Du 14 octobre au 19 novembre 1982
14.10.82 - Le DON QUICHOTTE des marionnettes de Metz, présenté à la Cité Universitaire, m’a laissé partagé entre deux sentiments contradictoires : les marionnettes sont magnifiques. Ce sont généralement des grandes marionnettes, ou plutôt des revêtements qui habillent complètement des hommes masqués. Grandeur nature, et même davantage, elles sont superbes, avec une dominante de tons ocres terre aride très signifiante. Rossinante et l’âne de Sancho ont été d’autre part très astucieusement conçus. Raymond Poirson veut que son spectacle soit un « jeu subtil entre rêve et réalité ». À l’appui de cette volonté, il a fait appel à de belles et étranges, dramatiques musiques. Malheureusement, il semble avoir tout à fait perdu le sens du rythme. Ses personnages se meuvent comme des sénateurs séniles, et passent de longs moments immobiles ou animés de légers mouvements de balancement qui veulent peut-être indiquer qu’ils pensent ou songent, mais qui, en vérité, sont surtout chiants.
D’autre part, sous les masques et les armures, il y a des comédiens, et qui causent ! Et il faut bien dire que ce ne sont pas des grands acteurs. Le texte de Cervantès, réduit d’ailleurs à ses strictes nécessités fonctionnelles, sort par eux, naïf, inexpressif, neutre, et je ne crois pas que ce soit un parti.
Un public de connaisseurs a fait un triomphe au spectacle. On peut le faire à condition d’oublier le spectacle. Comme pièces de musée, les figures feront date.
19.10.82 - J’ai plaisir à l’écrire : Claude Confortès, avec VIVE LES FEMMES, a retrouvé sa veine de JE NE VEUX PAS MOURIR IDIOT.
Il est vrai que Reiser n’est pas Wolinsky. La connotation en est davantage « boulevard » et la « subversion » ne dépasse pas le clin d’œil à SA société du Français « lucide » ! Mais qu’est-ce qu’on rigole, notamment en contemplant la tête d’abruti de Maurice Risch, ou celle d’ahuri de Michel Muller, et qu’est-ce qu’on se rince l’œil, en regardant les charmantes académies de Michèle Brousse, Pauline Laffont et Cécile Magnet. Il n’y a que le play-boy Roland Giraud qui soit un peu effacé. Tous payent comptant avec bonheur, et, visiblement, joie de se dépenser.
André Acquart a placé les sketchs dans trois lieux : une terrasse de bistroquet, une plage où l’on bronze (bien sûr) et un grand lit tourmenté. C’est que les « femmes » de Reiser sont lestes de langage et d’une amoralité totale. Faites pour le plaisir des hommes, elles y prennent leur pied. Peut-on dire que le comportement des hommes soit phallocrate ? Oui, si on est du M.L.F. Ils sont si naturels dans leurs peaux de tombeurs ou de disgraciés laissés-pour-compte.
Gentiment, les sketchs se succèdent et certains ont une certaine densité, comme celui du type qui arrive une heure à l’avance à un rendez-vous avec une femme, boit verre sur verre pour se donner du courage, et engueule la mignonne quand elle arrive. Vous me direz que ce n’est pas très original, pas plus que la réponse de la femme : « J’aime bien les films du ciné-club, mais pas le débat », au type qui commente techniquement l’acte sexuel qu’il vient d’accomplir. Mais justement, c’est cette banalisation de l’obsession sexuelle -saine : ni pédés ni pédophiles, on est simplement dans une société permissive totale-, qui fait, avec son charme, l’actualité d’un spectacle qui s’adresse clairement au public que le dessous de la ceinture, sans vulgarité, intéresse.
Quelle est la part de Confortès dans la mise en scène ? J’ai l’impression qu’il n’a eu qu’à lâcher sur scène ses acteurs. Ils se comportent un peu, en effet, comme au cabaret. Il faudra qu’il les surveille : dans cent représentations, ils pourraient se mettre « à en faire ».
20.10.82 - Chaval après Reiser. Demain, Gotlieb. Curieuse, cette intrusion dans le domaine théâtral des dessinateurs humoristes de la presse, non pas tant d’ailleurs à travers une mise en mouvements de leurs dessins, qu’à celle de leurs textes.
Dans LES GROS CHIENS, que présente au Théâtre École de Montreuil le « théâtre Goblune » et « Nuits blanches », la référence picturale se limite à deux masques de toutous vite enlevés et à une ou deux attitudes esquissées.
Il faut dire qu’après avoir écouté « parler » Chaval, Reiser perd des points. Le style, la poésie, la tendresse du misanthrope compagnon de route des pataphysiciens, qui se suicida en janvier soixante-huit à l’âge de cinquante et un ans, sont évidemment d’un niveau qualitatif plus élevé. Certes, on ne se tord pas de rire en l’écoutant, mais on prend un vif plaisir.
L’idée du spectacle, adapté et mis en scène par Hervé Colin, est que deux gros chiens assistant à une réception fatigante se réfugient dans les toilettes -conçues en style ultramoderne réaliste avec néon, par Guénolé Azerthiope- et engagent une conversation à bâtons rompus, qui est quelque part un survol de la société des années soixante. Selon le programme, « ils se reniflent le désespoir et s’en vont en remuant la queue ». En vérité, ils changent sans cesse de personnages quoique l’un soit supposé être « l’écrivain canin » et l’autre « le chien de journaliste », mais quoique la continuité entre les scènes ressortent du coq à l’âne et ne répondent à une logique que lointainement interne, on n’a pas envie de parler d’une succession de sketchs. Ce seraient plutôt de petits morceaux d’anthologie mis bout à bout. Chaval ne lisait pas les journaux. Il se contentait d’y dessiner. Il savait qu’on était en République, mais ce n’était qu’un mot. Il n’était pas obsédé comme Reiser, mais il n’ignorait pas la chose : son numéro sur les deux mômes qui racontent les ébats amoureux de leurs parents -et du facteur avec la mère de l’un d’eux- est savoureux. Julien Gabriel et Francis Coz interprètent avec talent les deux « personnages ». Le second, plus rond que le premier, un peu sec, a davantage l’art de conter.
21.10.82 - Si je dis que j’ai eu plaisir à voir un gentil spectacle du gentil Christian Dente, je serais navré que ce soit lu avec des yeux ironiques. C’est que son « QUE DIABLE NOUS CHANTEZ-VOUS LÀ ? », « la fabuleuse histoire de la chanson française » (première partie parce que ce survol-là, qui dure déjà deux bonnes heures et demi, s’achève avec l’irruption de l’Internationale –la chanson), tentative de théâtraliser cette évolution, est résolument sain, franc, honnête, propre, lisible, divertissant, jamais chiant, bref tout à fait à contre-courant de la mode actuelle. On sent que c’est un vieux militant du P.C. qui a conçu le projet. Je veux dire, du P.C. ancienne manière, pas celui de ses intellectuels nouvelle cuisine qui n’hésitent pas à se porter en tête des défenseurs de l’abstrus et de l’abscons. En vérité, son digest -car c’en est un, que prétendre d’autre puisque rarement une chanson est chantée intégralement ? La quantité a résolument été préférée, je ne dirai pas à la qualité, mais à la fidélité à la totalité de chaque œuvre- est un excellent spectacle pédagogique très remarquablement documenté. De la joute chansonnée du XIIIe siècle, on passe à l’écoute des chansons populaires des deux siècles suivants, qui retrouvent les mêmes thèmes musicaux que la musique savante. Puis nous apprenons que Ronsard a fondé une école de musique et de poésie tandis que, les guerres de religion faisant rage, un « Printemps retourné » anonyme en stigmatisait l’horreur en chansons. C’est une espèce de diable, calqué sur celui du Jules Berry des « Visiteurs du soir », qui mène le jeu tous mauvais instincts ricanants. C’est que, selon Dente, l’histoire de la chanson qui se confond avec l’Histoire tout court, est un permanent combat entre le bien et le mal. Ainsi suscite-t-il scène après scène les antinomies « airs de cour contre Mazarinades », « chanson littéraire du 18ème siècle contre romance », « chansons tricolores de la Révolution contre chansons blanches », etc… L’invention de la SACEM enchantera le malin, car elle annoncera la commercialisation (que nous connaissons aujourd’hui et dont Dente est une victime) du genre.
J’ai appris beaucoup de choses pendant ce cours illustré qu’il faudrait montrer à tous les scolaires de France, et surtout, après la Commune dont l’aventure en chansons a été très exploitée ces derniers temps, sur la période de la IIIème République, avec le club des hydropathes, puis avec le Chat Noir et les CAF’ CONC’. C’est que le professeur Dente ne manque aucune occasion d’instruire son bon public. Toute sa démarche vise à le faire plaisamment.
Malheureusement, l’exécution du propos par la troupe de comédiens chanteurs, réunis autour du CENTRE GEORGES BRASSENS, n’est pas toujours aussi parfaite qu’on le souhaiterait, et le fil « théâtral » est souvent bien pauvret. J’ai détesté l’acteur, Rémy Carpentier, qui joue le diable. Il est insupportable. Et puis les filles ne sont pas toutes très belles. Elles font « fanas de la décentra… », si vous voyez ce que je veux dire. Elles et ils sont vingt en tout. Ils sont vachement sympas dans leurs costumes réalisés par Guénolé Azerthiope (encore lui, il n’est décidément pas au chômage cet automne) avec un budget visiblement limité.
Cela dit, tout le monde chante bien et juste, avec beaucoup de flamme révolutionnaire, quand le contenu des textes s’y prête, et beaucoup d’abattage dans « Tout ça n’vaut pas l’amour ». Ils payent comptant, ils pètent de santé, leur bonne volonté est patente, le discours qu’ils tiennent est intéressant. Ils appliquent la doctrine d’un des poètes du CHAT NOIR (je crois) : tout est bon, sauf l’ennui.
Dommage que la trame « théâtralisante » ait l’air un peu bâclée, et ne donne pas la même impression d’exigence que le choix des œuvres dites et chantées ou que la mise en scène de chaque séquence. En bref, ce sont les enchaînements que j’aime moins. Mais n’insistons pas trop : « QUE DIABLE NOUS CHANTEZ-VOUS LÀ ? », dans un créneau assez unique avec une troupe aussi nombreuse -quel regret qu’ils ne soient pas tous vraiment jeunes- est une entreprise trop estimable pour que la plume des critiques aient le droit de s’en gausser à bon compte.
22.10.82 - J’ai enfin vu à Marseille ce MA MÈRE de Georges Bataille, que Maurice Attias porte en lui depuis des années. L’adaptation de Pierre Bourgeade découpe ce roman en séquences. Peut-être certains noirs entre certains flashs sont-ils un peu longs, encore qu’ils soient sûrement indispensables pour les changements d’accessoires et de vêtements. Quand j’avais lu le texte, j’avais imaginé un univers très riche en lits luxueux, cabinets particuliers offrant toutes commodités, avec édredons profonds, coussins chatoyants etc… Le réalisateur a gommé cet environnement qui eût souligné l’aspect désoeuvré des personnages. Ceux-ci se livrent à la turpitude parce qu’ils sont oisifs. Ainsi ont-ils -je devrais plutôt écrire : « ont-elles », puisque ce sont les femmes qui mènent le jeu- tout loisir de s’analyser.
La mère, en vérité, ne cesse de clamer qu’elle est répugnante et qu’elle aime à l’être, ce qui indique, bien sûr, que cette ignominie lui pose problème. C’est Dieu, celui qui s’est glissé au fond d’elle-même par le truchement de son éducation, donc, c’est sa CULTURE qui lui clame que ce qu’elle fait est mal.
Soit ! Mais justement que fait-elle ? Elle est lesbienne et alcoolique. Jeune, elle jouissait nue en caracolant dans la forêt sur son cheval. Son fils est né d’un viol et elle s’est toujours, après l’accouchement, refusée à son mari qui était ivrogne. Je ne sais si Bataille aurait encore écrit son histoire comme cela, aujourd’hui, je veux dire à l’heure où Fréquence gay tient le haut du pavé de la bande FM à Paris, où un journal comme Libération publie des petites annonces homosexuelles ou pédophiles, où l’inceste lui-même -encore tabou pour combien de temps ?- fait l’objet d’exposés savants le présentant comme naturel. La banalisation de ce qu’hier, la Société appelait des vices, rend désuet le contenu de MA MÈRE. De nos jours, on baise sans angoisse ou on va chez le psychanalyste. Et on est homosexuel comme d’autres sont gauchers.
Je ne puis donc trouver aucune résonance contemporaine dans MA MÈRE, à moins que je ne situe l’anecdote dans un bastion social révolutionnaire, un de ceux qui rétrécissent comme peau de chagrin, puisque la grande bourgeoisie chrétienne et conservatrice n’est pas la moins active sur le champ actuel des manœuvres partouzardes.
Je la regarde donc avec l’indulgence de celui qui la trouve « pas de son temps », cette maman nymphomane mais qui préfère ses sœurs aux hommes pour jouir, et qui procède à l’éducation de son garçon en le jetant dans les bras de sa propre maîtresse d’abord, d’une jeune prostituée -restée d’âme très pure- ensuite. Le garçon baise. Plus sa mère se montre à lui méprisable, plus il l’admire et l’aime. Après tout ne sont-ils pas même chair et même sang ? La « déchéance » conduira la mère au suicide après qu’elle ait consommé l’inceste. Le spectacle n’évoque cette mort que par une citation du roman. La dernière image montre le fils et sa maman s’embrassant sur la bouche, au demeurant fort pudiquement.
Car tout dans la lecture d’Attias, est austère et pudique. Sur fond noir -à peine par moments égayé, les rideaux s’écartant, par l’apparition d’un cyclo clair, des grands panneaux sombres, colonnes carrées ou murs, glissent. Tous les ébats se font au sol, à la dure. Un canapé, que les machinistes amènent par moments en scène, ne sert guère de décor. Le plateau avec le champagne, qui coule à flots, est toujours posé par terre. À la fois sont ainsi (à peine) signifiés la bibliothèque du père, le restaurant aux cabinets particuliers, l’appartement de Hansi. Très peu de nudités. La mère et son amie Réa sont coincées dans des robes longues très fermées. Un instant, on voit Loulou, la « bonne » de Hansi, frotter ses seins et se masturber fugitivement. Pierre apparaît nu, couché sur le ventre, un instant, après avoir fait l’amour avec Hansi. On nous le décrit épuisé, mais on n’a pas vu les amants agir ! Ah ! Quel film porno on pourrait faire, mais Attias n’a pas conçu la pièce pour le théâtre des deux boules. Pourtant, tout au long de la soirée, flotte une atmosphère sensuelle, quasi-érotique : Nelly Borgeaud a le visage avide de celles qui ont appris à dissimuler leurs intempérances. Dommage qu’on ne comprenne pas tout ce qu’elle dit. Et pourquoi diable ai-je pensé que Simone Signoret aurait davantage été le personnage qu’elle ? Je ne vais pas les citer tous, ils sont bien, et Serge Giamberardino se tire correctement d’un rôle difficile, parce que passif : il n’a qu’à suivre, qu’à obéir, les femmes décident de lui et il est consentant. J’ai surtout remarqué Anne de Broca qui joue Hansi : quelle actrice, dites donc, quel tempérament, quelle vitalité, quelle sexualité. Je crois qu’elle a très bien assimilé le monde de Bataille dans lequel elle devait incarner la santé de la jeunesse. Valérie Bezançon, sa complice gouine, la soutient sobrement et la sert docilement.
Un personnage inventé par Attias sert de lien récitatif et accessoirement d’utilités dans le spectacle. Jeune au début, il est vieux à la fin. Son évolution accentue la non actualité de l’œuvre. Les robes également, sont datées, sans exactitude, mais certainement elles indiquent un éloignement.
Maurice Attias nous présente donc MA MÈRE comme un morceau, quelque part, d’archéologie. Vu comme ça, je veux bien l’accepter. Dans la même ligne que Sade. Tout de même, le marquis libertin allait plus loin, me semble-t-il.
Mais peut-être ai-je tort de récuser que l’œuvre puisse ATTEINDRE. Peut-être y a-t-il plus de gens que je ne le crois qui restent sensibles à la notion de jouissance accrue par la sensation de péché. Peut-être est-ce la fréquentation d’un curé qui me manque pour placer le spectacle dans un contexte qui me concerne. Au fait, je suis peut-être spécial puisque les films pornos ne me font aucun effet !
En vérité, si Maurice Attias a tenu à porter ce roman à la scène, c’est sûrement parce que le contenu troublait quelque chose dans sa libido. Il a en tout cas assumé professionnellement, avec rigueur et efficacité, son propos. Ce n’est pas sa faute si, aujourd’hui, une escalade médiatisée des pratiques sexuelles a reculé jusqu’à la limite du possible la réprobation de quelque acte que ce soit.
23.10.82 - « Est-ce que c’est du théâtre ? », demanderont les grincheux. « Non, c’est du spectacle », faut-il leur rétorquer, et à la limite on pourra leur asséner : « C’est même du music-hall ». En vérité, je me demande comment SUPERDUPONT sera accueilli au Théâtre National de l’Odéon, annexe de la Comédie Française. On n’y a jamais rien vu de pareil. Ca, c’est vraiment du changement. La place à Paris, si vous voulez mon avis, de cette nouvelle superproduction du Grand Magic Circus, c’est le Casino de Paris. Et je me suis pris à rêver de ce que pourrait être au Palais des Congrès un show Johnny Hallyday monté par Jérôme Savary.
Après ce préambule, faut-il préciser qu’à Béziers, SUPERDUPONT joue et gagne. J’ai vu cette semaine deux spectacles s’appuyant sur les œuvres de dessinateurs humoristes. Tous deux oubliaient le pictural au profit du seul texte. Ils étaient théâtraux. Savary n’a pas supprimé les textes de Gotlieb et Lob. Mais il a pensé d’abord en images, si bien que le spectateur est placé en face d’une bande dessinée animée. Le super héros français, né avec le béret basque sur la tête et la baguette de pain sous le bras, y mène une lutte vigilante contre une anti-France, ici signifiée par quelques danseurs qui, quand ils parlent, ont un fort accent russe. Vêtus de collants noirs et masqués comme Fantômas, ces saboteurs de notre gloire inventent toutes sortes de trucs malhonnêtes pour ruiner les efforts de redressement de notre gouvernement. Ainsi, quand un ministre japonais est envoyé chez Madame Louise par son collègue français, pour se divertir, revient-il, furieux, avec la « chtouille ! ». La pensionnaire saine qui lui avait été attribuée avait été remplacée par une espionne contaminante. Heureusement, la baguette de pain de Superdupont contient un fluide guérisseur, et les contrats qui livreront la France aux produits japonais pourront être signés.
C’est Alice Sapritch qui joue le rôle du Chef du Gouvernement. On l’appelle « Madame la Première », et Maxime Lombart en flic joue son garde du corps. La vedette est placée exactement dans son rôle de vedette. « Mon chéri », m’a-t-elle glissé à l’oreille quand elle m’a reconnu comme étant le producteur qui avait fait quatorze fois faillite -je lui ai dit qu’elle exagérait- « il faut que tu me trouves une belle pièce avec un grand rôle. Je ne veux plus faire le gugusse ! ». Il faut dire ce qui est, elle est très satisfaisante en gugusse Présidente du Gouvernement, mais je comprends qu’elle ne s’en satisfasse pas, car Savary l’a utilisée uniquement à travers ses défauts et elle n’a pas grand-chose à faire, sinon à se tenir droite avec des faux seins artificiellement gonflés au milieu de danseurs et danseuses admirables (ils ont été recrutés au Paradis Latin), de chanteurs excellents, de comédiens efficaces, devant un orchestre rock parfait. Elle incarne la caricature de nos vertus républicaines. Elle se trimballe d’un air supérieur en même temps qu’abruti. Elle est parfaite -mais pas irremplaçable.
Le héros français, qui fait précéder ses exploits d’un cocorico sonore, est joué par un acteur, dont je ne peux pas citer le nom parce que le programme n’est pas encore imprimé, qui mesure deux mètres et domine par conséquent toute la distribution. Pour ses évolutions dans les airs -car, comme le Superman américain, il « vole » au secours de ceux qui ont besoin de lui- il est doublé par un acrobate de haute voltige. Ce Judex pur, qui ne boit jamais « pendant le service », est un fidèle serviteur de l’ordre. Il a un douloureux cas de conscience, quand il tombe amoureux d’une fille qui est à moitié étrangère. Sa mère l’a conçue avec un Ecossais. C’est que tout ce qui est mauvais en France est à ses yeux « étranger ».
SUPERDUPONT est-il un produit d’exportation ? Oui, car le spectacle montre les ridicules des Français tels que les voient les autres peuples. Il plaira donc beaucoup. Il montrera que, sous Mitterrand, nous n’avons rien à cacher, que nous savons comment on nous voit, que nous en rigolons nous-mêmes. Peut-être chine-t-il un peu trop la politique actuelle. Joué juste avant les élections municipales, je ne suis pas certain qu’il serve tout à fait la gauche. Il est vrai que sa subversion n’est que rouspétance.
J’ai pris beaucoup de plaisir à retrouver avec ce SUPERDUPONT l’esprit du VRAI Magic Circus. Mais cette fois-ci, l’infléchissement hors de l’univers du théâtre proprement dit est plus sensible : c’est à une authentique revue du music-hall que Savary nous convie, rajeunissant, renouvelant ce genre populaire entre tous. Je ne doute pas que son héros, né du soldat inconnu et d’une mère anonyme, ne rencontre un grand succès.
25.10.82 – LILI LAMONT, comédie de Arthur Whitney, adaptée José André Lacour et mise en scène par René Dupuy au Théâtre Fontaine dans des décors et costumes de Jacques Noël, est le produit type pour faire mousser une vedette. En l’espèce, il s’agit de Micheline Presle. Elle joue le rôle d’une star qui a consenti à honorer de sa présence une fête d’un club de ses fans. On s’apercevra que la vraie star est morte il y a douze ans, et que c’est sa doublure qui la remplace dans la vie depuis. L’originale n’avait pas de talent, la copie conforme en a. Le rôle est sur mesure pour l’actrice en déclin. Tous ses admirateurs d’hier étaient à la générale du FONTAINE pour l’applaudir, à commencer par l’académicien Jean-Jacques Gautier !
26.10.82 - Le Théâtre du Barouf vient de découvrir, après d’autres, qu’il était payant de monter les écrivains (je cite) « dont le pays vit sous la botte, et qui en souffrent, cela va de soi. » Vercors ajoutait : « Il n’est que deux manières de protester : par la colère ou par l’humour ».
À la Péniche, un nombreux public a applaudi autour de moi deux oeuvrettes de Mrozek. Chacune dure trente minutes, et l’entracte qui les sépare est presque aussi long. Je n’ai pas perçu la connotation contestatrice de NUIT DE REVE.
On y voit deux voyageurs qui partagent la même chambre d’hôtel. Une femme viendra les y retrouver. C’est un rêve. Mais le font-ils ensemble en même temps ou chacun le fait-il, englobant l’autre ? Laborieusement étirée, la pièce s’enlise dans un dialogue répétitif.
L’autre, BERTRAND, téléguide son contenu caché avec la lourdeur d’un agent de la C.I.A. maladroit : un oculiste reçoit la visite d’un certain Pépé qui veut des lunettes pour viser avec son fusil sur « Bertrand ». Qui est Bertrand ? Il apparaît vite que tous les Bertrand sont à éliminer et qu’il ne faut pas hésiter à les dénoncer. L’oculiste trouillard se pliera à cette règle du jeu, où l’arbitraire le dispute à la terreur organisée par la POUVOIR qui détient les armes. Cela dit, comme rien n’est explicité, libre à moi que les Bertrands me fassent songer aux Juifs d’Hitler, plutôt qu’à ceux de Brejnev.
Henri Poirier et Guy Saint-Jean sont assez justes en voyageurs fatigués et ronchons. Isa Mercure est joliment maquillée en créature de rêve ! Poirier joue l’oculiste. Il donne bien l’impression du type qui a peur. Guy Saint-Jean en grand-père, donne une croustillante caricature conventionnelle.
28.10.82 - Pendant un quart d’heure, j’ai été comblé. Je me suis dit « Ca y est : Elles (ils) ont su remettre leur PASSAGE HAGARD », qui m’avait consterné en Avignon, « à flot, sur des bons rails ». Hélas, après des débuts prometteurs où j’ai réécouté avec plaisir les deux chansons : « Ah la la la la la la, si je n’étais pas là ! » et « Ah qu’il est beau mon paquet », l’intrigue s’enlise dans une anecdote ennuyeuse aussi confuse qu’incompréhensible, pas drôle du tout. Les Mirabelles y rament péniblement. La fille qui est avec eux a un charme vicieux assez attractif. Sa présence égaye un instant vers les deux tiers du spectacle, quand elle chante d’une voix à peine audible. Mais elle ne sauve pas l’entreprise. Pas bon, pas bon, pas bon ça, pour A. DÉJAZET !
29.10.82 - Mon ami Jacques Pruvost, lorsqu’il jouait du piano dans LES TROIS SŒURS de Tchékhov, dans la mise en scène -que d’aucuns jugeaient inexistante, mais qui était terriblement efficace- de Sacha Pitoëff, aux Mardis de l’œuvre vers les années cinquante, m’avait dit : « Tu vois, quand je suis dans ce salon, en train de pianoter au milieu de cette société provinciale russe, c’est comme si j’étais moi-même un de ces invités ». Il se sentait sur la scène comme chez lui. Tout était vrai parce que chacun vivait son rôle, s’y identifiait, s’y confondait, s’y aliénait. Il n’était pas question de chercher à faire de l’art. L’art surgissait tout seul. Il suffisait d’être fidèle au texte, de l’aimer, de vouloir, simplement, le communiquer.
Daniel Mesguich ne pouvait pas se contenter de cette modestie. Son effacement devant l’œuvre eût été apprécié d’autant plus qu’il n’a plus, aux yeux des médias, à faire ses preuves ès faiseur à la mode. Le bruit avait d’ailleurs couru qu’il s’était, cette fois-ci, attaché à respecter le message tchékhovien. Hélas ! Chassez le naturel, il revient au galop. Son PLATONOV sonne faux. Passons sur le fait que, animateur du THÉATRE DU MIROIR, il lui fallait justifier son label. Les quatre femmes amoureuses du héros figureront donc dans son esprit « les miroirs de l’ange déchu ». Voire. Elles se mirent en effet dans le reflet du jeune homme brillant qui, étudiant, devait soulever le monde, et qui n’est plus, cinq ans après, qu’un instituteur sans envergure, redresseur des torts d’une société provinciale médiocre. Était-il pour autant nécessaire de signifier ce jeu de glaces en montrant la fenêtre donnant sur le jardin à la fois de face et de dos, avec des témoins qui surveillent à l’endroit et à l’envers les agissements des protagonistes ? Cette « fabrication » n’est pas conforme. Elle fait appliquée, comme toute sa mise en scène beaucoup trop visible, beaucoup trop montrée. Il n’y a pas un déplacement, pas un mouvement, pas une intonation qui n’aient été voulus, infléchis dans le sens d’une « relecture ». Or celle-ci est superficielle, racoleuse. Elle se veut complice d’un public averti, qui saura reconnaître ici et là des citations d’Hamlet et, paraît-il, d’œuvres d’Hélène Cixous et quelques autres. Je ne suis pas assez cultivé pour avoir repéré tous ces rébus, mais j’ai bien senti que, par moments, Tchékhov n’était plus Tchékhov et que Mesguich Platonov se donnait son plaisir habituel de membre à part entière du « complot ».
L’ennui, c’est que la pièce, -découpée, j’allais oublier de le dire (tant il est évident que Mesguich ne pouvait pas se contenter des actes en continuité prévus par l’auteur) comme un saucisson en tranches, qui en rompent le rythme-, perd à ce jeu : le personnage de Platonov, joué en romantique mondain par Mesguich lui-même, qui s’est ménagé une entrée de vedette, ne communique aucune émotion. Traité à côté de la plaque, il n’a plus d’universalité. Dieu sait s’il est actuel, pourtant. Dieu sait s’il y en eu récemment chez nous, de ces jeunes gens de soixante-huit qui allaient changer le monde, et qui ont quelques années plus tard endossé le veston de la raison bourgeoise. Mesguich a préféré, au drame humain, jouer le vaudeville -au demeurant pas drôle- des situations. Platonov, pressé par toutes ses amantes de coucher avec lui au cours d’une même nuit, ne sait plus où donner de la queue. Une queue bien décevante, sans doute, à présent, tant il a l’air indifférent, ennuyé, froid.
Monter Tchékhov est à mes yeux un révélateur d’âme : il faut pour s’y frotter avoir du cœur. On risque alors de toucher profondément, intimement, gravement des spectateurs enclins à s’interroger sur eux-mêmes. Mesguich n’a pas de cœur et il s’adresse à un public qui n’en a pas non plus.
Le spectacle est-il professionnel ? Pour moi la réponse est NON, car une mise en scène qui téléguide ses intentions à traits aussi grossiers est généralement la caractéristique des débutants. Cela dit, la distribution est de qualité et assume avec obéissance le parti du réalisateur. Non sans mérite. Grâce à un Jean-Luc Buquet, (le médecin), à un Michel Debrane (Porfire), à une Claire El Guedj (Maria), à une Christine Liétot (Sofia), l’âme de l’œuvre arrive parfois à s’emparer de la scène. Pour de trop brefs moments tués par des changements d’éclairages ou des ruptures gratuites. Ou par le jeu du personnage principal.
Ou bien Mesguich n’a pas compris Platonov, ou bien il n’a pas voulu le comprendre. Toujours est-il que j’estime toujours qu’un séjour au goulag avec un bon lavage de cerveau lui serait utile. Attendons de lire la presse pour compter le nombre de critiques qui mériteraient de l’y accompagner !
30.10.82 - Convoqué par Pierre-Jean Valentin, j’ai fait un saut à Rennes pour voir un tour de chant mis en scène par lui. Le chanteur, dont le registre est exceptionnellement étendu, la voix superbe et d’une surprenante variété, est italien. Il s’appelle Leopoldo Mastelloni. De Kurt Weill à Dessau, en passant par Verdi et Nino Rota, il explore un répertoire qui lui permet d’aller des tessitures âpres, rauques et graves, à celles du soprano léger le plus aérien. D’un bout à l’autre, il chante en travesti, changeant de robe ou de dessous à chaque chanson. Sur son visage d’homosexuel évident, il a plâtré le blanc des Pierrots, ce qui indique une volonté de gommer les mimiques. Ce Narcisse s’est vu offrir par Valentin la grande scène de la Maison de la Culture et un environnement somptueux, fait d’un bric-à-brac de meubles hétéroclites et de pans de décors d’opéras. Un insolite Bouddha de trois mètres d’envergure trône immobile, au milieu de ce capharnaüm.
L’artiste, seul, bouge, allant et venant, dévêtant et revêtant ses riches atours -toute la panoplie du travelo y passe, des bas noirs à jarretelles aux châles en plumes, en passant par toute la gamme des robes moulantes et par celle des chapeaux coquins, avec des larges décolletés dégageant un torse exceptionnellement velu-, au son d’une bande musicale qui l’accompagne quand il chante, et lui donne la réponse, quand il souffle et se change.
Ce cadeau royal d’un tel espace à un chanteur isolé, ce luxe pour un récital qui, à mon avis, doit être plus fréquemment produit dans des petits lieux, se retournent un peu contre le bénéficiaire, seule chose « bougeante » dans un univers mort.
Valentin estime que le spectacle est beaucoup plus qu’un récital. « Le personnage qu’incarne Mastelloni », écrit-il, « est autant le gris de notre quotidien que la couleur de nos rêves et de notre fantaisie. » Selon lui, le spectacle raconte « l’histoire de ceux dont l’amour sort de la gorge comme un cri, un monde entre le bordel et l’opéra, proche de l’artificiel comme de la tendresse. Un monde proche de Bukowski et de Pasolini. » Je prends acte de cette confession.
Pour moi, je n’ai vu qu’un chanteur ayant su théâtraliser son tour de chant. En avait-il besoin ? Je l’ai trouvé admirable quand il chante Brecht, et ce n’est pas rien que je l’écrive car on sait ce que je pense du vieillissement des songs célèbres. Mais lui, les « sort » avec une force, une clarté, une beauté étonnantes. Et sans micro s’il vous plaît.
La gêne que j’ai éprouvée à Rennes vient de ce que Valentin lui en a donné trop ou pas assez. Trop parce que tant d’espaces, tant de choses dans ces espaces, tant de garde-robes n’étaient peut-être pas indispensables. S’ils l’étaient, -et là intervient l’hypothèse du « pas assez »- il aurait fallu y ajouter des vivants : danseurs, chœurs, mimes, musiciens, je ne sais pas, moi, ne pas l’abandonner TOUT SEUL. Ce n’est pas un hasard si les vedettes du show-biz s’entourent de girls et de boys. La solitude de Mastelloni ne fait pas « partie » au milieu de toute cette richesse : elle fait « pauvre ».
03.11.82 - « Les Bas-Fonds » de Gorki ne datent pas d’hier. Gildas Bourdet a voulu les rajeunir. Les filles sont en minijupes ou avec des robes moulantes. Il y a un punk avec un écouteur vissé dans l’oreille et, dans un coin de l’hôtel pour pauvres, une télé, qui tourne le dos aux spectateurs.
Cela dit, si le texte a été actualisé, la fidélité à l’œuvre -et à ses personnages- semble avoir été respectée, ce qui crée un décalage entre le langage et les attitudes montrées d’une part, le contenu des comportements d’autre part, qui m’ont paru -c’est bien normal, la pièce a bientôt quatre-vingts ans- surannés. Je dis bien : « semble », « m’a paru », car j’ai très peu compris ce que disaient les acteurs et actrices de la Salamandre. Faut-il accuser l’acoustique du T.G.P. ? Y a-t-il eu de la part de Bourdet une volonté -dans ce cas, suicidaire- ? Ayant déjà admiré cette équipe, je ne puis mettre son « inaudibilité » au débit d’une insuffisance technique. Le résultat en tous cas est que, pour la première fois, à un spectacle de Bourdet, je me suis fait chier. C’est bien dommage.
08.11.82 - Au premier abord, la démarche ne m’avait pas séduit outre mesure. Cette idée de faire un « opéra comico-rock d’après Le Barbier de Séville » de Beaumarchais, me semblait d’autant plus gratuite que le rajeunissement musical y éclatait en contradiction avec le maintien des personnages sous des perruques, dans des costumes et des attitudes d’un XVIIIème siècle conventionnel. Il m’apparaissait que quelque chose ne collait pas, qu’il y avait un décalage entre ce qu’on voyait, figuré comme en bande dessinée située dans le temps, et ce qu’on entendait, qui détonnait moderne dans cet environnement qu’éclairaient -entre autres- de nombreuses grosses bougies, dans ce quasi-castelet pour marionnettes grandeur nature.
L’apparition d’un Figaro du sexe féminin qui faisait des manières de commedia dell’arte m’avait, au premier acte, confirmé que je perdais mon temps dans le théâtre d’Alençon où l’on m’avait traîné. D’autant plus que si la musique de Rossini avait carrément été remplacée par celle de Daniel Paris, il n’en allait pas de même du texte, dont on reconnaissait des bribes réduites à l’ossature. Là encore, la modernisation ne jouait que dans le domaine musical. De surcroît, tout ce qui dans l’œuvre originale avait un contenu social avait été apparemment soigneusement gommé par l’adaptateur musicien.
Et puis, je dois le dire, j’ai été eu. D’abord parce que cet opéra était joué et chanté par des comédiens chanteurs excellents, pétants de bonheur et de santé, de toute évidence rompus professionnellement aux disciplines difficiles qu’on attendait d’eux. La Rosine était ravissante, le Comte Almaviva délicatement distingué à souhait, le Bartholo, jaloux parfait, et les comparses jeunes, sympathiques, joyeux. Au troisième acte, il n’y avait plus que la Figarette qui m’agaçât. Surtout, il faut le dire, cet univers était superbement entraîné par une musique d’aujourd’hui, à laquelle il devenait évident que le texte de Beaumarchais s’intégrait avec bonheur. Il nous était ainsi donné d’entendre une nouvelle version chantée du « Figaro-ci Figaro-là », un nouvel « air de la Calomnie » et une charmante parodie des « Parapluies de Cherbourg » dans la scène du dépit, où Rosine se croit dupée. Mais ce ne sont que des points notables. Ce que j’avais devant moi, c’était l’aboutissement d’une ligne esquissée par le Scarface Ensemble, un spectacle de divertissement pur -mais n’en faut-il pas ?-, réussi dans le domaine du théâtre musical à un degré de qualité exceptionnel, avec, en prime, une mise en scène d’un certain Jean-Pierre Dupuy, pleine d’humour et de fine drôlerie.
Bref, cette « PRÉCÔTION » INUTILE, où pas un instant n’avait paru longuet au blasé que je suis, finissait, au final, par m’enchanter.
09.11.82 - Il l’appelle « la chiante ». Elle le nomme « rasoir ». Ces deux vieillards à tendance grabataire -en tous cas souffreteuse- arrivent au terme de leurs vie, se supportent mal l’un l’autre, mais, bien sûr, liés à mort par des habitudes communes.
La pièce a été écrite par un garçon de trente-six ans, dans un langage (du Nord de la France) qui se veut un peu patoisant. Au niveau de l’indication, s’entend : Pierre Étienne Heymann, qui a monté l’oeuvrette de ce Daniel Lemahieu, a tenu à ce que son public comprenne le sens de chaque mot.
Avec Hubert Gignoux en Rasoir et Marie Mergey en Chiante, il avait des interprètes de parfaite professionnalité. En une série de séquences coupées par des noirs brefs, il nous montre ses non héros successivement dans diverses scènes de leur vie quotidienne, avec périodiquement la connotation d’un drame -un enfant anormal ? Retardé ? Né malgré un avortement ? Pas né mais le remord les poursuit, et ils le font vivre en imagination dans la pièce voisine ? Ce n’est pas absolument limpide-. Ce « Pierrot » qui ne semble pas bien contrôler ses fonctions, occupe une bonne part des conversations.
À la fin, la chiante est à l’hospice, ne « vivant » plus qu’en sursis. J’ai cru comprendre qu’elle avait des problèmes moteurs. De visiteur, son « Rasoir » devient à la toute fin compagnon de (j’allais dire : cellule) chambre de sa partenaire.
Le spectacle en tranche de bifsteack saignant ne m’a pas ennuyé, mais cette exhibition de désarrois chroniques ne m’a pas paru correspondre à ce que j’attends de spectacles « traitant de sujets contemporains français ».
10.11.82 - Très curieusement, le lendemain soir au Petit TEP, j’ai vu avec À LA BELLE SAISON le contraire de ce ENTRE CHIENS ET LOUPS exploré la veille au Petit Athénée.
Cette fois-ci, l’auteur est Jenny Bellay, qui joue une grand-mère pleine de santé avec un Jacques Lalande, jeune sexagénaire remarquablement actif. Eux aussi ont un « Pierrot » qui leur donne du souci, mais c’est parce qu’il s’est tiré en Amérique, ce que son père accepte mal. Eux aussi sont des « travailleurs », mais pas du même genre : vendeurs de biscuits sur les marchés, ils font figure de fantaisistes, comparés aux prolétaires des Corons brouillardeux.
Et même, une certaine poésie les habite, ainsi qu’un solide appétit. Leur sexualité n’étant plus virulente, ils se confectionnent des bons petits plats qu’ils font (semblant de faire) devant nous et qu’ils dégustent (en partie vraiment) avec gourmandise.
Bref, c’est la vieillesse heureuse d’un couple qui s’aime encore, quoiqu’avec lucidité.
17.11.82 - À côté de l’antisémitisme violent, il existe ce que j’appellerai l’antisémitisme bonasse.
C’est celui qui, avant la guerre de 39, avait alimenté la « gentille » série des films « Moïse et Salomon parfumeurs », c’est celui qui nourrit les histoires juives. C’est celui qui, avec constance, entretient la notion : ces gens-là ne sont pas comme nous.
Il faut le constater : nombreux sont les Juifs qui entretiennent cette revendication de différence. Plus particulièrement loquaces ont été, et restent, ceux que l’Afrique du Nord a rendus à la métropole après que les Arabes aient conquis le pouvoir chez eux. Quels salopards, ces bougnoules, quand même, « nous qui étions si gentils ».
Et les artistes exilés -ils sont nombreux- brossent spectacle après spectacle un tableau idyllique de cette société ensoleillée, au langage imagé, à la faconde inimitable, où les personnages de la grand-mère, gardienne des règles familiales, est toujours montré attendrissant.
Après tout, c’est un des créneaux de la pensée juive, avec la célébration de l’holocauste ! Ici, c’est celle d’une certaine diaspora qui fait bien toucher du doigt à quel point ce peuple n’est jamais chez lui nulle part ! (sauf en Israël ?). Elle est racontée avec drôlerie dans un roman de Gil Ben Aych intitulé L’ESSUIE-MAINS DES PIEDS.
Ce qui singularise le spectacle du Petit TEP, c’est que l’adaptateur metteur en scène qui a fait ce choix n’est pas juif. Pierre Ascaride, aidé par Martine Drai, qui, elle, est juive -et d’ailleurs une fort belle fille avec un joli sourire- raconte avec beaucoup de conviction l’histoire de cette famille de Tlemcen, dont le père, plus perspicace que les autres, avait décidé de quitter le pays dès 1956, et qui échouera à Champigny. Avec son THÉATRE À DOMICILE, c’est chez les gens qu’il ira faire rigoler les Goïs à propos de ces braves gens si drôles, avec leurs coutumes étrangères. Comment recevront-ils l’aventure de cette famille plus maligne que les autres ? Très bien, très sympathiquement, sûrement. Au premier degré, tout est très chouette. D’autant plus que l’imitation d’Ascaride est parfaite. Il a l’accent oranais qu’on croirait qu’il en vient ! Et c’est un bon acteur. La besogne fera son chemin ensuite, à l’insu de tous.
18.11.82 - On ne peut pas dire le contraire : le lieu, LA MANUFACTURE, qui a donné son nom au spectacle de Didier Flamand, est superbe. Trop vaste, sans doute : l’écriture ne peut y être que cinématographique. D’ailleurs, tous les sons et même les phrases échangées passent par la sono, et, signe appuyé, pour le cas où des spectateurs ignares n’auraient pas compris le parti, un perchman suit les évolutions des acteurs dès qu’un rudiment de dialogue s’ébauche. Malheureusement, c’est du cinéma sans gros plan, quelque chose comme un anti-théâtre d’où tout rapprochement serait exclu.
Est-ce le lieu qui a inspiré le sujet du spectacle, son anecdote ? Sans doute, puisqu’il s’agit du rapport -ou plutôt de la juxtaposition sans réelle communication- classe ouvrière / patronat. L’exploration est intéressante, quoique peu militante. Elle est surtout cantonnée dans le passéisme. Des débuts du XX ème siècle aux Congés Payés de 1937, le survol -comme dans PRENDS BIEN GARDE AUX ZEPPELINS- est conduit par une bande sonore à laquelle obéissent les acteurs. Ils forment des tableaux individuellement souvent superbes. Flamand est un esthète. Il entend que ça se remarque.
Malheureusement -influence de Bob Wilson ou de Friloux ?- il a abusé du ralenti. Malheureusement aussi, la « présence » est terriblement absente de son entreprise qui semble manquer d’âme : vue à travers des prismes référenciés, la lutte des classes est comme indiquée mais elle ne s’impose pas. On assiste à des scènes de la vie courante, ouvrière ou patronale, avec une indifférence totale. En cela l’entreprise est ratée. Belle et manquée. Mais l’immensité de l’espace n’était-elle pas un piège ?
19.11.82 - Déroutante Anne Delbée, qui nous sort, à Angers, un spectacle qui aurait dû m’enchanter, et qui, réalisé, est entièrement insatisfaisant, à tel point qu’on pourrait le croire produit par un débutant, tant les maladresses y sont flagrantes, tant le contrôle en est absent.
Le propos de départ d’APOCALYPSE 2000 est évidemment de circonstance. La Compagnie Anne Delbée s’installant à Angers, il lui fallait montrer qu’elle s’ancrait à la cité accueillante, et donc l’honorer à travers un de ses titres de gloire. Le choix des célèbres tapisseries dessinées au XIV e siècle par Hennequin de Bruges, sur commande d’un Duc d’Anjou, aurait pu donner lieu à une simple évocation de l’Apocalypse de Jean, puisque, aussi bien, ce que l’artiste a immortalisé, ce sont les cataclysmes décrits par l’apôtre exilé à Patmos, en réaction contre la tyrannie de Néron.
L’auteur, Anne Delbée soi-même, n’a pas voulu proposer au metteur en scène Anne Delbée un scénario aussi réduit. Elle a tenu à actualiser le thème, d’ailleurs très présent dans le conscient collectif actuel, de la destruction de l’homme par lui-même.
Ainsi son texte s’articule-t-il sur trois paramètres : les versets célèbres, l’artiste de la Renaissance confronté à son œuvre, un jeune homme négatif et une fille avide de croquer la vie à pleines dents, qui s’affrontent dans une course-poursuite à travers sept étapes d’un voyage au milieu de notre monde moderne. Sept étapes, aussi, qui sont des stations aux sièges des sept églises de la fondation.
Éphèse et Beyrouth s’y rencontrent dans la célébration de LA MORT, Thyatire se mêle à l’Afghanistan, étoile du matin annonciatrice du DÉSIR. Philadelphie et les Philippines, évoquent L’ENFANCE, mais dans cette Asie-là, elle est prostituée ou abandonnée à l’enfer des Boat People. Sardes et le San Salvador se confondent dans L’AMOUR. À Laodicée sonne l’heure des CHOIX. L’argent règne à Smyrne en même temps que la Foi est mise à mort en Amérique du Sud. Le trône de Satan s’installe à Pergame tandis que LA FOLIE s’empare de New York.
Les thèmes ne s’interpénètrent pas vraiment. Dans chaque tableau, ils se succèdent, se juxtaposent. On pourrait remettre chacun dans sa continuité, et cela donnerait sept petites œuvres. Peut-être est-ce pour replacer chaque anecdote dans son contexte, à chaque fois, que l’acteur s’est tant répété. Il est certain que si l’auteur Anne Delbée avait proposé son texte à un autre metteur en scène, celui-ci en aurait coupé la moitié. Il aurait aussi appris à l’écrivain de théâtre qu’il faut, sur une scène, se garder des discours abstraits. Toute dénonciation doit y ressortir des actes. On n’y écoute pas les affirmations assénées. On veut les éprouver. Or, APOCALYPSE 2000, dans son voyage antique déjà terriblement référencié -il faut vachement bien connaître l’Histoire des débuts du Christianisme, cette période sur laquelle l’enseignement profane fait si souvent l’impasse, entre la mort du Christ et les premières persécutions- ne cesse, dans son périple moderne, de crier aux spectateurs : « Voyez dans quel monde vous vivez, ayez des yeux, ayez des oreilles. Vous laissez faire l’abominable. L’apocalypse est là, déjà. Vous êtes Babylone, prenez garde. »
Cette partie du spectacle devrait être « mobilisante », culpabilisante. Comment ne pas y adhérer ? Comment ne pas remercier la fiévreuse jeune femme, de chercher à communiquer une angoisse qui semble si nécessaire dans un monde où l’indifférence, l’égoïsme, l’aveuglement, sont des bastions apparemment indéracinables ? Hélas, hurler des textes pathétiques n’est pas le bon moyen de se faire entendre. Déclamer des vérités sur un ton paroxystique permanent lasse, fatigue, ennuie, et finit -ô comble- par endormir. Il y a de quoi rager. D’autant plus que dans le combat que se livrent la belle Pascaline -qui veut vivre- et la bête négative, mauvaise, Pascal, Pâques lui aussi mais son antithèse, il y a des moments superbes. Et notamment une admirable scène d’amour, d’une violence et d’une pudeur extrêmes, entre un homme et une femme nus.
Dès qu’Anne Delbée montre au lieu de dire, son talent éclate. APOCALYPSE 2000 est un ratage, mais à un niveau valable si le spectacle montré à Angers est le brouillon de celui qu’on verra à Paris.
D’autre part, sous les masques et les armures, il y a des comédiens, et qui causent ! Et il faut bien dire que ce ne sont pas des grands acteurs. Le texte de Cervantès, réduit d’ailleurs à ses strictes nécessités fonctionnelles, sort par eux, naïf, inexpressif, neutre, et je ne crois pas que ce soit un parti.
Un public de connaisseurs a fait un triomphe au spectacle. On peut le faire à condition d’oublier le spectacle. Comme pièces de musée, les figures feront date.
19.10.82 - J’ai plaisir à l’écrire : Claude Confortès, avec VIVE LES FEMMES, a retrouvé sa veine de JE NE VEUX PAS MOURIR IDIOT.
Il est vrai que Reiser n’est pas Wolinsky. La connotation en est davantage « boulevard » et la « subversion » ne dépasse pas le clin d’œil à SA société du Français « lucide » ! Mais qu’est-ce qu’on rigole, notamment en contemplant la tête d’abruti de Maurice Risch, ou celle d’ahuri de Michel Muller, et qu’est-ce qu’on se rince l’œil, en regardant les charmantes académies de Michèle Brousse, Pauline Laffont et Cécile Magnet. Il n’y a que le play-boy Roland Giraud qui soit un peu effacé. Tous payent comptant avec bonheur, et, visiblement, joie de se dépenser.
André Acquart a placé les sketchs dans trois lieux : une terrasse de bistroquet, une plage où l’on bronze (bien sûr) et un grand lit tourmenté. C’est que les « femmes » de Reiser sont lestes de langage et d’une amoralité totale. Faites pour le plaisir des hommes, elles y prennent leur pied. Peut-on dire que le comportement des hommes soit phallocrate ? Oui, si on est du M.L.F. Ils sont si naturels dans leurs peaux de tombeurs ou de disgraciés laissés-pour-compte.
Gentiment, les sketchs se succèdent et certains ont une certaine densité, comme celui du type qui arrive une heure à l’avance à un rendez-vous avec une femme, boit verre sur verre pour se donner du courage, et engueule la mignonne quand elle arrive. Vous me direz que ce n’est pas très original, pas plus que la réponse de la femme : « J’aime bien les films du ciné-club, mais pas le débat », au type qui commente techniquement l’acte sexuel qu’il vient d’accomplir. Mais justement, c’est cette banalisation de l’obsession sexuelle -saine : ni pédés ni pédophiles, on est simplement dans une société permissive totale-, qui fait, avec son charme, l’actualité d’un spectacle qui s’adresse clairement au public que le dessous de la ceinture, sans vulgarité, intéresse.
Quelle est la part de Confortès dans la mise en scène ? J’ai l’impression qu’il n’a eu qu’à lâcher sur scène ses acteurs. Ils se comportent un peu, en effet, comme au cabaret. Il faudra qu’il les surveille : dans cent représentations, ils pourraient se mettre « à en faire ».
20.10.82 - Chaval après Reiser. Demain, Gotlieb. Curieuse, cette intrusion dans le domaine théâtral des dessinateurs humoristes de la presse, non pas tant d’ailleurs à travers une mise en mouvements de leurs dessins, qu’à celle de leurs textes.
Dans LES GROS CHIENS, que présente au Théâtre École de Montreuil le « théâtre Goblune » et « Nuits blanches », la référence picturale se limite à deux masques de toutous vite enlevés et à une ou deux attitudes esquissées.
Il faut dire qu’après avoir écouté « parler » Chaval, Reiser perd des points. Le style, la poésie, la tendresse du misanthrope compagnon de route des pataphysiciens, qui se suicida en janvier soixante-huit à l’âge de cinquante et un ans, sont évidemment d’un niveau qualitatif plus élevé. Certes, on ne se tord pas de rire en l’écoutant, mais on prend un vif plaisir.
L’idée du spectacle, adapté et mis en scène par Hervé Colin, est que deux gros chiens assistant à une réception fatigante se réfugient dans les toilettes -conçues en style ultramoderne réaliste avec néon, par Guénolé Azerthiope- et engagent une conversation à bâtons rompus, qui est quelque part un survol de la société des années soixante. Selon le programme, « ils se reniflent le désespoir et s’en vont en remuant la queue ». En vérité, ils changent sans cesse de personnages quoique l’un soit supposé être « l’écrivain canin » et l’autre « le chien de journaliste », mais quoique la continuité entre les scènes ressortent du coq à l’âne et ne répondent à une logique que lointainement interne, on n’a pas envie de parler d’une succession de sketchs. Ce seraient plutôt de petits morceaux d’anthologie mis bout à bout. Chaval ne lisait pas les journaux. Il se contentait d’y dessiner. Il savait qu’on était en République, mais ce n’était qu’un mot. Il n’était pas obsédé comme Reiser, mais il n’ignorait pas la chose : son numéro sur les deux mômes qui racontent les ébats amoureux de leurs parents -et du facteur avec la mère de l’un d’eux- est savoureux. Julien Gabriel et Francis Coz interprètent avec talent les deux « personnages ». Le second, plus rond que le premier, un peu sec, a davantage l’art de conter.
21.10.82 - Si je dis que j’ai eu plaisir à voir un gentil spectacle du gentil Christian Dente, je serais navré que ce soit lu avec des yeux ironiques. C’est que son « QUE DIABLE NOUS CHANTEZ-VOUS LÀ ? », « la fabuleuse histoire de la chanson française » (première partie parce que ce survol-là, qui dure déjà deux bonnes heures et demi, s’achève avec l’irruption de l’Internationale –la chanson), tentative de théâtraliser cette évolution, est résolument sain, franc, honnête, propre, lisible, divertissant, jamais chiant, bref tout à fait à contre-courant de la mode actuelle. On sent que c’est un vieux militant du P.C. qui a conçu le projet. Je veux dire, du P.C. ancienne manière, pas celui de ses intellectuels nouvelle cuisine qui n’hésitent pas à se porter en tête des défenseurs de l’abstrus et de l’abscons. En vérité, son digest -car c’en est un, que prétendre d’autre puisque rarement une chanson est chantée intégralement ? La quantité a résolument été préférée, je ne dirai pas à la qualité, mais à la fidélité à la totalité de chaque œuvre- est un excellent spectacle pédagogique très remarquablement documenté. De la joute chansonnée du XIIIe siècle, on passe à l’écoute des chansons populaires des deux siècles suivants, qui retrouvent les mêmes thèmes musicaux que la musique savante. Puis nous apprenons que Ronsard a fondé une école de musique et de poésie tandis que, les guerres de religion faisant rage, un « Printemps retourné » anonyme en stigmatisait l’horreur en chansons. C’est une espèce de diable, calqué sur celui du Jules Berry des « Visiteurs du soir », qui mène le jeu tous mauvais instincts ricanants. C’est que, selon Dente, l’histoire de la chanson qui se confond avec l’Histoire tout court, est un permanent combat entre le bien et le mal. Ainsi suscite-t-il scène après scène les antinomies « airs de cour contre Mazarinades », « chanson littéraire du 18ème siècle contre romance », « chansons tricolores de la Révolution contre chansons blanches », etc… L’invention de la SACEM enchantera le malin, car elle annoncera la commercialisation (que nous connaissons aujourd’hui et dont Dente est une victime) du genre.
J’ai appris beaucoup de choses pendant ce cours illustré qu’il faudrait montrer à tous les scolaires de France, et surtout, après la Commune dont l’aventure en chansons a été très exploitée ces derniers temps, sur la période de la IIIème République, avec le club des hydropathes, puis avec le Chat Noir et les CAF’ CONC’. C’est que le professeur Dente ne manque aucune occasion d’instruire son bon public. Toute sa démarche vise à le faire plaisamment.
Malheureusement, l’exécution du propos par la troupe de comédiens chanteurs, réunis autour du CENTRE GEORGES BRASSENS, n’est pas toujours aussi parfaite qu’on le souhaiterait, et le fil « théâtral » est souvent bien pauvret. J’ai détesté l’acteur, Rémy Carpentier, qui joue le diable. Il est insupportable. Et puis les filles ne sont pas toutes très belles. Elles font « fanas de la décentra… », si vous voyez ce que je veux dire. Elles et ils sont vingt en tout. Ils sont vachement sympas dans leurs costumes réalisés par Guénolé Azerthiope (encore lui, il n’est décidément pas au chômage cet automne) avec un budget visiblement limité.
Cela dit, tout le monde chante bien et juste, avec beaucoup de flamme révolutionnaire, quand le contenu des textes s’y prête, et beaucoup d’abattage dans « Tout ça n’vaut pas l’amour ». Ils payent comptant, ils pètent de santé, leur bonne volonté est patente, le discours qu’ils tiennent est intéressant. Ils appliquent la doctrine d’un des poètes du CHAT NOIR (je crois) : tout est bon, sauf l’ennui.
Dommage que la trame « théâtralisante » ait l’air un peu bâclée, et ne donne pas la même impression d’exigence que le choix des œuvres dites et chantées ou que la mise en scène de chaque séquence. En bref, ce sont les enchaînements que j’aime moins. Mais n’insistons pas trop : « QUE DIABLE NOUS CHANTEZ-VOUS LÀ ? », dans un créneau assez unique avec une troupe aussi nombreuse -quel regret qu’ils ne soient pas tous vraiment jeunes- est une entreprise trop estimable pour que la plume des critiques aient le droit de s’en gausser à bon compte.
22.10.82 - J’ai enfin vu à Marseille ce MA MÈRE de Georges Bataille, que Maurice Attias porte en lui depuis des années. L’adaptation de Pierre Bourgeade découpe ce roman en séquences. Peut-être certains noirs entre certains flashs sont-ils un peu longs, encore qu’ils soient sûrement indispensables pour les changements d’accessoires et de vêtements. Quand j’avais lu le texte, j’avais imaginé un univers très riche en lits luxueux, cabinets particuliers offrant toutes commodités, avec édredons profonds, coussins chatoyants etc… Le réalisateur a gommé cet environnement qui eût souligné l’aspect désoeuvré des personnages. Ceux-ci se livrent à la turpitude parce qu’ils sont oisifs. Ainsi ont-ils -je devrais plutôt écrire : « ont-elles », puisque ce sont les femmes qui mènent le jeu- tout loisir de s’analyser.
La mère, en vérité, ne cesse de clamer qu’elle est répugnante et qu’elle aime à l’être, ce qui indique, bien sûr, que cette ignominie lui pose problème. C’est Dieu, celui qui s’est glissé au fond d’elle-même par le truchement de son éducation, donc, c’est sa CULTURE qui lui clame que ce qu’elle fait est mal.
Soit ! Mais justement que fait-elle ? Elle est lesbienne et alcoolique. Jeune, elle jouissait nue en caracolant dans la forêt sur son cheval. Son fils est né d’un viol et elle s’est toujours, après l’accouchement, refusée à son mari qui était ivrogne. Je ne sais si Bataille aurait encore écrit son histoire comme cela, aujourd’hui, je veux dire à l’heure où Fréquence gay tient le haut du pavé de la bande FM à Paris, où un journal comme Libération publie des petites annonces homosexuelles ou pédophiles, où l’inceste lui-même -encore tabou pour combien de temps ?- fait l’objet d’exposés savants le présentant comme naturel. La banalisation de ce qu’hier, la Société appelait des vices, rend désuet le contenu de MA MÈRE. De nos jours, on baise sans angoisse ou on va chez le psychanalyste. Et on est homosexuel comme d’autres sont gauchers.
Je ne puis donc trouver aucune résonance contemporaine dans MA MÈRE, à moins que je ne situe l’anecdote dans un bastion social révolutionnaire, un de ceux qui rétrécissent comme peau de chagrin, puisque la grande bourgeoisie chrétienne et conservatrice n’est pas la moins active sur le champ actuel des manœuvres partouzardes.
Je la regarde donc avec l’indulgence de celui qui la trouve « pas de son temps », cette maman nymphomane mais qui préfère ses sœurs aux hommes pour jouir, et qui procède à l’éducation de son garçon en le jetant dans les bras de sa propre maîtresse d’abord, d’une jeune prostituée -restée d’âme très pure- ensuite. Le garçon baise. Plus sa mère se montre à lui méprisable, plus il l’admire et l’aime. Après tout ne sont-ils pas même chair et même sang ? La « déchéance » conduira la mère au suicide après qu’elle ait consommé l’inceste. Le spectacle n’évoque cette mort que par une citation du roman. La dernière image montre le fils et sa maman s’embrassant sur la bouche, au demeurant fort pudiquement.
Car tout dans la lecture d’Attias, est austère et pudique. Sur fond noir -à peine par moments égayé, les rideaux s’écartant, par l’apparition d’un cyclo clair, des grands panneaux sombres, colonnes carrées ou murs, glissent. Tous les ébats se font au sol, à la dure. Un canapé, que les machinistes amènent par moments en scène, ne sert guère de décor. Le plateau avec le champagne, qui coule à flots, est toujours posé par terre. À la fois sont ainsi (à peine) signifiés la bibliothèque du père, le restaurant aux cabinets particuliers, l’appartement de Hansi. Très peu de nudités. La mère et son amie Réa sont coincées dans des robes longues très fermées. Un instant, on voit Loulou, la « bonne » de Hansi, frotter ses seins et se masturber fugitivement. Pierre apparaît nu, couché sur le ventre, un instant, après avoir fait l’amour avec Hansi. On nous le décrit épuisé, mais on n’a pas vu les amants agir ! Ah ! Quel film porno on pourrait faire, mais Attias n’a pas conçu la pièce pour le théâtre des deux boules. Pourtant, tout au long de la soirée, flotte une atmosphère sensuelle, quasi-érotique : Nelly Borgeaud a le visage avide de celles qui ont appris à dissimuler leurs intempérances. Dommage qu’on ne comprenne pas tout ce qu’elle dit. Et pourquoi diable ai-je pensé que Simone Signoret aurait davantage été le personnage qu’elle ? Je ne vais pas les citer tous, ils sont bien, et Serge Giamberardino se tire correctement d’un rôle difficile, parce que passif : il n’a qu’à suivre, qu’à obéir, les femmes décident de lui et il est consentant. J’ai surtout remarqué Anne de Broca qui joue Hansi : quelle actrice, dites donc, quel tempérament, quelle vitalité, quelle sexualité. Je crois qu’elle a très bien assimilé le monde de Bataille dans lequel elle devait incarner la santé de la jeunesse. Valérie Bezançon, sa complice gouine, la soutient sobrement et la sert docilement.
Un personnage inventé par Attias sert de lien récitatif et accessoirement d’utilités dans le spectacle. Jeune au début, il est vieux à la fin. Son évolution accentue la non actualité de l’œuvre. Les robes également, sont datées, sans exactitude, mais certainement elles indiquent un éloignement.
Maurice Attias nous présente donc MA MÈRE comme un morceau, quelque part, d’archéologie. Vu comme ça, je veux bien l’accepter. Dans la même ligne que Sade. Tout de même, le marquis libertin allait plus loin, me semble-t-il.
Mais peut-être ai-je tort de récuser que l’œuvre puisse ATTEINDRE. Peut-être y a-t-il plus de gens que je ne le crois qui restent sensibles à la notion de jouissance accrue par la sensation de péché. Peut-être est-ce la fréquentation d’un curé qui me manque pour placer le spectacle dans un contexte qui me concerne. Au fait, je suis peut-être spécial puisque les films pornos ne me font aucun effet !
En vérité, si Maurice Attias a tenu à porter ce roman à la scène, c’est sûrement parce que le contenu troublait quelque chose dans sa libido. Il a en tout cas assumé professionnellement, avec rigueur et efficacité, son propos. Ce n’est pas sa faute si, aujourd’hui, une escalade médiatisée des pratiques sexuelles a reculé jusqu’à la limite du possible la réprobation de quelque acte que ce soit.
23.10.82 - « Est-ce que c’est du théâtre ? », demanderont les grincheux. « Non, c’est du spectacle », faut-il leur rétorquer, et à la limite on pourra leur asséner : « C’est même du music-hall ». En vérité, je me demande comment SUPERDUPONT sera accueilli au Théâtre National de l’Odéon, annexe de la Comédie Française. On n’y a jamais rien vu de pareil. Ca, c’est vraiment du changement. La place à Paris, si vous voulez mon avis, de cette nouvelle superproduction du Grand Magic Circus, c’est le Casino de Paris. Et je me suis pris à rêver de ce que pourrait être au Palais des Congrès un show Johnny Hallyday monté par Jérôme Savary.
Après ce préambule, faut-il préciser qu’à Béziers, SUPERDUPONT joue et gagne. J’ai vu cette semaine deux spectacles s’appuyant sur les œuvres de dessinateurs humoristes. Tous deux oubliaient le pictural au profit du seul texte. Ils étaient théâtraux. Savary n’a pas supprimé les textes de Gotlieb et Lob. Mais il a pensé d’abord en images, si bien que le spectateur est placé en face d’une bande dessinée animée. Le super héros français, né avec le béret basque sur la tête et la baguette de pain sous le bras, y mène une lutte vigilante contre une anti-France, ici signifiée par quelques danseurs qui, quand ils parlent, ont un fort accent russe. Vêtus de collants noirs et masqués comme Fantômas, ces saboteurs de notre gloire inventent toutes sortes de trucs malhonnêtes pour ruiner les efforts de redressement de notre gouvernement. Ainsi, quand un ministre japonais est envoyé chez Madame Louise par son collègue français, pour se divertir, revient-il, furieux, avec la « chtouille ! ». La pensionnaire saine qui lui avait été attribuée avait été remplacée par une espionne contaminante. Heureusement, la baguette de pain de Superdupont contient un fluide guérisseur, et les contrats qui livreront la France aux produits japonais pourront être signés.
C’est Alice Sapritch qui joue le rôle du Chef du Gouvernement. On l’appelle « Madame la Première », et Maxime Lombart en flic joue son garde du corps. La vedette est placée exactement dans son rôle de vedette. « Mon chéri », m’a-t-elle glissé à l’oreille quand elle m’a reconnu comme étant le producteur qui avait fait quatorze fois faillite -je lui ai dit qu’elle exagérait- « il faut que tu me trouves une belle pièce avec un grand rôle. Je ne veux plus faire le gugusse ! ». Il faut dire ce qui est, elle est très satisfaisante en gugusse Présidente du Gouvernement, mais je comprends qu’elle ne s’en satisfasse pas, car Savary l’a utilisée uniquement à travers ses défauts et elle n’a pas grand-chose à faire, sinon à se tenir droite avec des faux seins artificiellement gonflés au milieu de danseurs et danseuses admirables (ils ont été recrutés au Paradis Latin), de chanteurs excellents, de comédiens efficaces, devant un orchestre rock parfait. Elle incarne la caricature de nos vertus républicaines. Elle se trimballe d’un air supérieur en même temps qu’abruti. Elle est parfaite -mais pas irremplaçable.
Le héros français, qui fait précéder ses exploits d’un cocorico sonore, est joué par un acteur, dont je ne peux pas citer le nom parce que le programme n’est pas encore imprimé, qui mesure deux mètres et domine par conséquent toute la distribution. Pour ses évolutions dans les airs -car, comme le Superman américain, il « vole » au secours de ceux qui ont besoin de lui- il est doublé par un acrobate de haute voltige. Ce Judex pur, qui ne boit jamais « pendant le service », est un fidèle serviteur de l’ordre. Il a un douloureux cas de conscience, quand il tombe amoureux d’une fille qui est à moitié étrangère. Sa mère l’a conçue avec un Ecossais. C’est que tout ce qui est mauvais en France est à ses yeux « étranger ».
SUPERDUPONT est-il un produit d’exportation ? Oui, car le spectacle montre les ridicules des Français tels que les voient les autres peuples. Il plaira donc beaucoup. Il montrera que, sous Mitterrand, nous n’avons rien à cacher, que nous savons comment on nous voit, que nous en rigolons nous-mêmes. Peut-être chine-t-il un peu trop la politique actuelle. Joué juste avant les élections municipales, je ne suis pas certain qu’il serve tout à fait la gauche. Il est vrai que sa subversion n’est que rouspétance.
J’ai pris beaucoup de plaisir à retrouver avec ce SUPERDUPONT l’esprit du VRAI Magic Circus. Mais cette fois-ci, l’infléchissement hors de l’univers du théâtre proprement dit est plus sensible : c’est à une authentique revue du music-hall que Savary nous convie, rajeunissant, renouvelant ce genre populaire entre tous. Je ne doute pas que son héros, né du soldat inconnu et d’une mère anonyme, ne rencontre un grand succès.
25.10.82 – LILI LAMONT, comédie de Arthur Whitney, adaptée José André Lacour et mise en scène par René Dupuy au Théâtre Fontaine dans des décors et costumes de Jacques Noël, est le produit type pour faire mousser une vedette. En l’espèce, il s’agit de Micheline Presle. Elle joue le rôle d’une star qui a consenti à honorer de sa présence une fête d’un club de ses fans. On s’apercevra que la vraie star est morte il y a douze ans, et que c’est sa doublure qui la remplace dans la vie depuis. L’originale n’avait pas de talent, la copie conforme en a. Le rôle est sur mesure pour l’actrice en déclin. Tous ses admirateurs d’hier étaient à la générale du FONTAINE pour l’applaudir, à commencer par l’académicien Jean-Jacques Gautier !
26.10.82 - Le Théâtre du Barouf vient de découvrir, après d’autres, qu’il était payant de monter les écrivains (je cite) « dont le pays vit sous la botte, et qui en souffrent, cela va de soi. » Vercors ajoutait : « Il n’est que deux manières de protester : par la colère ou par l’humour ».
À la Péniche, un nombreux public a applaudi autour de moi deux oeuvrettes de Mrozek. Chacune dure trente minutes, et l’entracte qui les sépare est presque aussi long. Je n’ai pas perçu la connotation contestatrice de NUIT DE REVE.
On y voit deux voyageurs qui partagent la même chambre d’hôtel. Une femme viendra les y retrouver. C’est un rêve. Mais le font-ils ensemble en même temps ou chacun le fait-il, englobant l’autre ? Laborieusement étirée, la pièce s’enlise dans un dialogue répétitif.
L’autre, BERTRAND, téléguide son contenu caché avec la lourdeur d’un agent de la C.I.A. maladroit : un oculiste reçoit la visite d’un certain Pépé qui veut des lunettes pour viser avec son fusil sur « Bertrand ». Qui est Bertrand ? Il apparaît vite que tous les Bertrand sont à éliminer et qu’il ne faut pas hésiter à les dénoncer. L’oculiste trouillard se pliera à cette règle du jeu, où l’arbitraire le dispute à la terreur organisée par la POUVOIR qui détient les armes. Cela dit, comme rien n’est explicité, libre à moi que les Bertrands me fassent songer aux Juifs d’Hitler, plutôt qu’à ceux de Brejnev.
Henri Poirier et Guy Saint-Jean sont assez justes en voyageurs fatigués et ronchons. Isa Mercure est joliment maquillée en créature de rêve ! Poirier joue l’oculiste. Il donne bien l’impression du type qui a peur. Guy Saint-Jean en grand-père, donne une croustillante caricature conventionnelle.
28.10.82 - Pendant un quart d’heure, j’ai été comblé. Je me suis dit « Ca y est : Elles (ils) ont su remettre leur PASSAGE HAGARD », qui m’avait consterné en Avignon, « à flot, sur des bons rails ». Hélas, après des débuts prometteurs où j’ai réécouté avec plaisir les deux chansons : « Ah la la la la la la, si je n’étais pas là ! » et « Ah qu’il est beau mon paquet », l’intrigue s’enlise dans une anecdote ennuyeuse aussi confuse qu’incompréhensible, pas drôle du tout. Les Mirabelles y rament péniblement. La fille qui est avec eux a un charme vicieux assez attractif. Sa présence égaye un instant vers les deux tiers du spectacle, quand elle chante d’une voix à peine audible. Mais elle ne sauve pas l’entreprise. Pas bon, pas bon, pas bon ça, pour A. DÉJAZET !
29.10.82 - Mon ami Jacques Pruvost, lorsqu’il jouait du piano dans LES TROIS SŒURS de Tchékhov, dans la mise en scène -que d’aucuns jugeaient inexistante, mais qui était terriblement efficace- de Sacha Pitoëff, aux Mardis de l’œuvre vers les années cinquante, m’avait dit : « Tu vois, quand je suis dans ce salon, en train de pianoter au milieu de cette société provinciale russe, c’est comme si j’étais moi-même un de ces invités ». Il se sentait sur la scène comme chez lui. Tout était vrai parce que chacun vivait son rôle, s’y identifiait, s’y confondait, s’y aliénait. Il n’était pas question de chercher à faire de l’art. L’art surgissait tout seul. Il suffisait d’être fidèle au texte, de l’aimer, de vouloir, simplement, le communiquer.
Daniel Mesguich ne pouvait pas se contenter de cette modestie. Son effacement devant l’œuvre eût été apprécié d’autant plus qu’il n’a plus, aux yeux des médias, à faire ses preuves ès faiseur à la mode. Le bruit avait d’ailleurs couru qu’il s’était, cette fois-ci, attaché à respecter le message tchékhovien. Hélas ! Chassez le naturel, il revient au galop. Son PLATONOV sonne faux. Passons sur le fait que, animateur du THÉATRE DU MIROIR, il lui fallait justifier son label. Les quatre femmes amoureuses du héros figureront donc dans son esprit « les miroirs de l’ange déchu ». Voire. Elles se mirent en effet dans le reflet du jeune homme brillant qui, étudiant, devait soulever le monde, et qui n’est plus, cinq ans après, qu’un instituteur sans envergure, redresseur des torts d’une société provinciale médiocre. Était-il pour autant nécessaire de signifier ce jeu de glaces en montrant la fenêtre donnant sur le jardin à la fois de face et de dos, avec des témoins qui surveillent à l’endroit et à l’envers les agissements des protagonistes ? Cette « fabrication » n’est pas conforme. Elle fait appliquée, comme toute sa mise en scène beaucoup trop visible, beaucoup trop montrée. Il n’y a pas un déplacement, pas un mouvement, pas une intonation qui n’aient été voulus, infléchis dans le sens d’une « relecture ». Or celle-ci est superficielle, racoleuse. Elle se veut complice d’un public averti, qui saura reconnaître ici et là des citations d’Hamlet et, paraît-il, d’œuvres d’Hélène Cixous et quelques autres. Je ne suis pas assez cultivé pour avoir repéré tous ces rébus, mais j’ai bien senti que, par moments, Tchékhov n’était plus Tchékhov et que Mesguich Platonov se donnait son plaisir habituel de membre à part entière du « complot ».
L’ennui, c’est que la pièce, -découpée, j’allais oublier de le dire (tant il est évident que Mesguich ne pouvait pas se contenter des actes en continuité prévus par l’auteur) comme un saucisson en tranches, qui en rompent le rythme-, perd à ce jeu : le personnage de Platonov, joué en romantique mondain par Mesguich lui-même, qui s’est ménagé une entrée de vedette, ne communique aucune émotion. Traité à côté de la plaque, il n’a plus d’universalité. Dieu sait s’il est actuel, pourtant. Dieu sait s’il y en eu récemment chez nous, de ces jeunes gens de soixante-huit qui allaient changer le monde, et qui ont quelques années plus tard endossé le veston de la raison bourgeoise. Mesguich a préféré, au drame humain, jouer le vaudeville -au demeurant pas drôle- des situations. Platonov, pressé par toutes ses amantes de coucher avec lui au cours d’une même nuit, ne sait plus où donner de la queue. Une queue bien décevante, sans doute, à présent, tant il a l’air indifférent, ennuyé, froid.
Monter Tchékhov est à mes yeux un révélateur d’âme : il faut pour s’y frotter avoir du cœur. On risque alors de toucher profondément, intimement, gravement des spectateurs enclins à s’interroger sur eux-mêmes. Mesguich n’a pas de cœur et il s’adresse à un public qui n’en a pas non plus.
Le spectacle est-il professionnel ? Pour moi la réponse est NON, car une mise en scène qui téléguide ses intentions à traits aussi grossiers est généralement la caractéristique des débutants. Cela dit, la distribution est de qualité et assume avec obéissance le parti du réalisateur. Non sans mérite. Grâce à un Jean-Luc Buquet, (le médecin), à un Michel Debrane (Porfire), à une Claire El Guedj (Maria), à une Christine Liétot (Sofia), l’âme de l’œuvre arrive parfois à s’emparer de la scène. Pour de trop brefs moments tués par des changements d’éclairages ou des ruptures gratuites. Ou par le jeu du personnage principal.
Ou bien Mesguich n’a pas compris Platonov, ou bien il n’a pas voulu le comprendre. Toujours est-il que j’estime toujours qu’un séjour au goulag avec un bon lavage de cerveau lui serait utile. Attendons de lire la presse pour compter le nombre de critiques qui mériteraient de l’y accompagner !
30.10.82 - Convoqué par Pierre-Jean Valentin, j’ai fait un saut à Rennes pour voir un tour de chant mis en scène par lui. Le chanteur, dont le registre est exceptionnellement étendu, la voix superbe et d’une surprenante variété, est italien. Il s’appelle Leopoldo Mastelloni. De Kurt Weill à Dessau, en passant par Verdi et Nino Rota, il explore un répertoire qui lui permet d’aller des tessitures âpres, rauques et graves, à celles du soprano léger le plus aérien. D’un bout à l’autre, il chante en travesti, changeant de robe ou de dessous à chaque chanson. Sur son visage d’homosexuel évident, il a plâtré le blanc des Pierrots, ce qui indique une volonté de gommer les mimiques. Ce Narcisse s’est vu offrir par Valentin la grande scène de la Maison de la Culture et un environnement somptueux, fait d’un bric-à-brac de meubles hétéroclites et de pans de décors d’opéras. Un insolite Bouddha de trois mètres d’envergure trône immobile, au milieu de ce capharnaüm.
L’artiste, seul, bouge, allant et venant, dévêtant et revêtant ses riches atours -toute la panoplie du travelo y passe, des bas noirs à jarretelles aux châles en plumes, en passant par toute la gamme des robes moulantes et par celle des chapeaux coquins, avec des larges décolletés dégageant un torse exceptionnellement velu-, au son d’une bande musicale qui l’accompagne quand il chante, et lui donne la réponse, quand il souffle et se change.
Ce cadeau royal d’un tel espace à un chanteur isolé, ce luxe pour un récital qui, à mon avis, doit être plus fréquemment produit dans des petits lieux, se retournent un peu contre le bénéficiaire, seule chose « bougeante » dans un univers mort.
Valentin estime que le spectacle est beaucoup plus qu’un récital. « Le personnage qu’incarne Mastelloni », écrit-il, « est autant le gris de notre quotidien que la couleur de nos rêves et de notre fantaisie. » Selon lui, le spectacle raconte « l’histoire de ceux dont l’amour sort de la gorge comme un cri, un monde entre le bordel et l’opéra, proche de l’artificiel comme de la tendresse. Un monde proche de Bukowski et de Pasolini. » Je prends acte de cette confession.
Pour moi, je n’ai vu qu’un chanteur ayant su théâtraliser son tour de chant. En avait-il besoin ? Je l’ai trouvé admirable quand il chante Brecht, et ce n’est pas rien que je l’écrive car on sait ce que je pense du vieillissement des songs célèbres. Mais lui, les « sort » avec une force, une clarté, une beauté étonnantes. Et sans micro s’il vous plaît.
La gêne que j’ai éprouvée à Rennes vient de ce que Valentin lui en a donné trop ou pas assez. Trop parce que tant d’espaces, tant de choses dans ces espaces, tant de garde-robes n’étaient peut-être pas indispensables. S’ils l’étaient, -et là intervient l’hypothèse du « pas assez »- il aurait fallu y ajouter des vivants : danseurs, chœurs, mimes, musiciens, je ne sais pas, moi, ne pas l’abandonner TOUT SEUL. Ce n’est pas un hasard si les vedettes du show-biz s’entourent de girls et de boys. La solitude de Mastelloni ne fait pas « partie » au milieu de toute cette richesse : elle fait « pauvre ».
03.11.82 - « Les Bas-Fonds » de Gorki ne datent pas d’hier. Gildas Bourdet a voulu les rajeunir. Les filles sont en minijupes ou avec des robes moulantes. Il y a un punk avec un écouteur vissé dans l’oreille et, dans un coin de l’hôtel pour pauvres, une télé, qui tourne le dos aux spectateurs.
Cela dit, si le texte a été actualisé, la fidélité à l’œuvre -et à ses personnages- semble avoir été respectée, ce qui crée un décalage entre le langage et les attitudes montrées d’une part, le contenu des comportements d’autre part, qui m’ont paru -c’est bien normal, la pièce a bientôt quatre-vingts ans- surannés. Je dis bien : « semble », « m’a paru », car j’ai très peu compris ce que disaient les acteurs et actrices de la Salamandre. Faut-il accuser l’acoustique du T.G.P. ? Y a-t-il eu de la part de Bourdet une volonté -dans ce cas, suicidaire- ? Ayant déjà admiré cette équipe, je ne puis mettre son « inaudibilité » au débit d’une insuffisance technique. Le résultat en tous cas est que, pour la première fois, à un spectacle de Bourdet, je me suis fait chier. C’est bien dommage.
08.11.82 - Au premier abord, la démarche ne m’avait pas séduit outre mesure. Cette idée de faire un « opéra comico-rock d’après Le Barbier de Séville » de Beaumarchais, me semblait d’autant plus gratuite que le rajeunissement musical y éclatait en contradiction avec le maintien des personnages sous des perruques, dans des costumes et des attitudes d’un XVIIIème siècle conventionnel. Il m’apparaissait que quelque chose ne collait pas, qu’il y avait un décalage entre ce qu’on voyait, figuré comme en bande dessinée située dans le temps, et ce qu’on entendait, qui détonnait moderne dans cet environnement qu’éclairaient -entre autres- de nombreuses grosses bougies, dans ce quasi-castelet pour marionnettes grandeur nature.
L’apparition d’un Figaro du sexe féminin qui faisait des manières de commedia dell’arte m’avait, au premier acte, confirmé que je perdais mon temps dans le théâtre d’Alençon où l’on m’avait traîné. D’autant plus que si la musique de Rossini avait carrément été remplacée par celle de Daniel Paris, il n’en allait pas de même du texte, dont on reconnaissait des bribes réduites à l’ossature. Là encore, la modernisation ne jouait que dans le domaine musical. De surcroît, tout ce qui dans l’œuvre originale avait un contenu social avait été apparemment soigneusement gommé par l’adaptateur musicien.
Et puis, je dois le dire, j’ai été eu. D’abord parce que cet opéra était joué et chanté par des comédiens chanteurs excellents, pétants de bonheur et de santé, de toute évidence rompus professionnellement aux disciplines difficiles qu’on attendait d’eux. La Rosine était ravissante, le Comte Almaviva délicatement distingué à souhait, le Bartholo, jaloux parfait, et les comparses jeunes, sympathiques, joyeux. Au troisième acte, il n’y avait plus que la Figarette qui m’agaçât. Surtout, il faut le dire, cet univers était superbement entraîné par une musique d’aujourd’hui, à laquelle il devenait évident que le texte de Beaumarchais s’intégrait avec bonheur. Il nous était ainsi donné d’entendre une nouvelle version chantée du « Figaro-ci Figaro-là », un nouvel « air de la Calomnie » et une charmante parodie des « Parapluies de Cherbourg » dans la scène du dépit, où Rosine se croit dupée. Mais ce ne sont que des points notables. Ce que j’avais devant moi, c’était l’aboutissement d’une ligne esquissée par le Scarface Ensemble, un spectacle de divertissement pur -mais n’en faut-il pas ?-, réussi dans le domaine du théâtre musical à un degré de qualité exceptionnel, avec, en prime, une mise en scène d’un certain Jean-Pierre Dupuy, pleine d’humour et de fine drôlerie.
Bref, cette « PRÉCÔTION » INUTILE, où pas un instant n’avait paru longuet au blasé que je suis, finissait, au final, par m’enchanter.
09.11.82 - Il l’appelle « la chiante ». Elle le nomme « rasoir ». Ces deux vieillards à tendance grabataire -en tous cas souffreteuse- arrivent au terme de leurs vie, se supportent mal l’un l’autre, mais, bien sûr, liés à mort par des habitudes communes.
La pièce a été écrite par un garçon de trente-six ans, dans un langage (du Nord de la France) qui se veut un peu patoisant. Au niveau de l’indication, s’entend : Pierre Étienne Heymann, qui a monté l’oeuvrette de ce Daniel Lemahieu, a tenu à ce que son public comprenne le sens de chaque mot.
Avec Hubert Gignoux en Rasoir et Marie Mergey en Chiante, il avait des interprètes de parfaite professionnalité. En une série de séquences coupées par des noirs brefs, il nous montre ses non héros successivement dans diverses scènes de leur vie quotidienne, avec périodiquement la connotation d’un drame -un enfant anormal ? Retardé ? Né malgré un avortement ? Pas né mais le remord les poursuit, et ils le font vivre en imagination dans la pièce voisine ? Ce n’est pas absolument limpide-. Ce « Pierrot » qui ne semble pas bien contrôler ses fonctions, occupe une bonne part des conversations.
À la fin, la chiante est à l’hospice, ne « vivant » plus qu’en sursis. J’ai cru comprendre qu’elle avait des problèmes moteurs. De visiteur, son « Rasoir » devient à la toute fin compagnon de (j’allais dire : cellule) chambre de sa partenaire.
Le spectacle en tranche de bifsteack saignant ne m’a pas ennuyé, mais cette exhibition de désarrois chroniques ne m’a pas paru correspondre à ce que j’attends de spectacles « traitant de sujets contemporains français ».
10.11.82 - Très curieusement, le lendemain soir au Petit TEP, j’ai vu avec À LA BELLE SAISON le contraire de ce ENTRE CHIENS ET LOUPS exploré la veille au Petit Athénée.
Cette fois-ci, l’auteur est Jenny Bellay, qui joue une grand-mère pleine de santé avec un Jacques Lalande, jeune sexagénaire remarquablement actif. Eux aussi ont un « Pierrot » qui leur donne du souci, mais c’est parce qu’il s’est tiré en Amérique, ce que son père accepte mal. Eux aussi sont des « travailleurs », mais pas du même genre : vendeurs de biscuits sur les marchés, ils font figure de fantaisistes, comparés aux prolétaires des Corons brouillardeux.
Et même, une certaine poésie les habite, ainsi qu’un solide appétit. Leur sexualité n’étant plus virulente, ils se confectionnent des bons petits plats qu’ils font (semblant de faire) devant nous et qu’ils dégustent (en partie vraiment) avec gourmandise.
Bref, c’est la vieillesse heureuse d’un couple qui s’aime encore, quoiqu’avec lucidité.
17.11.82 - À côté de l’antisémitisme violent, il existe ce que j’appellerai l’antisémitisme bonasse.
C’est celui qui, avant la guerre de 39, avait alimenté la « gentille » série des films « Moïse et Salomon parfumeurs », c’est celui qui nourrit les histoires juives. C’est celui qui, avec constance, entretient la notion : ces gens-là ne sont pas comme nous.
Il faut le constater : nombreux sont les Juifs qui entretiennent cette revendication de différence. Plus particulièrement loquaces ont été, et restent, ceux que l’Afrique du Nord a rendus à la métropole après que les Arabes aient conquis le pouvoir chez eux. Quels salopards, ces bougnoules, quand même, « nous qui étions si gentils ».
Et les artistes exilés -ils sont nombreux- brossent spectacle après spectacle un tableau idyllique de cette société ensoleillée, au langage imagé, à la faconde inimitable, où les personnages de la grand-mère, gardienne des règles familiales, est toujours montré attendrissant.
Après tout, c’est un des créneaux de la pensée juive, avec la célébration de l’holocauste ! Ici, c’est celle d’une certaine diaspora qui fait bien toucher du doigt à quel point ce peuple n’est jamais chez lui nulle part ! (sauf en Israël ?). Elle est racontée avec drôlerie dans un roman de Gil Ben Aych intitulé L’ESSUIE-MAINS DES PIEDS.
Ce qui singularise le spectacle du Petit TEP, c’est que l’adaptateur metteur en scène qui a fait ce choix n’est pas juif. Pierre Ascaride, aidé par Martine Drai, qui, elle, est juive -et d’ailleurs une fort belle fille avec un joli sourire- raconte avec beaucoup de conviction l’histoire de cette famille de Tlemcen, dont le père, plus perspicace que les autres, avait décidé de quitter le pays dès 1956, et qui échouera à Champigny. Avec son THÉATRE À DOMICILE, c’est chez les gens qu’il ira faire rigoler les Goïs à propos de ces braves gens si drôles, avec leurs coutumes étrangères. Comment recevront-ils l’aventure de cette famille plus maligne que les autres ? Très bien, très sympathiquement, sûrement. Au premier degré, tout est très chouette. D’autant plus que l’imitation d’Ascaride est parfaite. Il a l’accent oranais qu’on croirait qu’il en vient ! Et c’est un bon acteur. La besogne fera son chemin ensuite, à l’insu de tous.
18.11.82 - On ne peut pas dire le contraire : le lieu, LA MANUFACTURE, qui a donné son nom au spectacle de Didier Flamand, est superbe. Trop vaste, sans doute : l’écriture ne peut y être que cinématographique. D’ailleurs, tous les sons et même les phrases échangées passent par la sono, et, signe appuyé, pour le cas où des spectateurs ignares n’auraient pas compris le parti, un perchman suit les évolutions des acteurs dès qu’un rudiment de dialogue s’ébauche. Malheureusement, c’est du cinéma sans gros plan, quelque chose comme un anti-théâtre d’où tout rapprochement serait exclu.
Est-ce le lieu qui a inspiré le sujet du spectacle, son anecdote ? Sans doute, puisqu’il s’agit du rapport -ou plutôt de la juxtaposition sans réelle communication- classe ouvrière / patronat. L’exploration est intéressante, quoique peu militante. Elle est surtout cantonnée dans le passéisme. Des débuts du XX ème siècle aux Congés Payés de 1937, le survol -comme dans PRENDS BIEN GARDE AUX ZEPPELINS- est conduit par une bande sonore à laquelle obéissent les acteurs. Ils forment des tableaux individuellement souvent superbes. Flamand est un esthète. Il entend que ça se remarque.
Malheureusement -influence de Bob Wilson ou de Friloux ?- il a abusé du ralenti. Malheureusement aussi, la « présence » est terriblement absente de son entreprise qui semble manquer d’âme : vue à travers des prismes référenciés, la lutte des classes est comme indiquée mais elle ne s’impose pas. On assiste à des scènes de la vie courante, ouvrière ou patronale, avec une indifférence totale. En cela l’entreprise est ratée. Belle et manquée. Mais l’immensité de l’espace n’était-elle pas un piège ?
19.11.82 - Déroutante Anne Delbée, qui nous sort, à Angers, un spectacle qui aurait dû m’enchanter, et qui, réalisé, est entièrement insatisfaisant, à tel point qu’on pourrait le croire produit par un débutant, tant les maladresses y sont flagrantes, tant le contrôle en est absent.
Le propos de départ d’APOCALYPSE 2000 est évidemment de circonstance. La Compagnie Anne Delbée s’installant à Angers, il lui fallait montrer qu’elle s’ancrait à la cité accueillante, et donc l’honorer à travers un de ses titres de gloire. Le choix des célèbres tapisseries dessinées au XIV e siècle par Hennequin de Bruges, sur commande d’un Duc d’Anjou, aurait pu donner lieu à une simple évocation de l’Apocalypse de Jean, puisque, aussi bien, ce que l’artiste a immortalisé, ce sont les cataclysmes décrits par l’apôtre exilé à Patmos, en réaction contre la tyrannie de Néron.
L’auteur, Anne Delbée soi-même, n’a pas voulu proposer au metteur en scène Anne Delbée un scénario aussi réduit. Elle a tenu à actualiser le thème, d’ailleurs très présent dans le conscient collectif actuel, de la destruction de l’homme par lui-même.
Ainsi son texte s’articule-t-il sur trois paramètres : les versets célèbres, l’artiste de la Renaissance confronté à son œuvre, un jeune homme négatif et une fille avide de croquer la vie à pleines dents, qui s’affrontent dans une course-poursuite à travers sept étapes d’un voyage au milieu de notre monde moderne. Sept étapes, aussi, qui sont des stations aux sièges des sept églises de la fondation.
Éphèse et Beyrouth s’y rencontrent dans la célébration de LA MORT, Thyatire se mêle à l’Afghanistan, étoile du matin annonciatrice du DÉSIR. Philadelphie et les Philippines, évoquent L’ENFANCE, mais dans cette Asie-là, elle est prostituée ou abandonnée à l’enfer des Boat People. Sardes et le San Salvador se confondent dans L’AMOUR. À Laodicée sonne l’heure des CHOIX. L’argent règne à Smyrne en même temps que la Foi est mise à mort en Amérique du Sud. Le trône de Satan s’installe à Pergame tandis que LA FOLIE s’empare de New York.
Les thèmes ne s’interpénètrent pas vraiment. Dans chaque tableau, ils se succèdent, se juxtaposent. On pourrait remettre chacun dans sa continuité, et cela donnerait sept petites œuvres. Peut-être est-ce pour replacer chaque anecdote dans son contexte, à chaque fois, que l’acteur s’est tant répété. Il est certain que si l’auteur Anne Delbée avait proposé son texte à un autre metteur en scène, celui-ci en aurait coupé la moitié. Il aurait aussi appris à l’écrivain de théâtre qu’il faut, sur une scène, se garder des discours abstraits. Toute dénonciation doit y ressortir des actes. On n’y écoute pas les affirmations assénées. On veut les éprouver. Or, APOCALYPSE 2000, dans son voyage antique déjà terriblement référencié -il faut vachement bien connaître l’Histoire des débuts du Christianisme, cette période sur laquelle l’enseignement profane fait si souvent l’impasse, entre la mort du Christ et les premières persécutions- ne cesse, dans son périple moderne, de crier aux spectateurs : « Voyez dans quel monde vous vivez, ayez des yeux, ayez des oreilles. Vous laissez faire l’abominable. L’apocalypse est là, déjà. Vous êtes Babylone, prenez garde. »
Cette partie du spectacle devrait être « mobilisante », culpabilisante. Comment ne pas y adhérer ? Comment ne pas remercier la fiévreuse jeune femme, de chercher à communiquer une angoisse qui semble si nécessaire dans un monde où l’indifférence, l’égoïsme, l’aveuglement, sont des bastions apparemment indéracinables ? Hélas, hurler des textes pathétiques n’est pas le bon moyen de se faire entendre. Déclamer des vérités sur un ton paroxystique permanent lasse, fatigue, ennuie, et finit -ô comble- par endormir. Il y a de quoi rager. D’autant plus que dans le combat que se livrent la belle Pascaline -qui veut vivre- et la bête négative, mauvaise, Pascal, Pâques lui aussi mais son antithèse, il y a des moments superbes. Et notamment une admirable scène d’amour, d’une violence et d’une pudeur extrêmes, entre un homme et une femme nus.
Dès qu’Anne Delbée montre au lieu de dire, son talent éclate. APOCALYPSE 2000 est un ratage, mais à un niveau valable si le spectacle montré à Angers est le brouillon de celui qu’on verra à Paris.