Du 4 janvier au 19 février 1984

Publié le par André Gintzburger

04.01.84 - « Jean-Paul Farré ne casse plus les pianos. Il les dompte », a écrit un journaliste à propos du DERNIER SOLISTE. Les objets ne lui font plus des niches. Il n’en est plus victime. Ils sont ses amis, ses complices. Lui, les domine toujours même quand ils lui font des farces sans méchanceté. Maître de drôles de machines, trop grandes ou trop petites, qui vont et viennent avec la liberté facétieuse des animaux de cirque, il ne cherche plus le gag à tout prix, même si les instruments qu’il a fabriqués sont bourrés de gadgets. On rit, mais pas tellement. On est en droit de se demander si l’artiste ne serait pas un peu piégé par son amour pour ces choses qui finissent par encombrer le plateau au point de le supplanter.
Tout petit sur la scène, le sorcier tire mal sa propre épingle du jeu, d’autant plus que les anecdotes qu’il a inventées font pièces rapportées. On sent qu’elles ont suivi et non pas précédé le bricolage des objets, et que ce sont eux qui ont commandé l’histoire trop longuement racontée, laborieusement, de ce concours sportif de pianistes virtuoses en herbe, auquel participe un garçon sans technique ni talent, qui va des 24e de finale en finale les doigts dans le nez, simplement parce qu’il s’en fout de gagner ou perdre. Justement, arrivé au bout du parcours, il ne s’en fout plus, et c’est là, bien sûr, qu’il est vaincu, « parce que le président du jury ne l’aime pas ». Ce mythe du ratage se retrouve donc une nouvelle fois dans l’œuvre de Farré.
On sort du Carré Silvia Monfort avec le souvenir de moments très chouettes, le sentiment que ça a été trop long, et l’impression d’une insatisfaction d’ensemble.

10.01.84 - Décidément, Richard Demarcy aime l’eau. Sa nouvelle pièce, ALBATROS, a pour cadre une poissonnerie. Le travailleur immigré, un Noir, y soigne les poissons et arrose le sol. Il a apporté avec lui une Afrique fascinante, qui se projette sur le mur du fond en un bestiaire très présent de fauves et de victimes. La fille du poissonnier a une liaison avec l’étranger, auquel un piège est tendu par la mère, mais c’est le frère qui se cassera la gueule et se retrouvera changé en alligator. Heureusement, plus tard, un coup de fusil bien placé le rendra à sa nature, humaine, après qu’il eût rejoint sa horde en Afrique. Finalement, tout le monde ouvrira une nouvelle poissonnerie, en Afrique justement.
L’anecdote est évidemment surréaliste. Comme sous Vitrac, elle est jouée vraie, comme si ce qui se passe dans l’aventure coulait de source. Le procédé est habile, qui donne aux critiques l’occasion d’exercer leur acuité perceptive et d’expliciter à leurs lecteurs le sens du message de l’auteur. Or, celui-ci est confus, mais, quelque part, prenant. On éprouve plus qu’on ne comprend l’univers de Demarcy, dont la dimension cosmique place l’homme au sein d’un tout à la fois superbe et cruel. Je jurerais que l’eau est, dans son système, à la fois le liquide dans lequel baignent les embryons, et celui dans lequel est née la vie des origines.
Ce qui fait le prix de ce spectacle, c’est le souffle du monde en marche dans lequel il entraîne le spectateur, rendu à sa minuscule dimension au sein de l’éternité et de l’infini, et pourtant centre du monde. Vous voyez, je marche, je fais comme les critiques, j’interprète, j’extrapole. Je pourrais aussi parler du racisme. Évidemment, le fait que la fille aime l’immigré dérange la famille blanche parce qu’il est noir. Je pourrais évoquer Kafka. On n’est pas loin de LA MÉTAMORHOSE. Ou Ionesco du RHINOCÉROS, encore que je ne perçoive pas de dimension politique dans l’œuvre de Demarcy, qui me paraît plutôt songer au « chaînon manquant ».
Curieux spectacle, insatisfaisant, irritant, mais qui frappe. La distribution est un peu inégale. Gillette Barbier et Bernard Spiegel ont plus de métier que ceux qui jouent les jeunes, Alain Aithnard, le Nègre, Hélène Odier et Gilles Benizio, la sœur et le frère. Le dispositif de Jacques Deneux est fonctionnel. Oh logique !...

12.01.84 - Voici un spectacle exemplaire… de ce qu’il ne faudrait plus jamais voir au théâtre. Espérons que cette CRUCHE CASSÉE, montée par Bernard Sobel à Gennevilliers, sera le dernier spécimen d’un genre qui a eu son heure d’engouement et qui a fort contribué à rendre cet art chiant. La recette en est simple : vous prenez une œuvre classique traditionnelle jouée avec vivacité et, sous le prétexte d’en téléguider la signifiance sociale et politique, vous appesantissez chaque réplique et vous inculquez aux comédiens de surtout bien gommer tout ce qui pourrait être comique dans la comédie. Il est évident que l’auteur n’a choisi en son temps de faire rire, que parce qu’il n’avait pas d’autre moyen de rendre tolérable son message au pouvoir ! Nous avons dépassé ce stade. La leçon doit donc à présent nous être assénée sans cette fioriture !
Ainsi nous est donc distancié ce REVIZOR allemand. Kleist, tout naturellement, n’aurait pas eu besoin de ce traitement pour paraître plus lourd, moins truculent que Gogol, traitant en gros du même sujet. Ici, c’est un juge paillard et vénal régnant souverainement sur un village, dont les habitudes sont dérangées par un inspecteur incorruptible.
Philippe Clévenot joue, je dois le dire, le rôle avec efficacité. Heureusement, son interprétation dépasse l’inculcation et il est attachant. Revers de la médaille, même ceux qui n’ont jamais lu la pièce comprennent trop vite que c’est lui qui a cassé la fameuse cruche, en fuyant la chambre de la jeune fille sur laquelle il voulait exercer un droit de cuissage. Mais c’est sûrement Sobel qui a voulu casser le peu de suspense que recèle l’œuvre. À part lui, il faut citer Frédéric Leigdens, qui a choisi Robespierre comme modèle et s’y tient sans bavure, et Murray Grönwall, chafouin à souhait dans le rôle de l’hypocrite greffier tirant son épingle des malheurs de son supérieur. Surtout, deux comparses se font remarquer avec finesse dans les rôles de muets des servantes du juge. Béatrice Lord en Dame Brigitte et Martine Vaudeville en Lise sont tout à fait croustillantes. Le décor de Jean Haas vise évidemment à situer l’action dans son contexte montagnard. Il est trop joli à mon avis.



14.01.84
, - J’ai vu ANDROMAQUE et PHÈDRE. J’ai fait l’impasse sur BÉRÉNICE. Après les premiers cinq actes du Marathon sabbatique d’Anne Delbée, j’ai craqué et je suis allé voir ET VOGUE LE NAVIRE dans un cinéma voisin, ce qui m’a redonné des forces pour affronter le spectacle final.
Bien m’en a pris : PHÈDRE n’est pas mal montée du tout. « Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent »… Ils lui pèsent tellement qu’elle apparaît toute nue, révélant, car c’est Pascaline Pointillart qui incarne l’héroïne célèbre, des trésors physiques sur lesquels on est un peu surpris de voir Hippolyte cracher avec tant de mépris. D’autant plus que Sylvia Chevret-Hébert en Aricie a l’air d’une parfaite gourde. Apparemment, l’aspect, l’âge des interprètes n’est pas le souci majeur d’Anne Delbée. Dans ANDROMAQUE, elle rend inégale la compétition entre Hermione, joliment incarnée par la jeune et belle Leslie Lanz, et Andromaque, qui fait carrément vieille peau sous les traits de Madeleine Marion. Michel Ruhl et Michèle Oppenet, deux vieux routiers du S.F.A., sont des trois « courses ». Ils jouent les confidents et confidentes. Oenone et Ismène, bonnet blanc et blanc bonnet, comme Cléone et Céphise, comme Pylade et Phoenix, comme Paulin et Arsace. Ce parti n’est point gênant. Le public est censé savoir les textes par cœur. Justement, est-ce parce que dans ma mémoire ANDROMAQUE est moins présente que PHÈDRE que je n’y ai pas pris intérêt ? L’anecdote m’en pas paru débile, le fameuse psychologie des personnages tant étudiés au lycée de mon enfance, primaire, simpliste.
Le fil de l’histoire, je n’avais pas à le reconstituer dans PHÈDRE, que j’ai monté, dont chaque vers m’est familier. J’ai donc pu y apprécier à l’état pur le travail de la réalisatrice. D’une part, elle a replacé l’œuvre dans le contexte de PORT ROYAL. Racine en personne va et vient au milieu de ses personnages et, de temps en temps, il « cite » des textes concernant la vie des religieuses du célèbre établissement. Heureusement, Anne Delbée n’a pas, comme l’aurait fait Mesguich, intégré ces digressions dans les œuvres. Les citations, brèves, viennent en début d’actes et ne dérangent point. ANDROMAQUE est jouée en costumes du XVIIe. Les hommes, dans PHÈDRE sont vêtus en petits curés. Dommage, peut-être, que les femmes ne soient point en bonnes sœurs. Phèdre arrachant les lourds vêtements de l’uniforme pour en surgir à poil, j’aurais bien aimé. Mais Anne Delbée a une fascination pour les corps dévoilés de ses « homosexées ». Il lui faut des nudités. Dans ANDROMAQUE, le texte ne s’y prêtait pas. C’est donc une comparse inventée, qui donne le « signe ». Dans les trois pièces, Marie-José Hubert servira aux équilibres de la mise en scène, non sans efficacité.
Le contexte Port-Royal est donc indiqué tout en souffrant des entorses. Le metteur en scène s’est davantage imposé de mettre en avant l’aspect magique des œuvres. La présence des Dieux se traduit par une musique très dramatisée de Bruno Bontempelli, par pas mal de brouillard et de fumées, et par deux magnifiques statues de chevaux réalisées par Jean-Pierre Regnault. Dans PHÈDRE, Nathalie Alexandre incarne une PANOPE « destin » très signifiante. À dire le vrai, l’atmosphère m’a paru plus wagnérienne qu’aristotélicienne. Les Dieux grecs ont une façon de se manifester qui fait plus songer aux Walhalla qu’à l’Olympe. Mais la terreur toute-puissante qu’ils font peser sur leurs jouets humains est efficacement signifiée, encore que sa dimension chrétienne, même janséniste, ne m’ait pas frappée, en dépit de quelques croix négligemment oubliées sur certaines poitrines. Il faut rendre un hommage particulier à la performance de Renaud de Manoël qui se tape successivement Oreste, Antiochus et Thésée, et paraît frais à la sortie.
Menées comme une partie d’échecs que jouent les « confidents », les tragédies commencent et finissent rideau de fer baissé, un rideau qui fonctionne comme une porte entrouverte puis ouverte sur un monde étrange, étranger, différent, et qui tombe comme un couperet lorsque tout est dit.
En bref, y a-t-il du désordre dans cette lecture un peu trop multidimensionnelle ? Anne Delbée n’a-t-elle pas voulu se limiter à un aspect des œuvres ? N’aurait-il pas mieux valu, si elle voulait tant montrer, mettre en gros plan une dimension dans chaque œuvre ? Plutôt que de tout mélanger ?... Je ne répondrai pas. Poser les questions suffit. De toute manière la démarche est riche, très riche… trop ?

18.01.84 - Il repasse soigneusement sa chemise tout en buvant un verre d’eau. Puis il la range dans une valise dans laquelle il fourre aussi le fil, le fer et le verre. Il s’en va. Les bruits de la rue se font très présents. Dans le fond, il y a un espace montagne. Un autre homme la dévale, portant un sac de voyage. Il se déchausse, se lave les pieds dans une flaque, puis, apparemment il essayera de s’y noyer mais ne parviendra pas à laisser sa tête sous l’eau assez longtemps. On entend des oiseaux qui gazouillent. Au premier plan, une fille entre. Elle retire son collant et le lave, méticuleusement. Rassurez-vous : elle garde sur elle une petite culotte. Après avoir étiré le collant, elle le suspend pour qu’il sèche et se pelotonne avec un vrai gentil petit chat. Les bruits de rue reprennent le dessus. Un quatrième type arrive et fait des bulles de savon, puis il se plante devant la fenêtre. Ces quatre êtres ne « communiquent » jamais entre eux, et errent dans tous les lieux du décor simultané où les espaces sont « éclatés ». Chacun poursuit sa trajectoire muette à travers les gestes les plus banals de la vie.
Et puis, voilà qu’un écriteau s’éclaire au pied de la montagne : « J’ai attendu deux  jours que quelqu’un me dise un mot affectueux, et je suis parti pour l’étranger ». Et soudain, au milieu du silence, la fille dit quelque chose : « Hier, ce fut une journée utopique ». À partir de là, des bribes du POIDS DU MONDE de Peter Handke viendront s’intercaler dans le jeu quotidien des pas qui résonnent, du courrier qu’on apporte, de la fille qui se vêt en vamp de film muet, peut-être reflet vivant de l’image qu’un des trois hommes contemple à la TV, de nettoyage, en vrai, d’une vitre, etc… Peu à peu, le verbe deviendra omniprésent. La fille et un acteur diront le texte, à plat. Je ne l’ai pas lu. Je ne sais donc pas si cette lecture est dans l’ordre, mais qu’importe. Handke y règle ses comptes avec la littérature, « qui permet à des peigne-culs de… », mais il en fait lui-même. Son style est imagé, son écriture coule bien.
Peut-être Pierre-Antoine Villamaine a-t-il appelé son spectacle SOURIRE OBLIQUE pour souligner cette contradiction. L’auteur est fasciné par les images du demi-sommeil, mais il ne se suicidera pas parce que (je cite) « le bonheur est tristesse ».
Allemagne oblige, la fille, vers la fin, se sentira « devenue Juive », mais il serait trop simple de ramener cette vision « minimisante » et désabusée du monde à une manifestation du complexe allemand. Avec son langage, Peter Handke pose des questions universelles : qui sommes-nous ? Où Allons-nous ? D’où venons-nous ? Quel est le sens de ce monde si  pesant dans lequel nous devons accomplir des actes si dérisoires ? Peut-être ce quotidien a-t-il un relent de fin du monde… ou de décadence. Je ne pense pas qu’on apprécie Handke en R.D.A.
Le spectacle est trop long -deux heures d’horloge de la Cité U- et trop lent. Pierre-Antoine Villamaine n’avait sans doute pas le choix  pour traduire l’atmosphère du POIDS DU MONDE. Je ne sais pas. Le sûr, c’est que j’ai trouvé l’ensemble chiant, et que c’est dommage. Le dispositif de Dominique Gillet est  immense.

19.01.84 - Il faut croire qu’en 1938, Roger Vitrac était revenu du surréalisme qui l’avait inspiré pour LES SURPRISES DE L’AMOUR. Il faut croire que la voie du « théâtre de l’absurde », qu’il avait inaugurée quatre ans plus tôt avec LE COUP DE TRAFALGAR, ne l’avait point comblé ; puisque cette année-là, celle où Giraudoux pondait LA GUERRE DE TROIE N’AURA PAS LIEU, il écrivit LA BAGARRE, qui d’ailleurs ne fut pas jouée et ne fut éditée que beaucoup d’années plus tard.
Jacques Seiler s’est investi dans le projet de monter cette comédie dramatique, qui frappe d’abord par son bourgeoisisme sage. Certes, une certaine immoralité anime les personnages, mais rien d’illogique ne les fait jamais agir et ce qu’ils disent  ne déraille jamais. Résumons l’histoire : un romancier est entouré par une petite cour d’amis. L’un d’entre eux  a une femme, une certaine Lolotte, qui couche avec lui. Parti en voyage, il revient  flanqué d’une belle créature qu’il a rencontrée lors d’un voyage. Cette femme mariée est amoureuse de lui, s’est donnée dès la première nuit et ils vont vivre ensemble leur passion… ce qui dérange la belle ordonnance du cercle des amis. D’autant plus que l’un d’eux  reconnaît la belle Thérèse comme étant une « poule » qu’il s’était payée un jour dans une maison de passe. Commence alors l’habituel chassé-croisé du vaudeville et de l’exploitation du « faut dire, faut pas dire ». On rit un peu mais pas tellement. L’auteur se pique de psychologie mais n’explicite pas pourquoi la bourgeoise comblée Thérèse (elle a voiture et chauffeur) a éprouvé un jour le besoin de se vendre, dans un bordel au demeurant rupin. Justement, elle ne donne pas assez de détails à son écrivain d’amant en panne d’idées, et cette discrétion gâchera leur liaison : elle retournera à son mari, et lui à son cercle de copains, et sûrement à sa vieille maîtresse.
C’est Nadia Barentin qui incarne l’épouse du mari complaisant Jacques Seiler. Elle m’a, pour la fraîcheur, fait songer à Madeleine Marion dans ANDROMAQUE. Danièle Lebrun en amoureuse d’Henri Courseaux, est, comme à son accoutumée, délicieuse. Peut-être eût-elle été plus convaincante avec davantage de perversité. Son premier degré fait vieillot dans le pathétique. Je donnerais le prix à Jacqueline Staup. Elle joue la bonne de Vitrac comme celle de Ionesco dans LA LECON. Elle est très efficace et chacune de ses interventions est un plaisir. J’aimerais en dire autant de celles de Jacques Boudet qui, au troisième acte, incarne l’hôtelier chez qui se sont réfugiés les amants à Fontainebleau. Il essaye de donner un relief à un personnage mal ficelé, en prenant l’accent de Raimu dans MARIUS. Je l’aime mieux quand il a son phrasé habituel. Quant à Roger Dumas, en copain pique-assiette, son jeu ne contribue pas à donner à cette représentation sa tonalité boulevardière. C’est ce qui m’a le plus surpris : LA BAGARRE, en tous cas montée et jouée comme ça, c’est du boulevard pur, dont l’amoralité n’est témoignage d’une société que pour l’émoustiller, le temps d’une soirée où la « classe » se détend dans un rêve de liberté partouzarde… J’avoue que l’audace du propos ne m’a pas sauté aux yeux. (Atelier)

21.01.84 - J’ai réparé mon omission de l’autre samedi et je suis allé à l’ATHÉNÉE à 17 h 30 voir BÉRÉNICE dans la mise en scène d’Anne Delbée, et je ne l’ai pas regretté.
C’est Nathalie Alexandre qui joue la Reine de Palestine. Elle en a le pathétique, l’émotion, la classe. Dommage que dans sa façon de dire les alexandrins, il lui arrive de traîner comme les débutantes sur certaines voyelles. Visiblement -c’est intéressant- son tempérament se libère quand la nudité chère à la réalisatrice lui est accordée pour sa grande scène avec Titus, celle où elle s’entend signifier qu’elle n’épousera pas son amoureux devenu empereur, parce que cela déplairait aux Romains. Certes, son corps n’est dévêtu que sous des voiles transparents, mais, clairement, cet exhibitionnisme l’épanouit. Philippe Bouclet, Titus, a une remarquable présence. Il phrase les vers un peu classiquement, les respirant à point et les articulant exemplairement. Mais Anne Delbée l’incarne opportunément en Louis XIV majestueux et austère. Parallèlement, au début du quatrième acte, son Racine fait un exposé sur son attachement indéfectible au roi, qui le situe parfaitement dans sa position de courtisan, sans doute sincère admirateur du souverain. Ce Titus-là est plus cornélien que racinien. Son sens du devoir est si évident qu’il ne peut faire de doute que sa gloire l’emportera. Elle triomphera à tel point qu’à la fin, c’est à son trône seul que Bérénice, ayant choisi de se sacrifier, par devoir elle aussi, dira ses célèbres adieux. Dans cette tragédie, tous les personnages ont d’ailleurs un sens aigu du devoir, à tel point qu’il n’y a pas de mort, car l’accomplir est pire que le trépas. Antiochus, Renaud de Manoël, lui aussi, assumera son destin avec noblesse. Ce monde est celui du pouvoir, et si une leçon peut être tirée, c’est que les grands ne sont pas au sommet de la hiérarchie sans contrepartie. Le peuple n’est présent qu’hors de la scène, mais pas comme Shakespeare sous la forme d’une humanité de seconde zone. Ce peuple-là n’est vu que dans sa globalité, masse puissante, qu’il faut satisfaire, à qui l’on dicte des lois, mais pas n’importe lesquelles. Quelque part, BÉRÉNICE est la tragédie des LIMITES DU POUVOIR et il faut être très reconnaissant à Anne Delbée d’en avoir aussi limpidement donné l’éclairage. Important, à ce niveau, est le personnage de Paulin. Ce « confident » de l’empereur s’adresse à son maître avec l’autorité étonnante d’un détenteur de pouvoir parallèle.
Dans PHÈDRE, je n’avais pas perçu le poids du christianisme. Ici, c’est L’ÉGLISE qui inculque, que dis-je ? qui DICTE la voie à suivre à celui que le destin, c’est-à-dire DIEU, a placé sur le trône. Aussi, point de paganisme, point de brouillard, point de musique wagnérienne. Au contraire, les notes entendues sont classiques, sauf parfois un sourd grondement, comme si la terre allait trembler.
Dois-je dire que deux choses m’ont choqué ? D’abord, je ne sais si les projecteurs se sont décalés, mais j’ai eu l’impression que les éclairages étaient bâclés. Ensuite, j’ai trouvé dommage que le décor de Jean-Pierre Regnault, toujours le même, se soit vu agrémenter de deux pendrions noirs sûrement très fonctionnels, mais pas dans le ton. Ce ne sont que bricoles. Ce BÉRÉNICE-là, c’est de la belle ouvrage.

25.01.83 - Daniel Benoin fait dans le grand machin. Georges Soria a adapté pour la Comédie de Saint-Étienne le best-seller de Margaret Mitchell, AUTANT EN EMPORTE LE VENT, grâce à quoi l’ALAP s’est portée productrice de la version théâtrale du roman. Du film célèbre, on se rappelle surtout l’incendie d’Atlanta. Au Théâtre Marigny, la chose n’est que racontée mais l’épopée « résistible » de la famille sudiste à travers la guerre (et l’après-guerre) de Sécession est montrée avec plausibilité. Gabrielle Lazure en Scarlett est très convenable et Daniel Olbrychski, s’il ne fait pas oublier, dans un rôle très comparable, l’Arestrup de la CERISAIE de Brook, a de la présence.
À part ça, c’est du théâtre de Papa, mais pourquoi pas ? On s’intéresse à l’histoire, on ne s’ennuie pas, et ce n’est pas désagréable pour une fois de voir des acteurs qui jouent en éprouvant !

UN SAUT DE PUCE à BARDELONE

28.01.84 - Il y a encore à Barcelone des grandes salles rectangulaires avec une scène vaste. Une petite troupe catalane qui voudrait bien se prendre pour le MAGIC CIRCUS, joue dans l’une d’entre elles avec beaucoup d’abattage une revue un peu pauvre appelée GLUMP ! C’est sûrement drôle car le public (beaucoup de troisième âge) rigolait avec entrain autour de moi. Mais ça cause en catalan et je vous cacherai pas que ma compréhension de ce patois est faible.

28.01.84 - Quel public, que ce public catalan ! Il fonctionne au quart de tour. Une troupe de mimes à la Lecoq, le TRICICLE, met en joie une salle de mille spectateurs dans la banlieue de la capitale, alors qu’il s’agit d’un exercice de style genre examen de troisième année d’un cours privé ! Sympathique, mais pas international.

Comme quoi on peut se tromper. TRICICLE a fait le tour du monde et a eu à Paris les honneurs du THEATRE DE LA VILLE

02.02.84 - Revu avec bonheur L’ÉMOI D’AMOUR de Jean Bois, à Reims. L’humanité, la gentillesse du personnage de jardinier poétique qu’incarne Jean Bois lui-même, sont tout à fait remarquables.

03.02.84 - J’ai plaisir à écrire que Mehmet Ulusoy a très bien réussi sa reprise du CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN dans le grand théâtre de la Cité Universitaire. Et même, je dirai que cette dernière version est plus efficace que la précédente parce que la troupe, excellente dans son ensemble, assume, avec un bon cœur évident, le marathon écrit par Brecht, lui imprimant un rythme vigoureux quasi permanent, sans forcing. La représentation a le souffle de l’œuvre, l’épouse, et c’est un grand mérite.
Pourtant, l’ingéniosité du metteur en scène se donne libre cours, avec ce grand rideau vibrant, à la fois fond de scène et utilité constante, et ces petites trouvailles qui divertissent, comme l’utilisation des chambres à air et des charrettes, sans trahir le message, sans détourner le contenu. Mehmet a su à la fois servir Brecht et s’en servir tout en lui restant fidèle. C’est très bien.
Si je voulais faire quelque réserve, elle porterait sur ceci : écrite en un temps où il était licite pour les auteurs de s’étaler sans soucis sur plus de trois heures de spectacle, la pièce est un peu trop longue et, si l’épopée de Groucha tient sans peine son public en haleine pendant toute la première partie, l’histoire du juge Azdak ne réussit pas la même performance. Il est vrai que Mehmet Ulusoy, qui joue le rôle, en ralentit un peu le mouvement, ce qui est paradoxal puisque c’est cet acteur freinant qui, comme organisateur a su imprimer tant de mouvement à la représentation. Mais il cherche un peu ses mots et, surtout, il n’a pas le même rythme que ses camarades, sauf à la fin dans la fameuse scène de l’épreuve du cercle de craie. Mais il faut dire à sa décharge qu’on se fout un peu de la carrière du juge. Il y a des jugements qu’on pourrait peut-être couper sans dommage. En fait, à partir du moment où l’on a compris que le rustre a sauvé le grand duc, je ne verrais aucun inconvénient à le retrouver très vite face au jugement de Salomon qu’il va rendre. Malheureusement, ce travail de réécriture ne sera jamais entrepris. Les « figeurs » de Brecht ne le permettraient pas. Mehmet m’affirme que, musicalement, il n’a rien changé à ce qu’il avait « lu » la première fois. Je veux bien le croire, mais la partition de Dessau m’a paru réduite à son strict indispensable, ce qui est un compliment dans mon esprit, et je voudrais savoir pourquoi l’accordéoniste qui accompagne souvent le jeu, avec des notes qui ne parlent pas à ma mémoire, n’est pas signalé au générique dans le programme. De toute manière, les acteurs chantent peu. Ils parlent sur la musique le plus souvent, et c’est très bien.
De ces acteurs, tous bons je le répète, il faut détacher Monique Brun qui incarne Groucha remarquablement, faisant complètement oublier le souvenir de la soi-disant « irremplaçable » Arlette Bonnard. Il est vrai qu’elle ne se soucie pas, elle, de « distancier » son jeu. Elle éprouve Groucha, elle la vit, et c’est inestimable. D’ailleurs, la « distanciation » n’a pas été la préoccupation de Mehmet, et je dirai même que cette nouvelle mouture en est avec bonheur éloignée. Peut-être cela vient-il encore d’Arlette Bonnard, qui était en son temps l’assistante. C’est par son canal que le petit Organon avait pris le pouvoir dans le spectacle. Simon Telvi et Keriman Ulusoy n’ont pas bridé le tempérament du bouillant, spontané réalisateur Mehmet. Il me semble que, cette fois-ci, il a fait ce qu’il sentait devoir faire et non pas ce qu’on lui inculquait intellectuellement qu’il faudrait faire. Ce Cercle de Craie 1984 m’a semblé LIBÉRÉ. En tout cas, j’y ai pris un vif plaisir, j’ai été ému, à plusieurs reprises les larmes me sont venues, je ne me suis jamais ennuyé, encore moins endormi, et pourtant, ce soir-là, j’étais crevé !

04.02.84 - Il faut être reconnaissant à Pierre Bourgeade d’avoir situé l’anecdote de sa pièce dans la petite Russie du siècle dernier. Ainsi ne peut-on l’accuser d’anti-soviétisme primaire. Mais bien sûr, l’histoire de cette femme qui a attendu vingt-cinq ans un PASSEPORT et se trouve confrontée à la dernière seconde à une tracasserie administrative kafkaïenne, fait penser aux difficultés que rencontrent les citoyens du pays d’Andropov pour sortir de leur patrie. Heureusement, l’absurde est ici tempéré par un sentiment qui semble unir le bourreau par excès de conscience à la lettre de la loi, et sa victime ! Je ne sais pas si on peut dire que tout est bien qui finit bien quand elle accepte, pour quatre ans, le temps d’obtenir un nouveau document, de vivre pratiquement chez son douanier et de travailler avec lui -la seule chose qui ne sera pas dite sera : couchera-t-elle avec lui ? -, mais la patiente semble s’en accommoder. Peut-être était-ce même son but secret.
Quoi qu’il en soit, Bourgeade a écrit là une piécette plus russe que russe, et le metteur en scène Bruno Carlucci a su créer une atmosphère digne du Tchékhov des pièces en un acte. Il est aidé par une prodigieuse actrice, Éléonore Hirt, et par un excellent acteur, Alain Mottet. Tous deux incarnent leurs personnages avec une remarquable véracité et, en ce qui regarde plus spécialement la femme, une ambiguïté digne des plus grandes. Roublardise, naïveté vraie ou feinte, joies et déceptions, tout est contenu dans le jeu de l’artiste dont la force est formidable grâce à sa réserve. Elle fait de cette oeuvrette un petit chef-d’œuvre, dont chaque rebondissement est ponctué par les rires d’une salle qui s’amuse d’autant plus qu’ici, l’obtention d’un passeport est une affaire simple et rapide.
En tous cas, voilà encore des acteurs qui jouent sans brechtisme ni « vitézisme ». Le « théâtre » reprendrait-il le POUVOIR ?

05.02.84 - J’avais déjà exprimé mes réserves quand la troupe de Barcelone, ELS COMEDIANTS, était venue au TEP il y a deux ans (je crois). Je crois bien avoir dit que c’était un MAGIC CIRCUS sans contenu, un produit de divertissement gratuit lancé au firmament par l’ONDA et par le club des directeurs de festivals européens, acharnés à promouvoir tout ce qui pourrait être à leurs yeux honorablement spectaculaire, sans déranger.
Avec LE SOUFFLE qu’elle présente à Créteil, la troupe ne me fait point changer d’avis, sauf que, en plus, je mets en accusation son savoir-faire. Avec des moyens que Savary lui envierait, elle trouve celui de nous bâiller beaucoup de passages à vide, où l’on s’emmerde, avec des clowns qui ne font rire personne et des artistes qui confondent agitation et efficacité.
À l’actif du spectacle, qui prétend nous montrer ce qui se passe entre la naissance et la mort, c’est-à-dire la vie, produit, si j’ai bien compris la philosophie de la chose, de Satan -aliénation ibérique exige-, il y a deux ou trois scènes, d’ailleurs trop étalées, celle de la création des hommes et des femmes -tous nus, ils cherchent à se comprendre les uns les autres, mais ils sont si pudiques que le flash tourne court- ; et celle, finale, de la mort faucheuse, -celle-là a une certaine grandeur-.
Les masques sont assez beaux, et le jeu avec la grande marionnette et les drapeaux rappelle opportunément que l’équipe, et ses bruyants musiciens, est d’abord faite pour les parades de rue. Il lui manque d’avoir quelque chose à dire, ou peut-être de savoir dire quelque chose : après tout, la VIE, c’est un sujet ! ELS COMEDIANTS ne me dérangeront plus.

17.02.84 - Je ne regrette pas d’avoir fait le voyage de Douai pour voir la troisième représentation de la pièce de Philippe Minyana, « LE DINER DE LINA » mise en scène par Stéphanie Loïk. L’auteur, petit-fils d’immigrés espagnols, mais francophone à part entière -il avoue ne pas parler la langue de ses aïeux-, est une découverte de Lucien Attoun, mais pour une fois je ne vouerai pas aux gémonies le « comploteur » du THÉATRE OUVERT : Minyana, en tous cas, a une langue, un style théâtral   -cela vient peut-être de ce qu’il est acteur lui-même- et il a quelque chose à dire qui est contemporain.
Il y a une vingtaine d’années, je ne sais plus qui avait dit, parlant de Tchékhov : « Placez les TROIS SŒURS ou LA CERISAIE à Châteauroux, et il n’en restera rien. » Eh bien, gardons-nous des comparaisons abusives, mais la démarche de Minyana n’est pas sans rappeler celle de l’auteur russe, d’abord parce qu’il y montre, pratiquement sans anecdote, -celle-ci se résume au fait qu’on attend quelqu’un pour dîner et que ce quelqu’un est en retard- le quotidien d’une famille provinciale un jour quand même pas tout à fait comme les autres : en même temps que le visiteur, on va honorer un anniversaire, et ensuite, parce que chaque personnage poursuit sa trajectoire propre, non par monologues sans communication avec les autres comme dans certaines entreprises contemporaines qui sentent par l’aspect ostentatoire du procédé leur trop voulu, mais par la poursuite d’un discours dont les dominantes ont un parfum de ressassement. Puisque j’en suis aux analogies, je dirai que les personnages m’ont aussi fait penser à ceux de la TRILOGIE DU REVOIR de Botho Strauss, non que le monde décrit soit semblable, mais parce que chaque individu y est saisi à un moment précis de son histoire. J’aurais presque eu envie de lire dans le programme leurs biographies, le récit de leurs aventures  -et non aventures- passées, pour encore mieux les situer en ce jour où la « grande marée » exacerbe comme chaque année, nous dit l’auteur, l’acuité des comportements.
Dans la mise en scène de Stéphanie Loïk, cette grande marée se veut omniprésente, mais elle ne l’est malheureusement pas assez, sans doute faute de moyens. Réduite à l’état d’un film projeté sur un écran trop petit, sur éclairé par les projecteurs du théâtre, elle revient heureusement au premier plan périodiquement, grâce à une musique figurative très vigoureuse qui, comme au cinéma, rappelle que le drame couve chez les humains en même temps que la nature montre sa force. Démarche assez germanique, mais l’auteur ne cache pas sa fascination pour l’Allemagne. Ce n’est pas par hasard que la grand-mère Anna-Magda est originaire de Nuremberg, du temps de l’avant-guerre de 14. Un peu arbitrairement.
Minyana a une autre fascination, celle des odeurs. On a l’impression que tous ses personnage sont d’abord conduits par leurs nez. Cela revient si fréquemment que cela ressemble à une provocation littéraire, du type de celles que pratiquait un Roussel et qui ont le don de me mettre en joie. Je dirai presque que cette constante référence à ce que sentent les gens et les choses est ce qu’il y a de plus personnel dans l’œuvre. Cela lui apporte en tous cas une savoureuse note d’humour, dont je ne suis pas sûr qu’elle ait été voulue, mais qui est très efficace. Elle m’a fait rire, même quand cette notation exprime une répulsion d’un être pour un autre, signifie une inhibition sexuelle ou une impossibilité d’être.
Car chacun des personnages montrés trimballe, comme chez Tchékhov, revenons-y, sa propre angoisse intime, et si l’on pense à Tchékhov, c’est bien parce qu’en quelques traits, en quelques mots, l’auteur a su les définir. Bien sûr, ses personnages sont d’aujourd’hui : le visiteur qu’on attend, un certain Archi-Kern, es un industriel douteux qui va s’acoquiner avec le mari de Lina, vétérinaire marron, pour tourner la loi sur les veaux aux  hormones. Quatre générations se côtoient et la seule sereine, qui raconte sans cesse le passé, poursuivant sa mémoire, c’est la vieille, l’ancêtre gaillarde. Celle des soixante ans ressasse le thème de la retraite, des voyages qu’on va pouvoir « enfin » faire, mais le cœur n’y est pas même si le sourire un peu crispé est de rigueur. Julia, une amie, a trente-huit ans, elle a été la maîtresse de Marc, mais celui-ci ne peut plus bander ; avec sa femme non plus. Les sens la tourmentent. Professeur, elle doit garder une dignité et elle ne cèdera pas aux avances osées du jeune fiancé de Lia. Cette jeune fille est avide de tendresse, mais déjà le jeune homme, déçu de la voir dans son contexte  familial, s’en écarte, et elle le sent et en souffre. Les choses du sexe sont dites et montrées crûment. La jeune fille câline est horrifiée parce que son amoureux la prend en levrette, mais Lia enlève sa culotte devant son mari en espérant que cela l’excitera. Pour les tout jeunes, le conflit est sentiment romantique contre sport sexuel. Pour les trente à quarante ans, qui ont accumulé les tabous, les problèmes, les complexes, la chose prend un aspect bestial. Et bien sûr l’importance des odeurs joue ici son rôle à plein. Tchékhov donc, quelque part, avec des thèmes qui atteignent sensiblement -la mort rôde sur tout cela, le néant des vies insatisfaites, accomplies ou à venir-, Minyana a été servi par Stéphanie Loïk avec intelligence.
Bon : c’est la première mise en scène de cette bête de théâtre. Elle a le même défaut que celles du Chéreau de L’HÉRITIER DE VILLAGE : elle se voit. Elle se voit même comme je voyais naguère celle de l’aîné que je lui cite : Stéphanie a le goût des compositions de tableaux vivants, chacun étant beau en soi, -ce qui n’empêche pas la signifiance- mais un peu trop visiblement téléguidées quelquefois. On sent trop clairement par moments -même si les impulsions qui amènent les personnages à se déplacer sont justes- que c’était surtout pour que les groupes édifiés soient esthétiques, que les allées et venues ont été suscitées. Cela dit, ne contestons pas à la réalisatrice son mérite : elle a voulu qu’on remarque qu’elle existe, mais elle ne l’a pas fait au détriment de l’auteur, qui d’ailleurs affichait une satisfaction rare. Elle a remarquablement servi l’œuvre. Elle a su rendre à chaque personnage la part de psychologisme qu’il eût été criminel de gommer, mais sa direction d’acteurs a su provoquer le surgissement d’un certain type de jeu irréel, au milieu d’une représentation généralement réaliste comme l’exigeait le texte. Sa lecture prolonge sans doute l’écriture, en ce qu’elle rend physique, tangible, ce que ces petites tragédies individuelles ont de dérisoire, replacées dans le contexte du monde. Autour de l’aire de jeu centrale, vestibule, salon ou terrasse, lieu de rencontres où l’on attend et où chacun est quotidien, il y a une circulation où chacun n’est plus tout à fait soi avec des gestes ralentis, ou automatiques, ou collectifs, mais on n’a pas un sentiment de gratuité, c’est très fort. Cela crée une notion de dimension, de grandeur, qu’accentue l’irruption périodique de la musique, dont j’ai déjà parlé et qui a pour effet de créer des séquences entre les moments de la pièce, de mettre en gros plans certains actes, certains sentiments. Bref, je crois que cette mise en scène est d’une grande intelligence. C’est pourquoi  j’en excuserai la relative pauvreté : j’ai déjà regretté que la présence de la grande marée ne soit pas montrée plus spectaculairement. C’est sans doute parce qu’ils ne sont pas très beaux, plus que par parti, que les meubles sont tous recouverts de housses. Je n’ai en tous cas pas remarqué que ce soit explicité. L’œil n’est pas admiratif devant l’environnement créé par Patrick Dutertre, mais tant mieux : cela rappelle que le THÉATRE, c’est d’abord des artistes sur une scène. Cela ne manque pas d’opportunité.
Il y a par contre quelque chose que je ne peux pas excuser. C’est, mêlé à une distribution parfaite, le choix, pour jouer le vétérinaire Marc, d’un certain Eduardo Galhos, dont j’ignore l’origine, qui prend la place d’un acteur français sans aucune raison, car il est peut-être brillant dans sa langue, mais il baragouine la nôtre avec maladresse, obligeant le spectateur aliéné par l’atmosphère à s’en arracher brusquement, pour prêter l’oreille à ce que dit le personnage dans un style de jeu qui n’est pas celui des autres et qui a pour effet de rompre la magie. Rien à mes yeux ne justifierait que je retrouve dans deux mois cet acteur à L’ESCALIER D’OR (le spectacle va y être repris), à moins qu’il ne soit l’amant de Stéphanie Loïk… ou de l’auteur ! En plus, il n’a ni l’âge ni le physique du personnage. Je fais des vœux pour que Stéphanie ne tue pas une entreprise que tout désigne à l’attention, à l’intérêt, qui est novatrice en ce sens qu’elle dépasse les modes « mesguischiennes » ou « théophilidiennes » en ramenant le théâtre sur des rails théâtraux et SAINS, sans pourtant donner une impression de retour à du vieux ;  Seigneur, faites qu’elle ne s’entête pas à affirmer qu’elle doit garder cette bavure, elle commettrait un crime contre elle-même, et contre toute son équipe.

19.02.84 - L’OMELETTE AUX PINGOUINS de Josiane Lévêque avait, grâce sans doute au soutien militant de Jacques Fabbri, déplacé beaucoup de monde et quelques personnalités au Café de la Gare. Tout le monde s’étant entassé, il faut bien dire que, malheureusement, seul le fait d’être coincé retint ceux qui, peu après le début, auraient aimé se tirer.
Il s’agissait d’un divertissement de bon ton, à contenance religieuse gentiment coquine, qui aurait été tout à fait à sa place sous l’œil bienveillant de la mère supérieure, à l’occasion de la visite de Monseigneur, au Couvent des Oiseaux, pour la fête de la distribution des prix. L’anecdote est stupide, la musique d’Alice Donna a un parfum désuet -celui du FANTOME de Fabbri justement, cela procure aux vieux le plaisir du souvenir-, les nanas sont d’une pudeur à faire pleurer et d’une beauté commune à faire fuir les dragueurs ! C’est longuet, laborieux, tiré par les cheveux, médiocre. Dommage.

Publié dans histoire-du-theatre

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