Du 3 au 27 mai 1983

Publié le par André Gintzburger

03.05.83 - Dernier jour complet. Il pleut. Il fait frais. Je fais quelques emplettes à l’unique boutique de l’artisanat que j’ai vue en ville, puis je déjeune avec Bernadette Chaudé. Trente-huit ans, treize ans de Venezuela, Française enracinée ici et qui s’y plaît. Elle ne m’apprend pas grand-chose de neuf, si ce n’est qu’elle me confirme -je m’en doutais- que Carlos Gimenez « n’aime pas les femmes ». L’après-midi, je le passe avec les frères Tichy à contempler la TV. Rien que des feuilletons japonais coupés par d’interminables publicités. Bénissons la qualité de nos trois chaînes. Ce soir, je vais voir une compagnie franco-argentine nommée CAVIAR COMPAGNIE et qui propose, sous le titre « cinéma », un « music-hall français ». Jean-François Casanovas et Michel Delpy en sont les âmes. J’y vais un peu pour me dire que j’aurais vu ici quelque chose de français, car l’absence de notre pays dans cette compétition brillante a quelque chose de scandaleux. On ne peut pas dire que le passage ici de Sylvie Depondt ait été positif. « Je lui demandais des choses », disait Novea, « et elle répondait toujours à côté. Comme si elle ne voulait pas que quelque chose se fasse. » En vérité, elle entendait imposer les TROIS MOUSQUETAIRES de Maréchal, mais ça semblait léger à Gimenez, et puis, comme les décors devaient être construits à Buenos-Aires, il y avait évidemment un problème de transport. Comme Français ici, il y a André Camp, et Marie Colin du Festival d’Automne… qui fait une moue bien parisienne chaque fois qu’elle voit un spectacle. N’empêche que moi, je n’en ai pas vus que des bons, mais je n’en ai pas vus de chiants. Et ce music-hall de travelos, sept hommes, trois mille costumes et toute la panoplie, est bien sûr divertissant au niveau du Paradis Latin -sauf pour les décors : il n’y a que des rideaux. Tout est dansé, mimé, joué, mais c’est le play-back qui chante et, à un moment, on peut vraiment imaginer qu’on voit et entend Édith Piaf, car c’est sa vraie voix qui est utilisée. Très réussie, une démystification de « Moon of Alabama ». Ces pédés ont tous la tenue et la rigueur d’un Facundo Bo.

04.05.83 - On part ce soir. Sans regrets mais je suis content d’être venu. Il faut savoir ce qui se passe sur ce continent en devenir. À treize heures, toutes les troupes, tous les participants sont invités par le « Président de la Fondation ACADEMUS », Arapé Morales, à un lunch somptueux dans un palais tout blanc de style colonial. Chair délicate et punch : les snobs ne servent plus de whisky depuis la dévaluation du Bolivar ! Le rhum, c’est le Beaujolais local.
Ca aurait été bien de finir sur cette note. Hélas, le départ à l’aéroport a été gâché par une histoire de taxe exorbitante et inattendue qu’il fallait payer. La dame de PAGART a mis tout le personnel du lieu en émoi pour rien. Il a fallu payer. On avait vraiment l’impression que sans ça, billet en poche ou pas, on ne partirait pas. Il fallait d’ailleurs montrer cet ultime passeport au moment de franchir la porte de l’avion

J’oublie dans ce compte-rendu de raconter l’ultime anecdote de ce voyage. : arrivés à Milan, surprise : Bolek et les Tchèques n’avaientpas le droit d’entrer en Italie parce qe leurs visas étaient pour l’aller et pas pour le retour. Heureusement un gradé compréhensif a accordé le transit nécessaire mais l’émotion a été rude

RETOUR à la ROUTINE

10.05.83 - Renonçant (pour un temps ?) à collaborer avec Gautré, Pierre Pradinas a fait appel à Simon Pradinas, son frère, pour écrire LES AMIS DE MONSIEUR GAZON. C’est la dernière création du Chapeau rouge, dans une salle de théâtre de la Tempête disposée dans le sens de la largeur. Sur vingt-cinq mètres les gradins font face à une pelouse (trop) verte. Elle se détache sur un ciel (trop) bleu. Seuls quelques sièges de jardin, modernes, en troublent la nudité. À droite, le perron d’une résidence secondaire. À gauche, une allée circulaire. Deux vraies voitures, celles des « amis », plutôt une amie très parisienne (Catherine Frot) et un « ami », qui vient surtout emprunter du fric dans la détente au maître du logis, viendront s’y garer.
C’est d’abord un spectacle sur l’ennui. Ces gens tuent le temps, font de la gymnastique, mangent, procèdent à un marathon, bavardent de rien, s’exclament sur l’air pur et les beautés de la nature, feignent d’avoir de la sympathie les uns pour les autres. Ils sont des stéréotypes de tous ces gens qui, de bouchon en bouchon, vont chaque semaine se vautrer dans une nature civilisée, où eux-mêmes n’arrivent pas à se retrouver naturels. Des petites intrigues, des petits incidents, émaillent ces médiocres évasions.
Remarquablement joué -Daniel Jégou notamment est excellent, il campe un raisonneur prompt à donner sur tout des explications qui n’intéressent personne. C’est le mieux écrit d’ailleurs. Psychologiquement, les autres sont moins nets-, ce MONSIEUR GAZON s’inscrit dans la ligne du Chapeau rouge qui explore, au-delà du « politique », une réalité contemporaine fondée sur un constat des comportements petit-bourgeois.

12.05.83 - François Tanguy, metteur en scène du DOM JUAN au Théâtre du Radeau (du Mans) a, sans le moindre doute, du talent. Mais ce jeune homme de vingt-trois ans ne sait pas encore le maîtriser. Il faut prendre son montage pour un exercice de style et il faut lui être reconnaissant d’avoir aiguisé ses dents sur un grand classique qui n’a rien à perdre. Mais il devra comprendre que trop, c’est toujours trop, et que les bonnes mises en scène sont généralement celles qui se voient le moins.
À l’actif de sa réalisation, j’ai retenu la scénographie. Cette espèce de couloir qui vient du fond de la scène comme une coquille d’escargot, d’où débouchent tous les personnages, crée un espace intéressant, encore que je m’interroge sur le sens de la séparation scène / salle créée par une faucille maintenue au premier plan constamment. J’ai bien aimé aussi la scène des paysans. Ici, le parti qui consiste à faire débiter le texte aboutit à accentuer le comique. Ailleurs, il fait procédé et devient irritant. Je suis sûr que le responsable nous dira que, comme les spectateurs savent par cœur ce texte, qu’ils ont dans l’oreille des interprétations illustres, il n’était pas utile de le rejouer psychologiquement. Un peu d’anecdote ne m’aurait pourtant pas gêné pour apprécier les qualités des acteurs. Celui qui joue Sganarelle, jeune à cheveux longs, a pourtant réussi à m’insinuer qu’il pourrait y avoir dans sa soumission à son maître autre chose que l’obéissance due au serviteur. Baste ! Pourquoi pas ? Il m’avait semblé qu’un parti de soutenir le spectacle par une musique d’opéra avait été voulu, mais il n’est pas tenu. Il se prêtait pourtant bien au climat sombre dans lequel baigne le drame. Je dis bien le drame, car on rit peu dans cette austère représentation.

15.05.83 - TONIK BLUES, ce sont cinq personnages qui sont en vérité cinq facettes d’une même personne, l’auteur, André Rouyer. C’est un « scénario de théâtre ». Tout tourne autour d’un bistrot , le Café de la Poste, mais le « S » manque, ça fait « café de la Pote ». En réalité, l’établissement est fermé depuis trois ans. Il existe dans les mémoires. Il fonctionne comme révélateur de nostalgie. L’artiste dit : « C’est déjà assez difficile de vivre, si en plus il faut réussir ! » Le style n’est pas sans rappeler Dubillard, tout en phrases d’auteur avec goût pour le balancement verbal. Ce n’est pas un spectacle mode, mais c’est très plaisant.

Et puis encore NANCY

21.05.83 - Voici le Festival de Nancy retrouvé, avec ses habitudes, flou dans l’organisation, billetteries imprécises, foules d’étudiants et de jeunes s’agitant, lieu central, ici une manufacture de tabac désaffectée contenant plusieurs espaces de jeu, les bureaux, deux restaurants, et déjà les spectacles vers lesquels « on » oriente les journalistes. Ainsi à 17 h me retrouvé-je… à Pont-à-Mousson, avec Cournot, Tiry, Thibaudat, pour voir un HAMLET en trois quarts d’heure -c’est l’annonce de la durée qui m’a dérangé- par le Théâtre ITD de Zagreb. Un régal. Une fête de drôlerie et de joliesse. Une invention tout à fait remarquable. C’est un survol des grandes fêtes de la tragédie, par de curieuses marionnettes de un mètre de haut environ, qui reposent sur les jambes, jusqu’aux genoux de leurs manipulateurs qui leur prêtent également leurs bras. Les manipulateurs, vêtus de blanc, sont assis sur des chaises basses roulantes qui leur confèrent une étonnante mobilité. Les visages des personnages sont simiesques. C’est HAMLET DANS LA PLANÈTE DES SINGES. C’est traité sans lourdeur, en humour anglais, très cinéma. Zlatko Bourek, nous apprend le programme, est d’ailleurs « un des grands artisans du cinéma d’animation de l’école de Zagreb ». Aux rappels, les spectateurs ont droit, en bis, à une version résumée en quarante-cinq secondes accélérées, c’est désopilant.
À 18 h 30, à la mairie, réception au champagne. Je reste donc sobre. Discours du Maire, d’Abirached (qui représente Jack Lang « malheureusement empêché »).
Mira Trailovic domine l’assistance avec le masque, et presque la tunique, d’une statue grecque couleur quelque chose comme chair un peu rosée. Celle du veau qui a déjà brouté.
À 20 h 30, je me rends aux « ateliers techniques municipaux » pour voir PROMÉTHÉE par le Théâtre du Point Aveugle. Mais ils ne jouent pas. La machine à fumée n’est pas arrivée. Je me rabats sur le Grand Théâtre, archi-comble, où le Deutsches Theater joue LA MORT DE DANTON. Dans un décor rouge évoluent un Danton et un Robespierre tous deux joués par un même acteur, Christian Grasshof. Le metteur en scène, Alexander Lang, est supposé avoir « coupé avec la tradition brechtienne en montrant un Brüchner sans pédagogie épique ». C’est un spectacle qui dure trois heures. J’en ai vu une vingtaine de minutes. 
Après un saut à la salle Bazin pour s’assurer avec LA CHAMAILLE que BAS VENTRE sera joué -Monique y conduit Mira qui n’a pas d’auto et qui ne sait pas où c’est- je vais voir LE RAT GIGANTESQUE par le marionnettiste Bruno Schwartz. J’ai été un peu déçu par rapport à ce que m’en avait dit Wachinsky. Certes, ses petites poupées sont des merveilles et sa manipulation est d’une extraordinaire délicatesse. Mais sincèrement, j’ai trouvé l’anecdote « désopilante », de la dame qui aime le fromage et de son ami qui le déteste et se déguise en rat avant qu’un vrai rat ne baise la belle, assez médiocre. Le reste du spectacle est démonstration de virtuosité. C’est très très bien !
À 24 h, laissant les dragueurs guincher au son d’un orchestre qui doit empêcher tout le quartier de dormir, je vais me coucher dans la chambrette que m’a réservée le festival à l’hôtel de l’Académie, une petite étoile !

22.05.83 - Difficile journée de travail à Sarrebrück. J’y revois LE PRINCIPE DE SOLITUDE. La performance d’acteur de Delacour reste remarquable, mais le spectacle m’a quand même paru durer un quart d’heure de trop. La salle, composée d’Allemands, avait été très attentive pendant quatre-vingt-dix minutes, mais sur la fin elle avait tendance à décrocher. L’éloignement d’un lieu plus vaste que L’ESPRIT FRAPPEUR avait aussi pour effet de réduire l’impact du texte qui, du coup, semblait moins provocateur. Les problèmes de ce pauvre garçon m’ont paru encore plus éloignés de mes préoccupations qu’à Bruxelles.

23.05.83 - Drame à Nancy. Le Théâtre du Point aveugle se plaint, pour son PROMÉTHÉE, d’avoir été techniquement trahi par le Festival. Hier soir, il a bousculé Mira Trailovic ! Je rentre à Paris.

24.05.83 - Voilà le théâtre, le vrai. À Paris, aux Bouffes du Nord.
Peter Brook est un prince. Il s’offre le luxe de monter LA CERISAIE à contre parisianisme et, parce que c’est lui, le complot ne moufte pas et crie au génie.
En vérité, qu’a fait le metteur en scène ? Il a lu l’œuvre et il s’est dit qu’elle n’avait pas besoin d’une relecture. Il a donc fait une distribution avec des comédiens conformes aux personnages décrits par l’auteur, et il les a dirigés de telle sorte qu’ils puissent donner leurs maxima dans les lignes psychologiques indiquées par le texte. Mieux, il a jugé inutile de tirer son épingle propre du jeu en environnant l’œuvre de façon originale. Les murs à moitié vétustes du théâtre ont figuré la maison en vente, et seuls des tapis ont « enrichi » les lieux appauvris, ainsi que quelques meubles rares recouverts de housses. Ainsi traité, Tchékhov délivre incontestablement son message.
Toutefois, s’il est certain que je n’ai éprouvé aucun ennui durant les cent quarante minutes de la représentation, s’il est vrai que jamais ma qualité d’attention n’a faibli, je dois dire que je n’ai pas, ou guère, été ému. Les larmes n’ont point affleuré mes yeux. Cela tient peut-être au fait que la présence des acteurs n’était pas totale. Ils jouaient, ils n’incarnaient pas les personnages, ils n’avaient pas l’air aliénés. Brook a su servir Tchékhov avec une modestie apparente dont l’honnêteté est certaine. Mais il n’a pas, comme Sacha Pitoëff, l’intimité avec l’âme russe. Le déchirement, le dérisoire n’ont pas été éprouvés. Au contraire, il s’est appliqué à honorer le vœu de Tchékhov qui désirait qu’on rie à ses pièces. Et j’ai plusieurs fois ri, en effet, mais point de ce rire de gorge que m’arrachait Sacha Pitoëff et qui était prélude aux larmes. Cette CERISAIE est un grand produit de l’intelligence. Le cœur a du mal à percer sous la sécheresse britannique.
Cela réduit un peu les trajectoires des personnages à une ossature maigre en chair. La distribution est trois étoiles. Guy Tréjean réduit le rôle de Gaiév a un second plan, mais il est exact et a de l’humanité. Niels Arestrup est un Lopakhine juste et derrière lui tous les prolétaires de l’œuvre sont bien campés. La palme d’or revient, me semble-t-il, à Robert Murzeau, qui est touchant en Firss. Une mention spéciale sera décernée à Mehmet Ulusoy qui, dans le personnage du chef de gare myope invité à la réception, se fait fort honorablement remarquer. Appréciée aussi, la riante et sautillante Dominique Frot, sœur de Catherine.

ENTERREMENT À NANCY

25.05.83 - De nouveau Nancy. La pluie. Les bas quartiers sont inondés. Le sable réclamé par « Greta Chûte libre » pour son spectacle SERRES s’en ressent. Il est mouillé. Du coup, « la serre de métal et de verre isolée au sein d’une lagune » a l’air d’être posée sur une plage à marée basse. Et les projecteurs n’isolent pas comme il conviendrait le lieu central. Est-ce cet inconvénient technique qui a troublé les artistes ? Ou leur spectacle ne peut-il être vu que de très près, tel qu’il m’avait frappé à l’Atelier du Chaudron ? La remarquable rigueur qui fait le mérite de cette troupe était comme étriquée. SERRES n’a jamais été violent comme GLACES, mais l’extrême précision de la gestuelle, la cocasserie des attitudes soudainement insolites, la brutalité des cris étranges brusquement entendus étaient comme éloignés. Et l’étonnante identification partielle des hommes aux oiseaux n’avait plus que le sens d’anecdotes, ou de gags.
Il est vrai que, de plus loin, les insuffisances de la distribution apparaissaient. Quand Dominique Lecomte fait son entrée, immédiatement passe le souffle de la présence. Jean Hache s’est donné le rôle d’un danseur mondain timide, ce qui l’efface. Sont en vedettes Philippe Pillon et Carlo Tailloux, qui ont encore pas mal à apprendre pour devenir des vrais professionnels. Et quant à la fille, qui a réuni tous ces hommes -ses amants d’hier ?- dans cet espace chaud où tous les coups de bec sont permis, elle est ravissante à la ville mais, curieusement, -est-ce sa robe ?- Muriel Montossey l’est moins à la scène. Il est vrai que les éclairages manquaient de magie au Centre Culturel André Malraux de Vandoeuvre.
Spectacle fragile, SERRES ne peut fonctionner qu’en clouant dans la fascination des spectateurs pris dans le tourbillon d’une ronde sans cesse recommencée. Le moindre décrochement lui est préjudiciable et la moindre faute d’exécution, phrases mal entendues, gestes exécutés à moitié, lumières insuffisamment contrastées, ruptures amollies, peut lui être fatale.
D’autant plus que le thème n’a d’intérêt que si, quelque part, il touche des fibres intimes. Et le côté spectacle est essentiel, car la faiblesse, c’est le texte. À mon avis, SERRES a manqué d’un écrivain. Tout ce qui est dit est le fruit d’improvisations qu’on a figées sur le tard. Cela donne des phrases brèves, sans densité littéraire. Quelque chose comme du Gertrude Stein sans même en être ! Les dialogues, volontairement polis, bienséants, se veulent mondains. Ils en ont la superficialité. Peut-être est-ce cette faiblesse des mots dits -tant qu’à faire, il aurait été préférable qu’ils fussent carrément déficients-, qui gomme le plaisir qu’on devrait éprouver face à cette recherche qui n’a sans doute pas été assez loin. Ou plutôt suffisamment pour de tous petits lieux, pas pour des plus grands. Je n’ai pas éprouvé la chaleur moite de la serre. Je n’a pas retrouvé l’étrangeté trouble du rendez-vous arrangé par la femme, qui n’est pas assez Marlène Dietrich. Même la musique, si essentielle dans le travail de « Greta Chûte Libre », ne m’a pas rendu l’impression de choc que j’avais ressentie au Chaudron.
Entendez bien qu’il reste à ce spectacle de réelles qualités. Mais il lui manque le charme, la magie. Or ce sont ces éléments qui justement m’avaient séduit. Malgré, il faut le dire, la gratuité d’un propos que seul le climat pouvait justifier : cette rencontre de trois hommes à qui une même femme a donné ce rendez-vous dans ce lieu bizarre. Ils ne se connaissent pas, mais elle les présentera les uns aux autres et ils joueront le jeu des shake-hands bien élevés, établissant entre eux un curieux rapport compétitif sans jalousie, tandis que la belle semble indifférente, sans préférence pour l’un ou l’autre ! L’onirisme est gentiment absurde, on pourrait dire pataphysique. Tout le monde semble vivre dans cet univers singulier du rapport de couples. Si c’est le fruit d’improvisations collectives, où forcément chacun met de soi, cela donne à songer.

26.05.83 - Remarquable, grandiose, signifiant, jamais ennuyeux malgré l’opacité, pour les non-initiés, de la langue hongroise, tel est le MARAT SADE de Acs Janos, présenté par le KAPOSVARI CSIKY de GERGELY SZINHAZ. On m’avait dit que c’était un spectacle contestataire et, en effet, la pièce de Peter Weiss, qui intègre les thèmes de la Révolution Française dans la thérapeutique d’une séance à but curatif dans un hôpital psychiatrique, offrait à qui voudrait s’en servir pour parler en termes de déception d’une autre révolution, une base de travail excellente. J’ai, bien sûr, surtout apprécié le spectaculaire. À ce niveau, les parodies de ballets réalistes à la mode de l’Est, ou des chœurs presque soviétiques, en somme, de l’Art Positif, sont spécialement réjouissants, parce que rendant dérisoire la démarche tout en étant impeccablement exécutés. L’effondrement final du décor, symbolisant celui de tant d’espérances déçues, est également superbe. Quand Monsieur Jean-Pierre Thibaudat stigmatise le « festival des troupes du Pacte de Varsovie », cédant à une facilité de plume indigne d’un critique honnête, il ferait mieux d’aller voir ce qu’elles montrent. Il est vrai que cet étourdi aurait alors, sans doute, écrit des choses qui eussent, à leur retour, pu valoir des ennuis à ces gens qui oeuvrent À L’INTÉRIEUR de leur contexte en en assumant les risques. Le fait que ce MARAT SADE soit joué en Hongrie et exporté est à mettre à l’actif du système dans ce pays. Les censeurs sont-ils dupes ? En Hongrie, la troupe n’est pas basée à Budapest, ce doit être un signe. En tout cas, j’ai été frappé par le fait qu’à Nancy, à la deuxième, le Grand Théâtre était loin d’être rempli. Et nos critiques avaient, paraît-il, fait la moue la veille en parlant de « théâtre conventionnel ». Les cons !

27.05.83 - De nouveau Sarrebrück. La fête sur la frontière aura lieu ce soir malgré la froid, la pluie, et les débordements de la rivière qui inonde les caves. Dans le quartier piétonnier, il y a partout des voitures pompes qui aspirent la flotte. C’est très impressionnant.
La manifestation franco-allemande ne se tiendra pas sur le Spicherhöhe, mais dans une salle des sports du village. On y accède par une route sans flics ni contrôle des changes !
Avant d’aller à la fête, j’ai enfin vu ce PROMÉTHÉE du « Théâtre du Point Aveugle », que Zoerner Erb, Tiry et Bruschi portaient aux nues, et que Mira Trailovic vouait aux gémonies après avoir été bousculée par le metteur en scène François Michel Pesanti, hors de lui parce que le Festival de Nancy ne lui avait pas accordé l’aide technique dont il avait besoin.
Vous entrez à tâtons, guidé par des jeunes filles portant des lanternes opaques, dans un lieu à peine éclairé qu’enveloppe un brouillard épais, heureusement respirable. Une musique puissante mais informelle, harmonieuse comme si elle sortait d’un synthétiseur, chatouille les nerfs tandis que l’œil s’habitue. Assis sur des bancs inconfortables, sur trois rangs, les spectateurs sont à l’intérieur d’une espèce de caverne, qui m’a fait songer à ces excavations d’où les fouilleurs extraient des trésors archéologiques. Lentement, les femmes du chœur installent des espèces de passerelles qui constitueront ensuite leur espaces de jeu individuels privilégiés. Tout cela très rituel, très cérémonial, incontestablement envoûtant.
Et puis soudain, à droite, une porte s’ouvre. Un souffle d’air violent et glacé s’engouffre. Il n’y a plus de musique mais le hurlement du vent. Deux soldats bottés casqués, intemporels mais plutôt modernes, encadrent un pauvre hère qu’ils jettent au sol et entravent avec cruauté. C’est Prométhée, coupable d’avoir dérobé le feu divin et de l’avoir donné aux hommes. Le malheureux souffre, mais n’abdique pas. Il a un secret, qui détrônera Zeus. La voix cassée, il gémit, se lamente, les Erynnies semblent presque le plaindre. À ce moment, le brouillard qui s’est presque dissipé, permettant de distinguer un tas de pierres auprès duquel se meut l’indomptable contestataire -un faible rayon de soleil le frappe, se glissant par une trappe-, revient en force, tandis que Zeus fait éclater sa puissance par un orage terrible que Pesanti nous fait éprouver physiquement, tant par le son que visuellement : des éclairs brutaux (faits au fer à souder) trouent l’épaisse fumée.
Et puis une autre victime des dieux est jetée dans le trou, Io, vierge que Héra poursuit de sa vindicte. Grâce à elle, le théâtre s’introduit dans le spectacle car sa scène avec Prométhée est d’une grande beauté. Une hiérarchie s’établit entre les punis, car la jeune fille est innocente et Prométhée sait quel destin l’attend, qu’il lui montre en termes d’un long chemin à parcourir, semé d’embûches et de souffrances. L’enfant préfèrera la mort immédiate. Quant au héros, il refuse le marché que lui propose Zeus par la voix de son fils. L’orgueilleux sera châtié. Son crime, c’est d’être LIBRE dans un monde où les dieux décident de tout. Sa joie, être unique. N’avait-il pas, avant d’envoyer promener Hermès, refusé l’aide que lui proposait Océan ?
Très fidèle au texte, la version de François Michel Pesanti l’infléchit cependant parfois. Le rapport amoureux qu’il montre entre Io et Prométhée n’est pas dans l’original. Peut-être aussi a-t-il chargé Eschyle du poids d’un message, en mettant le gros plan sur la révolte du trublion de l’ordre céleste plus que sur le droit des Dieux à garder leurs pouvoirs. Par ces inflexions, PROMÉTHÉE devient le symbole du DROIT des hommes à posséder les dons des immortels, ce qu’il est en vérité symboliquement, mais l’auteur grec ne concluait pas ainsi nettement en sa faveur. Quand, à la fin de la représentation du « Théâtre du Point Aveugle », le héros est enseveli sous le sable que déverse un sac percé sur lui, c’est l’INJUSTICE des détenteurs de POUVOIRS qui est condamnée.
Que cette représentation n’est-elle signée Stein ou Chéreau ! Nos penseurs eussent crié au génie. Car réellement, ce spectacle est superbe. La tragédie est servie avec un sens profond du mystère, de la magie et du contenu à dégager. La troupe est un peu faible malheureusement, mais il y a tant d’inventions dans le propos que l’adhésion est complète. Jamais l’intérêt ne faiblit. Pesanti a un sens aigu de la rupture, du rythme, sa réation mériterait une authentique reconnaissance.

Ce fut le dernier festival de Nancy. Jack Lang, désormais Ministre de la Culture, ne s’en souciait plus depuis longtemps. Lew Bogdan était aussi parti ainsi que Françoise Kourilsky. Qui avait eu l’idée de proposer à Mira Traïlovic, elle aussi transfuge d’un BITEF Yougoslave  également en fin de course d’accepter d’être la fossoyeuse de quelque chose qui ne pouvait plus être grand ? J’ai été mêlé à cette aventure. Cela n’a pas aidé les artistes français que j’évoque ci-dessus.

Publié dans histoire-du-theatre

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