant la vie plus dure que les hommes », des archétypes dont il a voulu qu’ils fonctionnent avec un langage moderne, « ce qui permet et impose aux acteurs de ne pas s’identifier complètement à eux, mais de leur donner une dimension extratemporelle ». Je ne sais pas si ce langage moderne donne cette faculté aux comédiens, mais je suis sûr qu’il a empêché le spectateur que je suis de s’aliéner au spectacle. Car je puis l’affirmer : le style de Fondone m’a hérissé. Faussement  poétique, bourré d’images clichés, il m’a beaucoup fait penser à celui d’Anouilh, et ce n’est pas un compliment, avec des complaisances, des clins d’yeux de soi-disant complicité au public, une espèce de quotidienneté fabriquée. Bref, il est sûr que le ton de la pièce ne m’a pas aidé à y entrer.
Or, que dire du contenu ? Fondone voit dans Iphigénie, Cassandre et Electre un seul personnage, « la jeune fille avec sa protestation toujours vivante ». Je ne peux pas l’empêcher de croire que cette fausse vérité soit une vérité première ! Tout au long de son texte, il nous assène des sentences de ce type, que les acteurs débitent avec l’air d’y croire, sérieux comme s’ils proféraient des choses importantes, alors que leurs discours ne sont que bavardage, logorrhée verbale, des mots, des mots, des mots qui font semblant de penser. Si cela l’amuse de voir dans les trois héroïnes une image de la jeune fille, c’est son droit ; c’est tout à fait gratuit, mais pourquoi pas ? Et pourquoi cela devrait-il m’intéresser ? Je comprends de moins en moins ce genre d’entreprise, même si la présence dans la distribution de vieux compagnons, qui n’ont pas percé, comme Marc de Georgi et Jean-Marie Ferté, m’émeut, dans la mesure où ils assument l’ « inassumable » avec talent, et même si on pressent dans la prestation de la jeune Alida Latessa, qui a l’air de passer un concours de sortie du conservatoire (dans l’ex-classe de Pierre Debauche), une possibilité, dirigée autrement, de tirer son épingle du jeu de l’offre et de la demande sur le marché de l’emploi.
Au service de cette œuvre médiocre, José Valverde a mis des moyens : au fond de la salle, il joue avec un petit ordinateur qui envoie, liées à une musique signifiante, toute en sons souvent concrets mais sans disharmonie, des images assez belles qui se projettent sur la scène, et sur les acteurs, donnant à leurs visages de curieux reflets. Cette façon vivante d’envelopper l’action est très cinématographique. Trop peut-être. Le théâtre ne devrait plus recourir à ces artifices s’il veut rester son essentiel, c’est-à-dire la présence des acteurs en chair et en os sur une scène, EN DANGER devant des spectateurs. Il est vrai qu’en l’occurrence, sans ce rideau d’illusions jeté sur le théâtre, que serait-il resté de l’œuvre ? À défaut de satisfaire l’oreille, le spectacle, au moins, ne blesse pas les yeux. Mais je maintiens que je ne crois pas que le procédé soit théâtral. Est-il au moins original ? Oui et non. Non parce que la technique du décor projeté n’est pas nouvelle et a souvent été utilisée. Oui, par la mobilité de ces projections-là, par leur côté abstrait, subtilement lié aux méandres de la psychologie des personnages sur lesquelles elles se dessinent. Est-ce mon imagination qui leur confère une signification ou cela a-t-il été vraiment voulu par le metteur en scène ? A-t-il répété avec ces images ou ont-elles été injectées en pièces rapportées ?

12.05.84 - LE COMBAT DE TANCRÈDE ET CLORINDE est un petit acte de Claudio Monteverdi, qui doit durer environ vingt-cinq minutes. Dominique Houdart en a fait un spectacle d’une heure en racontant l’histoire quatre fois : une première fois, d’entrée de jeu, une narration fidèle de ce qui se passe dans l’opéra, « a pour but de se débarrasser du problème de la compréhension ». Puis, l’anecdote est jouée par des ravissantes marionnettes chinoises à gaine s’agitant au niveau d’un castelet, tandis que par une ouverture, la tête grandeur nature de Dominique Houdart, barbe comprise, raconte la bagarre entre le garçon bouillant et la fille intrépide qu’il transperce de son épée, ne découvrant la faiblesse du sexe de son adversaire que trop tard. C’est, à mes yeux, la partie la plus faible, car le texte « humoristique » de Gérard Lépinois m’a paru plutôt con, avec son vocabulaire pléthorique déraillant par onomatopées. La troisième lecture, sur fond de bruits concrets, montre en continuité la longue marche de soldats qui en rencontrent d’autres en sens inverse, et la bataille sur fond de lande désolée. C’est un long travelling dessiné sans doute par Alain Roussel, auteur des marionnettes et des « décors », avec parfois en surimpression des découpes de cavaliers qui surgissent comme dans le Kharagueuz. Le combat du héros et de l’héroïne y est ainsi placé dans son contexte belliqueux médiéval. C’est superbe. Peut-être un brin long. Mais la façon dont on part du simple trait sur la page blanche d’un tulle pour revenir en fin de compte à cette simplicité, après qu’entre-temps la mort ait fait son œuvre en une admirable bande dessinée qui se déroule interminablement, est une grande et belle chose.
L’opéra vient ensuite, les deux voix chantées par le phénomène vocal de la compagnie, Jeanne Heuclin, avec sa justesse et sa tessiture habituelles. Elle est bien accompagnée par un claveciniste et une violoniste, tandis que, devant elle, sur la scène, Dominique Houdart et Neuza Rocha, à vue et sans souci de se dissimuler, manipulent deux grandes marionnettes de Bunraku avec une gestuelle très kabucki. Ces marionnettes articulées avec art, sont la copie en grand des petites poupées déjà vues. Elles sont admirablement belles et vivantes. Alain Roussel a beaucoup de talent.
On sort de ce spectacle avec le sentiment d’avoir vu et entendu de belles choses.

11.05.84 - Se trouver en face de la QUALITÉ est une denrée devenue rare ces temps-ci. Aussi tiens-je à marquer d’une pierre blanche cette soirée passée à la Maison des Amandiers de Paris XX e, avec le spectacle de la COSMOCOMICOMPAGNIE appelé E PRICOLOSO SPORGERSI.
Poursuivant, après HOTEL BABEL, son exploration de l’insolite, cette équipe réduite ici à trois personnes, une femme et deux hommes, met en scène un voyage en train. Rien de plus banal au départ. Chacun campe son personnage par la technique de la gestuelle. Ce n’est pas du mime, c’est du théâtre. À peine les attitudes, les mouvements, sont-ils amplifiés. Ils semblent naturels. Ils cernent  les caractères mettant, pour le comique, l’accent sur quelques tics. Et puis, ces trois personnes qui vont partager un compartiment, mimant sans affectation, avec un naturel parfait, le rythme des roues sur les rails, vont vivre des trajectoires individuelles qui, bien sûr, vont s’interférer, mais sans jamais se confondre
Je ne sais pas quel est l’apport d’Hector Malamud, qui dit « donner un coup de main » à la réalisation. Il y a une telle différence de densité de contenu entre cette étrange épopée de trois personnalités projetées dans le provisoire, et son exhibition propre destinée à le faire valoir lui-même -dont j’avais souligné la gratuité, il y a quelques jours- qu’on serait tenté de le croire purement technique. Car ici, il y a une réelle dramaturgie, quelque chose comme un message qui passe. L’univers décrit n’est pas innocent. Il recèle le danger qui nous entoure tous, la fragilité d’un monde où nous feignons d’être à l’aise. Il y a une continuité, une progression. Il n’y a jamais, apparemment, de morceau de bravoure. Mais pendant quatre-vingt-dix minutes, les trois aventures captivent, inquiètent, amusent tour à tour le spectateur qui se demande où on l’entraîne. À l’arrêt du train, les voyageurs sont arrivés, voilà tout, et leur aventure commune cesse. Avec leur reprise de quant-à-soi, la folie rentre dans les bagages.
J’aurais voulu citer les noms des deux acteurs qui jouent avec Judith Rogoff, mais une fois encore le programme les jette dans l’anonymat. C’est injuste.

12.05.84 - Deux frères vivaient en paix, et en vieux garçons, avec une existence réglée minutieusement. Dans leur petit logement, où on n’a rien changé depuis la mort de leur mère, tout est impeccable. L’aîné est ouvrier. Chaque jour, dans chaque sens, il fait une heure et demi de vélo pour aller et revenir du travail. Il a le sens des responsabilités, mais sent bien qu’il tombe dans un piège quand la direction lui propose de devenir chef d’équipe. L’autre est garçon coiffeur. Le patron, paillard, tape sur les fesses des shampouineuses. Justement, il y en a une, Nina, qu’il aime bien. Il veut l’amener à la maison. Sébastien résiste, puis cède. Il faut dire que la jeune fille a une solide santé, une robuste joie de vivre, un corps charmant et un dynamisme irrésistible. Quand elle quittera son amant quelques mois plus tard, elle laissera deux hommes modifiés dans un appartement où la fantaisie aura fait, irrésistiblement, son entrée définitive.
C’est Jean Maisonnave, Directeur du GRENIER DE BOURGOGNE, qui a monté NINA, C’EST AUTRE CHOSE. C’est la deuxième fois que je vois une pièce de Vinaver montée par un metteur en scène non terroriste. (La première fois, c’était à la Comédie de Lorraine). Entendez-moi, Planchon est passé par la culture de ce réalisateur-là : chaque séquence de la pièce est annoncée par la projection de quelques photos et d’un titre annonçant le sujet de la scène à venir, impitoyablement soulignée par une même musiquette.
Mais les acteurs, ici, jouent sans affectation, réellement, incarnant leurs personnages au premier degré, dans un univers totalement réaliste où le rôti de veau aux épinards est servi  fumant sur la table. Chaque scène est un flash en temps apparent réel. Et s’il est notable que, souvent, selon le style cher à Vinaver, les personnage suivent leurs idées propres réplique après réplique, sans répondre directement à leurs partenaires, Maisonnave n’en a pas, comme naguère Vitez, pris prétexte pour SIGNIFIER la solitude de chacun. Ici on est DANS la vie, celle de tous les jours, simplement, celle des petites gens.
Et je dois dire que j’ai un peu envie de réviser l’avis négatif que j’avais sur Vinaver. Il est clair que, libéré des Vitéziens Lassaliens qui n’appréhendent son œuvre QUE pour se faire valoir eux-mêmes, cet auteur répond bien aux critères que je revendique : il nous parle d’un sujet contemporain français en homme préoccupé par la réalité sociale de notre pays. Il ne délivre pas de message, mais son témoignage ravive la prise de conscience. Son langage est direct, vivant. Il a le sens du théâtre. Je découvre même qu’il a de l’humour. Il faut dire qu’il est royalement servi ici, par des acteurs qui savent encore ce qu’incarner des personnages signifie : Christian Dente et Noël Jovignot, les deux frères, et Christine Joly, Nina.

22.05.84 - L’État, ayant confié à Jean Lebeau, jusqu’ici administratif, la responsabilité d’animer à Béziers une cellule de création dans le cadre du NTPM, celui-ci n’a eu d’autre souci que de prétendre s’exprimer comme metteur en scène. Et comme Jérôme Savary, le Directeur du NTPM n’œuvre pas, chacun le sait, dans les petites productions, il n’y avait pas de raison, n’est-ce pas, pour qu’il se confine dans la pauvreté ! C’est donc à un « grand » spectacle qu’il s’est attaqué en décidant de porter à la scène l’œuvre d’Alphonse Daudet : TARTARIN DE TARASCON.
Sans ce péché originel, je  veux dire le détournement d’une mission au profit d’une ambition personnelle, l’aventure aurait pu être exemplaire puisque, à côté des rescapés d’Echantillon protégés par la sécurité à vie de l’emploi, que Savary a été obligé de se conserver, trois troupes régionales se sont unies pour accoucher du spectacle, à savoir LE THÉATRE POPULAIRE DU MIDI, LES GARAGOUZ et LA FOUGASSE TRAGIQUE. D’une part, on peut se demander si ce rassemblement est vraiment significatif du Languedoc-Roussillon, d’autre part, surtout, si ces partenaires du NTPM auraient accepté de se prêter aux écoles de ce metteur en scène sans passé, si Jean Lebeau n’avait pas représenté à leurs yeux le POUVOIR qu’on ne contrarie pas. Certes, Bernard Gauthier s’est vu accorder le rôle-titre de la pièce et sa femme fait partie de la distribution. Mais après tout, il aurait pu ambitionner un rôle plus important au niveau de l’élaboration. On a l’impression que cette affaire a été montée comme la constitution d’un Ministère, à coup de marchandages.
Mais, me direz-vous, le spectacle ? Sa qualité, sa tenue, son professionnalisme, son contenu, balayent-ils ces réserves « grogrones » ? Et d’abord l’œuvre méritait-elle qu’on y investisse autant d’argent que dans BYE- BYE-SHOW-BIZ, entendez, car il faut être juste, au niveau de l’apport propre à la subvention du NTPM, car chacun sait que le show de Savary a eu besoin de co-producteurs extérieurs ? Il semblerait que ni Gil Baladou, qui signe l’adaptation, ni Colas Valat, qui a collaboré à la mise en scène, n’aient su inspirer à Jean Lebeau une « lecture » moderne de l’ouvrage écrit à la belle époque de l’Algérie française. Ils ont gommé en partie l’aspect matamore du personnage. Leur Tartarin est une sympathique gloire locale. Il est plutôt charmant, attendrissant, avec sa naïveté sans subtilité. Daudet ayant décrit les stances de Tartarin, Lebeau a eu l’idée de le faire dialoguer physiquement avec son double et cela donne quelques scènes amusantes, surtout grâce au talent de comédien de Robert Lucibelle qui joue le « Sancho » de ce « Don Quichotte », mais sans nuances. Les stances du héros se situent entre deux pôles tranchés, chacun apportant ses arguments à « J’y vas t’y » ou « J’y vas t’y pas ? ». Tous les personnages sont d’ailleurs tellement taillés à coups de serpe, que par moments on a l’impression d’assister à du Labiche. La musique désuète de Jean-Pierre Neel aide à créer ce rapprochement. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a un « jeu Labiche » qui est une actuelle spécialité de la décentralisation. Cela vient peut-être de ce qu’il est, tout compte fait, assez facile à des comédiens de seconde zone de camper des compositions caricaturées.
Tout cela fait ringard mais, à la rigueur, passerait, grâce à quelques (rares, mais quand même existantes) trouvailles, et surtout à la perfection qu’atteignent dans le genre Robert Lucibello (déjà cité en qualité de « double », mais qui brille surtout en Bézuquet, le pharmacien sceptique de Tarascon, qu’il incarne très joliment en petit Juif d’Europe Centrale avec des attitudes et des mimiques qui rappellent de façon très marrante Robert Abirached : il ne manque que le bégaiement pour que l’imitation soit évidente !), et Gil Baladou, en Prince de Monténégro, (très à l’aise dans une distinction excessive qui, avec l’aide de son grand corps efflanqué, allongé, ferait merveille au boulevard. Il devrait auditionner devant Jean-Michel Rouzière).
Malheureusement, la dramaturgie de l’épopée algérienne de Tartarin a sombré dans une imagerie conventionnelle de la description du monde arabe : ici, la caricature sombre dans le style trop connu des histoires racistes, avec une facilité débile qui fait rigoler les Pieds-noirs de Béziers au-dessous de la ceinture. Il aurait pu être intéressant de montrer le Matamore colonisateur aux prises avec une réalité locale vraie, puis transformant sa débâcle en triomphe usurpé une fois rentré dans son pays coupé de sources d’informations exactes. Ces aspects, le comportement d’un balourd projeté avec toute sa suffisance d’Européen au cœur d’une civilisation différente à laquelle il ne comprend rien, la mystification à laquelle il se prête une fois revenu parmi les siens, sont passés complètement à côté des préoccupations du réalisateur, qui ne nous a proposé finalement qu’une imagerie d’Épinal pas très au point, inspirée aussi par quelques aspects extérieurs du Grand Magic Circus. La mort du lion est une copie de ce que j’ai vu jadis dans LES GRANDS SENTIMENTS.
Jean Lebeau a été nommé pour donner des moyens, une impulsion, aux « compagnies de la région ». Le détournement de cette mission, auquel il s’est livré, n’était justifiable que s’il se révélait un créateur méconnu mais important. Il a perdu ce quitte ou double. Il doit désormais se contenter d’organiser pour les autres. Voilà !

24.05.84 - J’ai eu, curieusement, en assistant à son nouveau spectacle, « Mr Williams transformations », le sentiment que Benito Gutmacher avait vieilli et que sa caricature d’un homme d’affaire à l’Américaine était trop réussie pour n’être pas, quelque part, reflet d’une mutation intime.
Pourtant, quand on rencontre l’artiste dans la vie, on voit bien que sa bedaine n’est qu’illusion. Et il certain que l’athlète est toujours aussi agile. Sa gestuelle, parfaite, atteint souvent la dimension de la danse, et il est évident que son exhibition tient de la performance. Physiquement, il fait des choses sûrement très difficiles, d’autant plus que, comme les gens du cirque, il va crescendo dans ses numéros, réservant le plus dur pour la fin, ce qui suppose une résistance à la fatigue remarquable.
Son spectacle est de haute voltige professionnelle. Ajoutons qu’il est structuré par une anecdote : l’homme d’affaires s’épuise à vendre. Il résiste de moins en moins au tourbillon. Sa femme, délaissée, le quitte. Un coup pendable joué par son associé le ruine. Périodiquement, il change de peau et devient le psychiatre qui l’ausculte. Avec maîtrise, l’artiste seul en scène sait donner vie à son univers.
Alors, me direz-vous, qu’est-ce qui ne va pas ? Je crois que c’est la folie qui me manque, la folie qui, à mes yeux, a toujours caractérisé le démesuré Benito Gutmacher. Il est toujours aussi vif, violent, adroit, acrobate, mais il n’est plus INQUIÉTANT. Jadis il dérangeait, à présent, il montre un spectacle bien bâti, signifiant, certes, puisqu’il stigmatise un idéal de vie bien connu, le chemin américain, mais SAGE et, tout compte fait, pas très nouveau parce que, de vous à moi, cette porte-là, ce n’est pas la première fois qu’on l’enfonce.
D’où vient le chemin parcouru ? À mon avis, l’erreur de Gutmacher est ici d’avoir choisi de décrire un personnage qui lui est extérieur. Naguère, c’était sa propre révolte, l’authenticité de sa marginalité qu’il jetait avec étrangeté à la tête de ses spectateurs stupéfaits, et quelque part, terrorisés. À présent, il montre quelqu’un d’autre, quasi avec distance. À moins, comme je m’en posais la question au début de ces lignes, qu’il ne soit lui-même devenu, en partie au moins, ce quelqu’un d’autre.
En regardant Gutmacher au théâtre, les Amandiers du XX e, (dont il faut au passage souligner que sa programmation mérite l’attention), j’ai souvent pensé à Stewy. Ce n’est pas une critique, puisqu’on sait que j’aime bien ce que fait Stewy. Il est clair que l’unique souci de l’Américain hispanisé qu’il est, est de plaire ! L’Argentin franco germanisé n’aurait-il pas été touché par le même virus ?

26.05.84 - Sur le terrain des Rigondes, à Bagnolet, entre deux ondées, le ROYAL DE LUXE présente sa demi-finale du Waterclash ! C’est assez prodigieux, complètement fou, mais assumé avec un imperturbable sérieux et un remarquable professionnalisme.
D’abord, quatre gaillards apportent dans une grande cage un chevalier en armure, qui piaffe d’être enfermé comme un singe. Puis, un personnage très digne, en habit, assis dans une baignoire pleine d’eau mousseuse et recevant sur la tête le jet d’une douche, fait un tour de piste dans ce véhicule insolite (faut-il préciser que la baignoire est montée sur roues avec moteur et volants ?). Il s’arrête devant l’estrade où l’orchestre Johnny BC a pris place et se dresse, dégoulinant, sous la douche qui continue à l’arroser, chef de ces musiciens également en habit, prodigieusement dignes eux aussi, quoique la musique qu’ils profèrent soit plutôt du genre rock. Arrive dans un tricycle, du genre de ceux qu’on voit dans les films australiens de terreur, un deuxième chevalier qui défie l’homme en cage. Ils enfourcheront des montures, faites de cuvettes de WC montées sur des solex, et se battront jusqu’à ce que l’un d’eux reste au sol étendu mort. Pour bien signifier l’idée du sang et de la gadoue, des garçons de piste impeccables en survêtements blancs du style B.P., leur lanceront des seaux de peinture rouge, jaune, verdâtre, et de la terre glaise. À la fin du combat, très sérieusement, une camionnette du SAMU véritable viendra ramasser le moribond, tandis que le vainqueur, mystérieux comme tous les invincibles, repartira sur son tricycle après un dernier salut à la foule.
Si, pendant ces événements, vous avez la curiosité de jeter un œil sur l’estrade, vous verrez que les gentlemen et la fille qu’ils entourent se sont mis à casser, à casser tout ce qui leur tombe sous la main, et notamment des assiettes, sans jamais rien perdre de leur tenue. La violence est ici exhibée à l’état pur. Elle est EN SOI. Elle n’est pas le fruit d’une excitation, d’un énervement. Elle est voulue, froidement, lucidement, SANS EXCUSES.
Cette exhibition dure trente-cinq minutes et elle est très bien reçue par le public populaire, et même immigré, qui fréquentait la fête de Bagnolet. Quelque part, cette violence gratuite lui parle, c’est certain. Pourtant, il est clair que la démarche du groupe s’inscrit à mi-chemin d’un certain intellectualisme. On est plus près de la famille du 4 L 12 que de celle de l’UNITÉ. Jean-Luc Courcoult et ses amis ne sont pas des farceurs. Pas plus que Massé. Livchine est un farceur. Sa subversion est assez judaïque. Celle des Aryens ne déraille pas. Ce serait bien que 4 L 12 et ROYAL DE LUXE se rencontrent. Ils ont la même façon de contester le monde. Toutefois, le ROYAL DE LUXE est plus méchant. Massé n’est pas un farceur, viens-je de dire, mais il a de l’humour. ROYAL DE LUXE n’en a guère. Ce qui n’empêche pas qu’on rie devant l’absurde, l’excès des situations incroyables qu’il montre.

29.05.84 - Déjà en 1976, j’avais été excédé par le traitement que Betty Raffaëlli avait fait subir à l’IVANOV de Tchékhov. Il y a des souvenirs qu’il vaut mieux ne pas remettre en question, et pour moi cette pièce restera toujours vivante à travers la mise en scène « racoleuse » (ont dit quelques grincheux) mais, ô combien efficace, de Jacques Mauclair en 1956. Pour être honnête, j’avais complètement oublié ce montage de 1976 et j’ai dû, sur l’insistance de ma jeune épouse qui, elle, se rappelait la chose, feuilleter mes carnets jusqu’à ce que je tombe sur l’évidence. Ce qui m’évite de redire longuement ici qu’il ne faut pas « lire », ni surtout « relire » Tchékhov quand on est metteur en scène. Il faut se laisser porter par lui et ne pas craindre d’aliéner le spectateur par la sincérité du jeu.
J’ajouterai pourtant un détail : le réalisateur, à mon avis, doit avoir du cœur. Ce n’est pas le cas de Claude Régy qui, à la Comédie Française, nous livre un IVANOV glacial, faisant peu rire et pas du tout pleurer. Le regard méchant posé sur le personnage gomme, même au niveau de l’adaptation, tout l’aspect essentiel de l’homme qui, jeune, rêvait de faire de grandes choses, et qui s’y est cassé les reins. Inspiré par Régy, Roland Bertin ne montre que la facette du velléitaire mou, je dis bien MOU, et non pas AMOLLI du fait des épreuves subies. Tel qu’il est tracé là, IVANOV N’AVAIT AUCUNE CHANCE d’entrée de jeu et, par conséquent, l’amour que lui offre Sachenka n’est pas une DEUXIÈME CHANCE de repartir dans une vie à nouveau constructive. Ivanov est veule, lâche, inexistant. Il est incompréhensible que cette jeune fille s’intéresse à lui. Mais nous le savons bien : pour Régy, toutes les femmes sont des connes.
Rendons-lui hommage sur un point : il n’a pas gaspillé les deniers de l’État : le plateau nu du Théâtre Français lui suffit, avec quelques meubles pour décorer sa représentation. Vilar faisait de même. Pourquoi, avec lui, mon imagination fonctionnait-elle, et m’inspirait-elle de rêver les lieux, très réalistement décrits par Tchékhov -pas inutilement pourtant, à mon sens- où se mouvaient les personnages de PLATONOV ? L’austérité affichée par Régy a sûrement dans sa tête de terroriste culturel un sens de distance : « Voyez, voyez comme nous sommes sur une scène de théâtre. Mesdames et Messieurs les spectateurs, surtout n’entrez pas dans le salon des Lebedev. Moi, Régy, je vous l’ordonne, restez à l’extérieur. »
Les comédiens « français », les vieux en tout cas, ne doivent pas être faciles à diriger quand ils ne sont pas d’accord. De toute évidence, Jean-Paul Roussillon ne s’est laissé guider que par son instinct, et le résultat est que son Lebedev, sans atteindre à l’inoubliable degré d’humanité qu’avait Lucien Raimbourg, sonne vrai, charmant. Le père plein d’amour pour sa fille, l’homme foncièrement bon, percent sans cesse. Christine Fersen en Zinaïda et Jean-Paul Moulinet en Chabelski sont les personnages. À peu près. À la rigueur, Xavier Marchand en Lvov est acceptable. Mais que les autres sont donc mauvais, à commencer par Miloud Khetib, qui joue Borkine à la manière de Michel Vitold, dans un style qui va à contresens de la description de Tchékhov. Christine Murillo, en Sacha, a l’air d’une grosse bûche, Dominique Constanza en Anna Petrovna, a l’air de réciter une scène d’entrée au Cours Simon, Yveline Ailhaud, pas assez grosse pour le rôle, traverse Babakina sans avoir l’air de s’y intéresser. En fait, l’impression générale est que tous ces artistes ont été bridés au point d’être brimés, sauf quand ils avaient un défaut capable de les desservir ! Je ne crois pas être très loin de la vérité.

30.05.84 - Décidément, le temps est aux « remakes ». après IVANOV, voici, à Déjazet, NAIVES HIRONDELLES, dans une mise en scène d’un revenant, Jean-Pierre Dougnac.
Le programme distribué aux spectateurs dit quel événement fut, en 1961, la création de la pièce au Théâtre de Poche Montparnasse, mais « oublie » de citer le nom d’Arlette Reinberg, ce qui me semble scandaleux. D’autant plus que cette version-ci, davantage tirée au boulevard, ne fait pas oublier la première. En fait, les deux jeunes sont très bien : Thierry Fortineau n’a pas complètement la rareté de Bernard fresson, mais il supporte la comparaison avec Jean Loup Philippe. Et Béatrice Avoine, en Germaine, fait tout à fait le poids après Arlette Reinberg. Hélas, Jean-Pierre Moulin et Françoise Christophe, la seconde surtout, sont beaucoup trop communs pour se superposer à la mémoire de Roland Dubillard et de Tania Balachova. J’ai écrit le mot « rareté ». À part Béatrice Avoine, c’est ce qui fait défaut à cette distribution. (Même elle, d’ailleurs, en fait des kilos toujours dans le même registre, mais sa présence touche, amuse et attendrit). La fragilité de l’œuvre s’en trouve accentuée.
Avec les créateurs, le troisième acte était interminable et la multiplication des silences entre Dubillard et Tania, leur phrasé hésitant dû à l’alcool ingurgité en coulisses, étaient irritants, mais avec une certaine qualité de densité qui exprimait une détresse incommensurable, quelque part derrière les mots futiles. Ici, on ne sent pas le temps passer.
Cela dit, on s’amuse bien au premier acte et la pièce « passe » à peu près. Des gens, en 1961, s’interrogeaient sur l’importance de Dubillard. Je ne pense pas que cette représentation permette de trancher.

15.06.84 - Je n’aurais jamais dû aller voir QUATUOR au Lucernaire et rester sur l’impression que m’avait produite Philippe Minyana avec LE DINER DE LINA. Est-ce la mise en scène de Gabriel Nordmann qui ne sert pas l’auteur aussi bien que l’avait fait Stéphanie Loïk ? Sans doute, mais les trajectoires des quatre personnages qui se racontent ici ne valent certainement pas celles de l’autre ouvrage. Surtout, ce ne sont pas des véritables trajectoires, mais des flashs. On reste un peu dans le vague, le flou ; le pied ne retombe pas sur un sol ferme. C’est inconsistant. Et, quoique bref, un peu ennuyeux, avec quand même, de-ci de-là, quelques perles de langage amusantes.

23.06.84 - SEUL… LES REQUINS a d’abord un mérite : à l’heure où d’autres s’encombrent sous le matériel et les moyens audiovisuels techniquement compliqués, C’EST DU THÉATRE. Sept actrices et acteurs y sont en danger, quatre-vingt-dix minutes durant, physiquement, sur une scène, face à un public qu’il leur faut conquérir PAR LA SEULE VERTU de leurs talents vivants. Et ce pari-là, LA MIE DE PAIN le tient superbement. Chacun de ses membres exécute SA partition sans une bavure, sans une hésitation, sans une déperdition de rythme, alors que l’exercice est éminemment périlleux, difficile, fragile. Il doit arriver qu’à certaines représentations, la mayonnaise puisse ne pas prendre. Mais à celle où je me suis trouvé, tout a fonctionné au quart de tour et je n’ai point cessé de rire d’un bout à l’autre.
Certes, on peut dire que l’entreprise manque de contenu. SÉANCE FRICTION posait, à travers les rapports entre les membres d’un orchestre réduits au dénominateur des petites manies humaines, et leur chef abusif, la question du POUVOIR. Ici, une petite troupe théâtrale enfermée au troisième sous-sol sous la Villette depuis plusieurs années, est découverte par un archéologue des temps futurs en exploration dans les cavernes préhistoriques parisiennes. Le metteur en scène est terrorisé par une espèce de vedette abusive complètement fossile, flanquée d’un valet homosexuel, gardien jaloux des prérogatives de sa maîtresse. Chaque membre du groupe poursuit SON fantasme, est enfermé dans SON univers et, même à l’intérieur de l’équipe, la communication ne passe pas. Aussi le jeu auquel se livrent les acteurs est-il celui d’un conflit permanent de chacun avec les autres. Oubliés du monde vrai, ces gens de théâtre vont être découverts comme des phénomènes et, eux qui s’étaient habitués à répéter sans cesse pour un non public absolu, retrouvent une vocation commune en s’apercevant qu’ils vont avoir des spectateurs. Quelque part, la question posée, celle de la vanité du théâtre, peut ne pas sembler importante. Quelque part, cette répétition permanente d’un seul texte, SEUL… LES REQUINS, inlassablement, sans que jamais le réalisateur puisse faire passer son courant, peut sembler gratuite. Pourtant, l’incommunicabilité n’est pas une chose innocente. Et poser la question de l’utilité du théâtre n’est pas seulement un acte de farceurs. Surtout quand les thèmes effleurés le sont à l’aide d’un jeu d’une folie totale. J’ai, bien sûr, pensé au 4 LITRES D12, dont LA MIE DE PAIN se  montre ici encore, et plus qu’avec SÉANCE FRICTION, la petite sœur tout aussi cinglée, tout aussi virtuose, peut-être plus précise.
À travers le burlesque débridé des actes, qui sont tous dingues dans le détail, avec un foisonnement imaginatif constamment renouvelé, sans trous, sans temps morts, avec des provocations vulgaires soigneusement maîtrisées pour ne pas aller trop loin, on a l’impression de respirer la poussière d’un théâtre en ruines, en loques, incapable de sortir de l’éternelle querelle des anciens et des modernes. Il y avait longtemps que je n’avais pas vu remettre en question LA CULTURE. Au contraire, les autres l’interrogent avec avidité. LA MIE DE PAIN renoue avec le courant qui la CONTESTAIT. Le contenu de SEUL… LES REQUINS, ne saute pas d’emblée aux yeux mais je le crois profondément corrosif, car mettre en cause la culture d’une société, c’est s’attaquer à la Société elle-même, au-delà du jeu politique, au niveau des racines.

Publié dans histoire-du-theatre

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